Robert Denoël, éditeur

Denoël dans la presse

1945

 

L'annonce de l'assassinat de Robert Denoël a fait l'objet d'une quarantaine de comptes rendus dans la presse française, entre le 3 et le 31 décembre 1945. En Belgique, seuls trois quotidiens, qui ne font que reproduire le communiqué de l'Agence France Presse, donnent l'information sans commentaires.

Quoique la plupart des journaux aient consacré leur première page à ce fait divers tragique, ce sont des échotiers qui rédigent des articles après avoir pris leurs informations au commissariat de police. C'est pourquoi, dès le lendemain de l'attentat, la plupart concluent au crime crapuleux, relayant ainsi l'opinion du commissaire Joseph Duez.

Le square des Invalides, mentionné dans tous les journaux, porte aujourd'jui le nom de square d'Ajaccio.

 

4 décembre

 

Article non signé paru dans L'Aube :

 

 

Articulet paru dans L'Avenir normand :

 

Article non signé paru dans Ce Soir, illustré d'une photo de l'éditeur :

« L’Assassin de l’éditeur Robert Denoël est activement recherché »

M. Robert Denoël, l'éditeur bien connu, a été assassiné hier soir, à 21 h. 30. Si les mobiles du crime ne sont pas encore établis, l’enquête a permis de reconstituer de façon assez précise les circonstances qui l’ont accompagné.

M. Robert Denoël, accompagné d’une amie, se rendait hier soir en voiture au Théâtre de la Gaîté, lorsque, boulevard des Invalides, un pneu éclata. Il arrêta l’automobile le long du square des Invalides, à peu près à hauteur de la rue de Grenelle. Le couple étant en retard, M. Denoël envoya son amie au commissariat demander un taxi et il lui dit qu'il la rejoindrait au théâtre. C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture, qui appartenait à son amie, que M. Denoël fut assailli.

Il y a eu lutte

Grand, athlétique, il ne s'est vraisemblablement pas laissé intimider, et on suppose qu'il a fait face à ses agresseurs, qui devaient être au moins deux. Aucun témoin n'a assisté à l'attentat, mais le fait que le cric et la manivelle furent découverts assez loin de la voiture permet de supposer qu'il a essayé de s'en servir comme arme défensive.

Son corps a été trouvé sur le bord du trottoir opposé à celui où se trouvait l'automobile. Enfin, la balle, du calibre de 9 mm., a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. La douille a été ramassée à quelques mètres de la voiture.

Sur une partie éclairée du boulevard

Le crime a été commis à 21 h. 30 dans une partie bien éclairée du boulevard des Invalides. Un seul témoin a entendu le coup de feu, c’est un garde mobile. Deux employés qui sortaient du ministère du Travail tout proche et qui ont découvert le corps n'avaient rien entendu.

M. Duez, commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, sans vouloir se prononcer sur les origines du meurtre, croit cependant à un crime crapuleux.

D’ailleurs, les premières conclusions de l’enquête tendent à démontrer que ce n’est pas la personnalité qui a été visée mais bien plutôt le portefeuille... Sans doute, le ou les agresseurs ont-ils voulu dévaliser l’éditeur après l’avoir abattu, mais ils en auront été empêchés par l’arrivée de passants attirés par le bruit de la détonation. La brigade criminelle poursuit l’enquête.

La firme Denoël et Steele

La société Denoël et Steele, dont Robert Denoël était le directeur, avait édité de nombreux ouvrages d’auteurs compromis dans la collaboration. Parmi ces œuvres, qui le signalèrent alors à l’attention, figurent : Les Décombres de Lucien Rebatet, Guignol’s Band et les principaux ouvrages de Louis-Ferdinand Céline, une collection anti-juive, un essai politique sur Mussolini, les discours de Hitler, un ouvrage de Brasillach.

M. Robert Denoël, ancien vice-président du Groupement corporatif du Livre, en avait été exclu le 19 septembre 1944. Un procès était en cours contre lui.

 

Article signé Emmanuel Car [de son vrai nom Emmanuel Carriot, ancien chroniqueur à Détective au cours des années Trente] paru dans Le Courrier de Paris, illustré d'un dessin anonyme représentant l'éditeur. Ce témoignage imaginaire d'un passant qui se serait trouvé sur les lieux de l'attentat est à la base du classement de l'enquête, le 25 janvier 1946 :

Détective,  24 septembre 1936

 

« Un témoin raconte l’attaque à main armée contre l’éditeur Denoël »

Attaque à main armée cent pour cent ! Telle est la version officielle de la brigade criminelle sur la mort tragique de l’éditeur Denoël. Cette version, édifiée sur toute une gamme de témoignages précis, détruit le château de cartes des hypothèses les plus aventureuses : M. Denoël, victime de son « double jeu », victime d’un drame passionnel, en un mot, un crime prémédité, un guet-apens. La vérité toute nue est plus humaine, plus simple et, hélas !, sans mystère.

Situons le cadre où s'est déroulé le drame. Dans la nuit noire, pluvieuse, de ce dimanche soir, l'esplanade, le boulevard des Invalides, et les rues adjacentes sont déserts, propices aux exploits des vide-goussets modernes, jeunes chenapans encadrés de repris de justice en rupture de ban. Parcourez la main-courante du commissariat du Gros-Caillou : dix à quinze attentats, chaque jour, dans ce secteur devenu malsain aux honnêtes gens.

A tel point que ce même dimanche après-midi le commissaire Levasseur, chef de la voie publique, a procédé dans ce quartier à une rafle monstre qui s'est terminée par vingt-et-une arrestations d'individus inculpés d'innombrables méfaits, dont le chef était un faux militaire de dix-neuf ans, Raymond Renou, dont le quartier général était établi dans le hall de la gare Saint-Lazare.

Un témoin parle

Dans la matinée d'hier, un témoin s'est présenté à la police : M. Pierre Marcon, employé de banque.

- Il était 21 heures 15, je longeais le square des Invalides, en direction de Montparnasse. A cet instant, une petite voiture, braquant dans le virage, éclaboussa le bas de mon pantalon. Et presque aussitôt j'entendis l'éclatement d'un pneu. L'auto patina un instant sur le pavé luisant et, à petite allure, elle alla se ranger sous un lampadaire, entre les deux guérites qui abritent, en principe, les sentinelles du gouvernement militaire de Paris.

Marchant très vite, je rattrapai la voiture d'où venait de descendre un homme de forte taille et une femme de taille moyenne, blonde. Je distinguai tout d'abord dans leur conversation le mot taxi, et, parvenu auprès d'eux, j'entendis son compagnon lui dire : " Ne rate pas le début de la séance. Dans dix minutes, j'aurai changé la roue et je te rejoindrai ".

L'homme portait sous son bras un sac d'outillage. La femme s'en retourna en direction des Invalides. J'entendis le conducteur pousser un juron, puis : " encore un de foutu ". Reprenant la route, je me trouve presque face à face avec trois individus que je n'avais pas aperçus et qui, à ma vue, se dispersent, l'un gagnant le trottoir d'en face, le second empruntant le milieu de la chaussée, le troisième passant très rapidement devant moi, non sans que j'aie remarqué son visage rougeaud sous un feutre abattu jusqu'au milieu du front. Instinctivement, je frissonnai.

Je hâte le pas quand une violente querelle s'élève, me semble-t-il, entre le conducteur et un de ces individus. Je regarde derrière moi et je le vois repousser l'inconnu qui se trouve sur la chaussée, en brandissant le vérin d'un cric. Puis, un éclair, un claquement sec et je vois l'automobiliste s'écrouler sur l'autre trottoir. En un clin d'œil, les trois inconnus se rassemblent et disparaissent dans le square des Invalides. Bien que je ne sois pas peureux, je repartis au pas de course. C'est ce matin, en lisant le nom de la victime, que ai décidé de vous apporter mon témoignage. »

Nous n'avons rien à ajouter à cette déposition qui complète à merveille celles des autres témoins, notamment celle du gardien de la paix, de garde devant le ministère du Travail, qui survint auprès de M. Denoël moins d'une minute après le coup de feu. Ainsi, de vulgaires malfaiteurs ont tué M. Robert Denoël, l'éditeur de Céline, de Rebatet et aussi d’Aragon et d'Elsa Triolet.

Emmanuel Car

 

Article non signé paru en première page de L'Epoque. On relève l'expression « mesure justicière extra-légale » pour désigner, un an après la Libération, une exécution sommaire due à « certains patriotes ».

 

« Un rôdeur abat l'éditeur Denoël »

 

M. Robert Denoël, l'éditeur bien connu, a été assassiné, dimanche soir, boulevard des Invalides.

M. Robert Denoël, en compagnie d'une amie, se rendait en voiture au théâtre. Un pneu éclata. L'éditeur envoya l'amie au commissariat proche, réclamer un taxi, tandis qu'il s'occuperait à réparer.

On devait retrouver, peu après, le corps de M. Denoël gisant sur le trottoir, frappé d'une balle tirée par derrière et qui était ressortie sous le sein droit.

Il avait édité, pendant l'occupation, les ouvrages de nombreux auteurs, notoires « collaborationnistes », tels les productions de Céline, « Décombres » de Rebatet, des œuvres de Brasillach, etc..., de sorte que l'on pouvait penser qu'il était tombé victime d'une mesure justicière extra-légale de la part de certains patriotes.

Il n'en est rien. Il s'agit d'un crime de rôdeurs. Deux employés qui sortaient du ministère du Travail, près de là, entendant un coup de feu, s'étaient précipités et étaient arrivés sur les lieux juste à temps pour voir un individu se dissimuler, contourner la voiture et prendre la fuite. Il n'avait pas eu le temps de dévaliser la victime dont le portefeuille a été retrouvé intact, contenant 12.000 fr.

 

Article non signé paru en première page de L'Est républicain [Nancy]. Comme Le Figaro ci-après, le journal mentionne la collection « anti-juive » publiée par Denoël [« Les Juifs en France »] mais sans donner le nom de la succursale qui l'a éditée. Comme plusieurs quotidiens, il écorche le patronyme du commissaire Joseph Duez.

 

« A 21 h. 30, boulevard des Invalides

L'éditeur parisien Denoël est assassiné

Ce que l'on sait des circonstances du drame permettent [sic] de croire à un crime crapuleux »

Paris - L'éditeur Robert Denoël a été abattu dimanche soir, d'une balle de revolver, à l'angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle.

L'éditeur se rendait au théâtre

M. Robert Denoël, l'éditeur bien connu qui a été assassiné hier soir, était né le 9 novembre 1902 à Uccle, en Belgique.

Si les mobiles du crime ne sont pas encore établis, l'enquête a permis de reconstituer de façon assez précise les circonstances qui l'ont accompagné.

M. Robert Denoël, accompagné d'une amie, se rendait dimanche soir en voiture au théâtre de la Gaîté pour y assister à une représentation lorsque, boulevard des Invalides, un pneu éclata. Il arrêta l'automobile le long du square des Invalides, à peu près à hauteur de la rue de Grenelle. Le couple étant en retard, M. Denoël envoya son amie au commissariat demander un taxi, et il lui dit qu'il la rejoindrait au théâtre.

C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture, qui appartenait à son amie, que M. Denoël fut assailli.

Grand, athlétique, il ne s'est vraisemblablement pas laisser intimider, et on suppose qu'il a fait face à ses agresseurs, qui devaient être au moins deux.

Aucun témoin n'a assisté à l'attentat, mais le fait que le cric et la manivelle furent découverts assez loin de la voiture permet de supposer qu'il a essayé de s'en servir comme arme défensive.

D'autre part, son corps a été retrouvé sur le bord du trottoir opposé à celui où se trouvait l'automobile. Enfin, la balle, d'un calibre de 9 mm, a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. La douille a été ramassée à quelques mètres de la voiture.

Le crime a été commis à 21 h. 30 dans une partie bien éclairée du boulevard des Invalides. Un seul témoin a entendu le coup de feu, c'est un garde mobile. Deux employés qui sortaient du ministère du Travail tout proche, et qui ont découvert le corps, n'avaient rien entendu.

M. Gueez [sic], commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, sans vouloir se prononcer sur les origines du meurtre, croit cependant à un crime crapuleux. C'est la brigade criminelle qui va dorénavant poursuivre l'enquête.

Un homme d'affaires

Dès que l'assassinat de M. Robert Denoël a été connu, toutes les suppositions se sont échafaudées sur ses motifs.

Le passé de M. Denoël a immédiatement aiguillé les esprits sur ses activités professionnelles pendant l'occupation et depuis la libération.

La société Denoël et Steele, dont il était le directeur, avait édité de nombreux ouvrages d'auteurs compromis dans la collaboration. Parmi ces œuvres qui le signalèrent à l'attention des patriotes, figurent : « Les Décombres » de Lucien Rebatet ; « Guignol's Band » et les principaux ouvrages de Louis-Ferdinand Céline. Une collection antijuive, un essai politique sur Mussolini, les discours de Hitler, un ouvrage de Brasillach, édités sous sa direction, l'avaient classé dans cette catégorie d'hommes d'affaires auxquels certains patriotes n'ont pas pardonné.

M. Robert Denoël, ancien vice-président du groupement corporatif du Livre, en avait été exclu le 19 septembre 1944, un procès était en cours contre lui. Ces activités professionnelles avaient provoqué contre M. Denoël de sérieuses animosités et il n'était pas déplacé de songer qu'il avait pu être exécuté par représailles. Cependant, les circonstances fortuites qui ont amené M. Denoël à l'endroit où il devait trouver la mort, permettent de supposer sans trop grand risque d'erreur qu'il a été victime de malfaiteurs.

 

Article non signé paru en première page du Figaro. C'est le premier journal qui mentionne la « maison camouflée » dont s'est servi Denoël pour publier sa collection « Les Juifs en France » :

 

« Boulevard des Invalides

L'éditeur parisien Robert Denoël est tué d'un coup de revolver »

 

L'éditeur parisien Robert Denoël a été assassiné dimanche soir, en pleine rue, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses.

M. Robert Denoël, accompagné de Mme Voilier, directrice d'une autre maison d'édition, se rendait en voiture au théâtre de la Gaîté lorsque, boulevard des Invalides, un pneu éclata. Il arrêta l'automobile le long du square des Invalides, à peu près à hauteur de la rue de Grenelle. M. Denoël envoya Mme Voilier au commissariat demander un taxi, et lui dit qu'il la rejoindrait durant la représentation.

C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture, qui appartenait à Mme Voilier, que M. Denoël fut assailli.

Grand, athlétique, il ne s'est vraisemblablement pas laisser intimider, et on suppose qu'il a fait face à ses agresseurs, qui devaient être au moins deux.

Aucun témoin n'a assisté à l'attentat, mais le fait que le cric et la manivelle aient été découverts assez loin de la voiture permet de supposer que M. Denoël essaya de s'en servir comme armes défensives.

D'autre part, le corps a été découvert sur le bord du trottoir opposé le long duquel était rangée la voiture. Enfin, la balle, du calibre de 9 mm., a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. La douille a été ramassée à quelques mètres de l'automobile.

Le crime a été commis à 21 h. 30 dans une partie bien éclairée du boulevard des Invalides. Un seul témoin a entendu le coup de feu, c'est un garde mobile. Deux employés qui sortaient du ministère du Travail, tout proche, et qui ont découvert la victime, n'avaient rien entendu.

 M. Gues [sic], commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, sans vouloir se prononcer sur les origines du meurtre, croit cependant à un crime crapuleux, un autre attentat s'étant déroulé quelques instants plus tard dans les mêmes parages.

L'article est suivi, entre crochets et en italiques, du paragraphe suivant :

[En raison de son activité durant l'occupation, l'éditeur Robert Denoël, né en 1902 en Belgique, avait été suspendu, dès l'automne 1944, par une décision du comité d'épuration professionnel [sic] des éditeurs, et un administrateur provisoire, M. Maximilien Vox, avait été nommé à la tête de sa maison. On reprochait à Denoël l'édition des ouvrages de Céline et en particulier des Beaux Draps, celle des Décombres, de Rebatet, et surtout, par le truchement d'une maison camouflée, d'avoir fait paraître plusieurs volumes de propagande hitlérienne, politique et raciste.]

 

  Article non signé en première page de France-Soir. L'échotier mentionne les publications d'Aragon et de Roosevelt qui faisaient pendant à celles de Céline et de Rebatet, afin d'établir une « stricte neutralité commerciale ».

 

Echo non signé dans la Gazette de Lausanne. Il reprend la plupart des éléments qu'on trouve dans les articles de la presse parisienne.

Gazette de Lausanne,  4 décembre 1945

 

 Echo non signé paru en première page de L'Humanité, où l'on rappelle qu'il était l'éditeur du « sinistre Céline et du traître Rebatet ».

L'Humanité,  4 décembre 1945

 

Echo non signé dans L'Impartial, un quotidien paraissant à La Chaux-de-Fonds. Il rapporte les mêmes éléments que les journaux parisiens.

L'Impartial,  4 décembre 1945

 

Article non signé paru dans Libération :

 

« L’Assassinat de l’éditeur Robert Denoël serait un crime crapuleux »

Mais ce crime sans témoins présente des aspects mystérieux

Robert Denoël, l'éditeur parisien bien connu, a été assassiné, dimanche soir, boulevard des Invalides, près de sa voiture en panne.

Ce drame n'a eu aucun témoin. La jeune femme qui accompagnait Denoël venait de le quitter pour aller chercher un taxi. Aucun indice matériel n'a été relevé qui puisse aiguiller les recherches.

 

Trois hypothèses

 

1. Robert Denoël, éditeur de nombreux ouvrages collaborationnistes, et dont la maison est sous séquestre, avait été laissé en liberté mais devait passer prochainement devant le Comité d'épuration. Il avait, paraît-il, affirmé qu'il ferait des révélations mettant en cause d'autres éditeurs. A-t-on voulu l'empêcher de parler ?

La Société des Editions Denoël, dont Robert Denoël était le directeur, avait édité durant l'occupation de nombreux ouvrages d'auteurs compromis dans la collaboration et parmi lesquels figurent Lucien Rebatet, Robert Brasillach et Louis-Ferdinand Céline.

2. Denoël avait des maîtresses. L'une de ces dernières était mariée et son mari était ces jours-ci de passage à Paris. S'agit-il d'un crime passionnel ?

3. Le meurtre a été commis alors que l'éditeur venant d'Auteuil et se dirigeant vers Montparnasse était occupé à réparer sa voiture immobilisée par l’éclatement d'un pneu. Cet accident était imprévisible, ce qui exclurait la préméditation de l'assassinat et détruirait les deux hypothèses précédentes, à moins toutefois que l'auto de Robert Denoël n'ait été suivie depuis son départ d'Auteuil.

C'est vers cette troisième version, qui implique un crime crapuleux commis par des rôdeurs professionnels, que s'orientait hier soir l'enquête de la police.

 

L’assassinat

 

L'éditeur Robert Denoël demeurant 1, rue de Buenos-Ayres, 43 ans, de nationalité belge, habitait depuis quelque temps chez Mme Jean Voilier, la romancière connue, 11 rue de l'Assomption. Il se rendait hier soir dans la voiture de celle-ci au Théâtre de la Gaieté pour assister à une représentation lorsque, vers 21 h. 15, au coin du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, un pneu éclata. Denoël rangea l'automobile le long du square du Invalides.

Le couple étant en retard, Denoël envoya son amie au poste central le plus proche pour demander un taxi. C'est de ce poste qu'elle entendit un appel de Police-Secours ; pressentant le drame, elle retourna aussitôt sur les lieux.

Denoël était étendu, moribond, sur le trottoir opposé à celui contre lequel il avait garé la voiture ; auprès de lui se trouvait un cric et il tenait à la main une manivelle.

II avait été abattu par une seule balle d'un colt de 9 mm., qui, entrée sous l'omoplate gauche, était ressortie au-dessous du sein droit. Le coup de feu n’avait pas été tiré à bout portant, mais de loin. La victime, transportée à l'hôpital Laënnec [sic], mourut à son arrivée.

Le coup de feu avait été entendu par un gardien de la paix qui se trouvait posté à 150 mètres environ du lieu du crime. Denoël, qui portait 15 à 20.000 fr. sur lui, n'avait pas été dévalisé. La voiture n'avait pas été fouillée.

 

Article signé R.B. paru dans Libération soir, illustré d'une photo de l'éditeur :

 

« Le Crime des Invalides était-il prémédité ?

Denoël avait reçu plusieurs lettres de menaces »

La Police continue cependant à croire à une simple agression

L’agent de faction près du ministère du Travail, rue de Grenelle, attend patiemment la relève. Il est 21 h. 30. Par ce pluvieux dimanche soir, les rues de ce paisible quartier sont désertes. Tout est calme...

Brusquement, un coup de feu claque. C’est bien un coup de feu. Pas la détonation de l'échappement d'un gazogène. L'agent se précipite. A cinquante mètres de là, au coin du boulevard des Invalides, un homme gît sur le trottoir, face contre terre. Ses mains crispées tiennent encore un cric et une manivelle de cric.

De l'autre côté du boulevard des Invalides, une voiture noire est arrêtée, un pneu crevé. Sur le pavé mouillé, est étendu un sac sur lequel des outils sont déposés. Le gardien de la paix soulève la tête du gisant. Plus rien à faire. Il est mort.

Dans ses poches, il retrouve un portefeuille qui contient douze mille francs et les papiers du mort : Robert Denoël, 43 ans, éditeur, né à Uccle (Belgique), domicilié 1, rue de Buenos-Ayres.

Police-Secours aussitôt prévenu, transporte le cadavre à l'hôpital Necker. L'éditeur Denoël a été tué d'une balle de colt du calibre 11 millimètres 8, qui, entrée sous l'omoplate gauche, est sortie sous le sein droit. Le malheureux a été foudroyé.

M. Duez, commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, commence son enquête.

Robert Denoël est une personnalité bien connue des milieux d'édition. Ce Belge, après avoir longtemps vécu à Liège, vint à Paris où il ouvrit une petite librairie. Un Australien [sic], Steele, le commandita. La réussite commerciale du tandem débuta avec leur découverte de Louis-Ferdinand Céline et de son Voyage au bout de la nuit. Si grand fut le succès qu'il permit à Denoël de rembourser les commandites et de rester seul à la tête de la maison d'édition de la rue Amélie, qui éditait aussi les ouvrages de Louis Aragon, prouvant ainsi un parfait éclectisme.

Lorsque vint la guerre, Denoël édita la revue « Notre Combat », d'abord organe du ministère de l'Information puis, après l'occupation, organe de propagande pour la collaboration.

Denoël, qui avait déjà sorti les ouvrages antisémitiques de Céline, fit paraître Les Décombres de Lucien Rebatet et d'autres volumes inspirés par la Propaganda Staffel, comme les œuvres de Brasillach et les discours de Hitler.

A la libération, sa maison d'édition fut placée sous séquestre, mais l'éditeur, s’il fut exclu de la vice-présidence du Groupement corporatif du Livre, conserva sa liberté, ce qui ne fut pas sans provoquer des mécontentements.

Hier soir, Robert Denoël, accompagné d'une amie, Mme Domat-Montchrestien, femme d'un autre éditeur belge [sic], se rendait au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse, au spectacle Agnès Capri. Le couple avait pris place dans la voiture 4848 RNI, appartenant à M. Domat-Montchrestien. Au coin du boulevard des Invalides, un des pneus, très usé, creva.

- Nous sommes en retard pour le spectacle, dit Denoël à sa compagne, va au commissariat de la rue Amélie, où je suis connu, chercher un taxi. Pendant ce temps, j'essaierai de réparer.

Qui a tué ?

Qui a tué ? C'est la question que se posent les hommes de la brigade criminelle : l'inspecteur principal adjoint Ducourthial et les inspecteurs Boulanger et Pelletier qui enquêtent sur ce drame.

Peut-on envisager l'hypothèse d'un guet-apens ? L'endroit semble mal choisi : Denoël avait, en effet, arrêté sa voiture sous un lampadaire, à soixante mètres des grilles du gouverneur militaire de Paris, où deux guérites abritent, en principe, des factionnaires.

Hier soir, la sentinelle était dans le jardin. Elle n’a rien pu voir, mais prétend cependant avoir entendu deux coups de feu. Rue de Grenelle, à cinquante mètres, des agents sont de planton devant le ministère du Travail.

Crime politique ?

Comment supposer également que ce - ou ces - malfaiteurs qui ont pris le risque de tuer un homme, n'ont pas osé le dévaliser ?

Doit-on envisager que des hommes, jugeant trop faibles les sanctions prises contre l'éditeur, aient voulu se substituer à l'épuration défaillante ?

Les familiers de Robert Denoël assurent qu'il avait, ces derniers temps, reçu de nombreuses lettres de menaces.

Crime crapuleux ?

Faut-il songer, comme le suggérait un éditeur, que quelqu'un l'ait tué pour s'emparer de sa maison d'édition ? Ceci semble relever de la pure fantaisie. L'état des pneus la rend parfaitement banale.

Deux hommes !

Quoi qu'il en soit, il est certain que deux hommes au moins ont participé au meurtre. Tandis que Denoël, agenouillé près de la voiture, glisse le cric sous la carrosserie, un des hommes l'interpelle. Lui réclame-t-il sa bourse ? Le menace-t-il ?

L'éditeur est vigoureux, sportif. Il marche résolument sur l'agresseur, brandissant son cric. Il traverse la rue, arrive près du trottoir. A ce moment, le second agresseur, qui guettait dans l'ombre, dissimulé par la voiture, tire. La balle atteint Denoël dans le dos. Les deux tueurs ne touchent pas au cadavre, Ils fuient sans laisser de traces.

Trente secondes plus tard, lorsque le gardien de la paix arriva sur les lieux, le boulevard était désert.

R.B.

 

Article non signé paru dans Le Monde :

 

« Assassinat de l'éditeur Robert Denoël »

 

L'éditeur Robert Denoël a été abattu hier soir d'une balle de revolver à l'angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, alors qu'il s'affairait autour de l'automobile que M. Bonnat-Montchrétien [sic], éditeur, lui avait prêtée et dont un pneu venait d'éclater. Il est mort à l'hôpital Necker où il avait été aussitôt transporté.

Le crime a été commis à 21 h. 30, dans une partie bien éclairée du boulevard. Un seul témoin a entendu le coup de feu. C'est un garde mobile. Deux employés qui sortaient du ministère du Travail tout proche, et qui ont découvert le corps sur le bord du trottoir opposé à celui où se trouvait l'automobile, n'avaient rien entendu.

La balle, du calibre de 9 mm, qui a tué M. Denoël a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. La douille a été ramassée à quelques mètres de la voiture.

M. Robert Denoël était d'origine belge ; il était âgé de quarante-trois ans. Ancien vice-président du groupe corporatif du Livre, il en avait été exclu le 19 septembre 1944 pour avoir édité de nombreux ouvrages d'auteurs compromis dans la « Collaboration », tels que Rebatet, Céline. Faut-il établir un rapprochement entre ces activités professionnelles et l'attentat dont il vient d'être victime ? L'enquête, commencée par l'inspecteur Ducourciale [sic], de la brigade criminelle, rejette dès maintenant toute idée de crime politique.

 

Article non signé paru dans Le Populaire du Centre [Limoges]. Mise à part une erreur dans le titre, il reprend tous les éléments parus dans la presse parisienne.

L'éditeur Robert Denoël a été abattu, dimanche soir, d'une balle de revolver à l'angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. L'enquête a permis de reconstituer les circonstances du meurtre.

M. Robert Denoël, accompagné d'une amie, se rendait en voiture au théâtre de la Gaîté, pour y assister à une représentation, lorsque, boulevard des Invalides, un pneu éclata. Il arrêta l'automobile le long du square des Invalides, à peu près à hauteur de la rue de Grenelle. Le couple étant en retard, M. Denoël envoya son amie au commissariat demander un taxi, et il lui dit qu'il la rejoindrait au théâtre.

L'attentat

C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture, qui appartenait à son amie, que M. Denoël fut assailli. On suppose qu'il a fait face à ses agresseurs, qui devaient être au moins deux.

Aucun témoin n'a assisté à l'attentat, mais le fait que le cric et la manivelle furent découverts assez loin de la voiture, permet de supposer qu'il a essayé de s'en servir comme arme défensive.

D'autre part, son corps a été retrouvé sur le bord du trottoir opposé à celui où se trouvait l'automobile. Enfin, la balle, d'un calibre de 9 mm., a été tirée par derrière et est ressortie sous le sein droit. La douille a été ramassée à quelques mètres de la voiture. Le crime a été commis à 21 h. 30 dans une partie bien éclairée du boulevard des Invalides.

Représailles ou crime crapuleux ?

Dès que l'assassinat de M. Robert Denoël a été connu, toutes les suppositions se sont échafaudées sur ses motifs.

Le passé de M. Denoël a immédiatement aiguillé les esprits sur ses activités professionnelles pendant l'occupation et depuis la libération.

La société Denoël et Steele, dont il était le directeur, avait édité de nombreux ouvrages d'auteurs compromis dans la collaboration. M. Robert Denoël, ancien vice-président du groupement corporatif du LIvre, en avait été exclu le 19 septembre 1944. Un procès était en cours contre lui.

Ces activités professionnelles avaient provoqué contre M. Denoël de sérieuses animosités et il n'était pas déplacé de songer qu'il avait pu être exécuté par représailles.

Cependant, les circonstances fortuites qui ont amené M. Denoël à l'endroit où il devait trouver la mort, permettent de supposer sans trop grand risque d'erreur, qu'il a été victime de malfaiteurs.

 

Article non signé paru dans La Sentinelle, un quotidien socialiste paraissant à La Chaux-de-Fonds.

 

« Assassinat de l'éditeur Denoël »

L'éditeur bien connu Robert Denoël a été abattu dimanche soir, à Paris, d'une balle de revolver, à l'angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. En l'absence de tout témoin, les circonstances qui ont entouré sa mort n'ont pu encore être éclaircies.

M. Robert Denoël était né le 9 novembre 1902 à Uccle (Belgique). Les mobiles du crime sont encore inconnus, mais l'enquête a permis d'en reconstituer les circonstances. M. Denoël se rendait en voiture au théâtre, lorsqu'un pneu éclata. L'éditeur envoya alors la personne qui l'accompagnait chercher un taxi et commença la réparation. C'est pendant qu'il s'affairait autour de la voiture qu'il fut assailli. Malgré l'absence de témoins, on pense qu'il y a eu lutte, le cric et la manivelle ayant été retrouvés assez loin de la voiture, ce qui laisse croire que la victime a pu s'en servir comme armes. D'autre part, le corps a été retrouvé sur le bord du trottoir opposé où se trouvait l'automobile. On croit à un crime crapuleux.

 

Echo anonyme paru dans De Waarheid, un quotidien d'Amsterdam. L'échotier hollandais va à l'essentiel : un éditeur collaborationniste a été abattu dans une rue de Paris. Il avait publié des ouvrages de propagande en faveur du national-socialisme, des écrits antisémites et autres « lectures traitresses » !

De Waarheid (Amsterdam),  4 décembre 1945

 

5 décembre

 

Articulet non signé paru dans L'Aube :

 

Article signé Marc Lambert paru dans France-Soir :

 

« Robert Denoël a été victime d’un crime crapuleux »

Un témoin a entendu des cris : « Au voleur ! »

M. Denoël a bien été victime d’un crime crapuleux. La déposition que vient de faire le colonel de Lhermitte, 63 ans, 142 bis rue de Grenelle, semble l’établir clairement.

Dimanche soir, le colonel de Lhermitte achevait de dîner à son domicile, face à l'endroit où fut trouvée la victime, lorsqu'il entendit à deux reprises un cri : « Au voleur ! au voleur ! » Puis ce fut un coup de feu, et le râle de la victime.

Une barbe postiche

Ce témoignage peut donc mettre fin aux autres hypothèses, notamment celle de la vengeance. Cette dernière supposition était d'ailleurs parfaitement admissible. En effet, ces temps derniers, Denoël avait reçu des lettres de menace. C'est ainsi qu'il ne sortait presque plus et, quand il le faisait, c'était le soir, souvent même sous un déguisement et dans le plus grand mystère.

Dernièrement, venant rue de Buenos-Ayres voir sa femme, avec qui il était, d'ailleurs, en instance de divorce, il arriva portant une barbe postiche. Aspect pour le moins inattendu !

Il avait d'ailleurs quitté son domicile et habitait provisoirement chez l'amie avec laquelle il se trouvait lors de son assassinat. Il s'agit de Mme Jeanne Loviton qui a signé en littérature d'excellents romans Jean Voilier.

Fille d'un éditeur célèbre dans les milieux universitaires, Mme Jeanne Loviton est elle-même directrice de la maison Domat-Chrestien [sic] et des Éditions de « Cours de droit ». Elle fut la femme de l'auteur dramatique Pierre Frondaie dont elle divorça il y a quelques années.

Jean Voilier était en relations d'affaires avec M. Denoël. Elle l'accompagnait le soir du drame au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse, où ils avaient projeté d'aller entendre ensemble le spectacle d'Agnès Capri.

« La bande de la gare »

Avant-hier à midi les inspecteurs de la voie publique, dirigés par le commissaire Levasseur et l'officier de police Bouvier, arrêtaient dans le hall de la gare Saint-Lazare quatre spécialistes des agressions nocturnes : Raymond Renou, 19 ans ; Jean Allard, 25 ans ; Robert Dubois, 19 ans, et Germain Geslin, 24 ans, qui ont reconnu avoir perpétré la plupart de leurs attentats dans le quartier des Invalides.

Plusieurs de leurs complices étant encore en liberté, il est très possible que Denoël ait été victime de deux d'entre eux.

Marc Lambert

 

Article signé Marc Lambert paru dans France-Soir. On y retrouve la plupart des éléments de l'article précédent mais, entretemps, le journaliste s'est rendu rue de l'Assomption, chez Jeanne Loviton :

 

« Robert Denoël était traqué. Il sortait souvent sous un déguisement »

- Madame est alitée et ne reçoit personne...

« Madame », c'est Jeanne Levidon [sic] , plus connue dans les milieux littéraires sous le nom de Jean Voilier et qui, avant-hier soir, accompagnait Robert Denoël au Théâtre de la Gaîté quand survint la panne de voiture qui devait, indirectement, coûter la vie à l'éditeur.

Intérieur confortable, luxueux même, Jeanne Levidon, qui dirigeait l'édition des «Cours de droit» et qui a des intérêts dans la maison Domat Chrestien [sic], possède, certes, une fortune rondelette. Elle fut, en 1935, en même temps qu'une des femmes les plus célèbres de Paris, la compagne du romancier Pierre Frondaie, à qui, dit-on, elle inspira, par les désagréments qu'elle lui causa, le livre Le Voleur de femmes...

Elle fut aussi, ces derniers mois, l'amie et l’hôtesse de Robert Denoël. Celui-ci, après des lettres de menace qu'il avait reçues, craignait d’être sommairement exécuté. C'est sans doute pour égarer les recherches qu'il avait complètement quitté son domicile. Il ne sortait presque plus et, quand il le faisait, c'était le soir, souvent même sous un déguisement et dans le plus grand mystère.

C'est ainsi que, dernièrement, venant rue de Buenos-Ayres voir sa femme, avec qui il était, d’ailleurs, en instance de divorce, il arriva portant une barbe postiche. Aspect pour le moins inattendu ! Robert Denoël avait peur... Mais sa peur suffit-elle à expliquer ce déguisement ? Quoi qu'il en soit, les auteurs de l'attentat dont il a été victime ne sont sûrement pas ceux qu'il craignait. De plus en plus, l'hypothèse du crime crapuleux, de l'agression nocturne, se confirme.

« La bande de la gare »

Avant-hier à midi, les inspecteurs de la voie publique, dirigés par le commissaire Levasseur et l'officier de police Bouvier, arrêtaient dans le hall de la gare Saint-Lazare quatre spécialistes des agressions nocturnes : Raymond Renou, 19 ans ; Jean Allard, 25 ans ; Robert Dubois, 19 ans ; et Germain Geslin, 24 ans, qui ont reconnu avoir perpétré la plupart de leurs attentats dans le quartier des Invalides.

Plusieurs de leurs complices étant encore en liberté, il est très possible que Denoël ait été victime de deux d'entre eux.

Il n'en reste pas moins que, pour l'instant, le problème qui est posé ne s'appuie que sur trois données : un cadavre, une douille, une balle...

Marc Lambert

 

6 décembre

 

Article non signé paru dans Les Nouvelles Littéraires :

 

« Pressentiments »

Robert Denoël avait le pressentiment qu’il mourrait tragiquement. Pourquoi ?

- Parce que, avait-il remarqué, chaque fois que j’ouvre au hasard un livre ou un manuscrit, c’est sur le passage le plus dramatique, le plus sinistre, que je tombe !

Quand il nous fit cette étrange confidence, nous avions en poche L’Argent, de Zola. Nous lui tendîmes le livre, il l’ouvrit et lut en souriant : « Sous le reflet rouge du feu, Mazaud était renversé au bord du canapé, la tête fracassée d’une balle... »

Editeur par accident

C’est par accident, en quelque sorte, que Robert Denoël était devenu éditeur, venu à Paris sous prétexte de médecine, il voulait être écrivain. L’éditeur Simon Kra lui avait accepté un petit livre pour une collection à tirage limité. Quand le livre fut écrit, la collection avait cessé de paraître.

Denoël publia alors un article dans Les Annales. Quand il en eut touché le prix, il procéda à une multiplication, deux ou trois additions, une soustraction, et posa la plume pour ouvrir une librairie avenue de La Bourdonnais.

Jean de Bosschère lui illustra un Ane d’Or, d’Apulée, qui fut une heureuse affaire, ce qui faisait dire au jeune éditeur avec bonne humeur : « Mieux vaut éditer L’Ane que le faire ! »

Hôtel du Nord

Et un beau matin, Eugène Dabit, alors débutant lui aussi, apporte Hôtel du Nord à Denoël qui s’emballe. Comment publier ce livre ? Dabit peint. On fera une exposition de ses aquarelles et le produit en sera affecté à l’édition du volume.

Le livre imprimé, Denoël prend un taxi, y empile les exemplaires, court les libraires qui sourient avec indulgence: « Allons, mettez-m’en deux ! » et fait un abondant service de presse.

Huit jours après, vingt-cinq articles ont paru. C’est un énorme succès. La maison était lancée.

Enquête


    A ses débuts, la maison Denoël n’avait pas de lecteurs : le directeur lui-même emportait pour les lire le soir chez lui, les manuscrits que déposaient les auteurs. C’est ainsi qu’un jour il tomba sur un ouvrage dont le caractère le frappa de telle sorte qu’il l’acheva dans la nuit.

Bouillant d’enthousiasme au sortir de cette nuit blanche, il se décida à regarder le nom de l’auteur. Pas de nom ni d’adresse sur le manuscrit. Il rechercha le papier d’emballage. Rien non plus. Comment découvrir l’identité de cet étonnant anonyme ? Il finit par découvrir, à demi effacés, un nom et une adresse. Il y courut avec le papier d’emballage ; la personne qui le reçut se souvint qu’elle y avait enveloppé une marchandise quelconque pour un médecin de l’avenue de Saint-Ouen.

C’est ainsi que Denoël retrouva la piste de Céline : le Voyage au bout de la nuit avait été refusé déjà par tant d’éditeurs que l’auteur ne l’avait porté que pour la forme rue Amélie, si sûr de n’être pas lu qu’il n’avait même pas pris la peine d’écrire son nom sur la couverture.

Mais le succès que devait connaître Céline ne fut peut-être pas étranger à la fâcheuse orientation que prit l’éditeur pendant l’occupation...

7 décembre

 

Article signé « L'Existentialiste » paru dans l'hebdomadaire Clartés :

Clartés,  7 décembre 1945

 

Annonce des obsèques de l'éditeur dans Le Figaro :

Le Figaro, 7 décembre 1945

 

8 décembre

 

Articulet anonyme paru dans Les Lettres Françaises, hebdomadaire communiste dirigé par Claude Morgan :

 

Les Lettres Françaises,  8 décembre 1945

 

13 décembre

 

Echo fantaisiste paru dans Midi-Soir, 13 décembre 1945

 

15 décembre

 

Echo non signé dans la Gazette de Lausanne. Il reprend la plupart des éléments publiés le 6 décembre dans Les Nouvelles Littéraires.

    Gazette de Lausanne,  15 décembre 1945

 

23 décembre

 

Articulet non signé paru dans l'hebdomadaire bruxellois Week-End :

 

« Ces messieurs ont peur »

L’éditeur Denoël, ce Belge parisianisé qui, durant l’occupation, avait publié les petites ordures de Monsieur Céline et les pas plus ragoûtants « Décombres » de Rebatet, est mort assassiné.

Crime de rôdeurs, déclare la police. Peut-être. Toutefois, le maintien en liberté de Denoël faisait grincer les dents de pas mal de bons Français. En cette époque de restrictions, alors que les médecins n’ont pas d’essence et doivent manifester devant la préfecture pour en obtenir, il pouvait se permettre de ramener ses amies dans sa voiture personnelle.

Ce meurtre a fait réfléchir les autres éditeurs collaborateurs qui, jusqu’à présent, attendaient patiemment et sans souci l’heure de la justice. On dit que certains d’entre eux songent à aller sonner à la porte de la prison de la Santé pour y demander une hospitalité protectrice. Ce serait certes moins confortable qu’un appartement chauffé, avenue Foch, les restaurants de luxe clandestins du quartier de l’Etoile, ou les randonnées vers les auberges de campagne, à bord d’une Hispano ou d’une Mercédès, longue comme ça, mais que ne ferait-on pas pour sauver sa carcasse ?

 

25 décembre

 

Ici Paris [n° 29, pp. 3 et 5] publie un article relatif à l'arrestation de Céline à Copenhague, en rappelant les conditions dans lesquelles Denoël aurait pris connaissance du manuscrit de Voyage au bout de la nuit.

 

« Céline va être transféré en France et jugé. Comme le disait, en 1943, à la B.B.C., un des speakers de l'émission " Les Français parlent aux Français " : " Céline aura des comptes à rendre. Le Voyage au bout de la nuit est un aller et retour " ».