Robert Denoël, éditeur

 

Textes et interviews

1936

 

15 février

 

Texte paru dans la rubrique « Les livres présentés par leurs éditeurs » de la Revue Belge du 15 février. Cette revue bi-mensuelle dirigée par Pierre Goemaere et Paul Tschoffen était publiée depuis 1924 par l’éditeur bruxellois J. Goemaere. Le texte, qui figure à la page 380, est signé « Les Editeurs Denoël et Steele » mais il ne fait aucun doute qu’il est, comme pour la plupart des communications à la presse, dû à la plume de Robert Denoël.

L'ouvrage présenté par l'éditeur est le premier publié par Maurice Percheron  [Arcachon 22 juillet 1891 - Paris 22 décembre 1963] chez Denoël et Steele. Il est paru le 10 janvier 1936 [voir le n° 199 de la Bibliographie].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'ouvrage suivant est présenté par l'éditeur à la page 382 de la même rubrique : « Les livres présentés par leurs éditeurs ». Le livre de Jacques Deval [Paris 27 juin1890 - Paris 19 décembre 1972] est paru le 10 novembre 1935 chez Denoël et Steele [voir le n° 139 de la Bibliographie].

 

Présentation de Miroirs de Philippe Hériat, publiée dans Les Nouvelles Littéraires du 15 février.

 

Philippe Hériat. Miroirs

L'auteur de « La Foire aux garçons » vient d'écrire un admirable roman. Trois générations se regardent dans ces miroirs fidèles. Trois générations, trois conceptions de l'amour, de la volupté, de la vie et de la mort. Un livre qui touchera un immense public.

Denoël et Steele.

 

15 mars

 

Comme les deux textes précédents, cette présentation par l'éditeur d'un ouvrage de son fonds est paru dans la Revue Belge, rubrique « Les livres présentés par leurs éditeurs », page 572. Le livre de Maurice de Vlaminck [Paris 4 avril 1876 - Rueil-la-Gadelière 11 octobre 1958] est paru en février 1936 [voir le n° 216 de la Bibliographie].

 

21 mars

 

Présentation de : « Les Papiers de Fabio ». Tu n'aimeras plus, publiée dans Les Nouvelles Littéraires. Dans son catalogue de 1937 l'éditeur écrit : « C'est sans doute la première fois que paraissent, du vivant de leur auteur, la correspondance amoureuse et les papiers intimes d'un grand écrivain. On comprendra sans peine que cette publication demeure anonyme. »

Le 24 janvier 1936 Denoël avait écrit à Champigny : « Je viens de découvrir un très curieux manuscrit, dans des circonstances romanesques que je vous conterai, un jour. Un manuscrit qui vous enchantera. Il s’intitule provisoirement : « Je n’aimerai plus ». L’auteur est d’ailleurs plein d’illusions. » Le pseudonyme de « Fabio » n'a pas été percé.

 

« Les Papiers de Fabio ». Tu n'aimeras plus

Le manuscrit de ce livre nous est tombé par hasard entre les mains. Il contenait trois séries de lettres d'amour, de nombreux fragments d'un carnet intime et l'ébauche d'un récit. Fiction ou vérité, qu'importe ? Nous avons trouvé là les pages les plus brûlantes que la passion ait jamais arrachées à un homme.

 

23 mai

 

Article signé Pierre Langers paru dans Toute l'Edition sous le titre : « Quand Céline s’exaspère... », illustré d'une photo de Louis-Ferdinand Céline.

« M. Denoël nous dit... »

II y a (ou s'il n'y a pas encore, il y aura demain) une affaire Céline (Louis-Ferdinand). On est pour ou contre Mort à crédit comme on était y a quelques années pour ou contre le Voyage au bout de la nuit. On est violemment pour et on est violemment contre. Pas de milieu.

Louis-Ferdinand Céline ne fait pas les choses à demi : il vous empoigne ou il vous dégoûte. On ne se bat pas encore pour lui (je veux dire pour son œuvre), mais qu'on se rassure : on se battra bientôt : après tout, cela nous changera de la bagarre politique. Et nous ne nous en plaindrons pas.

Ce n'est pas M. Céline qui va nous parler de Mort à crédit. Il a bien trop de modestie et de pudeur pour cela ! A moins que, tout bonnement, il n'ait que mépris pour les interviews et les interviewers. Je serais assez tenté de pencher pour cette hypothèse. L'avouerai-je ? Elle me ravirait. Enfin, j 'aurais trouvé un écrivain qui se moque de ce qu'un peut dire de lui ! Saluons ce « sauvage ».

Et écoutons ce qu'en dit son éditeur devenu son ami, Robert Denoël, homme jeune et sympathique, esprit libre - et qui, vous vous en doutiez, est enthousiaste de Céline et a pour Mort à crédit une admiration sans limites :

- Ne vous y trompez pas, commence-t-il. Céline est, d'abord, un écrivain, un homme de lettres ; il est même un homme de lettres d'un type presque disparu, celui d'avant la guerre. Pour lui, l'œuvre compte, seule. Il n'est pas question d'écrire pour gagner de l'argent, mais d'écrire parce qu'on a quelque chose à dire, quelque chose à délivrer, fût-ce un monstre. Céline écrit comme écrivait Flaubert. Mort à crédit est extrêmement travaillé ; il n'en était jamais content ; il l'a récrit quatre fois, cinq fois ; il a mis près de cinq ans à l'achever. C'est que Céline considère - comme un Flaubert, comme un Péguy - le fait d'écrire comme un métier qui s'apprend, comme un travail d'artisan.

- Et puis, cette langue qu'il a créée...

- Vous pouvez le dire : Céline est bien un créateur de langage. Mort à crédit - certains le lui ont reproché - est écrit, d'un bout à l'autre, dans une langue extraordinaire de verdeur, de brutalité, de nouveauté. Comme l'a dit Robert Kemp, dans La Liberté, l'«effet est terrible». Vous verrez : on ne parlera plus et surtout on n'écrira plus après Céline comme avant. Déjà, le Voyage au bout de la nuit avait eu une influence évidente sur le style de plus d'un jeune écrivain.

Ajoutez qu'un effort comme celui qu'exprime Mort à crédit a demandé un courage de l'esprit considérable. Des critiques ont comparé, mutatis mutandis, bien entendu, l'univers de Céline à l'univers de Proust. Il est certain qu'il a fait pour le monde du petit commerce parisien, par exemple, à cheval sur le prolétariat et sur la petite, toute petite bourgeoisie, ce qu'a fait Marcel Proust pour le monde de la grande bourgeoisie et de l'aristocratie. Chez l'un, il y a une délectation véritable dans le joli, le raffiné ; chez l'autre, c'est la délectation dans le médiocre de la vie réelle, dans l'atrocité qu'entraîne la misère. Et tout cela au paroxysme, parce que Céline est lui-même un être de paroxysme, un tempérament exceptionnel, hors mesure...

- A ce point que vous avez dû intervenir, vous, éditeur, au nom de la morale ?

- Allons ! Il ne faut rien exagérer. Voilà ce qui s'est passé. Emporté par une impétuosité presque folle, ne se rendant pas compte des limites que la décence rend nécessaires, Céline a tout dit, tout. Le devoir de l'éditeur était de le mettre en garde contre ces excès. Nous lui avons demandé quelques suppressions.

En réalité, les passages en blanc que vous avez remarqués dans le livre ne représentent guère que la valeur de trois ou quatre pages. Pour le reste, qui est parfois d'un réalisme cent pour cent, nous avons jugé que le mouvement de l'œuvre elle-même le justifiait.

Evidemment ! On va en profiter pour refaire le procès périodique des droits de l'écrivain. Je pense, avec un aussi bon esprit qu'Eugène Marsan, grand admirateur, lui aussi, de Céline, que les droits de l'écrivain sont presque illimités. Les pages les plus audacieuses de Mort à crédit sont d'un artiste et d'un artiste sincère.

Certes, je m'attends aux réactions violentes du public (ou d'une certaine partie du public) : chaque fois que l'on touche au domaine de l'affectif, au problème sexuel, on observe des réactions brutales. Ce fut le cas de L'Assommoir, de Baudelaire et, ne l'oublions pas, de Marcel Proust. Mais qu'y faire ? La postérité se charge de mettre les choses et les valeurs en place. Avec Louis-Ferdinand Céline, j'ai confiance... »

M. Denoël a-t-il raison d'avoir confiance? C'est le secret de l'avenir. Mais c'est une belle chance pour un éditeur d'imposer au public un livre comme Mort à crédit , un auteur comme Céline.

Et ceux-là même (je crois bien que j'en suis) qui ne goûtent guère la langue de l'écrivain, ni ses hideux tableaux, souscriront pourtant à ce vœu du critique Robert Kemp : « Céline achèvera, je l'espère, cette " somme " naturaliste ; cette effroyable synthèse de la misère, du vice, de la révolte, de l'immoralisme, de la sexualité, de la maladie. Il l'achèvera. Et ce ne sera pas rien ! Un ouvrage unique, dans toutes les littératures, sinon en son principe, du moins par ses dimensions, son exécution foudroyante ou frénétique... »

Et si cette « somme » allait être le miroir de notre temps ? Alors, tremblons...

Pierre Langers

 

3 Juin

 

Article signé Pierre Loiselet paru dans Vendémiaire sous le titre : « Le Snobisme de l'ordure. A propos du dernier livre de Céline ». Qui est « La Pie Borgne » dont un article provoque la colère de Robert Denoël ? Ce pseudonyme a été attribué à Marius Richard [1900-1961], journaliste estimable dont l'œuvre littéraire se trouve essentiellement dans la presse. Dans sa chronique du 20 mai 1936, « La Pie Borgne » n'avait pas épargné les éditeurs de Mort à crédit :

« Les livres de M. Céline rebutent, avant même de naître, par la façon à la fois sournoise et brutale dont l'éditeur et certains amis de l'auteur, tous complices, font le coup de l'attaque brusquée, pratiquent une sorte de chantage au génie, chantage prémédité mais qui voudrait paraître spontané.

Plusieurs semaines avant la date glorieuse, les conjurés vous abordent avec de petits airs supérieurs, distants, condescendants, des allures d'initiés : c'est tout juste s'ils ne saluent pas ceux dont ils mendient les suffrages avec les trois petits coups traditionnels, mais ce n'est pas au creux de la main qu'on les recevrait... [...] Quand les duchesses greffées et regreffées tiennent dans la main droite la Vie de Jésus de Mauriac et dans la main gauche Mort à crédit, on regrette qu'elle n'en aient pas une troisième car on prévoit ce qu'elles en feraient. [...]

Je voudrais adresser un particulier hommage aux habiles managers de Céline. Ces matois commerçants opposent un minuscule, ridicule et vain barrage au torrent d'obscénités de leur étalon. Et cette censure d'un mot, d'une phrase, d'un tiers de page, ces blancs savamment ménagés, hypocritement espacés, évoquent invinciblement de gros numéros : c'est de l'aguichage, du racolage, du raccrochage, du proxénétisme, des mœurs de patrons de haras. Ils me font l'effet de nouer au bon endroit une faveur rose pour une désignation plus visible, pour un appel plus irrésistible. Si le truc réussit, ils seront les premiers à passer à la caisse. Et cette échéance, qu'ils escomptent, doit modifier la qualification du délit ! [...] »

 

 

Nous avons reçu de M. Denoël, l'un des éditeurs de F. Céline, la lettre suivante, en réponse à l'article paru ici même l'autre semaine, sous la signature de La Pie Borgne :

Vous avez fait imprimer, dans Vendémiaire, en date du 20 mai, un article intitulé « Le Snobisme de l'Ordure. A propos du dernier livre de Céline ». Cet article est sans doute passé inaperçu de vos lecteurs. Il n'offrait en vérité rien de remarquable. Nous ne prendrions pas la peine d'y répondre s'il n'avait paru dans un journal où l'on analyse habituellement les livres publiés sous notre firme.

Nous professons un respect total de la critique, nous lui reconnaissons volontiers tous les droits. C'est pour cela que nous protestons contre le procédé de votre collaborateur.

Vous avez jugé bon de publier une diatribe contre le dernier livre de Céline. Soit. Nous connaissons ce genre d'attaques : la plupart des écrivains de génie en ont subi de pareilles sans dommage. Au surplus, cet article est bien pauvrement écrit. L'apprenti qui l'a rédigé manque à la fois de métier et de tempérament. La polémique n'est pas son fait. Si nous voulions nous montrer cruel, il nous serait aisé de relever les impropriétés de termes, les pléonasmes et les erreurs matérielles dont ce petit arbitre du goût a parsemé son petit écrit. A quoi bon ? Une certaine indigence d'esprit se révèle incurable. Votre collaborateur témoigne d'une seule vertu: la prudence. Il s'est, en effet, gardé de signer son article. C'est donc à vous, monsieur, que nous en appelons. Et nous vous demandons publiquement si vous prenez à votre compte les insultes dont on nous couvre. Oui ou non, approuvez-vous les passages de cet article où l'on parle à notre propos « d'aguichage », de « raccrochage » et de « proxénétisme » ?

M. Denoël est cruel cette semaine pour cette malheureuse Pie Borgne dont il fit jadis l'éloge public, pour ce débutant qui pourrait bien être, si nous en croyons les gazettes, Maurice Bedel, René Benjamin, Jean-Jacques Brusson, Pierre Dominique, Yves Gandon, Roger Giron, Joseph Jolinon, Pierre Lacarde, Frédéric Lefèvre, Gaston Le Révérend, Henri Pourrat, André Thérive et Léon Treich (j'en passe et de talent réputé) et qui s'appelle, tout simplement, La Pie Borgne.

Mais où M. Denoël se trompe, c'est lorsqu'il parle d'insultes. Il y a simplement libre jugement sur un acte imprévu, inattendu, que les éditeurs de Céline ont commis et qui relève de la critique puisque, outrepassant leurs droits d'éditeurs, ils sont intervenus dans la rédaction même du livre... par des blancs.

Mais par des blancs provocateurs.

Et sur cette seule faute, sur ce seul manquement professionnel à propos duquel ils ont été mis en cause au cours d'un article de critique, pas un mot. Pourtant, toute la question n'est-elle pas de savoir si cette censure opérée par l'éditeur sur un livre qu'il a choisi est justifiable ou si, au contraire, elle est une manœuvre intéressée... Et si l'éditeur, en agissant ainsi, n'outrepasse pas ses droits.

Or, nous pensons que ces blancs n'avaient d'autre but que d'aguicher, de piquer la curiosité, de raccrocher le lecteur...

Pierre Loiselet

 

24 juillet

 

Mise en vente du premier texte public de Robert Denoël : Apologie de Mort à crédit, sous la forme d'une brochure in-12 (20 cm) de 32 pages, qui comporte, aux pages 25-31, un « Hommage à Emile Zola » par Louis-Ferdinand Céline. Denoël n'a donc pas voulu en faire un appendice au roman de Céline, qui est du format in-8 (22 cm). C'est une plaquette tirée à 3 000 exemplaires, toujours disponible chez l'éditeur cinq ans plus tard.

 

Robert Denoël a utilisé, pour sa démonstration, un énorme dossier de presse que l'Argus lui a permis de réunir en deux mois. Mort à crédit est un monstre, il le sait, puisqu'il a participé activement à sa mise au point, mais il n'a pas mesuré l'ampleur des critiques défavorables à un roman qu'il réclame à l'auteur depuis deux ans et qu'il annonce dans les journaux depuis plusieurs mois.

Son « Apologie » du livre procède d'une véritable admiration pour un style qui renouvelle complètement la littérature française. Bernard Steele est absent de cette polémique. Avec sa brochure Denoël prend date et il n'hésite pas à donner rendez-vous aux détracteurs du roman : « La postérité se charge de mettre les choses et les valeurs en place. Avec Louis-Ferdinand Céline, j'ai confiance », déclare-t-il aux journalistes.

Elle constitue aussi une relance commerciale pour un livre sorti de presse à un moment défavorable : Mort à crédit paraît dix jours avant l'avènement du gouvernement de Front Populaire. Il a été tiré, le 8 mai, à 25 000 exemplaires et a bénéficié d'une campagne de presse sans précédent, mais les ventes ne s'envolent pas. En janvier 1939, l'éditeur déclarait avoir vendu 35 000 exemplaires du roman. En 1947 les ventes dépassaient à peine les 39 000 exemplaires.

Céline ne s'est jamais exprimé à propos de cette campagne en faveur de son livre. Sans doute estimait-il que tous les efforts de son éditeur lui étaient dus. Après la guerre, il dira seulement à Pierre Monnier : « Vous parlez de publicité, frais ? pour quoi faire ? Jamais un sol de publicité. Denoël n’a jamais dépensé un fifrelin pour aucun de mes livres, la publicité, c’est la méchanceté qui la fait. »

Le texte de Robert Denoël, qui développe tous les éléments de la rhétorique, est convaincant et il emporte aisément l'adhésion du lecteur. Pourtant la citation qu'il place en exergue de sa brochure pose question. Qui est donc ce Wieck, « mort en 1850 », qui apprécie si peu la musique de Beethoven ?

Je n'ai trouvé que Friedrich Wieck, un professeur de piano né en 1785 et mort en 1873, dont la fille Clara épousa Robert Schumann. Les références de Denoël seraient-elles aussi approximatives que celles de Céline ?

 

*

 

                                                            Cette œuvre est une honte. Il est impossible de ne pas reconnaître que la musique de Beethoven est une musique d'ivrogne. Il n'en restera rien.
WIECK,
(Critique musical, mort en 1850.)

Un livre paraît. Il est énorme. Il rompt avec tous les usages. Il écrase de sa masse la morale bourgeoise, la décence, la mesure. Sa publication longtemps annoncée, longtemps retardée, agite l'opinion, excite la curiosité publique à tel point qu'on ne peut plus l'ignorer. Le scandale est trop éclatant, l'audace est trop grande. On parlera donc de cet ouvrage, on parlera donc de cet auteur. Aussitôt cent critiques entraînés se dressent et leur front héroïque porte la marque de leur mission. Il ne s'agit plus de reproches courtois, de réserves, de blâmes discrets. Il s'agit d'une exécution. Il faut chasser du jardin des lettres une bête malfaisante et qui pue. C'est la ruée. Toutes les armes sont bonnes : le gravat, la boue, l'ordure du chemin. Tout y passe. Et quand la victime semble au point d'expirer, à bout de force eux-mêmes, les vengeurs de la coutume lui jettent le plus gros pavé, celui qui tuera sûrement : « Le livre est ennuyeux », disent ils. Voire.

Car l'entreprise avorte. La victime est toujours debout, décidément coriace. Même, plusieurs voix se font entendre en sa faveur. Peu nombreuses, mais puissantes. Et certains cris d'admiration, vivement lancés, couvrent le concert de la haine.

Pendant ce temps, le public s'assemble, inquiet du tumulte : il va jusqu'à en oublier les bouleversements sociaux. Et pourtant les disputes littéraires ne sont pas son fait. Il s'en moque comme d'une discussion d'horlogers ou de pharmaciens. Parce qu'il achète des montres ou des médicaments, va-t-il intervenir dans une querelle de métier ? Non. Mais cette fois le débat déborde la boutique. Les voix dépassent le diapason normal, gagnent la rue. On en est tout tympanisé. Que se passe-t-il donc ? Quels sont cet auteur et ce livre qui irritent si fort les passions ? Et l'ouvrage passe de main en main, les éditions se succèdent, la librairie connaît un triomphe de plus.

Pourquoi le public absorbe-t-il si aisément cette forte nourriture qui lève le cœur aux délicats ? Et qui donc a l'estomac gâté, de l'arbitre du goût ou du lecteur inconnu ?

Que la critique dans son ensemble répugne à la lecture de Mort à Crédit, cela n'est pas douteux. Que le public, au contraire, y prenne plaisir, cela aussi est hors de conteste. Et ne nous dites pas : « Les chiffres ne prouvent rien, que la bassesse du goût, voyez Georges Ohnet et tels contemporains imbéciles dont les livres se vendent par centaines de milliers. » Nous répondrions : « Vous savez que Mort à Crédit se présente en bloc et nu, sans aucune de ces séductions qui plaisent à l'amateur de littérature dite commerciale. Vous le savez, jamais livre ne déploya moins de grâces, jamais livre ne s'imposa plus vite. De votre aveu même, si ce roman est haïssable, il n'est pas médiocre. » Ecartons donc cet argument et voyons quelles sont les raisons de ces divergences du lecteur et de la critique.

Parmi les journalistes qui se sont élevés contre ce roman, on en compte plusieurs dont les arrêts sont écoutés par un public trop pressé pour ne pas être docile. Quand on n'a pas le temps de réfléchir, il est commode d'acheter une opinion exprimée selon les règles. Depuis l'avènement des rotatives, tout le monde a de l'esprit. C'est bien connu.

Dans le cas qui nous occupe, le censeur devrait l'emporter sans discussion. Ne montre-t-il pas une sévérité rare à notre époque ? Sa bonne foi n'est-elle pas éclatante ? Et les sept cents pages de ce volume énorme ne sont-elles déjà pas une condamnation ?

Absolument pas. On lit Mort à Crédit partout. Et contre l'avis officiel. On le lit à Paris et en province. On le lit à l'étranger. On le lit aux antipodes. Nous ne parlons pas des salons. Les salons lisent les yeux fermés, comme ils écoutent la musique en se bouchant les oreilles. Non, nous parlons du public qui lit pour son plaisir, du lecteur qui achète un livre chez le libraire, après en avoir feuilleté plusieurs. Du lecteur qui sait le prix du divertissement qu'il se propose et qui ne se décide qu'après réflexion. Du lecteur qui se fera demain le propagandiste de ce livre honni.

Les critiques ont-ils donc raison contre ce lecteur ? Et s'ils se trompent, pourquoi se trompent-ils ?

L'histoire littéraire nous répondra. Jamais dossier ne fut plus fourni. Et sans remonter plus haut que le siècle dernier, il suffit de feuilleter les journaux, pour avoir sous les yeux un incroyable catalogue d'erreurs, une collection invraisemblable de bévues et d'arrêtés ineptes. Quels romanciers porte-t-on aux nues ?. A qui décerne-t-on la louange la plus chaleureuse ? A Balzac, à Stendhal, à Flaubert, à Zola ? Non, bien entendu. Mais à Frédéric Soulié, à Octave Feuillet, à Victor Cherbuliez, à Paul de Kock.

*

Balzac est injurié, vilipendé. Les journaux accusent Le Père Goriot d'immoralité. « L'auteur savait bien - note Balzac dans la préface d'une réimpression de ce roman - qu'il était dans la destinée du père Goriot de souffrir pendant sa vie littéraire comme il avait souffert pendant sa vie réelle. Pauvre homme ! ses filles ne voulaient pas le reconnaître parce qu'il était sans fortune; et les feuilles publiques aussi l'ont renié, sous prétexte qu'il était immoral. »

Et ailleurs, il ajoute : « Je dois rendre justice à la presse, il y a chez elle une honorable unanimité contre moi... » Et comme l'événement le confirme dans cette opinion, il ne publie plus un livre sans préface explicative. Ce n'est pas d'aujourd'hui, on le voit, qu'un romancier en appelle au public. C'est même le seul recours. Car que peut faire un auteur contre la presse ? Le droit de réponse n'est qu'un leurre : « Vouloir démentir un journal, c'est imiter le chien qui aboie après une chaise de poste. Le numéro qui vous tue et vous déshonore... est bien loin de vous quand vous vous plaignez. Ceux qui ont lu l'attaque ne lisent pas toujours la réponse. » (Le Lys dans la vallée).

« Si le journal invente une infâme calomnie, on la lui a dite. A l'individu qui se plaint, il en sera quitte pour demander pardon de sa liberté grande. S'il est traîné devant les tribunaux, il se plaint qu'on ne soit pas venu lui demander une rectification ; mais demandez-la lui ? Il refuse en riant, il traite son crime de bagatelle. Enfin il bafoue sa victime quand elle triomphe. » (Les Illusions perdues).

Flaubert n'a pas été mieux servi que Balzac. Dans une lettre à George Sand il écrit : « Ça va bien, Chère Maître, les injures s'accumulent ! C'est un concerto, une symphonie où tous s'acharnent dans leurs instruments. J'ai été éreinté depuis Le Figaro jusqu'à la Revue des Deux Mondes, en passant par la Gazette de France et le Constitutionnel... Et ils n'ont pas fini l... Ce qui m'étonne, c'est qu'il y a sous plusieurs de ces critiques une haine contre moi, contre mon individu, un parti pris de dénigrement, dont je cherche la cause. »

*

Nous essaierons plus loin d'analyser les raisons de cette haine qui poursuit un Flaubert ou un Céline. Voyons d'abord ce qu'on reproche à l'auteur de Mort à Crédit. Il n'y a pas deux mois que ce livre est publié et déjà plus de trois cents journalistes l'ont jugé, du haut de la plume, et sans appel. Les articles les plus violents sont évidemment anonymes. Tout se passe dans les règles.

Voici, comme premier échantillon, quelques lignes d'une chronique signée naïvement Marchenoir et publiée dans une revue de « jeunes ». L'auteur n'a pu emprunter qu'une signature à Léon Bloy. On jappe quand on ne sait point rugir. Mais peu importe, lisons Marchenoir : «... Son obscénité - dit cet espoir de la polémique - plus scatologique qu'érotique, plus ennuyeuse et plus laide encore que malodorante n'est que le bas procédé d'un industriel, d'un cacographe - au sens le plus nauséabond du mot... Il n'est donc pas besoin de rétablir les bûchers de l'Inquisition, il suffira, sans doute, d'attirer sur ce cas l'attention de la voirie pour que Céline, son éditeur, ses livres, tout ce qui les touche, soient proprement brûlés. A l'exception de ses seuls lecteurs que l'ennui aura suffisamment punis... »

Dans une autre revue, les rédacteurs se sont mis à sept - dont un comptable sans doute - pour protester contre la publicité des éditeurs qui, assurent-ils, doit coûter au bas mot une centaine de mille francs. Et les Sept de conclure dans un joli mouvement d'indépendance :

« Nous ne sommes pas, ici, pour la censure. Nous n'avons aucun désir de voir un jour l'Etat s'immiscer dans la production littéraire pour y introduire son contrôle. Mais il faut avouer que de telles publications légitiment les censures et les appellent ; et quand la police hitlérienne va interdire l'entrée en Allemagne de cette laborieuse saleté nous ne pourrons pas lui donner tort. » (La traduction allemande de Mort à Crédit est annoncée pour l'hiver prochain.)

M. René Lalou, à qui nous devons déjà trois articles attristés sur Mort à Crédit, interroge sa conscience : «Peut-on parler en toute impartialité du nouveau livre de Céline ? Entendez : sans être accusé de céder à la crainte de ne point paraître audacieux ou bien au désir de lui faire expier un premier succès ? J'en demeure persuadé... » Il ajoute ailleurs : « Mort à Crédit a déçu toutes mes espérances. Il me semble, en effet, impossible d'échapper à l'impression que presque tout dans cette œuvre est factice. »

Quant à M. Pierre Humbourg, il hésite devant une condamnation aussi nette. Mais il voudrait que L.-F. Céline fût plus distingué dans son langage. Dans sa chronique, curieusement intitulée « L'Esprit de l'escalier » on lit cette phrase : « J'aimerais - si l'on peut se permettre de donner un conseil à un auteur annoncé à grand fracas ? - que M. Céline médite cette pensée de Ruskin. « La vulgarité est une image de la mort ». La littérature ne veut pas mourir encore. »

Dans Le Peuple, M. Marcel Lapierre s'exprime gaillardement : « Céline... aligne les ordures pour rien, pour son plaisir peut-être, pour la délectation des lecteurs spéciaux qui jouent à s'encanailler. »

Au tour des éditeurs maintenant : « C'est, en somme, du raccrochage et ça rappelle l'industrie des pâles rabatteurs qui sillonnent le faubourg Montmartre en proposant aux passants : « Voulez-vous voir le cinéma cochon ? » ou en sussurant : « J'ai des cartes postales qui vous intéresseront.»

« Technique semblable.

« Ce que M. Bernard Grasset nomme « La chose littéraire » a de singuliers prolongements... »

Après ces gracieusetés, il n'y a plus rien à dire. Mais Le Mois va plus loin encore dans la réprobation. Ce périodique exprime le point de vue des anti-céliniens intégraux.

« Les sept cent pages de Mort à Crédit sont autant de preuves monotones et ennuyeuses que Céline ne traduit nullement un sentiment sincère, mais que tout son propos est de surprendre par l'arbitraire et de scandaliser par l'ordure. Aucun livre n'est plus visiblement faux, factice, artificiel, fabriqué dans un but qui n'a rien de littéraire. Et la même chose était à dire du Voyage au bout de la Nuit qui fut si stupidement couvert de louanges, il y a quatre ans... Dans un cas comme dans l'autre il s'agit d'un bluff organisé, d'un « chiqué » monstre. »

Arrêtons-nous. Ces citations résument les plaintes de nos adversaires. Nous pourrions les multiplier. Inutile. Elles seraient toutes pareilles, comme les bornes du chemin. Quand nous en aurions rempli un volume, le lecteur ne serait pas plus avancé. Toutefois, nous ne résistons pas au plaisir de publier ici un petit parallèle que nous nous sommes diverti à établir.

Ce qui ajoute au piquant de ce rapprochement, c'est que La Terre et L'Assommoir sont - et de loin - les deux plus gros succès de Zola. Et la critique officielle tient aujourd'hui L'Assommoir pour un chef-d'œuvre.

*

On reproche donc à L.-F. Céline : 1° d'avoir écrit un livre monotone et profondément ennuyeux ; 2° de ne devoir son succès qu'à la réclame ; 3° d'user d'un langage tout artificiel ; 4° d'user et d'abuser de l'obscénité. Ses éditeurs, au surplus, ne sont que des commerçants cyniques.

Voilà des attaques précises et nous saurons bientôt ce qu'il faut y répondre. Mais auparavant voyons un peu qui est ce L.-F. Céline. Le public, si avide de détails sur la vie privée des écrivains, ignore tout de lui. On ne voit point le portrait de cet auteur aux étalages, on ne sait si l'inspiration le visite le matin ou l'après-midi, s'il rêve au crépuscule, s'il plaint les opprimés de l'Afghanistan, s'il se distrait de ses pensées en jouant de la flûte ou du piston, s'il aime les chats siamois ou les poissons rouges.

L.-F. Céline est un monstrueux égoïste. Il tient volontairement le lecteur dans l'ignorance de ses petites passions. Il ne fréquente ni les salles de rédaction, ni les salons, ni les réunions politiques. A peine le voit-on chez ses éditeurs quand il publie un livre. Ce réfractaire se dérobe aux interviews et aux enquêtes. Cet empêcheur d'écrire en rond ne préside pas de banquets, ne signe pas de manifestes, ne donne pas de chroniques aux journaux. Et, singularité dernière, il ne fait même pas partie d'un jury littéraire.

L.-F. Céline est médecin quelque part en banlieue. L.-F. Céline a publié deux romans.

C'est là le fait, on en conviendra, d'un homme scandaleux. Pourquoi s'il ne publie pas d'études sur ses contemporains, n'accorde-t-il pas de temps en temps une préface à quelque disciple plus instruit des usages ?
L.-F. Céline n'ignore tout de même pas que la critique est presque toujours une monnaie. « Passe-moi la rhubarbe », comme disait l'autre. L.-F. Céline n'a rien à échanger. Tant pis pour lui.

Encore s'il s'affiliait à quelque groupe ! Un auteur habile s'appuie aujourd'hui sur une école, dirige un mouvement. On est écrivain de gauche ou de droite, moins-de-trente-ans ou académique, populiste ou salonnard, « maison de la culture » ou « action française », idéaliste, irréaliste, régionaliste, polyphonique, tout ce que l'on voudra. Mais on ne se tient pas à l'écart, on suit la règle du jeu. Ou alors, il faut s'attendre à tout et, par exemple, à être le seul auteur éreinté en France depuis quarante ans.

*

Donc Céline est un auteur ennuyeux et son livre endort le lecteur. Qui dit cela ? Mais la critique. - Le dit-elle de tout le roman ? N'y a-t-il pas dans cet ouvrage de dimensions inaccoutumées, quelques pages qui méritent absolution ? - Bien sûr ! Ne nous faites pas plus méchants que nous ne sommes. Nous ne voulons point passer pour sauvages et nous reconnaissons volontiers que M. Céline a parfois du génie. Nous dirons même que certains passages de Mort à Crédit sont entraînants. - Tenez ! moi, je vous accorde cinquante pages et la mesure est bonne. - Et vous ? - Je vous en passe cent, mais ne m'en demandez pas davantage. - Et vous, Monsieur, accordez-vous quelque chose ? - Volontiers. Je tiens tout un chapitre pour admirable, mais vous en conviendrez, dans un pareil amas, ce n'est guère. - J'en conviens. - Mais, dites-moi, quelles sont ces pages ?

C'est ici que le plaisir commence. M. André Rousseaux rejette toute la première partie du livre, mais à partir de la page 399, Mort à Crédit devient « un chef-d'œuvre d'invention romanesque, capable de réconcilier avec l'art du roman les lecteurs les plus blasés. La fantaisie, non pas fantaisie aérienne et gracile, mais fantaisie puissante et riche, le dispute à la truculence et à la cocasserie dans cette vie héroï-comique d'un escroc parisien, hâbleur, ingénieux naïf et retors à la fois, canaille et pittoresque. »

C'est pour le début du livre que M. Jean-Pierre Maxence annonce des préférences : « En de rares moments, M. Céline nous donne, en effet, des tableaux d'une étrange beauté. Alors, mais alors seulement, il sait mêler la lumière aux ombres. Ainsi en cette visite qu'il fait à une petite malade, etc... »

Le goût de M. Gabriel Brunet n'est point du tout celui de ses confrères : « Que choisir dans cet immense grouillement ? Pas d'hésitation : L'épisode de Nora, la femme du maître de pension anglais ! Il faudrait le détacher, en faire un petit livre à part,  je lui prédirais un beau succès. »

Et M. Georges Le Cardonnel fait encore un choix différent : « Il arrive à ce visionnaire, écrit-il, d'atteindre à une énorme fantaisie burlesque comme dans la scène de la traversée de la Manche... ou bien à une rare puissance dramatique quand le père de Ferdinand, épuise sa rage homicide en criblant de balles les tonneaux de sa cave. »

C'est une expérience faite que, s'il se trouve dix personnes qui effacent d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en fournit aisément un pareil nombre qui les réclame... tous sont connaisseurs et passent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que d'oser pour lors être du parti de ceux qui l'approuvent ?

On ne peut mieux dire. La Bruyère est un esprit fort raisonnable. Suivons donc ses conseils. Soyons jusqu'au bout du parti de ceux qui nous approuvent. Et puisque M. Rousseaux nous accorde le fragment que M. Gabriel Brunet répudie, tenons ce fragment pour un chef-d'œuvre. Ce morceau d'une étrange beauté que M. JeanPierre Maxence nous concède, acceptons-le de même. Et pourquoi refuser l'épisode plein de génie que M. Brunet nous désigne formellement ? Sans grand effort, en faisant appel à deux ou trois autres censeurs, débordants de gentillesse et de contradictions, nous arrivons à reconstituer le chef-d'œuvre intégral.

Et au lieu de voir « l'ouvrage fondre tout entier au milieu de la critique », nous assistons à son apothéose. Nous arrivons à prouver - soutenus par nos détracteurs - que Mort à Crédit - livre dit « ennuyeux » - est ce que le roman contemporain a produit de plus fantastique, de plus émouvant, de plus varié, de plus puissant, de plus comique et de plus tragique à la fois et, en somme, de plus original. Et cette conclusion nous plaît fort.

*

Nous serons brefs sur le chapitre de la réclame. Certains nous accusent de l'avoir voulue trop forte, trop insistante. Ceux-là ne sont point auteurs ou s'ils ont publié des livres, ce fut obscurément.

N'importe quel petit commis de librairie sait que la réclame ne fait point le succès. Un livre qui ne « part pas », comme on dit en argot de métier, vous aurez beau le pousser au train, en proclamant le génie de l'auteur, sa marche n'en deviendra pas plus rapide. Mais si un ouvrage éveille l'intérêt, s'il pique la curiosité, s'il devient l'objet des conversations, alors - mais alors seulement - il faut aider à sa popularité, alors il convient de reproduire dans les journaux les éloges que chacun colporte, alors il faut, sans vaines pudeurs, carillonner sa gloire et la dire peut-être plus grande qu'elle n'est afin que dans un avenir proche le triomphe de l'ouvrage soit égal à sa renommée. Et un jour la diffusion du livre prendra un tel élan que l'éditeur n'aura plus à s'en soucier. Ses meilleurs agents de publicité, c'est chez les lecteurs qu'il les recrutera et sans dépense.

Nous n'en avons pas usé autrement pour L.-F. Céline. Si les ouvrages de ce romancier ont un énorme succès, c'est à leur force qu'ils le doivent. Et comme le dit Baudelaire dans ses « Conseils aux jeunes littérateurs », cette force-là, c'est « la justice suprême ».

*

- Parlez-nous un peu de ces fameuses suppressions ! De ces passages que vous n'avez pas voulu imprimer ! Le cœur vous a t-il donc manqué ?

- Nous y voilà ! A en juger par les commentaires qu'ils ont soulevés, ces passages ont été lus - si l'on peut dire - plus que d'autres. De braves gens nous écrivent : « De quel droit mutilez-vous un texte que le public voulait intégral ? » D'autres, comme le gaillard M. Lapierre, nous accusent d'attirer le lecteur par des procédés qui ne relèvent pas habituellement de l'édition. Enfin, les plus nombreux se demandent sur le ton de l'effroi ce que pouvaient contenir les lignes censurées.

Mettons les choses au point. L.-F. Céline, à notre demande, disons même sur nos instances, a supprimé la valeur de trois pages de son roman. Les passages sacrifiés étaient plus violents, beaucoup plus violents que le contexte. L'artiste, emporté par son sujet, avait oublié les limites où la loi entend le contenir. Nous les lui avons rappelées. Avec nous, il décida alors de faire subir à Mort à Crédit une censure préalable, plutôt que d'assister à la saisie de l'ouvrage par autorité de justice. Mais comme la coupure rompait l'élan de la phrase ou du chapitre, il exigea que la coupure fût marquée par un blanc. Il consentait à amputer son texte, mais non à le remanier.

On a pris prétexte de cette franchise pour nous accuser de manœuvres ignobles.

*

Venons-en maintenant au principal grief. L.-F. Céline s'est créé un langage artificiel. Tout son propos est de surprendre par l'arbitraire et de scandaliser par l'ordure.

L.-F. Céline a répondu lui-même au reproche par une lettre que M. André Rousseaux cite dans Figaro :

« Pourquoi je fais tant d'emprunts à la langue, au « jargon », à la syntaxe argotique, pourquoi je la forme moi-même si tel est mon besoin de l'instant ? Parce que, vous l'avez dit, elle meurt vite, cette langue, donc elle a vécu, elle vit tant que je l'emploie.

« ... Une langue c'est comme le reste, ça meurt tout le temps. Ça doit mourir. Il faut s'y résigner. La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d'autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu.

« Tout est là. Le reste n'est que grossière, imbécile, gâteuse vantardise. Dans toute cette recherche d'un français absolu, il existe une niaise prétention insupportable, à l'éternité d'une forme d'écrire. »

Il faut beaucoup d'orgueil ou d'humilité pour parler ainsi.

Seul, L.-F. Céline a le droit de le faire, qui s'est créé un langage entièrement original, toujours expressif, sans une faille, sans une scorie. Comme le dit M. Fortunat Strowski, Céline nous donne une bonne leçon d'art d'écrire. Il est le premier « syntaxier » de ce temps, au-dessus de tous ! Pour s'en convaincre, il n'est que de lire les pastiches de ceux qui haussent les épaules, l'air de dire : « Voyez, j'en fais autant ! »

Ce n'est que viande creuse ou bouillon maigre.

Mais il est temps de nous retirer. Notre constat est terminé. Cédons la place. L.-F. Céline compte dans la presse de vigoureux défenseurs. Ils ne sont pas nombreux. Ils ne forment pas bloc. Mais ces admirateurs décidés ont répondu à l'avance à toutes les objections, à tous les blâmes, à toutes les injures. Notre tâche s'en trouve simplifiée. Cherchons-nous des arguments, nous en trouvons à foison dans les admirables articles de MM. Noël Sabord, Eugène Marsan, Robert Kemp, François Porché, Robert Poulet, Ramon Fernandez, Fortunat Strowski, Louis Laloy et P. Châtelain-Tailhade, pour ne citer que des écrivains de langue française. Car si nous voulions en appeler à l'étranger, nous pourrions produire dix études, solidement pensées, où L.-F. Céline paraît comme un des plus grands écrivains de l'époque (Une étude comme celle de The Statesman, par exemple ou du Times litterary supplement, qui ne passent point pour des journaux légers.)

Mais il est un article qui résume le débat. L'auteur, M. Charles Bernard, l'éminent critique de La Nation Belge, a tout dit sur le sujet et de la manière la plus généreuse. Au terme de cette apologie, nous ne pouvons mieux faire que de publier cette page qui honore son auteur autant que l'homme et l'ouvrage qu'elle veut honorer :

« C'est un gros événement qu'un livre de M. Louis-Ferdinand Céline, Mort à Crédit qui paraît chez Denoël et Steele, est aussi un très gros livre. Déjà le fameux Voyage au bout de la Nuit était d'aspect dense, compact, comme son contenu. Mort à Crédit avec ses 700 pages bien tassées, son format grand in-octavo, fait un bloc, un vaste parallélépipède de papier aux plans lisses, aux arêtes coupantes, pareil à une pierre soigneusement taillée.

« Ce symbolisme a sa valeur. On n'aborde pas un tel livre comme tel autre qui n'en pèse que le quart. Frivolité et sérieux sont une question de poids. C'est pourquoi l'on a vu certains auteurs affirmer leur gravité dans des œuvres considérables par leur étendue, dans des suites aussi, comme Marcel Proust, et, plus près de nous, M. Jules Romains. Mais le cycle malgré tout se digère par tranches. On se rend compte que l'auteur a pris son temps. Au contraire, les 700 pages de l'Ulysse de James Joyce ont l'air d'avoir été écrites d'une haleine. Les 700 pages de Mort à Crédit également. C'est ce caractère touffu, abondant, fourmillant qui est extraordinaire. L'auteur a voulu tout mettre dans son livre. Comme on met tout dans une cathédrale, la terre, le ciel, l'enfer, le purgatoire, les vertus, les péchés, les saisons, la chair et l'esprit. Il n'y a pas que les piliers, les voûtes, les murs, les contreforts, tout l'appareil architectural. Il y a les statues, les milliers de statues, le pullulement inouï des statues. Et parmi ces statues s'il en est d'édifiantes, il en est de fort inconvenantes aussi. Ne parlions-nous pas de péchés? Les huchiers du Moyen Age n'ont jamais hésité à nous les montrer tout crus, avec une sorte d'exubérance joviale, un naturalisme d'autant plus brutal qu'il devait servir de contraste aux vertus, aux saints, aux anges, à tout ce qui de cette fange nous emportait vers le ciel.

« Nous n'avons plus la mentalité des gothiques si d'aucuns artistes et écrivains sont encore possédés de leurs instincts gargantuesques. Les éditeurs de Mort à Crédit ont prudemment engagé l'auteur à supprimer quelques mots qui appartiennent au Dictionnaire spécial de Delvau et des passages trop précis. Aussi quelques pages espacées de blanc ont l'aspect des feuilles qui paraissaient en temps de guerre sous le régime de la censure. Dans cet état, pourtant, le livre de M. Céline, pas plus que le Voyage au bout de la Nuit ne peut être mis dans toutes les mains. Tant s'en faut ! Un roman n'est pas toujours un divertissement pour jeunes filles. Et celui-ci apparaît plutôt comme un document de psychiatrie.

« Un document formidable. Confession ? La forme d'une confession et qui sans honte, sans rien qui de loin ou de près ressemble au respect humain, avec une sorte de verve géniale dévide tout le fond du sac. Disons tout de suite qu'elle n'eût pas été possible en langue classique. Elle eût été impossible à dire pour la raison que le français ne peut pas à ce point braver l'honnêteté. Que grâce aux tournures populaires, populacières souvent, grâce à l'argot, il s'établit un équilibre, une harmonie entre le fond et la forme qui permet de tout faire passer. Et on peut bien dire que tout y passe...

 

     ... Il me connaît bien Gustin... Il est expert en joli style. On peut se fier à ses avis. Il est pas jaloux pour un sou... Gustin, c'est un cœur d'élite. Il changera pas avant de mourir.

     Entre temps il boit un petit peu...

     Mon tourment à moi c'est le sommeil. Si j'avais bien dormi toujours j'aurais jamais écrit une ligne.

     « Tu pourrais, c'était l'opinion à Gustin, raconter des choses agréables... de temps en temps... C'est pas toujours sale dans la vie... » Dans un sens c'est assez exact. Y a de la manie dans mon cas, de la partialité. La preuve c'est qu'à l'époque où je bourdonnais des deux oreilles et encore bien plus qu'à présent, que j'avais des fièvres toutes les heures, j'étais bien moins mélancolique... Je trafiquais de très beaux rêves... Mme Vitruve, ma secrétaire, elle m'en faisait aussi la remarque. Elle connaissait bien mes tourments. Quand on est si généreux on éparpille ses trésors, on les perd de vue... Je me suis dit alors : « La
garce de Vitruve c'est elle qui les a planqués quelque part... » De véritables merveilles... des bouts de Légende... de la pure extase...

« Ce petit persiflage du début nous fixe tout de suite. L'auteur a tordu le col au cygne. Pour le reste, aegri somnia. Nous voici réembarqués pour le voyage au bout de la nuit. « De ma nuit », pourrait rectifier l'auteur - voyage prodigieux pourtant circonscrit dans les limites d'une piètre existence de misérable. Mais tout est en nous. Même l'aventure, surtout l'aventure. Cette prodigieuse aventure de la vie vis-à-vis de quoi les événements les plus extraordinaires que nous vivons au dehors ne sont que des épisodes sans importance. Nous touchons ici au plus pur classique, si déconcertant qu'il paraisse de parler de classique à propos d'un livre qui de la première à la dernière de ses cinquante mille lignes met en déroute tout ce que les manuels enseignent sur l'art d'écrire. L'important, selon le classique, n'est pas l'événement, c'est la façon dont il réagit sur nous. Mais nous, l'homme, mon frère, comme disait l'autre, qui l'a jamais approché, compris, raconté, comme il est ?

« Céline nous oblige à reviser des valeurs, des jugements, par le fait même qu'il trouve encore tant de nouveau à dire, qu'il nous fait sentir que derrière ce qu'il découvre il y a peut-être encore tout à découvrir. Imaginons ce que, voici cinquante ans, un écrivain naturaliste aurait fait de cette confession du petit Ferdinand, gamin de Paris, né de parents besogneux, bricoleurs et geignards. De cet effroyable drame de la médiocrité, de ce déchaînement de toutes les forces économiques et sociales, qui écrasent le pauvre. Un mince procès-verbal agrémenté de quelques traits descriptifs extérieurs, le maquillage de crasse que se met un acteur avant d’entrer en scène. Disons tout de suite un procès-verbal de carence. C'est comme en peinture. Il ne s'agit pas de voir les choses de la nature mais la nature des choses. C'est par là qu'un Céline dépasse de si loin et si haut toutes les pauvretés du naturalisme. Qu'ici la question ne se pose plus d'un terme bas, crapuleux, ordurier. Non, il faudrait les prendre à la pelle, mais que tout s'enlève dans un plan poétique vertigineux, qu'au travers de cette fange, de cet océan de boue et de gadoue, comme brusquement jaillit et fulgure le lingot d'or pur tiré d'une montagne de minerais broyés, malaxés, concassés, on voit enfin face à face l'âme, le prodigieux don de l'homme, dans une splendide illumination.

« Voilà ce livre, plein de génie et de bassesse. Au moins ne reprochera-t-on pas à l'auteur d'avoir voulu faire l'ange. En montrant la bête comme elle est, toute la bête, rien que la bête, il a ménagé la meilleure part à l'esprit. De ce point de vue Mort à Crédit ressortit au plus véridique spiritualisme. Celui des hommes au Moyen Age, les bâtisseurs de cathédrales, qui savaient regarder l'enfer, qui l'inventoriaient, poussaient pêle-même diables et damnés sur le marché public à grands coups de balai et en riant très haut des sorcières désarçonnées et de l'ignominieux sabbat.

« Il y a toujours la même distinction à faire entre ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas. Ce qu'on voit, c'est un gosse vicieux entre une mère un peu infirme et qui se tue au travail, et un père phraseur, moralisateur, non moins trimard, à qui la guigne a donné une mentalité catastrophique. Une malchance qui annihile également les meilleures résolutions du jeune Ferdinand qui, excédé des leçons de morale, d'engu... et de gifles, finit par se jeter sur le vieux et l'étrangle à moitié. Ce qu'on ne voit pas c'est tout l'arrière-fond de misère et de rancœur, l'ironie d'une lutte inégale, impossible, dérisoire, entre un libre arbitre bafouillant et le destin implacable, la grandeur malgré tout du sort ridicule et lamentable, de la calamiteuse condition humaine. Et c'est cela que nous fait voir Céline, c'est par là que nous nous réconcilions avec nous-mêmes comme avec ses personnages qui deviennent sympathiques malgré tout.

« Grâce à quoi, aussi, il a pu se livrer à une formidable débauche d'écriture sans jamais tirer à la ligne, sans jamais s'essouffler. Non que tout soit de la même qualité. Nous préférons la première moitié de son roman à la seconde. Elle est plus variée, plus étoffée. L'épisode du séjour de Ferdinand en Angleterre, au Meanwell College de Rochester, est une chose étonnante. Et sa sortie dramatique avec le suicide de Nora... Mais puisque les événements n'ont aucune importance ? Nous parlions de poésie. Nous devrions aussi parler d'éloquence, de rhétorique. Cette rhétorique peuple qui atteint des sommets, que jamais encore on n'avait reproduite et que Céline transcrit avec une sorte d'emportement sauvage, une griserie dionysiaque. Et comme c'est plus ample, plus étoffé que du Cicéron, avec le roulis des cailloux que mâchait Démosthène ! De l'argot et à pleine bouche, soyons polis, mais quel accent, quelle couleur, quelle force dans la répétition, surtout. Céline, sans doute, décrit ses personnages, il les campe nature, mais, surtout, il les fait parler. Ainsi ce n'est pas lui qui les crée, ils se créent eux-mêmes, devant nous. D'où cette vérité, cette vie, ce bouillonnement, ce renouvellement perpétuel.

« On se demandait où irait l'auteur du Voyage au Bout de la Nuit. S'il pourrait continuer son effort. Rebrosser avec un égal succès tant de laideurs, de misères pour l'élaboration et le rayonnement de sa lumière à lui. Il a rempli la gageure. En nous laissant la certitude qu'il continuera. Que ses réserves de compassion sont illimitées comme sa puissance d'expression, son éloquence torrentueuse, son extraordinaire génie verbal.

« Du neuf, enfin, dans la littérature ? Une forme renouvelée, des filons inexplorés, la découverte d'un champ vierge où, à la suite de Céline, des concurrents vont s'élancer ? Nous serions plutôt enclins à dire en marge de la littérature. L'autre côté mystérieux, redoutable, d'un mur que bien peu auront le courage de franchir. Derrière lequel il y a la nuit qui n'a pas de bout... »

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Nous n’ajouterons rien à cette lumineuse étude. Elle est pour nous définitive. Et il ne nous reste qu’à saluer son auteur, le cœur ravi et l’esprit comblé.

 

25 juillet

 

Article signé Georges Champeaux paru dans Les Annales politiques et littéraires.

« M. Denoël »

Les éditeurs Denoël et Steele ont la cote d'amour la plus forte de l'heure : c'est vers eux que se tournent la plupart des écrivains qui ont ou croient avoir des choses originales à dire. Je trouve M. Denoël en train de corriger les épreuves d'une brochure.

Les jugements portés dans les revues et les journaux sur le roman de M. Céline : Mort à crédit, lui ayant paru dans l'ensemble injustes et superficiels, il a décidé de faire la critique des critiques. Ceux qui ne connaissent pas M. Denoël pourraient s'étonner qu'un éditeur se jette ainsi dans la bagarre. Mais il suffit de se trouver devant lui pour comprendre à quel point ce geste dut être spontané.

De haute taille et large d'épaules, de lourdes lunettes d'écaille bien posées sur un nez hardi, il tient à la fois de Joseph Kessel et de Jacques Doriot. Un éditeur « d'attaque ».

- La critique a jugé le livre de Céline comme un roman du type courant, alors qu'il s'agit d'un ouvrage original et qui, comme tel, impose ses lois. Le public n'a d'ailleurs pas suivi la critique. Mort à crédit est un très gros succès.

- Alors, la crise du roman ?

- Convenez que vous auriez quelque peine à y croire si vous aviez vu partir en deux mois quarante-cinq mille exemplaires d'un roman à vingt-cinq francs, et qu'avec une publicité moyenne vous ayez dû tirer à six mille exemplaires le roman d'un débutant comme Luc Dietrich.

Je vends surtout des romans et j'en vends de plus en plus. Vous me direz que nous sommes une maison jeune, et, par conséquent, en pleine ascension. C'est vrai. Tout de même, et en dépit de la crise générale de la librairie, il y a toujours place chaque année pour cinq ou six romans qui marchent à fond de train. C'est le Pierre Benoit, le Mauriac, le Maurois, la traduction d'un grand livre étranger, ou encore l'inconnu qui s'impose d'emblée. Sans parler du prix Goncourt qui continue de faire régulièrement ses cent mille exemplaires.

Sans doute, le chiffre total des romans vendus cette année sera inférieur à celui de 1926. Mais peut-être la plupart des romans achetés cette année-là n'ont-ils pas été coupés jusqu'au bout. On a vendu trente mille exemplaires de Proust. Croyez-vous vraiment qu'il ait été lu par trente mille personnes ? Je connais bien des femmes du monde qui, sur trois livres qu'elles achetaient, en lisaient un. Il y a comme ça des robes qu'on ne met jamais...

Les carrières de romanciers sont plus brèves qu'autrefois. Un Loti, un France, un Bourget, ont gardé jusqu'au bout leur clientèle. Aujourd'hui, il est rare qu'après dix à douze ans de succès, un romancier ne retombe pas à un tirage moyen. En revanche, le nombre des écrivains n'a jamais été si considérable. Nous refusons une moyenne de douze cents manuscrits par an. C'est curieux comme il y a peu de gens qui sachent raconter une histoire... »

Georges Champeaux

4 août

 

Article signé A.-Charles Brun paru dans Le Petit Parisien sous le titre : « Un éditeur défend son auteur ».

 

« M. Denoël nous parle de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline »

En dépit de la morte-saison, l'actualité littéraire vient d'enregistrer ces jours-ci une initiative extrêmement intéressante dans l'histoire de l'édition. Prenant la défense du roman de L.-F. Céline paru récemment sous sa firme, Robert Denoël n'a pas hésité à signer de son nom un très habile plaidoyer en faveur de l'œuvre malmenée.

Ainsi, son Apologie de Mort à crédit inaugure-t-elle un précédent aussi généreux qu'original. Certes, des éditeurs-écrivains, tel Bernard Grasset, ont souvent préfacé les ouvrages de leurs poulains. Jamais leur sollicitude n'avait dépassé, toutefois, les bornes d'une présentation sympathique. Robert Denoël, lui, va crânement jusqu'à la bagarre.

- Loin de moi la pensée de vouloir me substituer à la critique, m'a-t-il affirmé dans son calme bureau de la rue Amélie. Mais, je réalise trop combien le livre de Céline bouscule le cadre des appréciations habituelles, pour ne pas consacrer à sa défense un effort particulier. Je n'ai jamais fait cela et ne compte plus le refaire. Ne nous y trompons pas. Il s'agit ici, avec Mort à crédit, d'une manifestation exceptionnelle, matériellement et spirituellement hors mesure. Pensez donc, 700 pages torrentielles qui remettent simultanément en question, les problèmes qu'on pense pour toujours résolus du style, du langage, de l'inspiration ; qui proposent aux écrivains de demain une libération presque absolue dans tous les domaines et l'autorisation formelle de traiter les sujets à fond...

C'est bien l'impression que j'avais moi-même ressentie durant les quatre nuits où, sans une minute de lassitude, j'ai suivi L-F Céline jusqu'à l'aube, sur la corde vertigineuse qu'il a tendue, entre le ciel et l'enfer.

- Et c'est ce livre qu'a bout d'insultes et d'arguments, d'aucuns ont déclaré ennuyeux ! Allons donc ! Il occupera, j'en ai l'absolue certitude, une place de premier rang dans les lettres françaises. C'est pourquoi j'ai tenu à prendre date avec cette brochure.

- Votre auteur est-il aussi sauvage qu'on veut bien le dire ?

- C'est un gaillard solide, tendre et bon qui a le chiqué en horreur. Il est père d'une petite fille qu'il adore et exerce son métier de médecin dans un dispensaire médical de Clichy. Il n'écrit que lorsqu'il a quelque chose à dire.

Cela, les admirateurs fervents de Céline le savent bien. Ils se réjouiront, je pense, d'apprendre qu'ils retrouveront un jour le petit Ferdinand de Mort à crédit dans les casernes d'avant 1914 et qu'ils revivront avec lui l'écœurant cataclysme. Plus tard, peut-être, enfin, ils les initiera à la vie grouillante de Londres pendant la guerre, un Londres poignant et peu connu, où le cavalier Destouches-Céline, blessé, a précédé de quelques années son inoubliable héros, sur un lit d'hôpital.

Le fait de prêcher un convaincu ne décourage nullement l'enthousiaste Robert Denoël. Au reste, le succès de son mince libelle, attesté par maintes lettres approbatives, entretient chez lui le feu sacré :

- Vous verrez, prophétise-t-il en me raccompagnant, les événements me donneront raison. Je me réjouis à l'avance de reprendre le débat dans dix ans, avec les détracteurs actuels de Céline. Je leur donne volontiers rendez-vous. »

A.-Charles Brun

 

15 août

 

Texte paru dans la rubrique « Les livres présentés par leurs éditeurs » de la Revue Belge du 15 août. Cette revue bi-mensuelle dirigée par Pierre Goemaere et Paul Tschoffen était publiée depuis 1924 par l’éditeur bruxellois J. Goemaere. Le texte, qui figure à la page 350 est signé « Les Editeurs Denoël et Steele » mais il ne fait aucun doute qu’il est, comme pour la plupart des communications à la presse, dû à la plume de Robert Denoël.

La collection bi-mensuelle « Célébrités d'hier et d'aujourd'hui » comporte 12 brochures parues entre le 18 novembre 1935 et le 1er août 1936. Celle que présente l'éditeur est la dixième et elle est parue début juillet.

 

27 septembre

 

Texte paru dans Paris-Soir du 27 septembre. Ce journal qui tire à près d'un million d'exemplaires avait entrepris une enquête auprès des auteurs et éditeurs à la suite du dépôt, le 13 août, d'un projet de loi concernant la durée de la propriété littéraire dû à Jean Zay [1904-1944], le ministre de l'Education nationale. La polémique s'installa aussi dans Les Nouvelles Littéraires et dans L'Intransigeant. En résumé, les auteurs était pour, les éditeurs, contre. Le projet fut repoussé jusqu'en 1939, puis abandonné.

 

Paris-Soir,  27 septembre 1936

 

9 novembre

 

Au terme du dernier Congrès de Weimar, les éditeurs allemands ont envoyé à leurs homologues du monde entier une lettre leur demandant d'éviter de publier des ouvrages « faisant abstraction de la réalité historique pour calomnier le chef d'un état étranger ».

Sous le titre « De la liberté de penser à la liberté d'imprimer », le journaliste Marcel Sauvage a rendu visite aux principaux éditeurs parisiens pour demander leur sentiment à ce propos, et publie leur réponse dans Le Journal.

Chez Flammation, Stock et Payot, on n'a pas d'opinion personnelle : « Les décisions à venir des associations corporatives seront seules valables. On s'y conformera. » Gaston Gallimard estime que cette proposition allemande ne mérite pas de débat au sein de la corporation. Albin Michel, Jacques Delamain, Arthème Fayard et Bernard Grasset sont hostiles à toute auto-censure mais reconnaissent qu'il est inutile de publier des ouvrages diffamatoires à un peuple ou à ses dirigeants. Robert Denoël n'entend rien à ces arguties :

Le Journal,  9 novembre 1936

 

12 décembre

 

Déclaration de Robert Denoël à un journaliste de l'hebdomadaire parisien Le Voltaire, relative à l'ouvrage de Luc Dietrich : Terre, qui vient de paraître.