Robert Denoël, éditeur

Textes et interviews

1921

 

Mai

Nouvelle signée Robert Denoël parue dans la Gazette de Liége n° 103 des 5 et 6 mai, où elle figure en page 3, colonne d.

« La partie d’échecs »

Le matin du 11 germinal an 11, Camille Desmoulin fut arrêté dans sa petite maison de la rue Crébillon. A la même heure une patrouille emmenait Danton, lié, comme un malfaiteur, à la prison du Luxembourg.

L’après-midi la Convention se réunissait : les partisans de Robespierre en petit nombre, se tenaient debout, arrogants, les yeux durs, le chapeau en bataille. Les autres conventionnels, craintifs, se consultaient du regard, se groupaient, tenant des conciliabules.

La séance s’ouvrit : le président annonça à l’assemblée que les deux suspects demandaient ^être entendus. A ce moment Robespierre, qui venait d’arriver, se leva et enjambant une chaise se précipita à la tribune. Sanglé dans une redingote brune à larges boutons, le front ridé, les yeux brûlants d’une flamme sauvage, le visage haineux, il parlait sur un ton à peu près calme, mais bientôt emporté par la fureur, il se mit à déclamer avec de grands gestes : il enflait sa voix, la brisait, en tirait des sonorités effrayantes ; en un réquisitoire d’une violence inouïe, il tonnait, il hurlait contre les citoyens indignes qui osaient attenter à la sécurité de la République.

Médusés, les conventionnels le regardaient : ses adversaires suant la peur et l’angoisse, le visage hagard et les mains moites, courbaient la tête ; ses partisans, les joues en feu, les yeux brillants de fièvre, moustache hérissée, ne perdaient pas un geste, pas un jeu de la physionomie du Justicier : penchés vers lui, ils buvaient ses paroles, en savouraient à l’avance le sinistre résultat. Il ne se fit pas attendre : la Convention renvoya les suspects au tribunal révolutionnaire où l’arrêt de mort les attendait.

Bouffi d’orgueil, la tête haute, Robespierre descendit de la tribune ; les conventionnels se rangèrent pour lui faire place, mais aucun n’osa l’accompagner. Des bandes de patriotes et des soldats en patrouille passèrent : il toucha le bord de son chapeau et continua sa marche sans but, absorbé dans ses pensées. Machinalement il arriva au Palais-Royal devant le café de la Régence. Il y allait quelquefois jouer une partie d’échecs, jeu dont il était fort amateur. Tout à fait nul comme joueur il lui arrivait cependant de gagner ; la terreur qu’il inspirait était telle que ceux qui se hasardaient à jouer avec lui, même les plus habiles, commettaient des bévues d’écolier et perdaient.

Quand il pénétra dans la grande salle, toutes les têtes se levèrent pour le dévisager mais aussitôt qu’il fut reconnu, elles se penchèrent toutes sur les échiquiers avec des chuchotements apeurés. La Révolution avait laissé des traces de son passage dans le café. Les glaces magnifiques qui ornaient les murs sous l’ancien régime avaient disparu ainsi que les lustres tout scintillants de cristaux qui illuminaient la salle les soirs de fête. Les grands murs s’allongeaient maintenant tristes et nus, rehaussés cependant par places d’insignes révolutionnaires et de couronnes civiques. Un buste de Marat sur un socle trônait au milieu du café.

Le tribun s’assit à la table qui lui était réservée, croisa les jambes et ramena sur ses genoux les pans de sa redingote. Ses regards se promenèrent un instant indécis sur l’assistance clairsemée. Le bruit de la porte qui s’ouvrit lui fit tourner la tête : un jeune homme entrait, vêtu en patriote mais en patriote d’une suprême distinction. Sa carmagnole était de drap fin, sa culotte en casimir, et des bas de soie chinés moulaient sa jambe bien faite. Ses cheveux noirs abondants étaient ramenés sous la pourpre discrète d’un bonnet phrygien, de forme élégante. Dans ses yeux profonds on voyait la pensée et la volonté comme des cailloux blancs au fond d’un puits clair.

Timidement il s’avança, s’assit à la table de Robespierre et lui offrit de faire la partie. L’accusateur public qui cherchait vainement un partenaire, acquiesça et la partie commença. Les yeux fixés sur l’échiquier, ne perdant pas une pièce de vue, le jeune homme jouait lentement et à coup sûr. Robespierre ne prêtait pas grande attention au jeu : sa pensée le ramenait à la séance orageuse de l’après-midi et à son triomphe. Il perdit.

«La revanche, citoyen ?»

«Accordée».

La partie devenait sérieuse : l’accusateur piqué au jeu, chassant toute préoccupation étrangère, concentrait son attention sur l’échiquier. Les coudes sur le marbre, les pommettes enflammées, il cherchait des combinaisons. Soudain il respira et avança un cheval, coup qui lui assurait la victoire. Il avait affaire à forte partie. Le jeune homme riposta et sa voix s’éleva pour la deuxième fois, un peu craintive : «Echec et mat».

Les rares joueurs qui avaient suivi la partie de loin regardèrent timidement l’audacieux mais Robespierre ne paraissait nullement contrarié.

«Soit, fit-il, j’ai perdu. Mais quel est l’enjeu ? Nous n’avons rien décidé à ce sujet.»

«Acceptes-tu celui sur lequel je comptais ?»

«Quel est-il ?»

Tremblant, le jeune homme sortit de son vêtement un large pli et le tendit à son partenaire qui le lut, sourcils froncés : c’était une feuille d’élargissement portant le nom du comte B. enfermé à la conciergerie comme aristocrate.

«Mais qui donc es-tu ?»

«Je suis la fiancée du comte.»

Alors l’Incorruptible sourit et signa.

Robert Denoël

Juin

Nouvelle signée Robert Denoël parue dans la Gazette de Liége n° 132 du 9 juin, où elle figure en page 3, col. a-b.

« Pataud »

Le peintre Horace Verduret avait deux passions : sa pipe et son chien. C’étaient des souvenirs, aussi les surveillait-il avec une identique sollicitude. La pipe, une relique paternelle, était vulgaire : un gros tuyau de merisier s’adaptant sur un fourneau ventripotent de même essence. Le temps et le feu couvant du tabac l’avaient patinée et noircie à ce point qu’elle luisait comme un meuble de noyer ciré. Le chien était beau : un grand terre-neuve, bien découplé, solide, aux longs poils noirs, la queue en panache. De grands yeux, encadrés par les oreilles tombantes, brillaient au milieu de sa bonne grosse tête. C’était un cadeau d’ami. On l’avait débarqué dans l’atelier un matin, enfermé dans une caissette percée de trous. Verduret le baptisa Pataud. Ce petit bout de chien à la tête énorme, au corps minuscule, posé sur ses grosses pattes comme sur des piliers, avait cette rage commune aux jeunes animaux de son espèce : il mordillait avec un égal plaisir le bas des rideaux, les pantalons et les pantoufles de son maître. Il grandit vite. Très doux et très intelligent, il faisait l’admiration des gens du quartier et la joie des gosses qui lui montaient sur le dos, lui tourmentaient les oreilles et poussaient le cynisme (si on peut dire) jusqu’à vouloir éprouver la solidité de sa queue au moyen de tractions rythmiques. Impassible, il les regardait de ses grands yeux noirs pleins d’un mépris affectueux et quand ils dépassaient la mesure, il les avertissait d’un coup de patte amical ou d’un grognement débonnaire.

Verduret, en homme méthodique, réduisait quotidiennement cinquante grammes de tabac en cendres grises. Travailler sans une pipe à la bouche lui semblait d’une insipidité consternante. Par ailleurs, l’obligation de sortir pour cet achat nécessaire répugnait à sa paresse de bohème. Il parvint à y dresser son chien. Chaque matin il lui mettait quatre sous dans la gueule et quelques minutes après Pataud rentrait, portant délicatement le paquet entre ses dents. Ce trait de haute intelligence lui attira les sympathies d’un client de Verduret qui voulut s’en rendre acquéreur et en offrit cent francs. Pas un instant la tentation n’effleura le peintre. Certes, il n’était pas riche, mais il tenait à sa bête.

Un matin il se passa quelque chose de bizarre : Pataud était revenu de course tête basse, la queue entre les pattes et la gueule vide. De tabac point. Le lendemain même aventure. Verduret, en lui fourrant les deux décimes dans la bouche lui avait pourtant adressé un discours bien senti sur la dureté des temps et les inconvénients de la vie chère. Le peintre commença à douter de la probité du compagnon de son existence et il pensa non sans amertume au billet de cent francs qu’on lui avait proposé pour cet animal malhonnête. Malgré l’affligeante perspective d’un dérangement quotidien, il décida de faire en personne ses achats de tabac si cet incident pénible se renouvelait. Pour la troisième fois, Pataud rentra bredouille et son maître en furie s’oublia jusqu’à lui décocher un coup de pied dénué de toute intention gracieuse.

«Sale bête. Ça fait douze sous que tu me dois.»

Pataud, vexé de cette [illisible] et du geste peu élégant qui l’avait soulignée, renifla bruyamment, étira avec soin ses pattes en commençant par celles de devant, puis s’en alla flairer les toiles de son maître d’un air souverainement méprisant. Pendant trois jours le peintre pestant contre la neige qui lui glaçait les pieds, maugréant contre le froid qui lui piquait le nez, fut dans la pénible obligation de descendre lui-même jusqu’au bureau de tabac.

Le quatrième jour, il faisait un temps sec, un pâle soleil illuminait l’atelier. Pataud était sorti (une petite promenade hygiénique sans doute !) Le peintre venait de mettre le dernier coup de pinceau à une enseigne rutilante qu’il confectionnait pour l’épicier de la place. L’artiste se reculait pour juger de l’effet quand un grattement significatif se fit entendre à la porte. C’était Pataud qui rentrait, un paquet de tabac inséré entre les molaires et de la monnaie sur la langue. Il déposa le tout aux pieds de son maître et se mit à gambader en jappant joyeusement. Toute sa personne exprimait l’allégresse du malheureux débarrassé d’un créancier féroce.

«Nous sommes quittes hein ! maintenant», semblait-il dire. En effet à côté du paquet se trouvait la somme de huit sous. Ce fut du délire, dans son enthousiasme le peintre prit le chien dans ses bras, le caressa et voulant le récompenser, prit son sucrier : il était vide.

«Je vais en chercher et par la même occasion je porterai l’enseigne.» Ils partirent tous deux ; pendant la route Verduret s’arrêta cinq ou six fois pour raconter aux gens qu’il accostait le trait de génie de Pataud. Mais un point restait obscur : Où avait-il eu l’argent pour acheter le tabac ? Si c’était celui du peintre, pourquoi avait-il attendu trois jours ?

Cruelle énigme ! Ils étaient arrivés ; l’épicier admira l’œuvre d’art qu’on lui apportait et paya. Verduret lui conta son histoire mais à peine avait-il terminé que le gros homme se mit à rire.

- Figurez-vous, fit-il, que les gamins du quartier viennent jouer au bouchon sur la place. Ils ont remarqué votre chien et l’ont délesté des sous qu’il portait dans la gueule. Il s’est mis ces jours derniers en embuscade derrière le gros arbre de la place mais dans la neige on ne joue pas au bouchon ; quand ce matin, au plus fort de la partie, votre chien arrive en courant, renverse deux galopins, rafle la monnaie d’un coup de langue et file ! je ne vous dis que ça !...

Et l’épicier, les coudes sur le comptoir de marbre, repartit d’un gros rire qui lui secoua la bedaine.

Aux nombreuses félicitations et caresses qu’il reçut, Pataud se rendit compte rapidement qu’il avait accompli un haut fait. Il recommença. Verduret fut bientôt submergé sous l’averse des plaintes qui tombait de tous les côtés. Il prit peur et c’est ainsi que Pataud, l’infortuné Pataud, fut attaché pour excès d’intelligence.

Robert Denoël

Novembre

Nouvelle signée Robert Denoël parue dans la Gazette de Liége n° 254 du 10 novembre, où elle figure en page 3, col. e-f.

« La Commode »

«Merci, mon neveu, vous êtes vraiment gentil...»

En prononçant ces paroles de gratitude, Mademoiselle Mantille prit un trousseau à sa ceinture noire, choisit une clef et ouvrit un placard où elle serra une bouteille à la panse rebondie.

C’était une vieille femme, proprette, grande et maigre : ses cheveux gris étaient rares mais soigneusement ramenés en un mince chignon sur l’occiput. Elle portrait des tabliers à bavette et des robes démodées qu’elle ajustait coquettement car il lui répugnait d’ajouter aux injures du temps les désastres d’une impardonnable négligence. L’âge qui lui avait ridé le front et les mains, parcheminé la peau et enlevé une partie de la denture, avait respecté sa taille. Aussi le dimanche, en se rendant à la messe ou aux vêpres, pouvait-on la voir marcher, son missel sous le bras, droite et raide avec l’air distant d’une vieille marquise offensée dans sa dignité...

L’appartement s’identifiait à sa propriétaire : ils avaient tous deux le même air suranné. Les fauteuils et les chaises de velours rouge disparaissaient sous de tutélaires housses de toile grise. Sur la cheminée devant la glace encadrée d’un or terni, deux roses artistiques en faïence polychrome flanquaient une pendule qui marquait quatre heures depuis plusieurs années déjà. Sur celle-ci une Vénus d’albâtre à l’air respectable se contorsionnait d’une façon académique. Un globe de verre la recouvrait. Dans un coin de la pièce un meuble détonnait tel un saphir jeté sur un tas de perles de verre dont les petites filles se font des colliers. C’était une commode du XVIIe siècle, meuble sculpté d’une grande valeur artistique, et, par suite, commerciale, que l’on se transmettait de père en fils depuis des générations chez les Mantille.

Chaque fois que son propriétaire trépassait, ce meuble était l’impassible sujet de véhémentes disputes dans la famille. Pour s’en assurer la possession, Mademoiselle Mantille s’était vue dans la douloureuse nécessité de rompre toute relation avec son frère aîné. Par contre la commode lui était d’une grande utilité : elle y rangeait méticuleusement ses lunettes qu’elle n’enfourchait que pour travailler, ses pelotes de laine, ses aiguilles à tricoter, sa boîte à prise et les menus ouvrages de couture qu’elle confectionnait quotidiennement. Le meuble excitait l’envieuse admiration des trois héritiers de la vieille fille : ils l’accablaient de prévenances intéressées et auraient fait des bassesses pour pouvoir dire : «C’est moi qui ai hérité de la commode.»

Celui qu’elle recevait aujourd’hui était Paneuil, le marchand de vins, gros homme à la lèvre fleurie, au nez bourgeonnant et violacé, ainsi que le nécessitait sa profession. La vieille ne le prisait pas beaucoup, tenant en médiocre estime la lourdeur de ses ennuyeuses plaisanteries et la grossièreté de ses histoires folâtres... Pourtant, elle appréciait ainsi qu’il convient, le vieux bourgogne et le muscat doré que ses visites hebdomadaires lui apportaient.

Son préféré était le second de ses neveux, le bedeau de la paroisse, grand et maigre gaillard au nez rouge et aux joues bleues. Grâce à son influence, elle avait été élue, à une écrasante majorité, présidente de la chorale de la paroisse. Sa rivale, la vieille Cabochon, en était presque morte de jalousie. Aussi avait-elle conçu du faible pour le sacristain et quand il lui arrivait d’imaginer qu’elle pourrait se séparer de son trésor, c’est à lui qu’elle pensait le léguer.

Ce n’est pas qu’elle eût moins d’affection pour les Poullard, ménage d’employés besogneux. Madame, bonne femme d’un sympathique embonpoint, venait tailler de copieuses bavettes avec la vieille, malgré les soins multiples que lui occasionnaient sa maison et ses quatre enfants.

Parfois, le dimanche, la famille Poullard venait en visite ; les gosses par ordre de taille présentaient un front respectueux aux baiser humide et piquant de leur grand’tante. Cette opération terminée, ils s’asseyaient non sans une craintive admiration sur le velours incarnat des chaises dont on enlevait les housses pour la circonstance. Ensuite, ils grignotaient avec sagesse le bonbon rachitique que la vieille, prise d’un accès de générosité périodique sortait d’une grande boîte ronde au couvercle orné de chats noirs.

Au cours d’une de ces visites dominicales, le plus jeune des rejetons Poullard avait ouvert la commode et sans trop de difficultés, était parvenu à jeter un des tiroirs sur le plancher et à choir dessus. Le fracas de sa chute, celle du tiroir, et les hurlements qui la ponctuèrent, firent bondir toute la famille vers le lieu du sinistre.

- Petit malheureux ! qu’as-tu fait ?

Le petit malheureux poussa quelques grognements sans signification, exhala quelques soupirs dépourvus de précision et finit par déclarer :

- Heu... heu... c’est le tiroir qu’a glissé...

- Jeune idiot, tu ne vois pas que tu as cassé un des amours sculptés qui formaient le coin ?...

Le jeune idiot se rendait parfaitement compte du désastre, mais était impuissant à y remédier.

- Nous le ferons réparer, ma tante, et toi tu seras vertement puni en rentrant.

On fit venir un menuisier antiquaire qui, après un examen approbateur, déclara le nécessité de transporter le meuble à son atelier. Quinze jours plus tard, la commode restaurée avait réintégré sa place primitive et la vie reprit son cours identique et tranquille pour la famille un instant troublée.

Un jour, il advint qu’au sortir d’un dîner copieux chez Paneuil, où toute la parenté était réunie, la vieille, saisie par le froid du dehors, fut prise de congestion. Elle trépassa, laissant ses neveux et nièces dans une affliction relativement profonde. Les funérailles furent magnifiques : le bedeau sonna le glas, la chorale paroissiale, présidée par la vieille Cabochon élue en remplacement de la défunte, chanta avec une onction pleine de tristesse.

Après la cérémonie funèbre, on chercha le testament : la vieille, qui croyait vivre de nombreuses années encore, était morte intestat. Les héritiers, malgré la douleur qui les accablait, procédèrent à l’inventaire de sa fortune et de ses biens meubles et immeubles. Tout fut numéroté, catalogué et réparti en lots depuis la commode et les roses de faïence jusqu’aux pots à fleurs ébréchés et les chaussures éculées qui garnissaient le grenier. Quand tout fut terminé, on procéda à la vente aux enchères parmi les membres de la famille :

«Premier lot : une commode du XVIIe siècle, mise à prix 3.000 francs.»

«3.500, fit le sacristain.

«3.600, dit Poullard.

«4.000, surenchérit Paneuil. Il alla jusque cinq mille et laissa le bedeau et les Poullard se disputer les tables et les buffets de cuisine.

Le marchand de vins, plein d’une orgueilleuse satisfaction, chercha d’abord l’endroit de sa maison où la commode serait le plus en vue. Ce n’était pas un meuble de bureau, hélas, car la place en eût été toute trouvée. Dans sa chambre à coucher, personne ne la verrait. Après maintes tergiversations, il se décida pour la salle à manger. Quand le meuble fut placé et calé, Paneuil se recula, ouvrit les rideaux puis les referma, jugea ainsi de l’effet au jour et à la lumière, et dans un joyeux frottement de mains se dit :

- Elle est merveilleuse ! Tiens, je vais la faire évaluer pour voir combien j’ai gagné au marché.

Le menuisier qui l’avait réparée autrefois avait déménagé. Il se rendit donc chez un de ses confrères et chemin faisant rencontra Poullard qui revenait de son bureau.

- Venez donc demain passer la soirée à la maison, je vous dirai le prix que ça vaut.

Le menuisier examina le meuble avec attention :

- Ce meuble-là peut valoir deux cents francs.

- Vous dites ?

- Deux cents francs ! c’est bien payé.

- Une commode du XVIIe ! Vous êtes fou !

- Une copie, voulez-vous dire : c’est un meuble tout neuf.

Paneuil comprit que l’antiquaire avait roulé la vieille ; il entrevit dans un éclair l’inutilité des poursuites qu’il pourrait intenter, il se rendit compte du ridicule dont ses cousins ne manqueraient pas de le couvrir.

- C’est bon, mais n’en dites rien à personne.

L’homme promit le silence et but un verre à la santé de Paneuil.

Le lendemain, quand les Poullard furent installés dans la salle à manger, le marchand s’assit confortablement dans un fauteuil, alluma un cigare, et tout en tapotant d’une main distraite les pâles végétations capillaires qui entouraient sa calvitie luisante, il désigna le meuble d’un air détaché :

- Vous savez, Grevachot l’antiquaire m’a dit que j’en aurais six mille quand je voudrais...

Robert Denoël

 

Décembre ?

 

Texte repris de l'ouvrage de Michel Pirotte et Jean Guy Gilles : Auguste Mambour [Tournai, La Renaissance du Livre, 2003] où il figure, sans référence, à la page 26. Les auteurs ne faisant aucune allusion à un pseudonyme, j'imagine que l'article est signé Robert Denoël. La date de 1921 est plausible : c'est alors qu'il se lie avec plusieurs peintres comme Scauflaire et Mambour. Et ce dernier expose à la galerie de la Gazette de Liége du 26 novembre au 3 décembre 1921, où Denoël est entré six mois plus tôt. Il peut s'agir du compte rendu de l'exposition.

[ « Auguste Mambour » ]

 

[...] Ce n'est pas un fabricant de paysages pour chocolatiers à prétentions artistiques, ni de ces natures mortes à la guimauve, encore moins de ces portraits pommadés que l'on confectionne à coups de pinceaux méticuleux dans on ne sait quels ateliers d'ignominies.

Il n'est pas de ces habiles et rampants adorateurs du succès " dont le cœur est une pierre d'évier et le cerveau un trottoir pour toutes les idées publiques ".

Mambour est un affamé du Beau, un ouvrier de l'Idéal : il est de ces rarissimes qui ont le souci d'être eux-mêmes malgré le mépris et les sarcasmes du bourgeois. [...]