Robert Denoël, éditeur

Textes et interviews

1939

 

29 janvier

 

Parution d'une brochure-bilan de 16 pages non chiffrées, sans nom d'auteur,  intitulée : A l'occasion d'un dixième anniversaire. Les Editions Denoël 1929-1939.

 

 

Robert Denoël ne l'a pas rédigée à l'intention du grand public, et sans doute ne l'a-t-il fait parvenir qu'à des professionnels : éditeurs ou imprimeurs, et à des organismes financiers.

Depuis le départ, en janvier 1937, de Bernard Steele, principal bailleur de sa société d'édition, Denoël a de gros problèmes de trésorerie. Il édite - souvent aux frais de leurs auteurs - des livres qu'il n'aurait sans doute pas acceptés en d'autres circonstances, et change constamment d'imprimeurs.

Il fait difficilement face aux échéances et plusieurs auteurs, dont Céline ou Rogissart, lui envoient des courriers timbrés. Pire : il doit remettre à plus tard la publication de manuscrits qui lui ont été confiés depuis plusieurs mois, comme ceux de Joë Bousquet.

Ce texte constitue un appel à des capitaux français pour constituer une société anonyme. Le conflit qui se profile n'engage guère le monde de la finance à investir dans une entreprise fragilisée. L'affaire traîne jusqu'à la déclaration de guerre. En juin 1940 les Allemands ferment les Editions Denoël et saisissent un tiers de leur stock.

La situation de la société de Robert Denoël est alors des plus précaires. Sans crédits, sans stocks accessibles durant plusieurs mois, l'éditeur « règle les affaires courantes » à partir de sa petite librairie des Trois Magots.

Un décret-loi du 3 novembre 1940 instituant un Comité d'attribution des avances au Crédit National lui donne quelque espoir. Ce comité a été créé pour « envisager des avances à des entreprises qui, tout en présentant un intérêt particulier pour la reprise de l'activité économique du pays, ne se trouvent pas en situation d'utiliser les moyens normaux de crédit ».

Le 28 décembre 1940 Denoël adresse au Crédit National une demande de prêt d’un million de francs, offrant en garantie son stock évalué à un peu plus de cinq millions. Il a fait appuyer sa demande par le député de gauche Gaston Riou [1883-1958], qui connaît personnellement les dirigeants du Crédit National.

Leurs démarches conjointes vont durer trois mois. Un expert de l'établissement financier examine la comptabilité de la société. Denoël établit un plan de travail et se propose de publier plusieurs collections destinées à la jeunesse : « Les Editions Denoël désirent contribuer pour une large part au mouvement de restauration nationale entrepris par le Gouvernement Français. Cet effort, pour être efficace, doit porter sur la Jeunesse et sur l'Enfance. » [Fouché, op. cit., I, p. 216].

Quatre collections devraient voir le jour :

« Vies exemplaires », collection de récits pour les enfants de huit à quatorze ans ;

« Les Grands artisans de France », pour les adultes et pour les prix de fin d'année ;

« La Science et la Vie », collection de vulgarisation pour adolescents et adultes ;

« La Tradition Française », collection pour adolescents et adultes.

Malgré ce beau programme (qui se réalisera, avec des titres de collections à peine modifiés, au cours des années suivantes), et un rapport favorable du comptable du Crédit National, le Comité d'attribution des avances estime précaire la garantie offerte et, « en raison des risques de l'opération, il a estimé que le concours de l'Etat ne pourrait être envisagé en faveur des Editions Denoël que dans un intérêt national et à la demande formelle de la Vice-Présidence du Conseil ».

Le 18 avril 1941 Denoël écrit donc à Matignon une lettre qui sera transmise au cabinet du secrétaire général à l'Information, à Vichy. C'est Romain Roussel [1898-1973], romancier et journaliste attaché au ministère de l'Information, qui répondra, trois mois plus tard, que les services de la Vice-Présidence du Conseil ne sont pas qualifiés pour appuyer une telle demande...

Entretemps Denoël a rencontré Wilhelm Andermann en juin et accepté son offre de prêt de deux millions de francs. On peut donc voir que c'est l'inertie des services officiels français - laquelle se vérifiera par la suite à propos du prêt Andermann - qui a amené Robert Denoël à accepter une prise de participation allemande dans sa société d'édition.

Au fait, s'agit-il bien d'inertie ? La lettre envoyée par Robert Denoël le 18 avril 1941 est réceptionnée par le ministère de l'Information dont le secrétaire général est, depuis le 23 février 1941, Paul Marion [1899-1954].

Quand le ministère des Finances s'avise, en novembre 1941, que le contrat Denoël-Andermann a été conclu en dehors de l'Office des Changes et ouvre une information contre l'éditeur, il apparaît que le Crédit National a refusé le prêt demandé sur avis défavorable du secrétaire général à l'Information.

Lorsque le ministère des Finances demande à celui de l'Information l'autorisation de poursuivre l'éditeur, c'est toujours Paul Marion qui, le 17 mars 1942, répond qu'il donne son « accord à ce qu’une plainte soit déposée, par ses soins, contre ce personnage ». Certes, l'affaire sera réglée par la suite mais moyennant une amende de cent mille francs à charge de Robert Denoël, qui paie ainsi l'incurie de l'administration française.

Pourtant, le 8 juin 1942, c'est bien le même Paul Marion qui fera part à la Commission de contrôle du papier de son désir « que la réédition chez Denoël des œuvres de M. Louis-Ferdinand Céline soit facilitée dans toute la mesure du possible étant donné la valeur et l’intérêt de ces ouvrages »...

La brochure dont nous publions le texte intégral ci-dessous constitue donc le premier avatar d'une série de mécomptes de l'éditeur belge en terre française qui le mèneront à accepter de l'argent allemand pour renflouer sa maison d'édition sous l'Occupation.

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LES DÉBUTS D'UNE FIRME

Les Editions Denoël célébreront en avril prochain le dixième anniversaire de leur fondation. Il y a dix ans, en effet, que paraissait le premier roman d'Eugène Dabit : L'HOTEL DU NORD, qui se trouvait être le premier ouvrage de grande diffusion paru sous cette firme à peine connue par quelques éditions de luxe à tirage limité.

Premier roman, premier succès. En quelques jours, le jeune écrivain atteignait à la notoriété. L'Hôtel du Nord connaissait un beau tirage, plusieurs éditeurs étrangers achetaient les droits de traduction du livre, et avec la collaboration de M. Bernard STEELE, une nouvelle maison d'édition s'installait, qui devait bientôt s'affirmer par une activité jeune, par une audace et un goût exceptionnels. Peu après ce succès éclatant, les manuscrits de jeunes écrivains affluaient aux bureaux de la Rue Amélie et les milieux littéraires s'intéressaient à cet effort nouveau, à cette recherche passionnée du talent qui devait aboutir en très peu de temps au lancement de quelques-uns des meilleurs auteurs de la jeune génération.

Parmi les écrivains qui encouragèrent les premiers pas des Editions Denoël, il convient ici de citer et de remercier S. A. R. la Princesse de Grèce (Marie Bonaparte) ; Edmond Jaloux, de l'Académie Française ; Frédéric Lefèvre, Directeur des Nouvelles Littéraires ; Pierre Mac Orlan ; André Thérive ; Jean Cocteau ; Léon Daudet, de l'Académie Goncourt ; Jacques Dyssord ; Jean Ajalbert, de l'Académie Goncourt ; André Maurois, de l'Académie Française ; les Drs René Allendy et René Laforgue ; Georges Duhamel, de l'Académie Française. Ces maîtres aidèrent au rayonnement de la jeune firme par leurs encouragements, leurs conseils, leurs critiques, leur amitié.

LE CATALOGUE

C'est d'abord vers le roman et la poésie que les Editions Denoël devaient s'orienter. Et c'est dans ces domaines parfois si rapprochés qu'elles connurent certaines de leurs plus belles réussites. Après Eugène Dabit, Philippe Hériat débuta Rue Amélie et vit son premier roman L'Innocent couronné par le Prix Renaudot. Puis ce fut le triomphe de Louis-Ferdinand Céline avec Le Voyaqe au Bout de la Nuit, triomphe peut-être sans égal dans l'histoire des lettres d'après­guerre. Vinrent ensuite Aragon avec Les Cloches de Bâle et Les Beaux Quartiers, Charles Braibant avec Le Roi Dort et Le Soleil de Mars. Louise Hervieu avec Sangs, qui remporta le Prix Femina, René Laporte avec Les Chasses de Novembre (Prix Interralié), Pierre-Jean Launay avec Léonie la Bienheureuse (Prix Renaudot), Robert Poulet, Luc Dietrich avec Le Bonheur des Tristes, Marie Mauron et bien d'autres.

La découverte de ces écrivains qui devaient rapidement conquérir la faveur du public ne pouvait suffire à la curiosité intellectuelle et à l'esprit d'entreprise des Editions Denoël. L'histoire, la philosophie, la critique littéraire, les livres de voyage, la psychiatrie, la pensée religieuse, les essais politiques, furent les branches de la culture et du savoir où se manifesta une activité qui ne fit que croître avec les années.

Une collection politique rassembla des études et des essais de Mussolini, Staline, Roosevelt, Nitti, Robert Poulet, Jean Girone, André Germain, Emile Roche, Emile Schreiber et Léon Daudet, de l'Académie Goncourt. Dans le domaine historique, les Editions Denoël firent paraître le dernier livre de Jacques Bainville : Les Dictateurs ; La Vie de Vercingétorix, de Marius-Ary Leblond ; La Victoire des Vaincus, d'André Fribourg, préfacée par le Maréchal Pétain, L'Histoire de la Pologne, de Edouard Krakowsky et aussi L'Histoire des Religions, de Denis Saurat et L'Histoire du Cinéma, de Bardèche et Brasillach.

Nous ne citerons que pour mémoire la Collection des Maîtres de la Pensée Religieuse illustrée par les travaux de Jacques Chevalier, Doyen de la Faculté de Grenoble, de Gilbert Maire et de Régis Jolivet, Professeur aux Facultés catholiques de Lyon. Pour mémoire également, une collection de folklore où parurent les livres maritimes du Commandant Armand Hayet et les curieux travaux sur l'argot d'Emile Chautard.

La Bibliothèque Psychanalytique réunissait bientôt des travaux de grande valeur : trois ouvrages de Sigmund Freud ; l'ouvrage monumental de Marie Bonaparte, Edgar Poë ; trois volumes du Dr René Allendy ; L'Echec de Baudelaire et d'autres ouvrages du Dr René Laforgue, sans compter les importantes publications d'Otto Rank, Sophie Morgenstern, Hesnard, de Saussure, etc. Bientôt d'ailleurs la Revue de Psychanalyse, organe de l'Association des psychanalystes français, paraissait régulièrement sous la nouvelle firme.

Parallèlement à cet effort scientifique, les Editions Denoël commençaient la publication des mémoires et des souvenirs des personnalités les plus diverses : Igor Strawinski, le Général Mangin, Jean Ajalbert, de l'Académie Goncourt, et tout récemment Emile Vandervelde, illustrèrent cette collection.

Nous rappellerons pour finir la publication de nombreuses études littéraires, les livres d'art de Luc Dietrich, d'André Lhote et Pierre du Colombier et les curieux récits de voyage de Marcel Sauvage, de Maurice Percheron et Vladimir Pozner.

Ce palmarès ne donne qu'une idée sommaire d'un catalogue aux nombreuses rubriques. En quelques années le fonds des Éditions Denoël, augmenté de plusieurs ouvrages achetés à d'autres firmes, a réuni près de cinq cents volumes divers.

L'ORIENTATION DE LA FIRME

L’énumération un peu sèche que l'on vient de lire pourra surprendre par sa diversité. Il semble que notre époque si féconde en groupements, en partis, en factions de toute sorte ne puisse s'accommoder du libéralisme qui est la règle de la maison. Pourtant, c'est la seule attitude intellectuelle qui semble possible au fondateur de la firme.

Les écrivains les plus étrangers les uns aux autres, les plus hostiles même publient leurs livres aux Editions Denoël. Seul, le talent les rassemble.

Une maison d'édition ne peut se contenter de refléter les aspirations, les idées et les tendances d'un groupe. Nous assistons tous les jours à trop de bouleversements, de renversements d'idées et de théories, il se fait une trop grande consommation de systèmes et de plans dans tous les domaines de l'esprit pour que l'on puisse espérer trouver la vérité en se limitant à une catégorie déterminée d'écrivains et de penseurs. Une maison d'édition doit être le miroir de son époque, non pas un miroir abandonné au bord d'une route, mais un miroir orienté vers le talent, quelle qu'en soit l'origine ou la direction.

LA VIE D'UNE MAISON D'EDITION

L'édition est un métier difficile. La période préparatoire, la période d'installation durant laquelle une firme se fait connaître au public, acquiert de l'autorité, s'impose à l'opinion, cette période est toujours très longue et elle commande de lourds sacrifices. C'est pour cela que peu de firmes nouvelles voient le jour, en dehors des firmes spécialisées dans des domaines restreints. On assure communément entre professionnels qu'il y a place en France pour une nouvelle maison d'édition tous les vingt ans. C'est ainsi que Bernard Grasset s'imposa après le Mercure de France et que la N. R. F. naquit en somme après la guerre. Le tour des Editions Denoël, une des rares maisons d'édition jeunes qui aient traversé victorieusement la crise, est venu aujourd'hui. Cette firme arrive en ce moment à maturité : la période des semailles s'achève, le temps de la moisson est proche.

Durant les premières années de leur exploitation, les Editions Denoël, fondées au capital de frs : 365.000, eurent à faire face à des dépenses supérieures à leurs recettes. Il fallut bâtir un fonds de toutes pièces, inventer des auteurs nouveaux, les faire connaître, les lancer, sacrifier des sommes importantes à la publicité, créer des débouchés, former la clientèle, organiser les services, installer des bureaux, des magasins. Il fallut lutter avec une concurrence solidement armée et assumer des frais d'exploitation très lourds pour une entreprise qui n'avait d'autres ressources que la vente de livres d'auteurs inconnus pour la plupart. Pour faciliter la diffusion de ses ouvrages, la firme créa une revue à gros tirage : Le Document qui connut un beau succès auprès du public, mais dont l'exploitation devint au bout de deux ans trop onéreuse pour la jeune maison. Le Document fut cédé à un tiers, mais la firme y gagna une réputation solide de goût et d'invention, de nombreuses relations nouvelles et des débouchés importants en France et à l'Etranger.

Aujourd'hui les cadres des Editions Denoël sont formés, leur réputation faite, leur clientèle définitivement acquise. Plus de cent traités avec des écrivains connus ou des auteurs d'avenir assurent à la firme une production constante, des succès réguliers. Chaque année, les Jurys littéraires distinguent parmi les publications Denoël plusieurs ouvrages qui connaissent aussitôt la faveur du public.

Il suffit de jeter un coup d'œil aux devantures des librairies, aux éventaires des gares pour constater l'essor magnifique d'une firme qui comptera désormais dans l'histoire des lettres et du mouvement intellectuel français.

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Si les Editions Denoël veulent faire appel au capital extérieur en constituant une Société Anonyme, c'est en raison même du déploiement de leur activité. Avec un capital restreint, il devient impossible d'entreprendre : la nécessité d'une large trésorerie se fait sentir dans tous les domaines de l'activité commerciale et particulièrement dans l'édition où les immobilisations sont souvent plus longues qu'ailleurs.

Les éditeurs, on le sait, ne vendent pas leurs ouvrages aux libraires, ils les leur confient avec mandat de vendre aux particuliers. Les règlements pour être réguliers n'en sont pas moins lents. Et les éditeurs sont contraints de consentir à leur clientèle de longs délais de paiement. Ils sont également obligés de consentir des dépôts de marchandises importants pour alimenter les ventes d'une façon constante et éviter des frais de port onéreux.

Il ne faut pas oublier non plus le rôle de banquier que l'éditeur est amené à assumer en faveur de beaucoup d'écrivains. En effet, si quelques auteurs touchent des droits après vente et au prorata des exemplaires vendus, il n'en est pas de même pour les ouvrages de collection. Il est naturel que l'auteur qui fait un travail sur commande soit rémunéré au cours de l'exécution, ou tout au moins à l'achèvement d'un ouvrage qui ne paraîtra en librairie que quelques mois plus tard et qui ne sera d'un rapport régulier qu'un semestre après sa mise en vente. A ces immobilisations viennent s'ajouter les frais de publicité, les frais généraux ordinaires et les dépenses fiscales d'un ordre très élevé et payables sans délai.

L'ensemble de ces immobilisations oblige l'éditeur, durant les premières années tout au moins, à un roulement d'argent relativement important. Il ne pourra se sentir à l'aise et agir en sécurité s'il ne dispose pas d'une trésorerie abondante.

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Ces considérations n'empêchent pas que la vie commerciale d'une maison d'édition ne présente des aspects beaucoup plus réconfortants. Si les premières expériences sont amères, si le labeur ingrat des débuts est peu récompensé, les années de rendement dépassent souvent l'attente des actionnaires.

En effet, il dépend du choix de l'éditeur que ses livres mûrissent bien. Le catalogue d'un éditeur est comparable à une cave où s'entassent les crus les plus divers. En vieillissant, ceux-ci prennent de l'arôme, du bouquet, de la valeur. Certains livres qui rebutaient les premiers acheteurs connaissent une vogue inouïe dix ans plus tard. Certains auteurs qui ne se vendaient pas voient peu à peu leurs tirages monter et atteignent la foule. Et des ouvrages qui figuraient dans des inventaires pour des sommes dérisoires, représentent un jour un actif solide.

Il en est ainsi pour les auteurs couronnés par les Jurys littéraires et les Académies, pour ceux qu'un événement quelconque porte au premier plan de l'actualité.

Ce catalogue, qui a coûté de longues années d'effort intellectuel et financier, devient ainsi peu à peu une source de revenus très régulière et souvent très abondante. Nous pourrions citer le cas de plusieurs maisons d'édition fort anciennes, où la production nouvelle est pour ainsi dire inexistante. La fabrication sommeille. On se contente périodiquement de réimprimer de vieux ouvrages toujours jeunes, toujours demandés par la clientèle. Et cette activité ralentie suffit à faire tourner les rouages de l'entreprise et à faire vivre, souvent très au large, ses heureux propriétaires.

Nous pourrions nous étendre longuement sur les richesses du catalogue des Editions Denoël. Il est plus simple, nous senble-t-il, de publier un petit palmarès de prix littéraires, qui ne concernent d'ailleurs qu'un ordre restreint de publications. A la suite de ce tableau et du rappel de quelques succès nous avons cru utile d'annoncer, dans ses grandes lignes tout au moins, le programme de 1939.

LES PRIX LITTÉRAIRES

1930. L'HOTEL DU NORD, d'Eugène Dabit. Prix du Roman Populiste (18.000 exemplaires). Une édition de demi-luxe. Une édition à bon marché. Une édition de grand luxe en fabrication. Adapté au cinéma en 1938. Traduit en anglais, allemand, tchèque, russe et hongrois.

1931. L'INNOCENT, par Philippe Hériat. Prix Théophraste Renaudot (15.000 exemplaires). Une édition à bon marché. Traduit en anglais.

1932. VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT, de Louis-Ferdinand Céline. Prix Théophraste Renaudot (112.000 exemplaires). Une édition à bon marché. Traduit en anglais, allemand. hollandais, polonais, tchèque, italien, hongrois, russe, etc.

1933. LE ROI DORT, par Charles Braibant. Prix Théophraste Renaudot (35.000 exemplaires). Une édition à bon marché. Traduit en anglais, en polonais et en tchèque.

1936. LES BEAUX QUARTIERS, par Aragon. Prix Théophraste Renaudot (24.000 exemplaires). Traduit en anglais, en allemand, en russe, en polonais, en hongrois et en tchèque.

SANGS, par Louise Hervieu. Prix Femina (45.000 exemplaires). Deux éditions à bon marché.


    LES CHASSES DE NOVEMBRE, par René Laporte. Prix Interallié (23.000 exemplaires). Une édition à bon marché.

1937. MERVALE, par Jean Rogissart. Prix Théophraste Renaudot (28.000 exemplaires).

1938. LÉONIE LA BIENHEUREUSE, par P.J. Launay. Prix Théophraste Renaudot (35.000 exemplaires).

 

D'autres prix :

Marcel Sauvage : LA FIN DE PARIS. Prix Georges Courteline.

Joseph Ageorges : LA VIERGE SUR LE FLEUVE. Prix Maria Star de la Société des Gens de Lettres.

Pierre Jacomet : AVOCATS RÉPUBLICAINS DU SECOND EMPIRE. (Lauréat de l'Académie Française).

 

Quelques succès :

Jacques Bainville, de l'Académie Française : LES DICTATEURS (40.000 exemplaires)

Léon Daudet, de l'Académie Goncourt : LA POLICE POLITIQUE (28.000 exemplaires)

L.-F. Céline : MORT A CRÉDIT (35.000 exemplaires)

Marie Mauron : LE QUARTIER MORTISSON (10.000 exemplaires)

Mussolini : LE FASCISME (10.000 exemplaires)

Pierre Descaves : HITLER (18.000 exemplaires)

Etc., etc...

PROGRAMME POUR 1939

Jamais le programme des Editions Denoël ne s'est présenté sous un aspect aussi brillant. Cette année, les meilleurs romanciers de la firme, ceux qui ont fait leurs preuves, gagné un vaste public, ceux qui sont assurés à l'avance d'une clientèle fidèle donneront un nouveau roman.

D'ores et déjà nous pouvons annoncer :

Aragon. - LES VOYAGEURS DE L'IMPÉRIALE

Charles Braibant. - LES VAGUES DU PÉNÉE

L.-F. Céline. - CASSE-PIPE

Louise Hervieu. - LA ROSE DE SANG

René Laporte, un roman exotique.

A ces talents éprouvés, viendront s'adjoindre trois jeunes romanciers dont les livres s'annoncent comme des succès retentissants.

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Nous publierons, en outre une édition de bibliothèque, très soignée, du VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT, de L.-F. Céline, et une édition illustrée, à tirage limité, du MAURRAS, de Simon Arbellot, ainsi qu'un ouvrage monumental de Serge Lifar : DIAGHILEW, SA VIE, SON ŒUVRE, qui retracera l'admirable carrière du fondateur des Ballets Russes.

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L'auteur du meilleur livre sur MARCEL PROUST, Léon Pierre-Quint, publiera à l'automne le premier volume d'une NOUVELLE HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE. Cet ouvrage capital - et qui est appelé à faire grand bruit - donnera un classement de nos gloires littéraires plus conforme au goût et aux aspirations des lettrés d'aujourd'hui que celui que l'on trouve dans les manuels classiques.

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Sous le patronage du Général Weygand, de l'Académie Française, qui a bien voulu accepter de préfacer le premier volume de la collection, nous publierons une série de volumes pour la jeunesse intitulée FACE A L'ENNEMI, par le Commandant Verdun. Le premier volume : LA GUERRE SOUTERRAINE, est sous presse. Le second volume, intitulé : L'ESCADRON CYCLONE, paraîtra en mai, le troisième en octobre.

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Dans l'ordre historique et politique, nous éditerons une série d'ouvrages d'actualité concernant les grands problèmes du jour : la Tchéco-Slovaquie, l'Espagne, le Japon, l'Allemagne, l'Italie.

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Une collection de romans romanesques, particulièrement destinés au public féminin - et où furent publiés les livres de Germaine Beaumont et de Marie-Anne Desmarets - réunira plusieurs ouvrages d'excellente tenue littéraire et de large diffusion.

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Enfin, nous avons à l'étude une collection d'ouvrages documentaires, copieusement illustrés, qui montrera que l'édition française ne craint, dans ce domaine, ni la concurrence allemande ni la concurrence anglo-saxonne.

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En bref, notre programme, soigneusement étudié, se présente avec un coefficient de sécurité exceptionnel. L'année 1939 sera pour les Editions Denoël, une année fructueuse aussi bien par les tirages et les succès matériels que par la qualité des ouvrages publiés.

DES CHIFFRES

Il nous paraît maintenant nécessaire de donner au lecteur de cette brochure quelques précisions, sous forme de chiffres, que nous nous efforcerons de présenter de la manière la moins abstraite. Au cours des pages précédentes, nous parlions de la réputation que les Editions Denoël se sont faites en dix ans. Il est bon d'ajouter à cela que l'effort publicitaire accompli pour faire connaître la firme a été très considérable et cela depuis les premiers jours de son activité. Le budget annuel de publicité sous toutes ses formes, réclames dans les journaux et revues, affiches, prospectus, T. S. F., cinéma, n'a pas été inférieur à deux cent cinquante mille francs quel que fût le chiffre d'affaires de la maison. Les premières années n'ont été évidemment d'aucun profit, mais ces sacrifices du début ont permis de créer la marque et de lui donner la place qu'elle occupe aujourd'hui.

Le catalogue comprend cinq cents titres divers. Parmi ceux-ci, une centaine environ ont été achetés à d'autres firmes. En 1938, les Editions Denoël ont publié 52 ouvrages. C'est un chiffre qui ne semble pas devoir être dépassé.

De 1929 à 1939, les Editions Denoël ont versé aux auteurs, à titre de droits, des sommes s'élevant à Fr. 2.790.000.

La firme occupe quatorze personnes : un secrétaire général, un chef de la presse, un chef de fabrication, un chef-comptable, une aide-comptable, une caissière, deux secrétaires-dactylographes, deux représentants de commerce, un chef d'expédition et un emballeur, un coursier.

La direction commerciale et littéraire est assurée par le fondateur de la firme.

Les services de vente proprement dits ont été confiés aux Messageries Hachette, mesure d'économie qui a donné les résultats les plus satisfaisants.

Si l'on veut se faire une idée nette d'une année d'exploitation, il suffira de consulter le tableau ci-dessous qui vient d'être établi pour l'année 1938. Ce tableau ne comporte aucun poste d'amortissement ou de réserve. Il est simplement destiné à éclairer le lecteur sur la marche actuelle de l'affaire.

Il résulte de l'examen de ce tableau que le chiffre de vente de livres et de droits s'est élevé, durant l'année 1938, à 3.691.298 fr. 25, ce qui représente une augmentation de 33 % par rapport à l'année précédente. Cette augmentation est particulièrement intéressante à constater si l'on sait d'autre part que la hausse du prix des livres est de l'ordre de 15 % par rapport à 1937. La production des derniers mois de 1938 a été très abondante ; les débuts de 1939 s'annoncent comme particulièrement brillants.

Si l'on enlève du bénéfice de l'année le stock fabriqué, on remarquera que le bénéfice s'élève à Fr. 403.101.45, ce qui représente un peu plus de 11 % du chiffre d'affaires.

Il faut remarquer encore que le chiffre d'affaires atteint durant cette année n'est en aucune manière un plafond. L'année 1938 doit être considérée comme une année défavorable. L'exploitation s'est faite avec une trésorerie très limitée, au milieu de l'inquiétude générale. L'édition, en France, a souffert de la situation économique et politique du pays.

Il n'est donc pas exagéré d'affirmer, que dans des conditions meilleures de trésorerie, la firme pourra garder le rythme de sa progression actuelle et atteindre en 1939 un chiffre d'affaires très supérieur à celui qui est énoncé ci-dessus, sans que pour cela les frais généraux soient augmentés d'une manière très sensible.

CONCLUSIONS

Les Editions Denoël, Société à Responsabilité Limitée au Capital de Fr. 365.000, sont sur le point de se transformer en Société Anonyme, avec une forte augmentation de capital.

L'actif des Editions Denoël se compose d'un actif moral : réputation solidement établie aussi bien auprès du public que des libraires, firme universellement connue par l'originalité et l'intérêt de ses publications ; et d'un actif matériel qui comporte une installation et des magasins parfaitement au point, un catalogue très nourri, très riche, embrassant les ordres d'activité intellectuelle les plus divers, un stock de livres dont un grand nombre conserve la faveur du public et un ensemble de contrats d'édition qui assurent en outre à la firme des droits importants de traduction, d'adaptation au cinéma et à la radio.

Comme nous le disions plus haut, le déploiement même de l'activité des Editions Denoël commande une augmentation de capital. C'est l'accroissement de la maison qui nécessite une large trésorerie.

Cette transformation procurerait à une firme d'éditions en plein essor de magnifiques possibilités de rendement. Elle donnerait son efficacité au plus bel effort qui ait été accompli dans l'édition française depuis dix ans.

 

10 mai

 

Article signé André Roubaud paru dans Marianne sous le titre : «Trois grands romanciers vus par leurs éditeurs », illustré d'une photo de Robert Denoël et de Louis-Ferdinand Céline.

 

« L.-F. Céline par Robert DENOËL »

Depuis la mort de Proust, en,1922, le roman français stagnait dans une médiocrité ronronnante, submergée par l'abondance des talents de qualité secondaire. Dix années s'écoulèrent ainsi, mollement rythmées par l'attribution de dix prix Goncourt dont, certainement, personne aujourd'hui ne pourrait citer les noms.

Soudain, un jour de 1932, un inconnu au nom déroutant faisait éclater dans toutes les librairies de France, sous la forme d'un volume épais, une sorte de cartouche explosive qui devait ébranler sérieusement les bases des confréries littéraires. Renouant avec la grande tradition française, celle des Benjamin Constant, des Stendhal et des Fromentin, Louis-Ferdinand Céline, avec « Le Voyage au bout de la nuit » venait d'écrire le roman de l'individu, de l'individu désaxé de l'après-guerre ou, plutôt, « d'après la prospérité de l'après-guerre », symbole vivant d'un monde désespéré, prêt à se lancer dans n'importe quelle aventure destructive pour échapper à la hantise et à la tyrannie de son désespoir.

Les chapelles, les cénacles et les coteries s'effondrèrent. D'une seule poussée, ce nouveau Sigurd piétinant, la rage au cœur, toutes les valeurs humaines, libéra la vie que l'on s'efforçait d'écarter de l'art depuis plusieurs années et brusquement changea la face du microcosme littéraire, en affirmant son individualisme et sa personnalité, monstrueuse à force d'être exubérante et riche.

Peu de personnes connaissent Louis-Ferdinand Céline. Cet écrivain n’est pas un auteur mondain. Il vit hors de la société, travaille sans relâche et, depuis longtemps déjà, il fait de longs séjours au bord de l’océan, là où les échos du monde ne lui parviennent qu’assourdis et où il échappe au contact de la malfaisance des hommes.

Quelqu’un, cependant, l’a fréquenté : c’est M. Robert Denoël, son éditeur, qui, ne se contentant pas d’être un commerçant, est également un psychologue averti et, surtout, un homme d’esprit. M. Denoël voulut bien m’entretenir du plus célèbre auteur de sa maison et le fit avec un enthousiasme d’autant plus grand qu’il a pour L.-F. Céline une admiration sans réserve.

Comme je lui demandais quelques renseignements sur la façon dont il était entré en relations avec celui que nos critiques les plus mesurés traitèrent de « pauvre imbécile maniaque de vulgarité gratuite » ou d’« hystérique malin spéculant sur la jobardise des esthètes », M. Denoël me répondit :

- Un soir, rentrant du théâtre, je trouvai sur ma table un énorme paquet enveloppé dans un journal. Un second papier, portant une marque d’éditeur, emballait le colis, fait de trois gros manuscrits, neuf cents pages de machine au total. Le titre : " Voyage au bout de la nuit ". Ni adresse, ni nom d’auteur. Frappé par l’aspect insolite de l'envoi, je n'avais pas remarqué ce détail. Malgré l'heure avancée, je me mis à feuilleter l'ouvrage. Tout de suite, ce fut le coup de foudre. J'étais suffoqué par cette liberté de ton, ce lyrisme si fort, si nouveau. Pendant des heures, je poursuivis ma lecture. Vers le matin, épuisé de fatigue mais fou d'enthousiasme, je me mis au lit sans pouvoir trouver le sommeil.

Aussitôt levé, j'achevai le volume et, l'après-midi je me mettais en quête de l'auteur. Ce fut compliqué. L’emballage d'éditeur, que je n'avais heureusement pas jeté, comportait une adresse, l’adresse d’une femme qui, de toute évidence, ne pouvait avoir écrit cette œuvre essentiellement virile. Je la convoquai. Elle vint au rendez-vous, mais se refusa à identifier le manuscrit. Pendant plus d'une heure, elle déclara tout ignorer de ce livre et de son auteur. Elle-même, d'ailleurs, écrivait de fort jolis romans; elle m'en avait envoyé un et je ne lui avais pas encore donné de réponse. Je lui promis de lire son manuscrit sans plus de délai.

Dès ce moment, elle s’humanisa et finit par me dire que son voisin, le docteur Destouches, était bien capable d'avoir composé ce gros volume. D’ailleurs elle employait la même femme de ménage que lui. Le papier qui avait servi à emballer le manuscrit avait d'abord servi à la femme de ménage pour envelopper ses pantoufles. Le docteur s’en était servi à son tour pour son manuscrit, d'où la confusion.

- Je suppose qu’à la suite de cet entretien, vous prîtes immédiatement contact avec ce mystérieux médecin ?

- Aussitôt. J’écrivis par pneu au docteur Destouches et je le vis le lendemain.

- Quelle impression vous fit-il ?

- Saisissante. Je me trouvai en face d’un homme aussi extraordinaire que son livre. Il me parla pendant près de deux heures en clinicien qui a fait le tour de la vie, en homme d’une lucidité extrême, désespéré à froid, et cependant passionné, cynique mais pitoyable. Je le revois encore, nerveux, agité, l’œil bleu, un regard dur, pénétrant, la physionomie un peu hagarde.

Il avait un geste surtout qui me frappait. Sa main droite allait et venait comme pour faire table nette et, à chaque instant, son index désignait des choses. Il me parla de la guerre, de la mort, de son livre ; il parlait tantôt sur le ton de l’emportement, tantôt d’une manière blasée, comme quelqu'un qui est revenu de toutes les comédies, de toutes les illusions. Son expression était toujours forte, imagée, parfois hallucinante.

L'idée de la mort, de la sienne et de celle du monde, revenait dans son discours comme un leitmotiv. Il me décrivait une humanité affamée de catastrophes, amoureuse du massacre. La sueur lui coulait sur le visage, son regard semblait brûler. Pour le " Voyage ", il ne savait pas. Il l'avait écrit une dizaine de fois, vingt mille pages de manuscrit, reprises, refondues, corrigées, sans répit, pendant cinq ans. Les premiers contacts avec les éditeurs avaient été décevants. Il ne doutait pas de lui-même, mais du public, de la critique.

- Vous décidâtes, bien entendu, de publier le livre immédiatement.

- Naturellement, car mon enthousiasme monta encore après cette rencontre. Je me mis aussitôt en campagne. Dès que j’eus les épreuves j’en envoyai des fragments à «Europe», aux «Cahiers du Sud», à la N.R.F. Tous mes amis étaient alertés.

Je lisais des passages du livre à mes visiteurs. Je me répandais partout en annonçant que j'avais mis la main sur un ouvrage génial dont le retentissement et l'influence seraient énormes. Enfin, « Le Voyage » parut, un énorme pavé de 625 pages. Dans l'intervalle, le docteur Destouches avait choisi un pseudonyme, un nom de femme, celui de sa mère.

- Comment l'œuvre fut-elle accueillie à la parution ?

- En dépit de la publicité, il fallut un bon mois pour vaincre la résistance du public. Vers la fin du mois d'octobre, les premiers articles parurent. Deux camps se dressaient : les ennemis irréductibles, les admirateurs passionnés. Pierre Descaves, Robert Kemp, Noël Sabord situaient immédiatement le livre à sa vraie place. Victor Margueritte s’indignait avec l’abbé Bethléem. Les journaux d’échos s’en donnaient à cœur joie.

La campagne du prix Goncourt s’amorçait. L’on savait que Daudet, Descaves et Ajalbert ne cachaient pas leur admiration. La vente était encore faible. Dix jours avant le prix, le premier tirage de trois mille exemplaires n’était pas épuisé.

Bientôt les rumeurs se confirmèrent : à la dernière réunion des Goncourt, le jury s’était prononcé officieusement. Jean Ajalbert vint me voir et me dit en propres termes que, depuis qu’il faisait partie de l’Académie, il n’avait jamais été sûr de l’attribution d’un prix, mais que cette fois cela ne faisait pas de doute. Lucien Descaves, de son côté, convoquait Céline, l’embrassait, lui annonçait sa victoire.

Le jour du Prix, tous les journalistes donnaient Céline gagnant haut la main. Léon Daudet publiait le matin même un article retentissant, sans nommer l’ouvrage, que tout le monde avait reconnu. Les commandes affluaient. Nous avions retiré dix mille exemplaires.

Et puis ce fut le revirement de la dernière heure, le scandale et l’éclatante revanche du Prix Renaudot. Oui. Céline était célèbre. Rarement l'on vit pareil engouement pour un roman nouveau. Et cependant cette œuvre, volontairement noire et agressive ne flattait en rien le lecteur.

Dans les deux mois qui suivirent, nous reçûmes près de cinq mille coupures de presse. Plus de cinquante mille exemplaires furent enlevés en quelques jours, nous dûmes faire travailler trois imprimeurs en même temps pour satisfaire aux demandes du public.

Nos magasins étaient encombrés de commis de librairie qui faisaient la queue dans l'attente des camions. De l'étranger, les demandes de traduction arrivaient tous les jours : en quelques semaines, les droits furent vendus pour quatorze pays.

- Que faisait l'auteur pendant que l'opinion mondiale consacrait ainsi sa gloire ?

- Pendant toute cette agitation, Louis-Ferdinand Céline, injurié et porté aux nues, traqué par les journalistes en quête d'interview, fatigué des émotions et du triomphe, Céline était parti pour l'Europe Centrale. Il ne revint que deux mois plus tard, pour se remettre au travail. Il préparait «Mort à Crédit» que je tiens pour son chef-d'œuvre. Il n'imaginait pas le sort que la critique allait faire à ce livre, qui lui avait coûté plusieurs années d'un effort horrible dans des conditions de santé effroyables. Car Céline a rapporté de la guerre des souvenirs du genre inoubliable.

- Nous parlerons de Mort à crédit un autre jour, si vous le voulez bien. Je considère aussi que ce roman est l'un des plus importants de notre époque. Pour aujourd'hui, tenons-nous-en à la personne de L.-F. Céline. Est-il l'homme que les côtés autobiographiques de ses œuvres dépeignent au lecteur ?

- Céline n'est pas un homme aimable. C'est un homme tout d'une pièce, aussi éloigné de la convention sociale que de la convention littéraire. Il est avare de son amitié. Il a surtout des camarades. Dans la vie littéraire, il se veut «bon ouvrier», bon artisan, celui qui exécute le travail à la perfection et qui livre à la date prévue.

- Tient-il compte de votre opinion ? Vous fait-il part de ses projets ?

- Il se soucie naturellement de l'opinion de son éditeur, mais on ne lui fera pas changer une virgule à son texte. Dans « Mort à Crédit », il y avait trois pages impossibles à publier ; l'imprimeur refusait de les imprimer. Céline voulut que la suppression fût portée à la connaissance du lecteur. Et cela nous valut de la part de quelques critiques, souvent mieux inspirées, des attaques pour le moins désobligeantes.

- Quel est votre avis sur l'avenir de l'œuvre célinienne ? Ne craignez-vous pas que l'emploi de certaines expressions argotiques ne fassent dater ses ouvrages dans quelques dizaines d'années ? L'utilisation de l'argot, idiome instable par le fait même qu'il est un organisme vivant ne compromettra-t-elle pas l'ensemble de l'œuvre, lorsque la plupart des termes populaires actuels, devenus caducs, enlèveront au style la résonance profonde qu'il. provoque chez les lecteurs d'aujourd'hui ?

- La langue de Céline ne me paraît nullement un obstacle à la diffusion de ses ouvrages. Au contraire. Céline donne droit de cité aux termes argotiques dont il use habituellement. Je crois bien qu`il aura enrichi la langue de deux ou trois cents mots qui, sans lui, n'auraient connu qu'un destin éphémère.

Il ne se passe pas de semaine que des témoignages de ce que j'avance ne se produisent. Vous verrez couramment les journalistes employer des mots d'argot avec cette excuse « comme dirait Céline », beaucoup de jeunes romanciers - qui paraissent d'ailleurs ignorer ce qu'ils doivent à l'auteur du « Voyage » - usent d'un vocabulaire auquel ils n'auraient pas songé dix ans plus tôt. Céline a donné à la littérature le droit d'user d'un langage vivant. Des écrivains chevronnés, des maîtres, ont subi son influence sans le savoir : ils y ont gagné le naturel, une complète liberté de ton.

Le temps n'est pas encore venu pour les jeunes revues de consacrer des numéros d'hommage à L. F. Céline. On attend sans doute sa mort. Vous verrez rarement un périodique publier un article sérieux sur lui. Jamais en France on n'a fait une étude de sa langue, jamais on n'a analysé son style. C'est pourtant le phénomène littéraire le plus surprenant de ces dix dernières années. Cela viendra aussi. Dans les universités étrangères, c'est chose faite : plusieurs thèses ont paru sur son œuvre.

Ne craignez donc rien. Céline se lira dans vingt ans comme il s'est lu depuis 1932. Et si l'œuvre devenait difficile à comprendre - ce qui me surprendrait - mes successeurs en publieraient des éditions annotées...

 

André Roubaud

 

13 mai

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, de l'ouvrage de René Bréhat, pseudonyme de René Dagorne [1898-1986] : Scopies.

 

« René Bréhat : Scopies »

Le Journal d'un oculiste durant l'année 1938 : curieux document, témoignage passionné d'un lettré, d'un médecin qui apporte sur tous les événements de cette année agitée un jugement ou une impression très personnelle.

Editions Denoël

 

15 mai

 

Présentation, dans Europe, du roman de Marie Amon : Barrières, traduit de l'allemand par Albert Paraz.

 

« Marie Amon : Barrières »

L'auteur de Barrières a quitté Vienne au moment de l'Anschluss. Son livre, encore inédit en allemand, paraît donc ici en édition originale. C'est un premier roman d'une telle puissance d'invention et d'une force que l'on s'étonne de rencontrer sous une plume féminine.

Marie Amon nous conte l'histoire extraordinaire d'une femme poussée à la galanterie par une sorte de fatalité. Très belle, elle attire les hommes mais ne peut en retenir aucun. Quand elle croit trouver l'amour et se « racheter », elle tombe sur un penseur de café, un intellectuel désaxé, très « Europe Centrale » de 1930, qui la psychanalyse en amateur, la torture et la mène à un dernier échec, cette fois tragique. Partout, sur sa route accidentée, elle a vu se dresser des barrières et malgré son désir de vie normale, elle s'est brisée sur la dernière.

Barrières est un roman passionnant, qui a, en outre, valeur d'un document.

Les Editions Denoël

 

20 mai

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, du roman de Marie Amlon traduit de l'allemand par Albert Paraz : Barrières. On note que le texte de ce « Vient de paraître » ne se superpose pas exactement à celui qu'a donné l'éditeur dans Europe, paru le 15 mai.

 

« Marie Amon : Barrières »

L'auteur de Barrières a quitté Vienne au moment de l'Anschluss. Son livre, encore inédit en allemand, paraît donc en édition originale. C'est un premier roman d'une telle puissance qu'il évoque irrésistiblement les noms de Dostoïevski et de Thomas Hardy.

Marie Amon nous conte l'histoire extraordinaire d'une femme poussée à la galanterie par une sorte de fatalité. Très belle, elle attire les hommes mais ne peut en retenir aucun. Quand elle croit trouver l'amour et se « racheter », elle tombe sur un penseur de café, un intellectuel désaxé, très « Europe Centrale » de 1930, qui la psychanalyse en amateur, la torture et la mène à un dernier échec, cette fois tragique.

Editions Denoël

 

27 mai

 

Présentation, dans Les Nouvelles Littéraires, de l'ouvrage du psychanalyste Raymond de Saussure [1884-1971] paru dans la « Bibliothèque Psychanalytique » : Le Miracle grec.

 

« R. de Saussure : Le Miracle grec »

Reprenant le mot fameux de Renan, R. de Saussure, un des plus grands psychanalystes européens, publie une étude sur Le Miracle Grec. C'est un ouvrage d'une importante richesse de conceptions, mais dont l'originalité essentielle réside dans l'interprétation, absolument nouvelle, qu'il donne de ce phénomène historique. Cette explication ne pouvait être proposée, ni trouvée, que par un psychanalyste.

Denoël

 

15 juin

 

Présentation, dans Europe, du roman de Jacques Baïf : Les Apprentis faussaires, dont le premier volume : Les Navires truqués, est sorti de presse début avril, et dont le second [L'Oiseleur des ombres] ne paraîtra qu'en décembre 1945. Le roman Naufrage fut édité chez Catalogne et Cie en 1934.

 

« Jacques Baïf : Les Apprentis faussaires. Les Navires truqués »

L'auteur de Naufrage fait paraître un nouveau roman après quatre ans de silence. C'est un roman appelé à un grand retentissement tant par le nombre des idées qu'il met en discussion que par la position de l'auteur qui n'a pas craint d'étudier en profondeur, au cours d'un récit plein de mouvement et de couleur, le problème de la jeunesse et particulièrement le problème de la jeune bourgeoisie française.

Ce qui assurera son succès, c'est l'intérêt, la prodigieuse actualité de ce livre bâti sur le fond éternel de l'homme. C'est l'étendue des perspectives, la variété et la profondeur des peintures de mœurs - mœurs bourgeoises, mœurs des hommes de mer, des colons - l'acuité des analyses, la beauté et le coloris des paysages, tout le côté vireux, jeune, passionné, ardent, d'un talent de romancier en plein épanouissement.

Les Editions Denoël

 

Présentation, dans le même numéro d'Europe, du roman de Jean Malaquais : Les Javanais, paru le mois précédent et qui obtiendra le prix Renaudot, le 6 décembre.

 

« Jean Malaquais : Les Javanais »

Le roman d'un groupe « d'apatrides » installés dans un petit village du Midi où ils travaillent comme mineurs. Vie singulière qui forme le sujet d'un livre entièrement original : la poésie lève de ces pages où s'exerce une sensualité de sauvage, à la fois raffinée et violente. Tout le livre frémit intérieurement d'une révolte bien masquée sous un humour d'accent tantôt bouffon, tantôt féroce.

Jean Malaquais surgit dans le roman français sans avis préalable : il y prend tout de suite une place importante et durable.

Les Editions Denoël