Robert Denoël, éditeur

Textes et interviews

1927

 

Février

Article signé Robert Denoël publié dans Les Annales du 20 février 1927, page 197, illustré de deux bois de Jules de Bruycker et d’une gravure de Félicien Rops.

C’est un texte de commande publié à l’occasion du centenaire de la naissance de Charles De Coster [1827-1879].

« Charles De Coster et la légende d’Ulenspiegel »

Voilà plus de quatre siècles qu’Ulenspiegel est célèbre en Brabant et au pays de Flandre. La légende le dépeint sous les traits d'un plaisant compère, grand mangeur et bon buveur, qui applique son industrie à faire tripaille sans bourse délier. Digne frère d’Arlequin, de Panurge et de tous les amuseurs populaires, Ulenspiegel exécute ses tours avec tant d'allégresse que l'on oublie de plaindre ses victimes. Son esprit frondeur, prompt à la raillerie, fertile en drôleries de toute sorte, lui assure l'indulgence des moralistes les plus austères. Personne ne résiste à une gaieté aussi franche et aussi communicative.

Des générations et des générations de bonnes gens ont ri à gorge déployée au récit des malices du joyeux drille. Bien des conteurs de village se sont fait une réputation, rien qu'à relater durant les veillées ses «propos de bonne humeur». Quand, plus tard, un éditeur publia en langue flamande un opuscule intitulé La Joyeuse Vie de Thyl Ulenspiegel, ce fut un succès très vif. Une édition française de cette petite brochure parut bientôt. L'auteur, demeuré anonyme, y racontait, non sans charme, les épisodes pittoresques de la vie de son héros, tels que la tradition les lui avait légués.

Tout divertissant qu'il était par ses facéties, le personnage d'Ulenspiegel manquait d'ampleur. Sans doute, le souvenir de ses exploits aurait-il peu à peu disparu, si, vers le milieu du siècle dernier, un jeune homme n'avait rêvé d'écrire un livre où toutes les aspirations du peuple flamand, toutes les caractéristiques d'une race prendraient forme vivante.

Ce jeune homme se nommait Charles De Coster, et son livre vit le jour, tel qu’il l’avait conçu, sous ce titre explicite : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs.

Charles De Coster naquit en 1827 à Munich. Son père, d'origine flamande, exerçait les fonctions d'intendant chez le comte de Mercy Argenteau, archevêque de Tyr et nonce apostolique. Sa mère était fille de Wallonie. Ainsi s explique, chez De Coster, la réunion de ces inconciliables : un penchant à la rêverie, un sentiment élevé et le goût des grasses peintures. Dès son jeune âge, bercé de récits de voyage et de guerre, le poète sentit la force des liens qui l'attachaient à la terre de ses ancêtres. Il aima la Flandre - « la Mère Flandre », comme il l'écrira - d'un amour chaleureux, violent et tendre à la fois.

Dès qu'il conçut le dessein d'écrire son livre, il voulut en faire un hymne de gloire, mais un hymne où 1'on vît resplendir le visage de la patrie avec sa diversité et avec sa grandeur. La réussite de ce projet semblait impossible. Il fallait, en effet, allier la grâce la plus touchante aux traits les plus crus, évoquer l'amour naissant au cœur d'une fillette et peindre les ripailles, être ensemble vigoureux dans la jovialité et discret dans l'émotion, montrer d'horribles spectacles et trouver l'accent de la tendresse. De Coster voulait encore que son livre exprimât ce besoin d'indépendance qui est la fierté d'un peuple. Et, dépassant les frontières de son pays, il voulait, par-dessus tout, que, dans ces pages, retentissent la grande clameur de la souffrance humaine et le chant d'espoir qu’elle ne peut retenir...

Tout cela, il l'a exprimé en un livre d'une saveur et d'une richesse inoubliables. Ulenspiegel demeure le joyeux compagnon de la tradition populaire, mais il a grandi. Le poète l'a doté d'une vie plus large, plus abondante, plus humaine. De même, Charles De Coster adopte les autres personnages de la légende ; il en invente de nouveaux, aussi nombreux que les statuettes de saints que l'on voit au portail des églises gothiques. A tous, il impose une destinée et une valeur de symbole.

« Ulenspiegel, dit une prophétesse au début de l’ouvrage, sera grand docteur en propos et batifolements de jeunesse, mais il aura le cœur bon, ayant eu pour père Claes, le vaillant manouvrier, sachant en toute braveté, honnêteté et douceur, gagner son pain... Claes est ton courage, noble peuple de Flandre, Soetkin est ta mère vaillante, Ulenspiegel est ton esprit : une mignonne et gente fillette, compagne d'Ulenspiegel et comme lui immortelle, sera ton cœur, et une grosse bedaine, Lamme Goedzak, sera ton estomac. »

Et tout s’accomplira comme il est prédit. La légende développe son cours. Un rythme puissant la soutient, lui confère cette force d’évocation et cette harmonie que l’on ne se lasse pas d’admirer.

Pourquoi faut-il que personne n'ait compris à temps la grandeur de cette œuvre ? N'était un amour qui illumina sa jeunesse et dont les Lettres à Elisa nous ont gardé l'émouvant souvenir, Charles De Coster n'aurait, pour ainsi dire, pas connu la douceur de vivre. Il a mené une existence contraire à ses goûts, rendue plus pénible encore par les soucis matériels dont il fut obsédé. Il meurt à cinquante-deux ans, sans autre joie que l'admiration timide de quelques amis. Comme le disait Lemonnier, il est le Pauvre de la vie et le Pauvre de la gloire. Une anecdote rapportée par un de ses intimes le démontre bien. Quand parut la légende d’Ulenspiegel, un boucher bruxellois, qui avait lu le volume, fit des offres de service à De Coster.

- Quand la première édition sera vendue, lui dit-il, nous en ferons une autre de compte à demi et nous partagerons les bénéfices.

De Coster fut très touché de cette offre, où il voulait voir un naïf éloge de son œuvre. Hélas ! la deuxième édition d'Ulenspiegel ne parut qu’en 1893, environ quinze ans après la mort du poète.

Aujourd'hui, le monde des lettres rend à Charles De Coster l'hommage que réclamait son génie. Son œuvre compte des éditions nouvelles, on l’a traduite en plusieurs langues. La Belgique va prochainement célébrer son centenaire, son nom sera sur toutes les lèvres. Mais ces louanges venues si tard, cette gloire posthume, compenseront-elles la vie qui lui fut si amère ?

Robert Denoël