Robert Denoël, éditeur

Denoël dans la presse

1930

 

15 Janvier

 

Article signé Henry-Jacques [pseudonyme de Henry-Jacques Cohen, 1886-1973] paru dans Jazz sous la rubrique : « Les librairies », illustré d'une photo d'Yvonne Chevalier.

Cette belle revue d'avant-garde financée par Louis Querelle, dirigée par Titaÿna [1897-1966] et Carlo Rim [1905-1989], était tirée à quelque 5 000 exemplaires, et parut mensuellement entre 1928 et 1931.

A cette époque, Denoël est très lié avec Carlo Rim, qui a entrepris à sa demande d'illustrer les Mimes d'Hérondas : ce livre de luxe paru en mai 1930 sera la première publication de la jeune maison d'édition Denoël et Steele, qui n'a pas encore quitté l'avenue de La Bourdonnais pour la rue Amélie.

 

 

« Aux Trois Magots »

Dans ces quartiers neufs de l'Ecole Militaire et du Champ de Mars, où les maisons sont alignées et numérotées comme pour une revue, la fantaisie n'était guère jusqu'ici représentée que par la Tour Eiffel, ce phare à double action, émetteur d'ondes et foyer de la gloire Citroën. Mais une fantaisie très au-dessus du niveau de la mer et des hommes. Quelque chose de plain-pied et de local manquait à ce coin de Paris où, près des immeubles bourgeois, se sont réfugiés les divers types de la race guerrière, et qui résonne matin et soir, de trompettes de cavalerie, qui ne sont pas encore bouchées. Robert Denoël, un beau jour, apporta ses trois magots avenue de La Bourdonnais et, du coup, il y eut quelque chose de changé dans ce quartier chéri des entrepreneurs. Quelque chose de plus, une note de couleur posée habilement parmi d'uniformes tons, un foyer d'art et de sagesse, une espèce d'énigme aussi qui faisait travailler l'esprit des passants.


    Aux Trois Magots ? Robert Denoël a beau porter des lunettes d'écaille et s'exercer au mandarinat des lettres, on ne pense pas qu'il ait transposé sa personnalité à ce point. Demandez-lui la raison de cette enseigne. Il sourira. Pensez, si vous le voulez, au café de Saint-Germain-des-Prés, à tels souvenirs littéraires. Mais, pensez aussi, comme M. Denoël : de la fantaisie avant toute chose. Le charme a été vainqueur comme il l'est partout. De la boutique aux livres sort, aujourd'hui, une fanfare mystérieuse qui plaît bien davantage à l'oreille des citadins que l'autre. Et puisque la Tour Eiffel est toujours debout, disons aussi que, comme elle, les Trois Magots propagent à travers les rues et les maisons des ondes quotidiennes et bienfaisantes.


    La boutique n'est pas grande, une salle, un sous-sol. Mais on y est comme chez soi, reçu par le mandarin Denoël et Mme Pépin Lehalleur, une grave jeune femme au beau sourire. Des livres, naturellement, selon l'ordonnance que vous connaissez et qui est la discipline des libraires. Les romans du jour --- donnez chaque jour notre pain quotidien ! - les romans policiers, petits pains dont il se fait une grande consommation, les belles éditions, enfin, orgueil de la maison, les livres d'art, les estampes, les toiles. Il en faut pour tout le monde.

Çà et là, discrètement placées, les premières œuvres éditées par Robert Denoël. Car, vous pensez bien que l'homme qui par amour des livres s'est fait libraire cède, un beau matin, à la tentation d'en publier lui-même. Cinq bouquins déjà portent le nom de Robert Denoël. Le premier fut cet Ane d'Or, illustré par le curieux Jean de Bosschère et dont le succès fut immédiat. Ensuite, L'Art et la Mort, de Antonin Artaud, Victor ou les enfants au pouvoir, de Roger Vitrac, Le Grand Vent, recueil de chansons populaires par Champigny, illustré par Béatrice Appia, et, le dernier venu, L'Hôtel du Nord, par Eugène Dabit, œuvre d'un accent profondément heureux et qui a inspiré à Mme Yvonne Chevalier de très expressives photos.

Il n’y a, évidemment, pas de quoi faire un catalogue. Mais la quantité est remplacée là par la qualité. Robert Denoël a tout le temps. Il prépare ses bouquins avec amour, les veut parfaits et dignes de la grande typographie. Je le soupçonne fort de pas hâter sa besogne pour en jouir le plus possible. Je ne parle pas de ses autres projets qui touchent quelques points essentiels de la jeune littérature.

Enfin, cet homme infatigable est éditeur d'estampes depuis peu. Il vient de sortir un Pascin simple et juteux qui fera des petits. A force de vivre au milieu des gravures, contagion, etc., voyez plus haut.

Les conférences et les expositions se succèdent avenue de La Bourdonnais. Ces jours-là, la boutique est trop petite et Robert Denoël a l'air faussement inquiet du Monsieur qui craint de périr étouffé dans la foule de ses admirateurs. La prochaine exposition - ce numéro de Jazz va «sortir» en même temps qu'elle, si l'on peut dire - sera consacrée aux portraits d'écrivains par eux-mêmes ou leurs amis.

Les Trois Magots vont s'augmenter au moins d'une unité, puisque j'en serai !

 

Henry-Jacques

 

 

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