Robert Denoël, éditeur

Maximilien Vox

 

Né Samuel W. Monod, le 16 décembre 1894 à Condé-sur-Noireau, mort à Lurs-en-Provence le 18 décembre 1974. Nommé administrateur provisoire des Editions Denoël le 20 octobre 1944, démissionnaire le 15 mai 1947. Je lui ai consacré ailleurs une notice biographique détaillée.

Les souvenirs publiés ci-après proviennent d'un manuscrit daté de 1974 qui porte le titre « Sous le signe des gourous », resté inédit.

 

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Robert Denoël, aventurier commençant à être las d’un perpétuel équilibre sur la branche, ce Belge audacieux ne songeait plus qu’à trouver une brillante occasion de dételer, tant du côté des affaires que du côté des dames... Il n’a jamais analysé très clairement l’avenir de ses destinées, malheureusement pour lui.

C’est pourquoi, en 1943, il avait froidement cédé son fond de commerce à un confrère de Hambourg qui eut le manque de tact de se laisser périr au cours d’un bombardement... Obligeant ainsi Denoël à demeurer dans le champ de tir, pour veiller au grain - sans d’ailleurs rompre ses relations avec le ménage Triolet-Aragon. Il portait officieusement leurs valises, quand ils faisaient des remontées clandestines sur Paris... [...]

Je pouvais malaisément esquiver la besogne - qui me fut quasiment imposée - de me laisser instituer administrateur provisoire de la firme en litige, rue Amélie. L’ordre venait de Gabriel Le Roy-Ladurie en personne, auquel je devais tant de reconnaissance : d’autant plus impératif qu’il se trouvait détenu - à cette date - dans la prison de Fresnes.

Il tenait par dessus tout à savoir en bonnes mains les intérêts (légitimes) d’une personne de son entourage - qui se trouvait être la meilleure et plus chère amie de Robert Denoël. Mon erreur fut d’imaginer que l’on puisse, dans une pièce policière, jouer à la fois le rôle du témoin et celui du juge d’instruction... [...]

Du souvenir de cet hiver-là se dégage un goût fade de réminiscence trouble : après le bel élan, l’atmosphère de compromission. A l’usage, il se révélait malsain de mettre son cul dans les sièges où l’on avait trop concocté la haute - ou basse - trahison. Economique, tant qu’on voudra : mais certaines gueules de faux témoins soulevaient l’estomac... Le temps était trop proche des missions de collaboration, quand des imprimeurs patentés servaient d’intermédiaires aux bureaux allemands de l’avenue de Friedland, pour aller rafler le ravitaillement en province... Cela faisait tache d’huile.

J’avais pour le couple Aragon-Triolet une admiration justifiée - (un peu, pour elle ; beaucoup, pour lui). Mais, impossible de ne pas sentir qu’ils tenaient en haleine l’infortuné Denoël dans sa cachette, par une complicité de double jeu - où il allait finir par laisser sa peau.

Atmosphère d’autant plus infumable, que nous avions trouvé, Raymond [Pouvreau] et moi, une maison passée à l’aspirateur : plus d’argent, plus de stocks de papier, plus de bouquins - partant plus de commandes ! Et un «Pierre Abraham» en uniforme, qui venait, dans l’antichambre de la direction, de fouler aux pieds une photo de Céline - à quoi j’aurais jugé de mauvais goût de toucher...

Nous résolûmes - on ne s’en étonnera pas - de tirer de là une firme qui le méritait peu. Et par n’importe quels moyens !