Robert Denoël, éditeur

Georges Poulet

 

Né à Chênée le 29 novembre 1902, mort à Bruxelles le 31 décembre 1991. L'un des plus anciens amis d'enfance de Robert Denoël, avec lequel il a fait une partie de ses études au collège Saint-Servais puis à l'université de Liège, avant de collaborer aux mêmes revues littéraires que lui : Créer, Les Cahiers Mosains, Le Disque Vert, Sélection. Son témoignage date du 27 août 1979.

 

*

 

Nous nous sommes rencontrés au collège, pendant l’année 1917. Nous étions, lui et moi, en seconde, lui, un bon élève, mais très indépendant, avec beaucoup d’allant, de gaieté et de malice, moi, beaucoup plus effacé, très médiocre quant à mes études, entièrement occupé par la composition de poèmes et par des lectures.

Nous nous revîmes, quelques années plus tard à l’Université de Liège. Il faisait à ce moment d’assez intermittentes études de Sciences, tandis que j’étais en Philosophie et Lettres. Nous n’avions guère de raisons de devenir amis : lui, très actif, aimant intensément l’existence, sous ses formes les plus ouvertes, moi-même plutôt retiré et absorbé dans la tâtonnante exploration de ma vie intérieure.

Ce fut la littérature qui nous rapprocha. Il fit partie, comme moi, d’un petit groupe d’aspirants écrivains : Gille Anthelme, Arthur Petronio, Marcel Florkin (qui fit par la suite une très brillante carrière en biologie), Henri Goossens, et quelques autres dont j’ai maintenant oublié les noms. Denoël écrivait sous divers pseudonymes. Le premier qu’il prit, je m’en souviens, était Jacques Cormier.

Plus tard, nous nous transportâmes, Gille Anthelme, Denoël et moi, dans une autre revue, bruxelloise cette fois, dirigée par André de Ridder, et appelée Sélection. A ce moment Denoël, qui avait changé de pseudonyme (parce qu’il avait une peur affreuse que ses écrits fussent lus par ses parents, qui auraient été scandalisés) signait des comptes rendus critiques et de courts récits, du nom de Marlande, je crois. Tout cela, assez médiocre, du moins c’est ce que nous pensions, mais peut-être plus remarquable que tout ce que nous faisions nous-mêmes, par je ne sais quel jaillissement spontané de l’expérience sensible, par la franchise et le courage avec lesquels il abordait, toujours directement, l’existence.

Je me souviens d’un réveillon que nous avons passé en commun chez un ami, le peintre Mambour. Robert - je ne puis l’appeler cérémonieusement de son nom de famille à cette occasion - s’efforçait de me faire boire dans le dessein non déguisé d’obtenir de moi une opinion véridique sur ses talents et sur lui-même (hantise habituelle des très jeunes gens). Finalement, poussé à bout, je lui dis ceci : «Tout ce que tu fais me paraît mauvais, mais tu es de ceux qui feront quelque chose de très bien, sur le tard », et je dus ajouter par souci de précision : « passé la trentième année ».

Si je raconte cela, ce n’est pas pour faire parade de ma prescience, mais pour qu’apparaisse nettement dans mon propos ce qui était un peu notre sentiment commun, c’est-à-dire que la médiocrité apparente de Denoël cachait des qualités que nous n’avions pas mais qui n’en étaient pas moins importantes, la hardiesse, l’esprit d’entreprise, surtout une grande vigueur physique et morale, quelque chose enfin qui nous donnait vaguement le sentiment qu’il « avait de l’avenir ».

C’est à peu près à cette époque, ou peut-être un peu avant, qu’il entra à la Gazette de Liége, non, bien sûr, pour y faire une carrière de journaliste, mais vulgairement parlant, pour se procurer un peu d’argent. Si je mentionne le fait, c’est qu’à ce journal il occupa pendant un ou deux ans le poste occupé par quelqu’un d’autre, destiné lui aussi à la grande notoriété, je veux dire Georges Simenon (avec qui il fut, je crois, brièvement lié, au moins avant que Simenon ne partît pour Paris).

Un jour, Denoël m’informa qu’il renonçait à terminer ses études de science et qu’il allait - comme moi - « faire » les Lettres. Nous nous retrouvâmes, mais pas souvent, car nous étions l’un comme l’autre les plus irréguliers des étudiants, sur les bancs d’un même auditoire. J’ai le souvenir d’une interrogation écrite passée dans l’auditoire du Professeur Graulich, sur un sujet difficile, les contrats de mariage. Robert me tint compagnie sur le même banc, et, faut-il l’avouer, copia effrontément tout ce que j’écrivais, ce qui ne lui servit pas à grand-chose, car il fut refusé à l’examen.

Peu de temps après, je reçus une lettre de Paris. Il m’informait qu’il avait brusquement décidé de partir et qu’il allait tenter sa chance dans la capitale. J’allai l’y voir en 1925, me semble-t-il, c’est-à-dire un ou deux ans après. Il remplissait les fonctions de gérant dans une petite salle d’exposition de tableaux. A ce moment je venais de publier un livre, mon premier, La Poule aux œufs d’or, aux Editions Emile-Paul à St-Germain-des-Prés [paru en octobre 1926].

Nous fêtâmes cet événement. Peu de temps après, reçu docteur en philosophie et lettres, je partis pour l’Ecosse, où je devais rester vingt-cinq ans. De temps en temps, il m’écrivait, m’envoyait des livres que, chose incroyable, il publiait maintenant, aidé par les fonds d’un jeune millionnaire appelé Steele. Ces livres étaient toujours admirablement choisis, signés par des « jeunes », participant au mouvement dada ou au surréalisme.

Enfin, est-ce en 34 ou en 35, m’arriva un gros volume signé d’un nom inconnu, Céline. J’ai dit ailleurs * avec quelle répulsion particulière j’essayai de lire cet ouvrage dont le langage fracassant était juste à l’opposé de ce que j’admirais alors le plus en littérature. Je crois que je gardai le silence.

Je revis Denoël une dernière fois en 1939, à Paris, peu avant que la seconde grande guerre ne commençât. Il me reçut rue Amélie avec une sorte de fierté joyeuse, heureux de se montrer à moi dans son triomphe. Il m’amena dîner au Pré-Catalan. Je ne devais plus le revoir.

 

* « Denoël m’a fait parvenir, signé de Céline, un exemplaire du Voyage au bout de la nuit, au moment de son apparition. Je me rappelle en avoir lu quelques pages, mais fus forcé d’en interrompre la lecture, tant était grande chez moi la révulsion causée par des pages dont la force m’apparaissait comme insupportable. » [Lettre à l'auteur, 12 juillet 1979].