Robert Denoël, éditeur

Bernard Steele

 

Né le 23 avril 1902 à Chicago, décédé le 7 septembre 1979 à Austin. Crée avec Robert Denoël, le 10 avril 1930, les Editions Denoël et Steele, qu'il quitte le 30 décembre 1936. Une notice détaillée lui sera consacrée prochainement.

Le premier témoignage, resté longtemps inédit, était destiné au second Cahier de l'Herne consacré à Louis-Ferdinand Céline. Cette longue lettre envoyée le 16 décembre 1964 à Dominique de Roux avait été retenue et composée pour le volume à paraître en mars 1965, avant d'être écartée, pour d'obscures raisons. Elle a été publiée intégralement par Philippe Alméras dans un numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Louis-Ferdinand Céline paru en 2002.

Le deuxième remonte à 1967 et a été publié par Roland Jaccard dans le mensuel parisien Service Littéraire n° 54 de juillet-août 2012. Ecrivain, journaliste et critique littéraire né à Lausanne le 22 septembre 1941, M. Jaccard a bien voulu me permettre de le reproduire ici.

Le troisième, moins connu, fut publié en décembre 1970 dans Construire, un hebdomadaire imprimé à Lausanne, où Bernard Steele dirigeait les Editions du Mont-Blanc. On remarque qu'il date son arrivée à Paris de 1924. Les Renseignements Généraux français la situent « au début de mai 1925 ». Il est vrai que son passeport avait été établi au consulat de France à New York le 19 août 1924. On ignore toujours ce qu'il y fit jusqu'en décembre 1929, date à laquelle il rencontre Robert Denoël dans sa librairie de l'avenue de La Bourdonnais.

 

*

 

Je vous remercie de votre envoi du numéro de L'Herne consacré à Louis-Ferdinand Céline. Cette publication, je le sens, va m'apprendre quantité de choses que j'ignorais encore concernant l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Car, comme vous le savez sans doute, je me suis séparé de mon ancien associé, Robert Denoël, en 1937 et, à partir de ce moment, je n'ai jamais plus revu Céline.

Vous me demandez, fort aimablement, un article pour un second numéro de L'Herne, également consacré à Céline : des souvenirs le concernant, concernant Denoël, la maison d'édition, moi-même. Tout cela est bien difficile : à vrai dire, je n'ai rien de particulier à ajouter à ce que vos lecteurs savent déjà, rien qui me paraisse pouvoir les intéresser ou jeter une quelconque lumière nouvelle sur toute cette période - assez pénible pour moi à bien des points de vue.

Car, tout compte bien fait, j'avais mis le meilleur et le pire de moi-même dans cette maison d'édition que j'aimais et que nous avions fondée ensemble, Denoël et moi, à la suite d'une rencontre tout à fait fortuite. Vous intéresserait-il d'en connaître les circonstances ? C'était un dimanche, fin 1929, je crois. J'habitais alors la rue Dupont des Loges et, ce matin-là, je suis descendu faire un petit tour à pied dans le quartier. Au cours de ma promenade, je me suis arrêté à la devanture d'une librairie de l'avenue de La Bourdonnais. Par extraordinaire, cette librairie était ouverte. J'y suis entré et c'est là que je vis Robert Denoël pour la première fois. Ce jour-là, il m'a parlé d'un ouvrage qu'il venait de publier - Hôtel du Nord, d'Eugène Dabit - et du Prix du Roman Populiste que l'on venait de lui décerner.

Déjà à cette époque j'avais songé à faire, moi-même, de l'édition - mais d'un genre différent : j'ambitionnais de publier des traductions d'auteurs contemporains, américains et anglais, dont la plupart n'étaient alors connus en France que de nom. Après plusieurs entretiens avec Denoël, je me suis décidé à abandonner mon propre projet en faveur de celui, peut-être moins ambitieux, que nous avions échafaudé ensemble : publier des ouvrages de jeunes auteurs français - ou de langue française.

On connaît la suite : les Editions Denoël et Steele ont succédé aux Editions des Trois Magots et la librairie du même nom, étant devenue trop exiguë pour loger notre production, nous nous sommes installés, en 1930, dans une chapelle protestante désaffectée, au 19 de la rue Amélie. Les jeunes venaient à nous, encouragés sans doute par l'accueil plus que flatteur que faisait la critique aux ouvrages que nous cherchions à lancer. Succès d'estime, certes, mais le public ne suivait guère. Nos livres se vendaient plutôt mal.

Puis vint Céline, le Voyage au bout de la nuit, le Prix Renaudot, et, si j'ose dire, la gloire. La maison était lancée, cela ne faisait plus de doute. En tout cas, pas pour nous. D'autres, cependant, étaient sans doute d'un avis un peu différent, ainsi qu'en témoignera l'anecdote suivante.

Quelques semaines après l'attribution du Prix Renaudot au Voyage, nous eûmes l'immense surprise de recevoir la visite de Gaston Gallimard, qui était venu rue Amélie sans rendez-vous. Il se fit annoncer, pénétra dans notre bureau et après les aménités d'usage, prit un fauteuil et, sur le ton le plus malter of fact que l'on puisse imaginer, nous fit le petit discours suivant : « Messieurs, dit-il, vous tenez un succès certain avec le Voyage au bout de la nuit. Malheureusement pour vous, cependant, vous n'avez pas les moyens nécessaires pour exploiter convenablement ce succès. Alors... vendez-moi le contrat. Vous en serez très satisfaits, vous et l'auteur, car je suis disposé à vous le payer le prix fort. » Stupéfaction générale, puis... refus poli, mais très ferme.

Après quelques secondes de silence, Gaston Gallimard se leva, s'approcha de notre bureau, nous menaça de l'index et nous dit : « Eh bien ! Puisque vous ne voulez pas traiter avec moi maintenant, soyez bien persuadés, Messieurs, qu'un jour viendra où j'aurai non seulement ce contrat, mais aussi votre maison d'éditions. » Boutade d'un homme dépité et en colère ? ou vision prophétique, qui ne devait se réaliser qu'après une guerre et à la suite d'un assassinat ?

Les quelques années qui suivirent consolidèrent la renommée de la maison, mais peu après les événements du 6 février 1934, nous nous sommes aperçus, Denoël et moi, que nous n'étions plus du tout d'accord. L'époque, il est vrai, était très trouble et très troublée ; les idées s'entrecroisaient et se heurtaient avec violence et l'on se rendait de plus en plus compte que certaines valeurs auxquelles on était resté attaché commençaient à s'effriter avant de s'effondrer dans la catastrophe générale. Il est bien possible qu'en d'autres temps plus paisibles, nous eussions peut-être pu combler le fossé qui se creusait chaque jour davantage entre nous, mais... l'époque étant ce qu'elle était, nous n'avions vraiment aucune chance de retrouver l'entente qui avait régné entre nous jusqu'alors.

La part active que prit Denoël à la rédaction et à l'administration d'un hebdomadaire politique [L'Assaut] que venait de lancer Alfred Fabre-Luce fut, pour moi, l'événement décisif qui motiva mon départ des Editions Denoël et Steele et le retrait de mon nom de la raison sociale. Bien que je fusse déjà parti de la maison quand parut Bagatelles pour un massacre, je n'ai pu m'empêcher de téléphoner à Denoël pour lui exprimer mon indignation à la seule pensée que ce livre, précisément, puisse être publié par une maison que je venais à peine de quitter et dont j'avais été l'un des fondateurs.

J'avais certes, et j'ai encore aujourd'hui, la plus haute estime pour Céline en tant qu'écrivain. L'homme, par contre, ne m'inspirait que très peu de sympathie. En effet, il était bien difficile de trouver des qualités à un individu qui, se jouant perpétuellement la comédie, cherchait à entraîner ses contemporains dans son jeu. Sous les aspects d'un matamore mal embouché, bruyant et vulgaire, se cachait sans doute une âme de petit enfant profondément blessé qui, pour se protéger d'on ne sait quel danger, s'était constitué un bouclier derrière lequel il pouvait se croire invulnérable.

Mais pour moi, l'homme que j'avais devant les yeux représentait un contraste trop grand avec celui que je pressentais confusément à travers certains de ses écrits, et notamment à travers sa véritable passion pour la féerie du ballet et de la danse. Quoi qu'il en soit, je ne me plaisais pas dans sa société et je le voyais le moins souvent possible. Après son retour de Russie, nos relations, déjà peu cordiales, se sont rapidement détériorées à cause de son antisémitisme naissant dont j'ai été, je crois, une des premières cibles.

Quant aux relations qui pouvaient exister entre Denoël et Céline, j'en suis aux conjectures : j'ai toutefois l'impression que leur entente devait être assez bonne. En effet, les goûts littéraires de Denoël l'attiraient immanquablement vers le bizarre et l'insolite. Cela ne pouvait que faire l'affaire de Céline, dont l'œuvre entière se situe dans un monde imaginaire.

De plus, mon ancien associé était un homme extrêmement ambitieux, ce qui ne devait pas, non plus, déplaire à Céline. L'ambition de Denoël, soit dit en passant, prenait parfois des allures un peu curieuses : il me confiait un jour qu'il « espérait bientôt avoir un million de dettes, car, disait-il, ce n'est qu'à cette condition que l'on commence à être considéré à Paris ». Par ailleurs, le côté persécuteur-persécuté de Céline pouvait également, me semble-t-il, présenter un certain attrait pour Denoël, dont certains des amis intimes se rangeaient tout naturellement dans cette catégorie. Enfin, les deux hommes étaient des révoltés et tous deux étaient des destructeurs ; sur ce terrain aussi, pouvait sans doute s'établir une entente entre eux.

Peu de temps après avoir quitté la maison, je suis allé m'installer dans le Midi et, environ un an plus tard, commença le désastreux divertissement agressif que vous savez. Quelques jours plus tard, avant la ruée allemande sur les Pays-Bas, je reçus la visite de Denoël qui, mobilisé dans l'armée belge, avait tenu à me revoir avant de rejoindre son régiment. A cette occasion, nous avons eu une très franche explication et nous nous sommes séparés en très bons termes.

En juin 1940, tout de suite après l'Armistice, j'ai moi-même quitté la France afin de retourner dans mon pays. Là, le jour de la catastrophe de Pearl Harbour, je me suis engagé dans la U.S. Navy et après le débarquement en Afrique du Nord, je me suis trouvé basé à Alger. Et c'est là que j'ai appris le retour de Denoël à Paris, et sa réinstallation à la tête de sa maison d'édition.

Je devais le revoir plusieurs fois à Paris pendant l'été qui a précédé sa mort et je le revis, hélas, une dernière fois en compagnie de sa veuve et de notre ami Maurice Percheron lorsque nous sommes allés à l'hôpital pour reconnaître le corps. Inutile de vous dire, je pense, combien cette mort tragique m'a affecté. Tant de liens se sont trouvés rompus ce jour-là et tant de souvenirs ont été enterrés avec lui.

Si je considère toute cette période avec le recul des années, il me semble avoir assisté et, dans une certaine mesure, participé à une sorte de drame. En effet, la littérature de forme romanesque avait alors atteint - et peut-être même dépassé - son apogée, tant au point de vue de la forme que de celui du contenu. Nous sentions tous, plus ou moins confusément, qu'un renouveau complet s'imposait. Mais les anciennes structures étaient toujours debout et continuaient malgré tout à inspirer un certain respect.

Apparemment, ce fut Céline, avec son Bardamu et son Ferdinand, qui aurait été choisi par « L'Esprit du temps » pour devenir l'un de ses démolisseurs. Et, il faut bien le dire, il a admirablement bien su remplir son rôle : après son passage, la place était nette, il ne restait plus rien ; les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler - elles ne risquaient plus de trouver d'obstacles.

Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Qui de nous pourrait le dire ? Mais il me semble que l'œuvre de démolition accomplie par Céline avait été nécessaire, voire indispensable - tout l'avenir de la littérature en dépendait. Dommage, cependant, que le démolisseur ait été à tel point la victime des forces dont il a été l'un des instruments d'exécution les plus efficaces. Mais cela aussi semble être de l'ordre du Destin : que l'on songe à Nietzsche, à Baudelaire, à Lautréamont, à Camus... Très souvent - et encore tout récemment -, on me pose la question : « Si c'était à refaire, publieriez-vous aujourd'hui les œuvres de Céline ? » Question oiseuse entre toutes, me semble-t-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ?

Et voilà, cher Monsieur, les quelques souvenirs et les quelques réflexions qui me viennent à l'esprit à propos de Céline, de Denoël et de notre maison d'édition. Peut-être pourront-ils vous servir ? En tout cas, je l'espère. Si vous le désirez, vous pouvez publier cette longue lettre telle quelle. Sinon, je vous autorise à y apporter tous les changements de forme que vous pourriez juger utiles ou désirables. Quant au fond, il est ce qu'il est, et je désire en conserver l'entière responsabilité.

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Steele, de Denoël et Steele, est celui qui découvrit Voyage au bout de la nuit, son style, mais aussi Céline, un type médisant et parano, une âme noire.

C’était durant l’hiver 1967, au buffet de la gare de Genève. Bernard Steele, qui dirigeait alors les Editions du Mont Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquai pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois : « Si c’était à refaire, publieriez-vous aujourd’hui les œuvres de Céline ? », question que je jugeai aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »

Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition : « Denoël et Steele », l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’U.S. Navy durant la Deuxième Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie. Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent. Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage au bout de la nuit.

« Si je considère cette période avec le recul des années, me dit-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Fernand [sic], avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle : après son passage, la place était nette... Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »

Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français face à l’antisémitisme et à la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux mœurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant une certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écœuré. Il ne m’a jamais inspiré de sympathie, car il se jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif... Oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »

Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline - seule sa thèse sur Semmelweis m’avait emballé - et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient en moi un singulier écho. D’une voix lasse, presque brisée - il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut : « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement au moins, à l’origine d’une œuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »

Après ce déjeuner en compagnie de Bernard Steele, je n’ai jamais pu lire Céline de manière innocente. Et, je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.

Roland Jaccard

 

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Quand, en 1924, je quittai mon Amérique natale pour m’installer à Paris, le climat des Etats-Unis n’étant pas favorable à ma santé, je songeai à me lancer dans l’édition. L’occasion m’en fut donnée à la suite d’une rencontre fortuite. C’était un dimanche, fin 1929, je crois. J’habitais près de l’Ecole Militaire et je descendis, ce matin-là, faire un petit tour à pied dans le quartier. Au cours de ma promenade, je suis entré dans une librairie de l’avenue La Bourdonnais et c’est là que je vis Robert Denoël pour la première fois. Il me parla d’un ouvrage qu’il venait de publier, L'Hôtel du Nord, d’Eugène Dabit, et du prix du roman populiste que l’on venait de lui décerner.

De mon côté, je lui fis part de mon intention de publier des traductions d’auteurs contemporains américains et anglais, pratiquement inconnus en France. Je m’entretins plusieurs fois avec Denoël au cours des semaines qui suivirent et nous décidâmes finalement de publier ensemble de jeunes auteurs français ou de langue française. A nous deux, à cette époque, nous ne totalisions pas 60 ans.

Puis les Editions Denoël et Steele succédèrent aux Editions des Trois Magots. En 1930, nous nous installâmes dans une chapelle protestante désaffectée au 19 de la rue Amélie. Les jeunes venaient à nous, les critiques littéraires étaient de notre côté mais nos livres se vendaient plutôt mal. Puis vint Céline, le Voyage au bout de la nuit, le prix Renaudot et, si j’ose dire, la gloire.

La manière dont ce manuscrit nous est parvenu est intéressante mais elle est surtout caractéristique de l’individu qu’était Céline. Figurez-vous que j’arrive un matin chez Denoël et Steele et mon associé me dit : «J’ai pris hier soir un manuscrit sur le bureau. Je l’ai lu. Il s’appelle Voyage au bout de la nuit d’un certain Louis-Ferdinand Céline. Je ne sais pas du tout qui c’est, mais je pense que nous aurons un très bon livre ».

Je prends alors ce manuscrit sous le bras et vais à « La Coupole », boulevard du Montparnasse. Je m’installe ; il est 10 heures du matin ; à 7 heures du soir, j’avais fini de lire le Voyage au bout de la nuit. Je retourne chez Denoël et je dis à mon associé : « Ecoute, Robert, tout de même, je ne crois pas que c’est très bien, je crois que c’est excellent, je crois que c’est formidable ! Qui est ce Louis-Ferdinand Céline ? Où habite-t-il ? On va lui écrire». On regarde sur le manuscrit : rien du tout. On cherche alors le papier d’emballage : il y avait l’adresse d’une dame. On lui envoie un petit mot.

Trois jours plus tard, cette personne arrive chez nous et nous déclare : «Vous parlez d’un manuscrit de Louis-Ferdinand Céline ; je ne connais pas de Louis-Ferdinand Céline ; on connaît un docteur Destouches ; mais enfin, montrez-moi ce manuscrit, je ne sais pas ce que c’est qu’un manuscrit ! » Alors nous le lui montrons et elle s’écrie: « Eh ! oui, mais bien sûr ! le docteur Destouches m’avait demandé d’emballer ça et de vous l’envoyer ». C’est donc ainsi que le Voyage au bout de la nuit est arrivé chez nous. Vous remarquez déjà quelle difficulté Céline avait à se montrer.

Après l’attribution du Prix Renaudot au Voyage au bout de la nuit, nous eûmes l’immense surprise de recevoir la visite de Gaston Gallimard qui nous fit le petit discours suivant : « Messieurs, vous tenez un succès certain avec le Voyage au bout de la nuit. Malheureusement pour vous, cependant, vous n’avez pas les moyens nécessaires pour exploiter ce succès. Alors vendez-moi le contrat, je suis disposer à payer le prix fort ». Nous refusâmes poliment, mais fermement.

« Eh ! bien, dit-il, puisque vous ne voulez pas traiter avec moi maintenant, soyez bien persuadés, messieurs, qu’un jour viendra où j’aurai non seulement ce contrat mais aussi votre maison d’édition. ». Boutade ou vision prophétique qui se réalisa, d’ailleurs, après la guerre, à la suite de la mort tragique de Robert Denoël, assassiné au coin d’une rue après la libération de Paris.

J’ai beaucoup moins connu Céline que ne l’avait connu Denoël, mais je peux dire qu’il était paranoïaque. Or, les paranoïaques cherchent à faire peur et c’est ce qu’il faisait régulièrement.

Il hurlait, il portait des accusations tout à fait fausses sur les uns et les autres. Parfois, il avait des attitudes extravagantes. Voilà le Céline des années 30 ; je ne l’ai pas connu après, car j’ai quitté Paris en 1938, me séparant de Denoël pour des raisons personnelles. Je n’ai pas revu Céline pendant la période de guerre et l’après-guerre. Ce qu’il me reste de lui, c’était cette faculté de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur.

Par ailleurs, après mon départ, Denoël publia des œuvres de Céline qui étaient de véritables diatribes antisémites ; or moi, je suis juif de naissance ; cela ne m’a pas beaucoup plu, d’autant plus que Céline imaginait, en bon paranoïaque qu’il était, qu’il n’avait jamais touché ses droits d’auteur et il mettait cela sur mon dos parce que j’étais juif. C’était ennuyeux. Cela dit, j’estime que Céline a certainement été celui qui, pendant toute la décennie 30, influença avec le plus de force la littérature française, et qui permit à celle-ci de prendre son essor par-dessus les vieilles structures.

J’estime énormément Céline, l’écrivain ; je fais simplement quelques réserves sur l’homme.

 

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Les raisons pour lesquelles Bernard Steele a quitté Robert Denoël, à un moment où leur maison d'édition venait d'enregistrer ses meilleurs recettes grâce à plusieurs prix littéraires, restent un sujet de controverses. Pourquoi cet Américain fortuné, qui a investi beaucoup d'argent dans les Editions Denoël et Steele, se retire-t-il d'une affaire au moment où elle se rentabilise ?

Si on se tient à ses déclarations, Steele avait, très tôt, envisagé de « faire de l'édition » : « j'ambitionnais de publier des traductions d'auteurs contemporains, américains et anglais, dont la plupart n'étaient alors connus en France que de nom. » Après sa rencontre avec Denoël il décide d'abandonner ce projet « en faveur de celui, peut-être moins ambitieux, que nous avions échafaudé ensemble : publier des ouvrages de jeunes auteurs français - ou de langue française ».

Leur association, qui date d'avril 1930, durera donc six ans. Celui qui apporte l'argent nécessaire à la constitution de leur société, c'est lui, mais pas entièrement. C'est Beatrice Lesem, sa mère, veuve de Charles Hirshon depuis peu, qui gérait la fortune familiale, laquelle ne lui était pas entièrement destinée puisque cinq enfants étaient nés de leur union entre 1904 et 1915.

Bernard a épousé Mary Mocknaczski le 26 décembre 1921, et une fille leur est née le 28 novembre 1922. Le trio débarque à Paris début mai 1925 et habite au 9 de la rue Marbeau (XVIe) avant de s'installer dans un bel appartement de la rue Eugène Delacroix. Que fait Bernard entre 1925 et 1929, date à laquelle il emménage au 7 de la rue Dupont des Loges, près de l'Ecole militaire ? On l'ignore, mais voilà un Américain sans emploi (et qui n'en cherche pas), père de deux enfants (une seconde fille est née à Paris en 1926), qui habite pendant quatre ans avec sa petite famille dans des quartiers chics de Paris, avec l'ambition de devenir éditeur, et qui n'y fait absolument rien.

A cette époque Sylvia Beach et Adrienne Monnier accueillent depuis plus de huit ans les intellectuels américains (Hemingway, Ezra Pound, Man Ray) et français (Larbaud, Gide, Valéry) dans leur librairie de la rue de l'Odéon : Steele ne paraît pas connaître « Skakespeare et C° » puisque c'est dans une vitrine des Trois Magots qu'il découvre, en décembre 1929, l'édition française d'Ulysse, publié par la même Adrienne Monnier.

Bernard Steele est un « désœuvré », mais qui a acquis en 1932 une villa à Montmorency, pour s'y retirer quand la vie parisienne lui paraît trop trépidante. Anaïs Nin, qui le rencontre en 1933, écrit à son sujet dans son Journal : « Il est raffiné et malheureux. Je ne m’y trompe pas. Il ne s’intéresse pas à l’édition ni à la littérature, il veut vivre sa propre vie ».

Mais pour quoi faire ? Bernard est féru de musique classique : sa collection était estimée, à cette même époque, à plus de 2 000 « long playing ». A l'automne 1934 il a créé, avec un disquaire du boulevard Montparnasse, une société musicale : « L'Anthologie sonore », qui occupe un local de la rue Amélie (où René Barjavel trouvera celle qu'il épousera peu après) : il s'agit de musique ancienne, folklorique et classique. Dans une interview accordée en 1942 à un hebdomadaire belge, Denoël dira qu'après son départ, Steele « s'était investi dans la musique ».

En réalité Bernard a quitté Montmorency dès 1940 et s'est installé à Tourtour, près de Draguignan, au « Domaine des Chênes », un mas qu'il avait acquis le 6 juin 1939 et qu'il quitta définitivement en juin 1940 pour rejoindre son pays d'origine.

Revenons à notre propos : pourquoi Bernard Steele quitte-t-il Robert Denoël, en décembre 1936 ?

François Gibault, qui avait rencontré Steele et Cécile Denoël, écrivait sans ambages : « Il y avait eu entre eux bien d'autres sujets de dissensions et beaucoup de différends d'ordre financier. Steele, lassé de boucher les " trous " de l'entreprise et d'honorer les traites et autres engagements que Denoël prenait en imitant sa signature, lui avait vendu ses parts le 30 décembre 1936. »

Robert Beckers expliquait autrement le départ de l’Américain : « Steele intervenait dans les dépenses mensuelles pour 50.000 F, et parfois plus. Il finit par se croire exploité ».

Auguste Picq, le comptable des Editions Denoël et Steele depuis leur origine, m'écrivait : « Steele s’est fâché avec Denoël à cause de Céline dont il n’acceptait pas le comportement et les exigences. »

Céline aurait-il été au centre des dissensions entre les deux associés ? Ses pamphlets antisémites sont parus bien après le départ de l'Américain, sauf Mea culpa (décembre 1936) mais, comme l'écrit Steele, Céline ne lui aurait jamais témoigné de sympathie : « Après son retour de Russie, nos relations, déjà peu cordiales, se sont rapidement détériorées à cause de son antisémitisme naissant dont j'ai été, je crois, une des premières cibles. »

Point d'amitié entre les deux hommes, donc. Denoël, non plus, n'accordait pas facilement la sienne : « Steele s’est montré le compagnon que tout dans sa conduite jusqu’ici m’avait fait espérer. Mon amitié est très lente à se former. Il lui faut un climat assez rare pour mûrir. Il m’arrive cette chose délicieuse d’avoir cherché un associé, de l’avoir trouvé et d’avoir trouvé, en la même personne, un ami. » [lettre de Denoël à Champigny, août 1930].

Chez Céline, l'antipathie est immédiate . Alors que son éditeur passe ses vacances en Vendée, il lui écrit, le 3 août 1933 : « J'ai envoyé à Steel une lettre de verte engueulade à propos des comptes. Il me dégoûte. Voici trois jours que je lui demande 2 Voyages dont j'ai besoin et rien reçu. S'il fait toutes les livraisons de même la maison est foutue.»

Une semaine plus tard il a reçu ses comptes mais cela n'apaise pas sa colère : « J'ai reçu de Steel hier enfin mes comptes. Je n'ai pas fini de me complaire à la lecture de ces faux notoires et tarabiscotés. »

Auguste Picq, qui était le véritable destinataire de ces lettres incendiaires, ne s'est jamais plaint de l'agressivité de l'écrivain, qui l'estimait. Bernard Steele (dont Céline estropiait systématiquement le nom) était donc bien la cible de ses sarcasmes.

Est-ce que cette atmosphère défavorable aurait pu provoquer le départ de l'Américain ? Personnellement je n'y crois pas, mais je m'interroge à propos d'un hebdomadaire conservateur, L'Assaut, dont Denoël avait, en août 1936, accepté la diffusion, et que Steele évoque à deux reprises : ce fut, dit-il, le motif de son départ.

Qu'était-ce donc que L'Assaut, dont le premier numéro parut le 13 septembre 1936 ? Commune, le mensuel d'Aragon, écrit en octobre 1936 que, « grâce à la libéralité de M. Fabre-Luce (des deux cents familles et du Crédit Lyonnais) vient de paraître un nouvel hebdomadaire, L'Assaut. [...] Les plus éminentes personnalités qui composent la section d'Assaut levée par M. Fabre-Luce [...] sont MM. Pierre Frédérix, Bertrand de Jouvenel, Georges Blond et Robert Brasillach. »

Frédérix est un « obscur fasciste » . Jouvenel a servi Mussolini, Hitler, Doriot, Franco, et il est à présent « pensionné sur la cassette du comte de Paris ». Les hommes d'Assaut sont interchangeables : Blond et Brasillach sont aussi à Candide, à L'Action Française, à Combat... Il s'agit donc d'une querelle idéologique. L'Assaut est de droite, voilà tout.

Qu'est-ce qui aurait pu irriter Steele, dans ce journal, au point de quitter sa maison d'édition en pleine ascension ? Ce qui est sûr est qu'il ne s'agissait pas d'une affaire d'argent puisque, en 1945, le compte de Bernard Steele était toujours créditeur rue Amélie, ce qui signifie que Denoël ne lui avait payé que partiellement ses parts dans l'affaire.

Le désaccord devait venir de beaucoup plus loin. Bernard Steele n'était pas un éditeur dans l'âme : il réclamait des « retours sur investissement » trop rapides. Et Denoël était un « flambeur » capable de mettre en difficulté leur fragile société, comme il l'avait fait en 1935 à propos des « Cenci », la pièce théâtrale d'Antonin Artaud où un rôle avait été accordé à sa femme. François Gibault me disait récemment : « Denoël et Steele, c'était une union contre nature ». C'est aussi mon avis.

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Nous avions, Gibault et moi, une vision « humaniste » de Steele, un Américain tranquille et fortuné qui débarque, on ne sait pourquoi, à Paris, qui n'y fait apparemment rien durant plusieurs années et qui, un beau jour, s'associe avec Robert Denoël, un éditeur à la recherche de capitaux.

Deux dames américaines se sont penchées récemment sur le parcours de Bernard Steele, et elles ne sont pas au bout de leurs recherches car la CIA et le FBI n'ouvrent pas aisément leurs archives.

Louise Staman est connue : aujourd'hui éditrice à l'enseigne Tiger Iron Press à Savannah (Georgie), elle a consacré en 2002 un ouvrage à l'assassinat de Robert Denoel sous le titre : With the Stroke of a Pen qui, traduit en français sous le titre Assassinat d'un éditeur à la Libération, fut publié à Paris en 2005.

Andrea Aven habite Edmond, dans l'Oklahoma, et elle n'appartient pas au monde de l'édition : sa tante, Jane Wallis Burrell, a travaillé avec Bernard Steele à l'Ambassade américaine à Paris au cours des années 1947-1948.

L'une et l'autre sont persuadées que Bernard a, très tôt, fait partie des « services spéciaux » américains mais la preuve n'est pas faite car ces archives sont soigneusement cadenassées.

Voici la chronologie qu'a établie à mon usage Andrea Aven :

1902 : Naissance de Bernard, le 23 avril, de Maurice Steele et de Beatrice Lesem (qui s'étaient mariés le 8 janvier 1900 à Chicago).

1906 : Mort de Maurice Steele, le 14 septembre, à Chicago, qui est inhumé au Rose Hill Cemetery and Mausoleum.

1912 : Beatrice Lesem épouse Charles Hirshon, le 30 octobre, à Manhattan.

1913-1914 : Bernard fréquente l'Ecole Pascal, boulevard Lannes, Paris XVIe.

1914-1918 : Il est élève à Horace Mann School, New York City.

1918-1921 : Il est élève au Dartmouth College, Hanover, New Hampshire.

1922 : Début de l'année, épouse Mary Mocknaczski, née le 23 août 1902 à Passaic, New Jersey.

1922 : Naissance à Chicago de leur première fille, Beatrice, le 28 novembre.

1922-1924 : Bernard est « bookkeeper and salesman for a commercial firm », c'est-à-dire comptable et vendeur dans une firme commerciale dont le nom et l'adresse ne sont pas connues.

1925-1930 : Il est « acheteur » d'une firme d'import-export parisienne, dont les nom et adresse restent inconnus.

1927 : Naissance de sa seconde fille, Helen, à l'Hôpital Américain de Neuilly, le 25 mars.

1930-1937 : Association Denoël et Steele.

1938-1940 : Bernard est directeur des ventes pour une station de radio niçoise.

1940 : Bernard et sa famille sont de retour à New York, le 18 juillet, venant de Lisbonne.

1942 : Il s'engage le 6 avril dans l'US Navy. Enrôlé en tant que technicien radio de 1ère classe, il est nommé lieutenant en avril 1943. Il sera élevé au grade de « Lieutenant Commander » (capitaine de corvette) en octobre 1945. Il est démobilisé le 9 juin 1947.

1947-1949 : Bernard est « Foreign Service Staff Officer », attaché à l'ambassade américaine à Paris.

1949-1952 : Il est attaché à l'ambassade américaine de Tanger, au Maroc, avec le même grade.

La période 1953-1973 ne laisse pas de trace aux Etats-Unis [Bernard a dirigé entre 1964 et 1973 les Editions du Mont Blanc, à Genève]

1974 : Bernard travaille à l'ambassade américaine de Hong Kong, au bureau du Centre consulaire de l'information et de la recherche.

1979 : Il meurt le 7 septembre à Austin (Texas), au domicile de sa fille Beatrice.

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