Robert Denoël, éditeur

Philippe Hériat

 

Né Raymond Payelle le 15 septembre 1898 à Paris, mort le 10 octobre 1971 dans la même ville.

Arrière petit-fils de Zulma Carraud, l'égérie de Balzac, fils de magistrat, engagé volontaire de la Grande Guerre à dix-huit ans. Acteur de cinéma dès 1920, il tourne dans quelque 22 films avant de rédiger un premier roman, en 1931.

C'est Robert Beckers, ami des artistes et collaborateur occasionnel de Robert Denoël, qui transmet le manuscrit de L'Innocent, rue Amélie.

Le livre est couronné par le prix Renaudot 1931. Quatre romans suivront, entre 1933 et 1936, avant que l'auteur quitte Robert Denoël pour Gaston Gallimard, qui l'avait sollicité à plusieurs reprises, et qui lui obtient le prix Goncourt 1939 pour Les Enfants gâtés.

Le texte qui suit est tiré de Retour sur mes pas, un volume de souvenirs paru en mars 1959 chez Wesmael-Charlier à Namur.

Le suivant est paru dans le second numéro spécial de L'Herne consacré en 1965 à Louis-Ferdinand Céline. Assez inexact, puisqu'il confond Voyage et Mort à crédit, mais fort intéressant quant à la question du style.

 

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Un ami communiqua L’Innocent à Robert Denoël qui, avec son associé Bernard Steele, en était à ses débuts d’éditeur. Dans le délai record de trois jours, il lut mon roman, me fit raconter celui que je voulais écrire ensuite et me signa un contrat.

Robert Denoël, qui devait disparaître treize ans plus tard dans des circonstances dramatiques et encore à ce jour si obscures, était alors un vigoureux et beau garçon d’une intelligence vive et d’une forte puissance de travail. Frais débarqué de sa Belgique natale, le cheveu dru et lustré, le visage sculpté, le rire fréquent, la dent solide, il prétendait conquérir Paris et en « avaler » les plus grands éditeurs.

Beau programme. Mais un certain désordre dans les idées, une conception assez fausse de la réussite, jointe à une méconnaissance toute provinciale de ce qu’est réellement Paris, et encore le refus obstiné de consentir qu’aucun collaborateur prît auprès de lui des initiatives ou de l’importance, enfin un manque de caractère qu’il ne devait que trop prouver sous l’occupation, tout cela l’empêcha de réaliser ses ambitions et de remplir son destin. Je ne saurais cependant m’arrêter sur son nom sans saluer sa mémoire, dans ce qu’il fut à cette époque et dans ce que je lui dois.

J’avais quitté la maison Denoël. Dans l’état où elle se trouvait alors, Steele s’étant retiré de l’affaire, elle ne me fournissait pas l’appui matériel prévu à notre contrat. Gaston Gallimard m’ayant fait signe à plusieurs reprises dans les années trente, j’étais entré chez lui en 1937.

 

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J'ai (...) assez bien connu Céline quand il entra chez Denoël, quelque temps après moi, et j'ai à peu près assisté, jour après jour, à la découverte de son manuscrit du Voyage, telle que la conte Max Dorian (dans L’Herne en 1963). Nous étions en très bons termes, je suis allé le voir rue Lepic, et c'est à son souvenir de cette époque que je retourne le plus volontiers.

Le Voyage venait de paraître, composé avec ces « blancs » que Robert Denoël, à la fois excité et effrayé de son audace, y avait fait ménager, et le succès du livre avait déjà éclaté, quand je demandai un jour à notre éditeur ce que Céline préparait maintenant. « Il est hésitant », me répondit Denoël. Ce que je comprenais assez, après le coup de tonnerre de ce premier livre et avec l'évidence que Céline serait guetté au second. Mais Denoël ajouta ces mots : « Il cherche son style. » Je me récriai : ne l'avait-il pas trouvé ? n'écrirait-il pas son prochain livre dans le même ton que le Voyage ? Non : il sentait qu'il ne se dépasserait pas dans cette direction, il voulait changer sa manière.

Je ne saurais, après trente ans, garantir l'exactitude des termes, mais j'affirme celle du sens, et celle de cette petite phrase : Il cherche son style. C'est parce que ces quatre mots me frappèrent qu'ils se gravèrent dans mon esprit. J'y ai bien souvent songé depuis. Je les ai entendu prononcer quand Mort à Crédit n'était pas commencé, dont le génie verbal allait continuer, en le surpassant peut-être, celui du Voyage ; quand s'ouvraient une carrière et un destin qui semblent maintenant si logiquement contenus dans leur premier départ ; enfin quand il n'était pas même imaginable que le style de Céline ouvrirait une école, aurait des imitateurs et des disciples, deviendrait la forme de pensée et la forme de révolte de toute une postérité.