Robert Denoël, éditeur

Max Dorian

 

Bernard Doreau dit Max Dorian, fils du général Joseph Doreau et de Marthe Le Provost de Launay, est né à Versailles le 27 janvier 1901, et est décédé le 17 septembre 1989 à Newport, Rhode Island.

Médaillé de la Grande Guerre, durant laquelle il s'était engagé à l'âge de dix-sept ans :

L'Echo rochelais,  18 janvier 1919

Collaborateur de Bernard Grasset depuis 1928, il rejoint deux ans plus tard les Editions Denoël et Steele en qualité d'attaché de presse. Il quitte la rue Amélie peu après le départ de Bernard Steele, début 1937.

Les liens ne sont pas coupés avec Denoël car, depuis le 30 décembre 1936, il était porteur de trois parts dans sa société d'édition, ayant appartenu à Béatrice Hirshon, la mère de Bernard Steele. Quoique simple prête-nom, il fera pourtant valoir ses droits lorsque Jeanne Loviton provoqua, le 21 janvier 1946, une première assemblée des actionnaires. Et, le 24 décembre 1948, il engagera, sans succès, une action contre les Editions Domat-Montchrestien.

Le 23 novembre 1980 il m'avait fait savoir qu'il préférait « ne rien dire et ne rien écrire sur Robert Denoël que j'ai, en effet, très bien connu. »

Le texte qui suit date d'une époque où Dorian était plus locace : il est paru dans le numéro spécial de L'Herne consacré en 1963 à Louis-Ferdinand Céline, et réclame quelques précisions, qu'on trouvera à la suite.

 

*

 

« Céline rue Amélie »

 

Il convient d'étayer le passé avec des dates et des points de repère. Ces étais me manquent. Mes papiers, mes documents reposent au fond des caisses que j'ai entreposées avec ma bibliothèque, ensevelie depuis 14 ans, dans un grenier, chez moi, à La Rochelle. J'ai tenté, l'été dernier, d'exhumer mes dossiers Denoël & Steele. Vain effort. Je dois donc me lancer à la poursuite d'images dans le brouillard du temps.

C'était à l'époque où j'avais quitté Bernard Grasset et l'équipe des amis, André Sabatier, Henry Muller, Bessan Massenet. Sur la recommandation du Dr René Laforgue (ce psychanalyste avait longtemps traité Bernard Grasset, et je le connaissais beaucoup pour l'avoir aidé dans la rédaction de ses travaux), j'avais contacté Robert Denoël et Bernard Steele. Robert était fils d'un professeur d'université belge. Aventureux, bohème, n'ayant qu'une idée vague de la valeur de l'argent, il faisait son chemin à grands pas dans Paris.

Ses débuts n'avaient-ils pas été facilités par une femme à santé fragile [Irène Champigny] qui dirigeait une galerie de peinture moderne de la rive gauche ? On le disait. C'est par elle, peut-être, que Denoël avait été mis en rapport avec un riche américain, Bernard Steele. Ces deux étrangers venus de milieux très différents avaient en commun leur jeunesse, moins de 30 ans, leur hardiesse, leur ambition de fonder à Paris une maison d'édition qui ferait parler d'elle. De ces deux étrangers, celui qui avait le moins d'accent, c'était Bernard Steele. Il s'était, il est vrai, francisé au point de devenir expert en vins de Bourgogne, capable non seulement de reconnaître les crus mais encore de discerner l'année de leur récolte.

Vers 1929, je crois, après un court passage avenue de La Bourdonnais, leur firme qui avait pris le nom de Denoël & Steele s'installa au 19 de la rue Amélie. Lorsque j'y entrai en qualité de secrétaire général vers 1930, elle avait eu un premier succès de librairie avec L'Hôtel du Nord, d'Eugène Dabit. Peut-être aussi avait-elle déjà publié L'Innocent, de Philippe Hériat ? Chez Grasset j'avais appris l'art de lancer les livres. Mes fonctions rue Amélie étaient étendues, mais j'attendais surtout une occasion de me servir des méthodes Grasset pour remuer terre et ciel en faveur d'un « poulain » inconnu.

Cette occasion se présenta lorsqu'un jour notre vieux Georges qui était à la fois magasinier et réceptionniste vint me trouver et me dit : - Il y a une dame qui demande le « patron » (pour nous tous le Patron c'était Denoël) mais il n'est pas là et M. Steele est occupé. Voulez-vous la voir ? - Faites entrer... »

La visiteuse, dont j'ai oublié le nom, commença pas se plaindre de n'être pas reçue par Denoël avec qui, paraît-il, elle avait rendez-vous. Faute de mieux, c'est à moi qu'elle débita son histoire : un personnage mystérieux avait écrit un roman formidable qui serait, une fois publié, l'événement littéraire du siècle mais : 1) le manuscrit «pesait » plus de 1000 pages, 2) le texte était d'une violence de langage systématique à laquelle le public n'était pas accoutumé. Problème double. Il s'agissait de trouver un éditeur prêt à engager au départ de très gros frais. Il fallait en trouver un que la verdeur des expressions n'épouvanterait pas. Deux grandes maisons déjà avaient refusé le manuscrit. On me montra une lettre de chez Gallimard, qui jointe au refus, proposait de publier l'ouvrage à compte d'auteur ! De cela il n'était pas question. Celui qui avait écrit le Voyage au Bout de la Nuit - titre donné par lui à son roman - n'avait pas un sou. C'était un médecin aussi gueux que les gueux qui formaient sa clientèle et qui ne le payaient que rarement. Ce philanthrope comme on en voit peu signait son ouvrage d'un pseudonyme, Louis Ferdinand Céline...

A tout hasard et assez intrigué je priai la dame, intermédiaire bénévole, de me laisser le manuscrit. C'est à ce moment précis que Robert Denoël apparut. Il s'excusa de son retard auprès de la dame dont la visite lui avait été en effet annoncée par un ami commun.

Assez tard dans la nuit, mon téléphone sonna. C'était Denoël. « Mon cher ami, me dit-il, j'ai lu d'une seule traite 250 pages du manuscrit de Céline et si ça tient sur le même ton jusqu'au bout nous avons en mains un chef-d'œuvre... Je viens d'appeler Bernard et à vous comme à lui je demande d'arriver de bonne heure demain matin. Vous devrez donner très vite votre opinion, pour une décision très rapide. Nous aurons juste le temps de sortir le Voyage pour le Goncourt. Bonsoir, à demain, je me replonge dans mon océan. »

Ceux qui connaissaient superficiellement Denoël se trompaient s'ils le jugeaient, sur son apparence, timide, calculateur et froid. C'était en réalité un émotif dont les enthousiasmes pouvaient poser des problèmes financiers. Justement au moment où il fallait beaucoup d'argent pour nous lancer dans une telle aventure la caisse était vide parce qu'une collection pour enfants avait mal marché. En pareil cas Robert trouvait toujours les mots qu'il fallait pour décider son partenaire à assurer avec de nouveaux apports de dollars la continuité de l'affaire. Cette fois, si j'étais aussi emballé que Denoël mais si Steele était réticent, que pourrait-on faire ?

Voilà ce que je me demandais en arrivant dans le bureau où les deux partenaires se faisaient vis-à-vis - ce qui exaspérait d'ailleurs Denoël... Steele, mis en goût par l'excitation de Denoël était arrivé dare dare de Montmorency où il habitait. Il avait déjà lu une cinquantaine de pages qu'il me passa et la matinée s'écoula ainsi. Bernard et moi lisant, Robert de plus en plus agité. Il avait des raisons de l'être. Céline maltraitait les juifs, les idéaux démocratiques, la S.D.N. et ses impressions d'Amérique n'étaient pas des plus favorables. Or Bernard Steele, s'il était large d'idées était tout de même bon américain, bon démocrate... et d'origine israélite ! Et on lui demanderait de financer la publication d'un tel ouvrage ? C'était d'autant plus délicat que Bernard Steele n'avait pas personnellement à sa disposition sa fortune mais devait la demander par téléphone à sa mère, Mrs H. [Hirshon] qui se trouvait ou à New York ou à Chicago.

Avant de prendre une décision il nous parut utile de convoquer Céline rue Amélie. Qui était-il ? Où habitait-il ? Nous dûmes recourir à la dame introductrice. Ombrageux, soupçonneux, il jouait son personnage en se faisant prier. Enfin la dame nous annonça sa visite. Il fut exact au rendez-vous. C'est ainsi que, pour la première fois Denoël, Steele et moi vîmes ce singulier personnage au grand nez, aux pieds immenses dans d'immenses croquenots, timide avec sa voix de stentor et qui, naturellement ou de façon affectée, parlait avec un accent «parigot », à la Bruant. Ce qui s'expliquait, nous le découvrîmes plus tard, par ses fréquentations. Son meilleur ami était un marchand des quatre-saisons qui se prétendait peintre que Denoël essaya même de lancer. Mais ceci est une autre histoire. Steele téléphona donc à sa mère. La conversation, paraît-il, fut longue et animée mais pour connaître son résultat il n'était que de voir l'expression épanouie de Robert Denoël. Question réglée.

Après cela nous fûmes en rapports constants avec un Céline qui ne se livrait que par petits morceaux. Nous avions fait, lui comme cuirassier et moi comme chasseur à pied, des expériences de guerre qui nous avaient amené à des conclusions peu différentes. D'où la sympathie que nous avions l'un pour l'autre peut-être. Je n'ai jamais pu m'entendre avec un communiste. Avec pas mal d'anarchos des imprimeries de la rue du Croissant, j'ai eu par contre d'excellents rapports. Intellectuellement Céline était très près d'eux à l'époque où nous l'avons découvert... Tonitruant, postillonnant, gesticulant, rigolant, il nous lisait tout haut des passages des épreuves que nous recevions au fur et à mesure de l'imprimerie. C'est ainsi qu'il nous révéla son secret : le Voyage est prose sonore, composée pour être lue à haute voix. Mais pour arriver à ce rythme, que d'efforts, de remise en chantier ! Céline avait l'inspiration aisée mais la mise au point difficile. Il fallait toujours se méfier de son imagination et de son goût de la mystification mais, si ce qu'il disait était à peu près vrai, son enfance expliquait bien des choses.

Les derniers ouvrages de Céline publiés chez Denoël, l'ont été par Denoël seul, car depuis 1937, Steele avait préféré quitter la rue Amélie. Et je l'avais suivi, emmenant avec moi rue du Four la revue Documents que j'avais fondée dans les premiers temps de leur maison d'édition. Ce que je tiens à préciser, c'est que c'est grâce à ce garçon modeste et charmant - qui a fait preuve d'un beau courage comme officier de la U. S. Navy pendant la Libération - que le Voyage au Bout de la Nuit a été publié. Je dois aussi rappeler que celui qui a le plus fait pour le lancement de cet ouvrage, c'est Léon Daudet. Sans avoir jamais appartenu à l'Action Française, j'avais assez souvent rencontré celui que L'Œuvre surnommait le « Gros Léon » chez mon oncle Le Provost de Launay.

Naturellement je connaissais l'influence de Daudet. Je savais ce que pouvait représenter pour Céline un article favorable de lui. Mais je savais aussi que le meilleur moyen de ne pas l'obtenir c'était de le demander. Je me contentai d'apporter à Daudet les bonnes feuilles du Voyage en disant : « Si vous avez le temps de jeter un coup d'œil là-dessus... j'ai l'impression que ça vaut la peine. » Le lendemain, un claironnant article de première page, comme seul Daudet pouvait en écrire lorsqu'il se sentait en verve, faisait du Voyage le livre dont parlait tout Paris.

Le sort tragique de Denoël est connu. Je ne sais ce qu'est devenu Steele. Mes rapports avec Céline étaient devenus assez lointains dès 1939. Ils ont complètement cessés pendant l'occupation. Un jour, indigné par je ne sais quelle manifestation à laquelle il venait de se livrer publiquement, j'ai pris dans ma Bibliothèque de Neuilly l'exemplaire sur grand papier imprimé à mon nom du Voyage au Bout de la Nuit et je l'ai porté à bicyclette chez Andrieux : « Vendez-moi ça à la salle Drouot. Je n'en veux plus chez moi. » Il ne s'est pas vendu cher. Où se trouve aujourd'hui ce bouquin ?

 

*

 

L’intérêt du témoignage de Dorian est qu’il balaie l’histoire du manuscrit de Voyage au bout de la nuit déposé un soir par l’auteur, ou par une dame romancière, sans nom ni adresse, et les péripéties de l’éditeur pour le retrouver à Montmartre : ici, la visiteuse dépose le manuscrit, Denoël en prend connaissance durant la nuit, et le fait lire le lendemain à ses collaborateurs.

C’est une version assez plausible, même si Dorian confond Voyage et L’Eglise, où Céline « maltraite les juifs, les idéaux démocratiques et la SDN ». Il ne ment pas quant à la revue Le Document, dont le premier numéro parut en octobre 1934 sous sa direction, avant de céder la place à René Barjavel en juin 1935 ; et il est exact qu’il emmena la revue - déficitaire - en quittant la rue Amélie, pour l’installer rue du Four, où il avait créé une maison d’édition, les Editions S.P.E.G., qui la distribuèrent de février 1938 à février 1940.

Il semble qu'il était assez lié avec Bernard Steele, peut-être à cause de son amie américaine Clara Culford [1913-1950], qu'il avait épousée à La Rochelle le 29 avril 1933. En octobre 1948 Dorian lui avait proposé une association en vue de reprendre les Editions Denoël à Cécile Denoël - dont il croyait qu'elle venait de les réintégrer - mais Bernard Steele n'était plus intéressé.

L'exemplaire nominatif sur papier de luxe de Voyage au bout de la nuit dont parle Max Dorian fut vendu à l'Hôtel Drouot le 25 octobre 1943 par l'expert Georges Andrieux, et réalisa 1 950 F, ce qui représente quelque 725 euros.