Robert Denoël, éditeur

René Barjavel

 

Né le 24 janvier 1911 à Nyons, dans la Drôme, mort le 26 novembre 1985 à Paris. Journaliste engagé par Robert Denoël en octobre 1935 pour diriger sa revue Le Document, dont l'éditeur interrompt la publication en mai 1937. Chef de fabrication jusqu'en 1944, puis directeur littéraire. Publie son premier roman en mars 1943, et dédie le suivant, paru en février 1944, à son patron et ami.

Proche collaborateur de l'éditeur durant dix ans, il était le mieux placé pour témoigner de ce que furent les Editions Denoël entre 1935 et 1945, mais il n'a livré d'informations que dans un roman et quelques interviews. Au cours de plusieurs entretiens, notamment avec Pierre Assouline, René Barjavel mentionne un récit romancé : « Les Sept morts de Robert Denoël », qu'il aurait rédigé après la guerre, et qui passait en revue les différentes versions de cet assassinat non élucidé, mais aucun manuscrit n'a été retrouvé.

 

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Un jour je suis venu interviewer Denoël venu à Vichy pour une conférence. Et nous avons bavardé toute la nuit... Le surlendemain, rentré à Paris, il m'a écrit une lettre pour me demander de travailler chez lui. Vous pensez si j'ai sauté en l'air ! Il avait une revue mensuelle qui s'appelait Le Document dont la particularité était que tous ses numéros étaient spéciaux (Document sur le pape, Document sur le front commun, etc, etc...) Cette revue déficitaire a vite été abandonnée par Denoël qui m'a tout de même gardé près de lui comme chef de fabrication, car je connaissais tout de la fabrication sur le bout des doigts. Et j'y suis resté dix ans.

Denoël étant belge, il a été mobilisé au mois de mai. Avec son départ la maison Denoël n'existait plus. Quand j'ai été démobilisé, la porte était donc fermée. Je me suis retrouvé en zone libre dans les Pyrénées ne sachant plus que faire... Au bout de quelques semaines j'ai pu rejoindre ma famille mais je n'avais toujours pas de travail. [...] Et puis Denoël a ouvert de nouveau et je suis rentré dans ma chère maison d'édition ou j'ai retrouvé un roman que j'avais commencé avant la guerre.

Notes autobiographiques, sans date (vers 1970)

 

Mon journal m'avait envoyé à Vichy pour présenter un conférencier, un jeune éditeur parisien en vogue depuis le Voyage au bout de la nuit de Céline, Robert Denoël. Nous avons passé la plus grande partie de la nuit à parler... de littérature et d'édition, bien sûr. Là-dessus, je suis rentré à Moulins. Le surlendemain, je recevais un télégramme de Denoël me demandant si je voulais travailler avec lui. Sur-le-champ, j'ai bouclé mes valises et je suis parti pour Paris.

 En octobre 35, j'ai d'abord été secrétaire de rédaction du Document, cette remarquable revue, de vingt ans en avance, que faisait Denoël. Il y a eu une vingtaine de numéros. Après, ]e suis passé chef de fabrication des Editions Denoël. Ça, c'est un métier magnifique, je le regretterai toute ma vie ; la connaissance technique des problèmes du livre, c'est merveilleux.

Bulletin de La Guilde du Livre, juillet 1970

 

Il n'y avait pas de fins de mois aux éditions Denoël, dont j’étais le chef de fabrication. Denoël, éditeur génial et impécunieux, me donnait de l'argent quand il en avait, par petits morceaux. Je n'ai jamais su exactement ce que je gagnais. Ce n'était pas le Pérou mais Denoël était l'homme le plus intelligent que j'aie rencontré de ma vie. Travailler avec lui, bavarder avec lui la journée finie, c'était une joie et un enrichissement qu'aucune satisfaction pécuniaire n'aurait pu remplacer. [...] Il a été assassiné le 2 décembre 1945. Qui l'a tué ? La police a conclu à un crime crapuleux. D'autres hypothèses étaient envisageables. Celle de la police paraît la plus plausible. Mais cela est une autre histoire.

La Charrette bleue (Denoël, 1980, p. 97)

 

J'étais fou de littérature et pour moi, à cet époque, Denoël était le Phénix. Il avait édité le Voyage au bout de la nuit de Céline qui venait d'avoir le prix Renaudot... On m'a chargé de le présenter au public. Je suis allé l'attendre à la gare. C'était un grand garçon à peine plus âgé que moi. Après sa conférence, nous avons passé la nuit à bavarder. Je ne sais qui lui a envoyé le compte-rendu que j'avais fait de sa conférence et de l'interview qu'il m'avait donnée. Il m'a télégraphié en me demandant si je voulais venir travailler chez lui. Inutile de dire que j'ai donné tout de suite mes huit jours au Progrès de l'Allier et je suis monté à Paris.

Cette revue s'appelait Le Document. C'était une sorte de Paris-Match mais mensuel et, chaque fois, un seul sujet y était traité : le Pape, le Front commun, etc. Une bonne formule pour le public, mais qui a été catastrophique pour Denoël. Je me suis alors occupé de la fabrication des livres. J'ai achevé d'apprendre mon métier d'imprimeur, la technique de l'offset, de l'héliogravure, puis, peu à peu, je suis devenu chef de fabrication. Je connaissais tous les papiers, tous les formats, tous les caractères.

Au bout de dix mois, Denoël a rouvert et j'ai regagné Paris en 1941. J'ai publié mon premier roman de science-fiction : Ravage. Je l'avais donné à lire à Robert Denoël qui m'a dit : « Cela ne vaut rien. » J'étais décomposé. C'était un désastre. Et puis, il a fait son métier d'éditeur, et il m'a montré, page par page, quelles étaient mes qualités et quels étaient mes défauts. J'ai entièrement recomposé Ravage. Encore un miracle : dès sa publication, succès immédiat, on en a vendu plus de 50 000 exemplaires. On m'a sacré romancier.

 Il n'a pas aimé le titre, Colère de Dieu. Il a quand même lu le manuscrit dans la nuit et, le lendemain, il a consacré sa matinée à me montrer quels étaient mes défauts et mes qualités. Il a remplacé le titre par celui de Ravage. J'étais jusque là un journaliste, il a fait de moi un écrivain. En cette matinée, il m'a appris mon métier. C'était un homme fantastique. À part Céline, tous ceux qui sont passés chez lui lui doivent quelque chose de leur talent. Denoël était un éditeur dans le grand sens du mot. A la Libération, Robert Denoël a été assassiné. Je perdais un patron, un ami, un frère.

Interview par Jérome Le Thor pour une édition de La Charrette bleue aux Editions Le Tallandier, avril 1980

 

[...] je lui donnai à lire, tout tremblant, mon manuscrit. Il était toujours mon patron, mais il était, en plus, devenu mon ami. Il lut mon ouvrage dans la nuit. Le lendemain, il me consacra une matinée, épluchant devant moi, page par page, presque ligne par ligne, ce que j'avais écrit avec tant d'enthousiasme et d'efforts, et me montrant, avec une clarté éblouissante, quels étaient mes défauts et quelles étaient mes qualités, ce que je devais éviter dans ma façon d'écrire, ce que je devais supprimer, ce que je devais développer.

Je repris mon manuscrit et le récrivis entièrement. Je me levais à 4 heures du matin, je travaillais jusqu'à 8 heures. Ensuite, j'enfourchais mon vélo et me rendais à ma tâche de chef de fabrication. C'étaient de longues journées. Elles passaient vite... Je n'eus plus jamais besoin par la suite, des conseils de Robert Denoël. Ce jour-là, en quelques heures, il avait fait de moi un écrivain.

Interview pour Modes et Travaux, octobre 1980

 

[...] j'étais journaliste dans des journaux qui ne payaient pas ! J'étais critique de cinéma au « Merle blanc », j'arrachais un petit billet de temps en temps à mon directeur... Et puis, j'étais chef de fabrication chez Denoël. Denoël était le plus merveilleux éditeur du monde ... mais ne payait jamais personne parce que, lui-même, n'avait jamais d'argent. Il réglait ses auteurs mais pas ses employés ! Pendant des années, je n'ai pas su ce que je gagnais : Denoël, le soir, prenait la caisse et donnait quelques sous à chacun. Je n'avais jamais pu m'acheter des meubles. Pour ma femme, c'était dur. Je n'ai vraiment gagné de l'argent que lorsque que j'ai commencé à travailler pour le cinéma.

Interview par Chantal de Pinsun pour une édition du Journal d'un homme simple aux Editions Le Tallandier, avril 1982

 

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A ses débuts chez Denoël, René Barjavel était un garçon tourmenté, écrasé par sa solitude dans Paris. L'éditeur avait discerné chez lui maintes qualités mais elles tardaient à se manifester et il le reconnaissait volontiers dans ses lettres à Irène Champigny, qui l'avait recommandé auprès de Denoël : « Vous comprenez, Champi, il faut que je devienne un homme, pour moi et pour Robert, qui commence à s'énerver de me voir peiner à sortir de mon enfance. Vous savez, vous qui me connaissez si bien, combien je suis enfant sauvage, le petit paysan de Nyons. Il faut que je m'en guérisse ou que je retourne à la terre qui adhère encore tant à mes semelles. » [décembre 1935].

Malgré sa dévotion pour son patron, il savait parfois observer des défaillances inattendues : « L'autre soir, chez Robert, j'ai fait la connaissance du Dr Laforgue. J'ai eu la surprise de voir Robert perdre devant lui toute son assurance, être devant lui en admiration comme un enfant, comme moi je le suis devant Robert. Et pourtant, Champi, Robert vaut mieux que lui. Il ne m'a pas emballé du tout, ce brave psychanalyste. Mais je pense que chacun de nous, Robert peut-être plus que quiconque, a besoin d'avoir quelqu'un à admirer. » [lettre à la même, février 1936].

Il y aurait beaucoup à découvrir dans de telles correspondances mais les documents sont rares et lacunaires. Le Barjavel des années trente était un homme pudique qui se livrait difficilement, bien différent de l'écrivain souriant et disert que les lecteurs ont découvert vingt ans plus tard.

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