Robert Denoël, éditeur

Pierre Albert-Birot

 

Né à Angoulème le 22 avril 1876, mort à Paris le 25 juillet 1967, ce poète discret s'auto-éditait dès 1917 à l'enseigne des Editions Sic puis, au cours des années trente, à celle, toute théorique, d'Editions des Canettes. A quatre ou cinq reprises il avait confié l'édition de poèmes à Jean Budry, Louis Tschann ou François Bernouard, mais son seul éditeur avant la guerre, il le dit bien, c'est celui qui a accepté de publier Grabinoulor : Robert Denoël. « En l'assassinant, on m'a assassiné », déclare-t-il.

Mme Arlette Albert-Birot [1930-2010] m'avait écrit, le 23 mai 1980, en me confiant une dizaine de documents inédits : « Pierre Albert-Birot tenait Robert Denoël en sa plus haute estime. J’ai aussi maints petits textes - publiés - dans lesquels il fait allusion à ce magnifique éditeur. Son décès avait été ressenti par PAB comme une catastrophe, et sur le plan de l’amitié et sur le plan de l’Edition. »

C'est bien ce qui ressort du témoignage de l'écrivain recueilli par Robert Abirached et publié dans le n°147 de la NRF en mars 1965. Ce texte, paru au moment de la réédition de Grabinoulor chez Gallimard, contient de curieuses inexactitudes qu'il convenait de rectifier, ce que je fais à la suite.

 

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Cela se passait en 1933 : Grabinoulor venait de naître tout armé du cerveau de son auteur, un certain Pierre Albert-Birot, dont on avait entendu parler pendant la guerre et qui s'était volatilisé depuis. De s'être acquis d'emblée des amis chaleureux, comme Max Jacob ou Louis-Ferdinand Céline, n'empêcha pas notre personnage de disparaître à son tour. [...]

A la vérité, Pierre Albert-Birot s'est très tôt résigné à se laisser ignorer de ses contemporains. Est-ce par choix qu'il est devenu cet illustre inconnu pour les générations de notre après-guerre, ou par incapacité de se mettre en avant ? Toujours est-il que, dès 1922, il s'est déterminé à imprimer ses livres lui-même, dans sa chambre, sans dépasser une seule fois les trois cents exemplaires. Lui arrive-t-il de placer un texte qu'il le confie comme par un fait exprès à un éditeur confidentiel.

« Pourtant j'habitais dans la même maison que Bernouard, mais je ne le connaissais pas, et je me suis replié sur moi-même plus que jamais. Ça a duré comme ça jusqu'à Denoël, mon premier et seul éditeur. En l'assassinant, on m'a assassiné. »

Mais écoutez la suite, que je trouve émouvante. Après Grabinoulor et Remy Floche employé, Robert Denoël s'était décidé en 1945 à publier les poèmes des Amusements naturels. C'était, pour notre auteur, la fin de la solitude et peut-être la gloire. Mais la fortune, qui n'aime pas qu'on oublie de la courtiser, veillait : l'écrivain faisait son service de presse lorsqu'il apprit la mort de son ami ; comme il avait négligé de se faire établir un contrat, son livre fut mis au pilon avant d'être diffusé. N'en réchappèrent que deux cents exemplaires environ, adressés en office.

 

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Le Premier Livre de Grabinoulor est paru en 1921 aux Editions Sic. Dix ans plus tard Pierre Albert-Birot en propose, sans succès, les livres I et II à différents éditeurs. Sa carrière chez Robert Denoël débute le 10 mars 1932, lorsqu'il signe un contrat pour l'édition de Grabinoulor : l'éditeur lui promet un franc par volume tiré, jusqu'à 2 000 exemplaires : cette somme sera acquise au moment de la mise en vente de l'ouvrage « quels que soient les résultats de l’entreprise ». En cas de réédition, les droits passeraient à 12 % du prix fort de vente (jusqu'à 5 000 exemplaires), puis à 15 % (jusqu'à 20 000), et à 18 % au-dessus de 20 000 exemplaires.

   

                                                                                                               L'Intransigeant,  26 avril 1933

 

On ne sait si, au moment de la signature, Denoël a déjà l'intention de publier l'ouvrage [qui lui a été recommandé par Jean Paulhan] dans la collection « Loin des foules », qui ne sera annoncée qu'en janvier 1933, mais dont le tirage est en effet limité à 2 000 exemplaires. Le volume sort de presse le 1er avril et, une semaine plus tard, L'Œil de Paris publie un écho narquois à propos de l'auteur et de son manuscrit « qui s'est promené dans toutes les librairies », notamment chez Grasset, avant d'échouer rue Amélie. L'écrivain, piqué au vif, réplique à l'hebdomadaire qu'il ne fut pas le disciple, mais l'ami, d'Apollinaire : « Je peux conduire, ou marcher côte à côte, marcher derrière, jamais ».

      

L'Œil de Paris,  15 avril et 7 mai 1933

Denoël a envoyé en mars des « bonnes feuilles » à la NRF et aux Cahiers du Sud, et il transmet à l'auteur les coupures de presse qui le concernent : « Vous voyez que votre livre ne tombe pas dans l’indifférence générale, comme vous sembliez le croire », lui écrit-il, le 17 juillet. Albert-Birot, qui n'est pas aussi effacé qu'on se plaît à l'écrire, lui demande ensuite d'envoyer son livre aux jurés du Goncourt : « nous envoyons à tous les membres de l’Académie, sauf à MM. Descaves et Daudet qui l’ont déjà reçu, l’exemplaire que vous souhaitez leur voir remis », écrit Denoël, le 9 octobre. Grabinoulor ne figurera dans aucune liste des prix de fin d'année, même parmi les « outsiders », mais il n'est pas passé inaperçu.

Denoël en a fait parvenir pour compte rendu un exemplaire à Waverley L. Root [1903-1982], un journaliste et traducteur américain qui habite Paris depuis 1927 et qui est le correspondant de plusieurs journaux et éditeurs aux Etats-Unis. Il le relance le 18 novembre 1935 en vue d'une traduction et Root répond le 5 décembre qu'après relecture, l'ouvrage lui paraît contenir « de quoi faire frémir des éditeurs puritains, mais j'espère pouvoir en trouver un qui a un peu plus de courage que les autres. D'ailleurs, en Amérique au moins, il me semble que l'âge du puritanisme s'en va. En tout cas, je crois que le livre vaut un peu d'effort. Evidemment il n'est pas ordinaire, et serait peut-être même incompréhensible pour beaucoup de lecteurs, mais il me semble qu'il possède une vie et une richesse d'humour qu'on ne trouve pas tous les jours. »

Il promet de traduire quelques chapitres pour échantillon et de faire savoir si une proposition valable vient à se présenter. Apparemment Waverley Root n'a pas trouvé preneur aux Etats-Unis, où la première traduction, due à Barbara Wright, parut en 1987.

Denoël ne se décourage pas et il pousse le livre en vue du prix Marcellin Cazes. Le 14 mars 1936 il écrit à l'auteur : « On me dit que vous auriez de sérieuses chances d’avoir le prix littéraire décerné par la Brasserie Lipp » et il lui demande d'urgence une petite notice bio-bibliographique à remettre aux journalistes. C'est toujours ainsi qu'il procède avec ses auteurs, qu'il sait susceptibles : « Je ne veux vous donner aucun espoir, car cent fois on m’a promis des prix littéraires, que j’ai vu attribuer à d’autres, mais enfin il faut faire sa petite besogne. » Il l'a bien faite : Grabinoulor obtient le prix, le 17 mars 1936.

    

                                                                                                            Les Nouvelles Littéraires,  25 mai 1934

Début avril 1934 Denoël a publié Rémy Floche, employé, un curieux roman qui se révélera une « panne » complète : le 1er septembre 1938 l'éditeur écrit à l'auteur : « J’ai fait examiner la situation de Rémy Floche : elle est tout bonnement désastreuse. Je savais que le succès n’avait pas été fort vif, mais je ne croyais pas que nous avions des résultats aussi faibles. » C'est pourquoi, sans doute, il lui retourne, le 21 juillet 1936, un manuscrit qui pourrait être celui de « Rémy Floche, surhomme », la suite du premier. Mais il ne l'empêche pas de le proposer ailleurs : « Pourquoi ne tâteriez-vous pas de Gallimard ? Il regorge d’argent. »

Le quatrième manuscrit que soumet Albert-Birot à Denoël est celui des Amusements naturels : l'écrivain dit que l'éditeur s'était décidé à le publier en 1945, qu'il fut assassiné alors qu'il signait son service de presse, et que, faute de contrat, le livre fut ensuite envoyé au pilon.

Dans une préface rédigée en 1955 pour l'édition de Grabinoulor amour chez Rougerie, l'auteur avait déjà écrit : « Vers 1944, je donnai à Denoël le manuscrit des Amusements naturels. Ce livre devait sortir en 1945 et il était convenu qu'aussitôt après il éditait en un seul énorme volume le 1er et 2e livre de Grabinoulor inimaginablement remanié, plus toute la suite qui était écrite à ce moment-là, c'est-à-dire un très gros 3e livre et une partie du 4e. Hélas, avant même la sortie des Amusements, Robert Denoël était assassiné. »

La chronologie est toute différente. Le contrat fut signé le 9 février 1943 ; les conditions de l'éditeur n'étaient pas celles qu'il accordait à un auteur à succès : 10 % jusqu'à 5 000, 12 % jusqu'à 10 000, 15 % au-delà. Le volume fut mis en vente au cours de l'été 1945 [Bibliographie de la France l'a enregistré dans sa livraison des 3-10 août 1945]. Quant au service de presse, dont il dit que « 200 exemplaires environ, adressés en office, furent les seuls rescapés », il devait, selon les termes du contrat, être limité à 100 exemplaires.

L'auteur dit encore que le volume fut envoyé au pilon avant sa diffusion : là encore, les faits ne concordent pas. Il figure au catalogue d'ouvrages soldés publié en juin 1947 par les Editions Denoël mais à son prix d'émission (175 F), alors que Rémy Floche est proposé à 65 F (50 % du prix originel, soit 15 F).

Le 1er décembre 1948 Guy Tosi lui écrit que l'encombrement des magasins l'oblige à éliminer « un certain nombre d'ouvrages dont la vente a fortement diminué et est devenue maintenant presque nulle ». C'est le cas d'Amusements naturels « dont il reste approximativement 600 exemplaires ».

Le directeur littéraire se propose de mettre ces volumes au pilon « s'il n'est pas possible de les revendre en bloc à un prix de solde, à moins que vous ne vouliez en effectuer la reprise dans les conditions prévues à votre contrat. »

L'article 10 du contrat prévoit qu'en cas de mévente (ventes annuelles inférieures à 5 % du tirage) l'éditeur a le droit de solder ou de pilonner les volumes restant en magasin, à moins que l'auteur ne préfère les racheter : « le prix de rachat ne pourra être supérieur au prix de revient des exemplaires restants. L'auteur ne pourra mettre ces exemplaires en vente qu'après avoir fait disparaître du titre et de la couverture des volumes le nom des Editions Denoël ». La lettre de Guy Tosi précise que « le défaut de réponse au 31 décembre 1948 tiendra lieu d’accord tacite et nous ferons procéder aussitôt à la destruction des volumes. »

Pierre Albert-Birot a rédigé au bas de la lettre de Tosi le brouillon de sa réponse : « Conformément à notre conversation téléphonique au sujet des Amusements naturels, je m'en rapporte à vous pour solder une partie des exemplaires qui restent et en garder un certain nombre dans vos réserves, mais le jour où vous seriez obligé d'en venir au " pilon ", je vous demande de me prévenir ; alors je saurai bien au moins en sauver quelques uns. C'est tellement inutile " l'assassinat " d'un livre. »

Je ne sais si les invendus furent soldés ou pilonnés par la suite, mais il ne s'agissait pas, on le voit, d'un pilonnage effectué en 1945, faute de contrat.

 Il restait encore à régler l'affaire de Grabinoulor « inimaginablement remanié » (les 1er et 2e livres) « plus toute la suite qui était écrite à ce moment-là, c'est-à-dire un très gros 3e livre et une partie du 4e » que Robert Denoël s'était engagé à publier après Les Amusements naturels.

Dans sa préface de 1955 l'auteur écrit encore : « J'allai voir le Directeur littéraire qui, très ami de Grabinoulor, me dit : " Nous tiendrons les engagements pris par Denoël ". Mais il y avait le Comité directeur à dictature féminine, non possumus, non possumus. »

Albert-Birot attribue donc à Jeanne Loviton, propriétaire de la maison Denoël depuis mars 1947, le refus d'une édition augmentée de Grabinoulor, et la proposition insane qui lui est faite :

« Tout ce que nous pourrions faire serait une nouvelle édition du volume déjà édité ici, mais à condition que vous ajoutiez partout de la ponctuation. » Je n'ai pas besoin de dire quel effondrement ce fut pour moi. Bien, j'accepte, je vais tout récrire avec des points et des virgules, mais, à mon tour, à condition que vous fassiez une ÉDITION TÉMOIN du texte original sans ponctuation, texte précédé d'une préface racontant l'histoire. Cette édition-témoin sera dans toutes les grandes bibliothèques et l'édition ponctuée portera la même préface. On me refusa net, prétextant un excès de frais, alors que cette édition vraiment exceptionnelle pouvait être tirée à un très petit nombre d'exemplaires que les bibliophiles eussent été heureux d'acheter un gros prix, et ainsi les frais étaient couverts. C'était fini. Encore une fois Grabinoulor n'avait pas d'éditeur. »

L'affaire n'était pas tout à fait terminée. Jeanne Loviton, qui avait cédé les Editions Denoël à Gaston Gallimard en octobre 1951, avait quitté la rue Amélie peu après. Guy Tosi, resté en place pour quelques mois encore, écrivit une ultime lettre à PAB, le 29 avril 1952 : « J’ai donc tenté loyalement une dernière expérience avec Grabinoulor. Notre Direction ne voit pas la possibilité de faire un second volume du troisième et du quatrième livre que vous avez bien voulu me confier. »  C'est Gallimard qui allait s'en charger, deux ans plus tard.

L'encyclopédie Wikipedia, à la page consacrée à Pierre Albert-Birot, assure qu'en 1933, Robert Denoël « n'hésite pas à présenter » Grabinoulor comme « un classique du surréalisme » alors que Pierre Albert-Birot n'avait fait qu'inventer le mot « surréaliste » pour Les Mamelles de Tirésias d'Apollinaire, en 1917. Je me suis demandé où Denoël avait pu l'écrire.

Mme Albert-Birot m'avait confié le texte de la « prière d'insérer » de Grabinoulor : deux pages A4 dactylographiées, non datées et non signées. Le document figurait dans les archives de PAB mais elle ignorait qui en était l'auteur. Après relecture, il m'a paru que ce texte était dû à l'éditeur, qui devait l'avoir envoyé à l'auteur pour approbation. Il n'y est nulle part question de surréalisme. L'expression se trouve en réalité, et pour des raisons commerciales, sur la bande du volume publié en 1964 chez Gallimard.