Robert Denoël, éditeur

Auguste Picq

 

Né le 9 novembre 1897 à Paris XVIIe, décédé à Tournefeuille (Haute-Garonne) le 2 août 1996. Comptable engagé par les Editions Denoël et Steele le 18 septembre 1931, il a suivi la carrière de Robert Denoël d'un bout à l'autre. Le 3 juillet 1944 il avait été nommé directeur commercial des Editions Denoël, avant d'être licencié par Jeanne Loviton le 31 janvier 1948.

Il était l'homme de confiance de Denoël : en mai 1940, alors qu'il venait d'être mobilisé, l'éditeur lui avait donné les pleins pouvoirs pour diriger l’affaire en son absence. Le 23 novembre 1940 Picq avait repris à Billy Ritchie-Fallon, le beau-frère de Denoël, les 18 parts qu'il détenait dans la société des Nouvelles Editions Françaises, parts qu'il céda le 16 mai 1944 à Maurice Percheron.

Par amitié pour Cécile Denoël, dont il avait pris le parti contre Jeanne Loviton, Picq avait aussi accepté, le 25 novembre 1947, des parts dans la Société des Editions du Feu Follet.

De tous les témoins que je rencontrai, au cours des années 1975-1982, il me parut le plus fiable, le mieux documenté. Le plus irascible, aussi, mais, une fois le contact établi, il répondit ponctuellement à toutes mes questions, et me reçut chez lui avec cordialité.

J'avais appris, par Cécile Denoël, que Picq habitait, en 1931, à Beauchamp, dans le Val d'Oise, et qu'il devait y demeurer encore. Le maire de Beauchamp me répondit en décembre 1975 que Picq y était toujours domicilié, me donna son adresse, mais transmit ma demande à l'intéressé qui, sans attendre, m'envoya ce petit mot qui m'enchanta :

« Que me voulez-vous exactement ? J'ignore votre nom et n'ai pas de temps à perdre, étant donné que je suis atteint de cataracte. Je suis retraité. Si c'est pour me taper, vous vous trompez. »

Une fois informé du motif de mes recherches, il poursuivit sur le même ton : « Robert Denoël étant décédé depuis trente ans, je ne vois pas l'intérêt de publier sa biographie, qui n'intéressera personne car la plupart des auteurs de sa maison sont décédés. Si Cécile Denoël pense tirer un bénéfice de cette affaire, elle se trompe. Son fils aurait pu le faire, en hommage à son père, à l'époque du décès mais maintenant il est trop tard. »

Un tel homme devait être loyal - et Picq l'était, en effet - à la mémoire de son ancien patron. Il finit par m'inviter à le visiter, dans sa petite maison de Beauchamp. Il était venu m'attendre à la gare et je le reconnus par la description que Cécile Denoël m'en avait faite : un petit homme chauve portant moustache et qui me parla de la rue Amélie comme aucun autre témoin n'avait pu le faire. Picq était un homme de dates et de chiffres, lesquels n'avaient pas de prix dans une affaire aussi embrouillée. Il me permit de lui envoyer des questions précises, auxquelles il répondit pendant quatre ans.

 

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Aucune faillite n'est jamais intervenue aux Editions Denoël en 1939, ni avant, ni après. J'ignore où vous avez pris cette information qui est absolument fausse, et j'étais bien placé aux Editions pour en connaître la situation tant financière que commerciale. S'il s'agit d'élucubrations célinesques, celles-ci sont sujettes à caution et il ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités.

Lettre à l'auteur, 22 décembre 1976

Picq avait raison : j'avais pris pour argent comptant des lettres de Céline datant de la fin de l'année 1936 où il est plusieurs fois question de faillite de l'éditeur, à un moment où son associé et bailleur de fonds l'a quitté. J'aurais dû être plus circonspect car Céline y revenait encore en 1939, dans une lettre à Evelyne Pollet : « Denoël en mauvaise foi et faillite, qui ne me paye plus. » Pour Céline, Denoël est en faillite quand il ne peut lui régler ses droits d'auteur.

 

La s.a.r.l. des Nouvelles Editions Françaises a été constituée, 21 rue Amélie, pour éviter que les ouvrages imposés par l'occupant paraissent sous une autre firme que Denoël. Les Beaux Draps de Céline ont servi de faire valoir aux N.E.F. Ainsi, la Propaganda Staffel n'avait rien à dire. Au 21 rue Amélie se tenait une boutique gérée par Robert Beauzemont qui y vendait, avant guerre, des appareils de radio de marque allemande. Beauzemont était également libraire d'ancien, boulevard Voltaire et ensuite rue du 4 Septembre. C'était un ami de Denoël. Il est décédé il y a environ vingt ans. Nous nous servions de cette boutique qui communiquait avec les Editions Denoël, et nous permit ainsi d'y pénétrer malgré les scellés apposés aux Editions Denoël par l'occupant.

On ne pouvait faire autrement que rééditer Les Beaux Draps sous la firme NEF puisque le copyright avait été pris sous cette firme, et que les bons de papier nous étaient délivrés au nom des NEF, dont l'activité était des plus réduites. Sur la constitution de cette s.a.r.l. : il n'y avait que des Français, dont le Dr Percheron, moi-même, et peut-être un autre dont je ne me souviens plus. La déclaration de société a été faite régulièrement au greffe du Tribunal de Commerce de la Seine.

Lettre à l'auteur, 27 avril 1978

« Il n'y avait que des Français » : Picq donne cette précision en raison de la prise de participation d'un éditeur allemand dans la Société des Editions Denoël, mais, pour une fois, sa mémoire est infidèle : il a reçu 18 parts (sur 50) du beau-frère de Denoël, Billy Ritchie-Fallon, le 23 novembre 1940. Ce n'est qu'en mai 1944 qu'il les cède à Maurice Percheron. Picq est donc resté actionnaire minoritaire des N.E.F. durant toute l'Occupation.

Sa première phrase est sybilline. On attendrait : « pour éviter que les ouvrages imposés par l'occupant paraissent sous la firme Denoël », ou : « pour que les ouvrages imposés par l'occupant paraissent sous une autre firme que Denoël ». Peut-être est-ce ce que Picq voulait dire, mais qu'il l'a mal formulé.

On a peu de renseignements sur Robert Beauzemont qui était, depuis 1925, libraire d'ancien, au n° 20 de la rue du Quatre-Septembre, dans le IIe arrondissement, puis à l'enseigne « Au Grenier de Gringoire », 26 boulevard Voltaire, XIe arrondissement. J'ai l'impression que Denoël a fait sa connaissance dès 1926, alors qu'il était commis chez George Houyoux : les deux librairies sont distantes de 500 mètres à peine. En 1967 sa librairie existait toujours à cette adresse, mais reprise par un M. de Saint-Perrier. Beauzemont fut actionnaire dans deux sociétés créées par Denoël : « La Publicité vivante » en octobre 1937, « La Radio vivante » en janvier 1938, dont il reprit toutes les parts en décembre 1939.

  

Il s'est aussi essayé à la littérature et a publié, entre 1947 et 1954, trois romans dont deux à ses frais. L'un d'eux, Contre-temps, paru en 1947, eut droit à cette appréciation : « Que dire du roman de M. Robert Beauzemont ? Qu'il est honnête et convenablement écrit. Quelle contribution apporte-t-il à la littérature ? Aucune. » [Paru, n° 31-35, 1947].

 

René Barjavel s'occupait de la fabrication, Robert Beckers était l'agent de publicité. Bernard Steele s'est fâché avec Robert Denoël à cause de Céline : il n'était pas d'accord avec son comportement et ses exigences.

Lorsque j'ai abandonné la Comptabilité en 1944 pour prendre la Direction commerciale, le compte Bernard Steele était toujours créditeur. Toutefois, lorsque les Américains ont débarqué en France, nous avons reçu aux Editions la visite de Steele en officier de marine (lieutenant de vaisseau), décoré de la légion d'Honneur. Je l'ai revu ensuite plusieurs fois chez lui ou à son bureau de l'ambassade U.S. à Paris. Il a eu des entretiens avec Maximilien Vox, Mme Voilier et M. Lacroix, des Domaines, mais j'ignore de quelle façon et à quelle date il fut réglé. J'étais en très bons termes avec lui.

Lettre à l'auteur, 1er juillet 1978

L'acte de cession du 30 décembre 1936 était purement formel : Denoël n'a pas réglé Steele de ses 300 parts (ou pas entièrement) lorsqu'il a quitté la Société des Editions Denoël et Steele, puisque son compte restait créditeur à la Libération. Lacroix n'ayant pris ses fonctions rue Amélie que le 3 décembre 1947, c'est donc la nouvelle direction qui s'est chargée de rembourser l'Américain.

 

Les Editions La Bourdonnais furent à l'origine des Editions Denoël, avec galerie de peintures. Lorsque Denoël transféra ses Editions rue Amélie, elle furent dirigées par un gérant suisse, M. Bataillard, assisté par un autre Suisse [Pierre Heyman]. Nous y avons édité quelques ouvrages, à compte d'auteur, afin de pouvoir conserver la raison sociale et les attributions de papier. Le fonds fut vendu par Denoël après la guerre.

Après la Libération, les archives personnelles de Robert Denoël ont été transférées par lui chez Mme Voilier, rue Saint-Jacques et aussi au pied-à-terre qu'elle possédait boulevard des Capucines (un appartement où elle habitait avec Denoël, qui y travaillait). J'y suis allé deux fois lorsque je dirigeais la maison d'édition. Les autres archives sont restées à leurs places respectives dans chaque bureau. Les ouvrages de luxe personnels de Robert Denoël ont été portés chez le docteur Maurice Percheron par Denoël et moi-même. Une liste avait été établie. Mme Voilier a dû les récupérer après le décès de Denoël.

Il y eut un procès au tribunal de Commerce où Mme Voilier fut condamnée à remettre l'affaire à la famille Denoël. En appel, au civil, elle gagna à huis clos, grâce à ses relations.Les administrateurs provisoires étaient Maximilien Vox, assisté d'un ami nommé Pouvreau, qui était l'agent de publicité de la foire de Paris. Il y eut ensuite Mme Voilier, avec M. Lacroix, inspecteur des Domaines.

Quant à la tombe de Robert Denoël, j'ignore où il a été inhumé - en France ou en Belgique. Son frère doit le savoir, ou Mme Voilier, ou Barjavel, qui était bien avec elle.

Lettre à l'auteur, 30 janvier 1980

 

Les Editions La Bourdonnais ne paraissent pas avoir publié d'ouvrages après 1939. Picq ignorait où Denoël avait été inhumé : il n'avait donc pas assisté à ses obsèques, ce qui surprend. Ni Pierre Denoël, ni Jeanne Loviton, ne le savaient. C'est Albert Morys qui me le révéla, après la mort de Cécile Denoël.

 

A l'origine j'étais actionnaire des Nouvelles Editions Françaises et, à la demande de Robert Denoël, j'ai cédé mes parts à Maurice Percheron. Cette société avait été créée pour pallier la fermeture des Editions Denoël par les Allemands.

Je connaissais bien Maurice Bruyneel [Albert Morys] ainsi que son père, qui était libraire à Dunkerque, réfugiés chez Robert Denoël, rue de Buenos-Ayres. Après la mort de Denoël, sa femme a vécu avec eux, et son fils, rue Blanche, où ils ont fondé les Editions de la Tour (au début, boulevard Magenta). Mme Denoël aurait aimé que je m'occupe de sa société, mais j'avais trop de travail pour pouvoir le faire.

« La Publicité Vivante », dont le siège était situé 21 rue Amélie, dans une boutique attenante aux Editions Denoël, était exploitée par Robert Beauzemont, qui exerçait un commerce de postes de radio de marques étrangères, liquidé en 1940. Il avait en outre une boutique de livres d'occasion, boulevard Voltaire, qu'il transféra après guerre rue du Quatre-Septembre.

Lettre à l'auteur, 29 février 1980

Quand Picq n'est pas directement concerné, ses informations sont moins précises. Les Editions de la Tour ont été fondées le 14 novembre 1944 par Morys à son adresse, rue Pigalle, avant d'être transférées, le 10 juillet 1945, boulevard de Magenta. La société de Cécile Denoël dont elle aurait aimé que Picq se chargeât était celle des Editions La Plaque Tournante.

Le siège de « La Publicité Vivante » était, selon l'acte de constitution de la société, le 15 octobre 1937, au 19 rue Amélie, mais il est fort possible que c'est chez lui, au 21, que Beauzemont, qui en était le gérant, s'en occupait effectivement.