Robert Denoël, éditeur

Rémy Hétreau

 

Né le 31 janvier 1913 à Patay, dans le Loiret, mort à Paris le 28 novembre 2001. A illustré deux ouvrages pour Robert Denoël : L'Hôtel du Nord d'Eugène Dabit en 1944, Le Mouchoir rouge du comte de Gobineau aux Editions de la Tour en 1945. Il avait aussi été pressenti par Denoël en août 1944 pour illustrer Mille Regrets d'Elsa Triolet, une édition qui ne vit pas le jour. Son témoignage, inédit, date du 13 octobre 1979.

Les trois lettres qui suivent, envoyées à l'artiste par Robert Denoël en 1943 et 1944, constituent des contrats pour l'illustration des trois livres cités plus haut : la dernière, envoyée dix jours avant que l'éditeur soit contraint de quitter sa maison d'édition et son domicile, ne manque pas de surprendre.

 

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Après l’armistice de 1940 la vie artistique a repris doucement en France et à Paris un nouveau salon est né : « Le Salon de l’Imagerie ». Yves Bonnat, peintre et décorateur qui écrivait dans la revue Arts, ayant aimé certains travaux que j’avais exposés à ce salon, a parlé de moi à l’éditeur Robert Denoël qui m’a demandé de venir le voir avec des dessins.

Je me souviens lui avoir montré particulièrement des lettres illustrées que j’avais écrites pendant que j’étais mobilisé. Il m’a proposé d’emblée d’illustrer L'Hôtel du Nord d’Eugène Dabit dont il voulait faire une édition de luxe.

Cet homme souriant, grand, calme et puissant, savait faire confiance et donner confiance en soi. Il m’a conseillé de faire des études sur nature puisque l’hôtel du Nord existait toujours, encore dirigé par la mère d’Eugène Dabit. J’y ai dessiné pendant un mois avant de commencer à graver ; c’était mon premier travail d’illustrateur.

Robert Denoël a su encourager mes recherches pour trouver un style et voulait que je participe de très près à la mise en page du livre. Je lui soumettais au fur et à mesure les états de mes cuivres que je vois encore disposés sur son grand bureau couronné d’un magnifique encrier de porcelaine.

Quand mon travail a été fini, pendant que les gravures étaient tirées chez Roger Lacourière, Robert Denoël m’a fait connaître d’autres éditeurs et, grâce à lui, j’ai illustré plusieurs livres. Il voulait, me disait-il, en dehors de ses éditions brochées, refaire des collections dans l’esprit «Hetzel » et déjà il avait demandé des maquettes à de jeunes artistes pour créer une équipe.

Grâce à lui, j’ai connu René Barjavel et Guy Tosi qui me sont restés de grands amis et aussi Béatrice Appia (la femme d’Eugène Dabit), Dominique Rolin, Lanza del Vasto (qui revenait de son « pèlerinage aux sources »). Peu avant de disparaître, Robert Denoël est venu à mon atelier en compagnie d’Elsa Triolet de qui je devais illustrer Mille Regrets.

Fin 1945, revenant d’une mission à Rio de Janeiro, je suis tombé gravement malade. Une de mes tantes qui me veillait un de ces jours-là, m’a appris en me lisant le journal la mort tragique de Robert Denoël, attaqué et blessé mortellement près de sa voiture dans Paris.

Elle ne savait pas ce qu’il représentait pour moi et n’a pas compris pourquoi j’ai pleuré si longtemps.

 

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Paris, le 26 Février 1943

Cher Monsieur,

J’ai le plaisir de vous confirmer nos accords verbaux, au sujet de l’illustration du livre d’Eugène Dabit : L’Hôtel du Nord.

Nous avions convenu d’une illustration comportant 35 bandeaux et 8 hors-texte. L’étude que je suis en train de faire sur l’architecture de ce livre ne me permet pas encore de vous dire quelles seront les dimensions exactes des hors-texte. Nous avons fait faire plusieurs épreuves de texte, afin de juger de l’importance de la typographie et de sa couleur avant de nous décider. D’autre part, je crains que la répétition des bandeaux n’entraîne de la monotonie. Je pense à une nouvelle solution qui consisterait à faire suivre les chapitres sans aller à la page et à donner des illustrations dans le texte, chaque fois qu’il n’y en aurait pas hors texte. Cela nous permettrait des demi-pages en hauteur ou en largeur, des bandeaux étroits ou larges, selon les sujets à traiter. Pour que nous puissions décider du nombre et de la place de ces illustrations, il faut évidemment que la composition soit terminée et la maquette établie d’accord avec vous, d’une façon définitive.

Le plus simple, à mon avis, serait donc de procéder maintenant à toutes les études nécessaires à l’établissement des gravures, avant de procéder à la gravure proprement dite. Ce travail vous demandera quinze jours sinon davantage, et pendant ce temps, nous aurons pu achever toutes les études préliminaires.

J’insiste beaucoup pour que les figures soient dessinées avec beaucoup de soin. Depuis des années les illustrateurs se contentent trop souvent d’une improvisation heureuse et poussent rarement un dessin d’après nature. Le genre de L’Hôtel du Nord est menacé plus qu’un autre par la convention et quand je pense à la convention, je pense aussi bien aux poncifs de la Nationale qu’au poncif Dignimont, par exemple. Il ne faudrait donc pas hésiter à faire un grand nombre de croquis d’après nature, de façon à exprimer dans votre style personnel toute l’atmosphère si curieuse et si attachante de ce milieu. La variété même des chapitres vous permet un choix très amusant de sujets. Il ne faut pas négliger le côté écuries, chiens, etc, qui vous permettra, à côté des scènes d’hôtel, du quai de Jemappes et du bistro, de donner à cette illustration une abondance et un relief que d’autres livres ne vous permettraient peut-être pas.

Il ne serait peut-être pas mauvais non plus de situer discrètement l’époque. C’était, ne l’oubliez pas, l’époque des cheveux coupés courts, des chapeaux cloches, des jupes courtes et des guiches. Si cela pouvait vous être utile, je vous procurerais volontiers une dizaine de photographies de spectacles populaires : 14 juillet ou autres, des années 1927-28 ou 29. Il y aurait peut-être un petit rappel piquant à faire. Voulez-vous y songer et me dire si je puis vous être utile dans ce sens ?

Pour ce qui concerne la question matérielle, nous sommes tombés d’accord sur une somme de 25.000 frs (vingt cinq mille francs), payable en cinq mensualités, dont je vous prie de bien vouloir trouver la première, ci-inclus. Si je puis dans l’avenir augmenter cette somme d’une manière quelconque, cela par la vente d’exemplaires spéciaux ou autrement, je m’en ferais un plaisir. Ce que je désire avant tout, c’est que vous apportiez tous vos soins à cette édition, que vous en compreniez l’importance pour vous et pour ma firme.

Nous voulons faire un beau livre et nous y consacrerons tout le temps qu’il faudra, mais je voudrais que vous vous y consacriez très particulièrement dès maintenant.

Un détail encore : gardez vos projets, vos croquis, vos études préalables. Les meilleurs pourront servir à truffer des exemplaires d’un prix plus élevé. Je compte vous voir dans une dizaine de jours pour vous donner les indications définitives.

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On voit le soin qu'apporte l'éditeur à la mise au point de cette édition de luxe, qui prendra quatorze mois. Il est vrai qu'il s'adresse à un illustrateur sans expérience, mais son souci du détail montre qu'il n'ignore rien, lui-même, des « ficelles » du métier. Hétreau gravera 56 eaux-fortes qui seront tirées dans les ateliers de Roger Lacourière, et le volume, tiré à 301 exemplaires numérotés, sortira de presse le 20 mai 1944.

     

Le 8 novembre 1945 Béatrice Appia écrivait à l'illustrateur : « J'avais déjà vu quelques une de vos gravures, mais cette fois l'œuvre entière me permet de juger votre travail. C'est une très belle surprise pour moi. Je viens vous en féliciter et vous dire qu'Eugène aurait été entièrement satisfait de ces charmantes gravures faites avec tant d'esprit et de justesse. Si ces gravures sont plus spirituelles que puissantes, en apparence, le sentiment si juste, si vivant qui s'en dégage leur donne beaucoup de poids et de valeur. Elles gagnent ainsi en puissance sans en avoir l'air. Vos études faites sur place vous ont donné tant d'inattendu, qu'un travail fait de chic n'aurait pu vous inspirer. La vie si cocasse et tout le bric-à-brac  de cet hôtel du Nord est exprimé là, avec Art et tant de charme. Eugène, dont les dessins étaient parents des vôtres, n'aurait pas mieux fait ni espéré d'un autre. »

 

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Paris, le 25 Janvier 1944

Cher Monsieur,

Comme suite à nos différents entretiens, nous avons le plaisir de vous informer que nous vous commandons ferme l’illustration de : Le Mouchoir rouge suivi de La Chasse au caribou par le Comte de Gobineau.

Cette illustration comportera huit lithographies en noir et rouge et une vignette en noir. Vos droits d’auteur sont fixés comme suit :

Une somme forfaitaire de 10.000 francs, payable : 5.000 francs à l’acceptation de tous les projets, et 5.000 francs à la mise sur pierre.

Pour la commodité du tirage, il serait préférable de composer le noir seul tout d’abord. Le rouge destiné à rehausser la lithographie viendra après le premier tirage.

Nous espérons que vous pourrez nous remettre les projets presque définitifs pour la fin du mois de février. De notre côté, nous espérons faire la mise sur pierre dans le courant de mars. Si les circonstances retardaient de plus de deux mois l’exécution de ce travail, vos droits d’auteur vous seraient réglés intégralement sur remise des projets « bon pour le tirage ».

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La technique utilisée ici est la lithographie, qui permet des tirages plus élevés. Au moment où les accords sont signés, Denoël envisage de publier une collection de demi-luxe (dans l’esprit « Hetzel », dit Hétreau) où trouvera place le volume de Gobineau. Six mois plus tard le programme d'édition a changé, et Denoël doit quitter la rue Amélie. Le livre, illustré de 8 lithographies en deux tons et tiré à 1 000 exemplaires numérotés, sera le troisième de la collection « Le Rouge et le Noir », et il sortira finalement de presse le 25 mai 1945, à l'enseigne des Editions de la Tour.

Le colophon du livre contient un petit texte signé « Les Editions de la Tour », donc dû à Robert Denoël :

« DEPUIS des années, la mode est aux grands livres. L'in-quarto, l'in-plano, l'in-folio même règne sur les bibliothèques de nos collectionneurs. Qu'advient-il de ces ouvrages parfois magnifiques ? On n'ose les manier. Ils ne sont plus les véhicules de la pensée, ils en sont devenus les tombeaux.

Il nous a paru piquant de renouer avec une tradition plus aimable, celle du petit format. Nous aimerions démontrer qu'il n'est pas nécessaire de travailler pour des géants si l'on veut composer un livre où le noir et le blanc soient heureusement distribués, où l'illustration et le texte se complètent dans une œuvre enfin qui plaise à l'œil et l'esprit.

Nous présentons donc aux amateurs qui s'intéressent aux livres de luxe, au point de vouloir parfois les feuilleter, une collection de taille petite mais de contenu précieux.

Nous les avons choisis pour leur caractère romantique et nous en avons confié l'illustration à quelques uns des meilleurs représentants de la jeune école française.

Nous publierons successivement : LA VÉNUS D'ILLE et TAMANGO de Mérimée, illustrés par Jean Leblanc ; AKRIVIE PHRANGOPOULO, un récit d'une perfection achevée du Comte de Gobineau, illustré par Eliane Bonabel ; LA DOUBLE MÉPRISE de Mérimée, illustrée par Jean-Denis Malclès et enfin deux autres récits du Comte de Gobineau, tout deux étincelants de verve : LE MOUCHOIR ROUGE et LA CHASSE AU CARIBOU, illustrés par Rémy Hétreau.

Les illustrateurs ont composé pour ces volumes des lithographies en deux tons. Nous avons cru servir le talent et l'originalité de ces artistes en leur imposant la double contrainte du travail sur pierre et du petit format.

Trop heureux, si ces ouvrages qu'une main de femme, la plus jolie et la plus fine, peut soulever sans fléchir, rencontraient la faveur des lettrés et des gens de goût auxquels ils sont destinés. »

 

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Paris, le 8 Août 1944

Cher Monsieur Hétreau,

Comme suite à notre accord verbal, nous vous confirmons notre convention au sujet de l’illustration du livre d’Elsa Triolet : Mille Regrets. Vous vous engagez à nous fournir pour l’édition de ce livre 26 pointes sèches dont les dimensions sont fixées comme suit :

Hors-textes 104 mm x 165 mm, bandeaux 104 mm x 82 mm.

Les nécessités de la mise en page nous forcerons peut-être à vous demander quelques culs-de-lampe. Nous en parlerons ultérieurement.

Pour prix de ce travail il vous sera alloué des honoraires fixés à 6 % du prix fort de vente de chaque exemplaire du tirage. A titre d’à-valoir il vous sera versé une somme de 30.000 frs payable en 6 mensualités à dater du 15 août prochain. Nous vous serions obligés de bien vouloir nous confirmer votre accord en signant la formule ci jointe.

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On a affaire à nouveau à une édition de luxe illustrée de pointes sèches originales. Si Denoël signe ce contrat avec l'artiste, c'est qu'il a pris accord avec l'auteur, ce que confirme Hétreau qui écrit que l'éditeur, accompagné d'Elsa Triolet, lui a rendu visite à son atelier « peu avant de disparaître ». On sait qu'en octobre 1944 Denoël, qui sollicitait un témoignage en sa faveur pour son procès en cour de justice, a essuyé un refus auprès d'Aragon et d'Elsa, mais il ne dit pas qu'il a rompu avec eux.

En mars 1945 paraît Le premier accroc coûte deux cents francs et ce livre, dont Denoël avait mis le manuscrit en sûreté au cours de l'automne 1944, obtiendra le prix Goncourt en juillet. Certes Denoël n'assistait pas à la remise du prix mais il n'est pas douteux qu'il a revu l'auteur, qui dédicace affectueusement l'exemplaire de sa femme : « A Cécile, comme toujours ».

La date du 13 novembre 1945 proposée par Hétreau pour la visite d'Elsa et de son éditeur est donc plausible. Seul l'examen des archives de l'écrivain permettra de lever le doute, qui plane depuis longtemps, quant aux relations ambiguës qu'entretenait le ménage Triolet-Aragon avec Robert Denoël.

Une édition illustrée de Mille Regrets est parue en décembre 1944 à Bruxelles, aux Editions Lumière, dans une collection de demi-luxe, avec des illustrations de Nadine Lalys. On ne sait qui a négocié les droits de publication, rue Amélie, car c'est bien les Editions Denoël qui détenaient le copyright du livre.