Robert Denoël, éditeur

Marcel Aymé

 

Né le 29 mars 1902 à Joigny, mort à Paris le 14 octobre 1967.

La lettre qui suit a été publiée en 1996 par Michel Lécureur dans « Confidences et propos littéraires » [Les Belles Lettres, pp. 367-371], avant d'être reprise par Gaël Richard dans Le Procès de Céline publié en 2010 aux Editions du Lérot. Elle a été rédigée à la demande de Me Albert Naud en vue du procès Céline, fixé au 21 février 1950.

Adressée au président de la cour de justice, Jean Drappier, elle est censée dégager la responsabilité du pamphlétaire antisémite dans la publication des Beaux Draps en 1941 et dans la réédition de Bagatelles pour un massacre en 1943.

 

Le 30 janvier 1950

Monsieur le Président,

En tant que confrère de Céline je me permets d'attirer respectueusement votre attention sur certaines circonstances de sa carrière littéraire qui m'ont paru susceptibles d'éclairer d'un jour nouveau les faits qui lui sont reprochés par l'accusation.

D'après l'exposé de M. le Commissaire du gouvernement, que Maître Naud a bien voulu me communiquer, il apparaît que les reproches les plus graves formulés contre Céline sont (je cite ici l'accusation) : « d'avoir fait paraître sous l'occupation un ouvrage intitulé « Les Beaux Draps » et « ... d'avoir autorisé son éditeur à rééditer Bagatelles pour un Massacre... »

Ce qui n'apparaît nulle part à la lecture de cet exposé, c'est le lien d'extrême dépendance dans lequel se trouvait Céline à l'égard de son éditeur. Ignorant de ses droits d'écrivain, il s'était laissé imposer par les éditions Denoël un contrat très dur pour lui et d'un caractère nettement anormal. C'est ainsi que la clause la plus importante, celle qui engageait sa carrière d'auteur est ainsi rédigée : « Louis Destouches, L.-F. Céline, réserve aux éditions Denoël-Steele l'exclusivité de toutes ses productions littéraires à venir ». Ce seul paragraphe ne comportant aucune obligation de nombre ni de date, est par là même illégal, constituait à l'égard d'un écrivain débutant un véritable abus de confiance. Une autre clause assimilant cyniquement l'écrivain à une marchandise est ainsi rédigée : « l'auteur en aucun cas ne pourra être « cédé » à une autre raison sociale ». En outre, rien dans ce contrat n'autorisait l'auteur à reprendre possession de ses œuvres à quelque moment et sous quelque prétexte que ce fût.

Le reproche qui est fait à Céline d'avoir sous l'occupation autorisé son éditeur à rééditer par exemple « Bagatelles pour un massacre » est donc parfaitement injustifié. Non seulement il n'avait aucune autorisation à donner, mais il lui était impossible de formuler aucune interdiction ou opposition. Les ouvrages incriminés étaient réédités automatiquement par la Maison Denoël pour des raisons d'ordre commercial que Céline n'était pas appelé à débattre.

Il y a plus, et cette étroite dépendance où était tenu Céline par le plus absurde des contrats ne pouvait avoir que des conséquences anormales dans ses rapports d'auteur à éditeur. Comme il est habituel chez les éditeurs, la maison Denoël s'efforçait de faire prévaloir sur toute autre considération le point de vue commercial, et son contrat avec Céline lui offrait justement des chances sérieuses d'y parvenir. Lorsqu'un écrivain se voit lié, pour la vie, à un éditeur auquel il a eu l'imprudence et la naïveté d'abandonner la propriété littéraire de ses œuvres présentes et à venir, il ne peut rester indifférent à ses suggestions. Certes, Céline n'était pas homme à se laisser contraindre ou intimider, mais son éditeur profitant d'une intimité forcée dans laquelle les positions respectives étaient illégales, le manœuvrait adroitement afin de l'amener à ses vues, et pour ainsi dire le chauffait. C'est ainsi que Céline, ayant écrit dans un moment d'humeur « Bagatelles pour un massacre », n'aurait pas pensé à écrire « L'École des cadavres » qui traite du même sujet, si son éditeur, qui voyait là une nouvelle source de profits, ne l'y avait poussé en exploitant l'état de nervosité dans lequel l'entretenaient les polémiques du moment. C'est là du moins ce que j'ai cru pouvoir conclure de conversations que j'ai eues avec Céline à l'époque.

Et j'ai la quasi-certitude que « Les Beaux Draps » ont été écrits sous la même influence. Engagé pour la durée de la guerre en 1939, Céline, lorsqu'il rentra dans ses foyers en 1940, était aussi peu disposé que possible à écrire sur l'actualité politique. Ce qui suffirait à le prouver, c'est la réserve qu'il a observée pendant l'occupation. Il lui eut été facile de se mettre en vedette. Tous les journaux lui ouvraient leurs colonnes, le sollicitaient d'écrire des éditoriaux retentissants. Il ne l'a pas voulu. D'ailleurs, il méprisait et détestait en bloc tous les journalistes et écrivains qui flattaient l'occupant ou s'empressaient à le servir. Si après l'armistice il a écrit « Les Beaux Draps », c'est qu'il a été poussé, provoqué par son éditeur qui lui représentait comme un pouvoir patriotique la nécessité d'exprimer hautement l'exaspération et l'amertume qu'il ressentait de la défaite. Dans la parution de ce livre, la responsabilité de l'éditeur est donc bien autre chose que celle envisagée par la loi.

Pourtant, les éditions Denoël, si étroitement, si anormalement solidaires de l'auteur Céline ont été acquittées par la Cour de justice en ce qui concerne l'accusation d'avoir publié pendant l'occupation des écrits de nature à nuire à la défense nationale. Si la juridiction compétente a statué que la publication des «Beaux draps » n'avait rien de délictueux, il semble aller de soi qu'elle ne puisse être retenue contre Céline surtout si on considère la nature du contrat qui lie l'auteur à l'éditeur.

D'autre part, l'exposé de M. le Commissaire du Gouvernement retient contre Céline le fait qu' « il était abonné aux Cahiers franco-allemands ». Il y a évidemment là une erreur d'information : Céline n'était pas abonné, les Cahiers franco-allemands lui faisaient le service de leurs publications ainsi qu'ils le faisaient aux écrivains demeurant à Paris sans distinction de tendance.

J'espère, Monsieur le Président, que ces remarques qui m'ont été dictées par mon expérience professionnelle d'écrivain n'auront pas été inutiles à l'éclaircissement de l'affaire.