Robert Denoël, éditeur

Lucien Rebatet

 

J'ai publié ailleurs l'essentiel de ce qu'avait écrit l'écrivain pamphlétaire à propos de ses relations avec Robert Denoël, notamment dans ses Mémoires d'un fasciste.

L'Inédit de Clairvaux publié chez Laffont en 2015 par Mme Bénédicte Vergez-Chaignon, qui constitue la suite des Décombres, contient de nouvelles mentions de l'éditeur, que j'ai choisi de réunir ici.

 

Rebatet raconte qu'au printemps 1942, le tapuscrit des Décombres représentait « neuf cents pages de dactylographie, brochées en trois cahiers colossaux » et qu'il n'en possédait qu'une seule copie.

Ses amis de Je suis partout, enthousiastes, surtout Brasillach, tenaient à en publier des «bonnes feuilles » sans tarder. Dès le 25 avril, l'hebdomadaire publiait sur une pleine page « Les Tampons du capitaine », un chapitre cocasse consacré aux avatars de l'auteur dans les bureaux de l'Etat-Major, en mai 1940.

Je suis partout,  25 avril 1942

Rebatet n'avait alors contacté aucun éditeur mais il n'avait qu'un désir : « être imprimé dare-dare. Le mois de mai était déjà entamé et je voulais à tout prix paraître avant les vacances, plus que jamais " prendre date ". »

Alain Laubreaux lui conseillait expressément Gallimard : « Je ne voyais guère, pour ma part, la maison de la rue de Beaune, encore toute pleine d'odeurs juives et soviétiques, se chargeant de propulser mon redoutable obus. Mais Laubreaux était formel : Gallimard cherchait un grand bouquin de guerre, lui seul disposerait du papier, qui devenait rare, pour m'assurer un lancement sensationnel. »

Et puisque Laubreaux connaissait bien Gaston, se faisant fort de le décider, il lui porta son « mammouth » mais, après trois semaines, on lui fit savoir que son livre était démesuré, que le retour de Laval lui faisait perdre toute actualité, et qu'il ne pouvait atteindre le grand public : « Il me proposait de le réduire à deux cent cinquante pages, que l'on tirerait à cinq mille exemplaires. »

Rebatet reprit son manuscrit pour le porter rue des Saints-Pères, où Bernard Grasset était le plus souvent absent, soignant sa neurasthénie à la campagne. Henry Muller, qui le remplaçait, couvrit l'auteur « d'enivrantes hyperboles, et déplora de ne pouvoir publier un livre aussi épais, aussi féroce pour plusieurs grands auteurs de la maison ».

A la fin du mois de mai, Rebatet avait donc fait le tour des maisons prestigieuses (« Je n'avais aucune chance chez les culs-bénits de Plon ») et il était « déjà fatigué de me promener comme un débutant avec mon encombrant colis de phrases, que l'on prenait dans le métro pour un ballot du marché noir. »

Il en connaissait pourtant un quatrième, en piètre position financière, il est vrai, mais qui avait publié l'année d'avant son opuscule sur Les Tribus du cinéma et du théâtre :

« Je pris rendez-vous avec Denoël. Quarante-huit heures plus tard, il me faisait signer un contrat. Ce grand gaillard de Belge, sportif aux cheveux frisés, avait des côtés bien agréables. S'il carottait ses écrivains sur les tirages, c'était ni plus ni moins que les autres éditeurs parisiens, il ne pratiquait pas beaucoup plus sadiquement les comptes d'auteurs qui équilibraient sa caisse, et il aimait la littérature. »

A cet endroit, Mme Vergez-Chaignon place ce commentaire : « Ce sera le grand grief de Rebatet qui l'évoque à plusieurs reprises. Durant l'instruction de son procès devant la cour de justice, il parla d'un tirage de 65 000 exemplaires vendus, mais de seulement 50 000 exemplaires pour lesquels il avait perçu des droits d'auteur, estimant que Denoël l'avait trompé sur les vrais chiffres. Un relevé de droits d'auteur daté d'avril 1943 donne en quelque sorte raison aux deux parties. En effet, Denoël défalquait 10 % des tirages du total des ventes, ce qui signifie que sur 60 000 exemplaires vendus, Rebatet n'a été rémunéré que pour 54 000 d'entre eux ».

On ne connaît pas les termes du contrat qui liait l'auteur et l'éditeur signé début juin 1942, mais on se rappellera que, dix ans plus tôt, Denoël accordait à Céline « 10 % sur le prix de chaque volume vendu, sauf les 5 % de passe d'usage en librairie et les exemplaires du service de presse ».

La passe représente les feuilles de papier ajoutées à la quantité nécessaire au tirage pour compenser celles qui pourraient être salies, froissées ou déchirées pendant l'impression ou au cours des manipulations ultérieures. Les exemplaires de passe défectueux, endommagés, défraîchis ou réservés au service de presse et comme tels non commercialisables, étaient donc défalqués par l'éditeur du nombre de ceux sur lesquels sont calculés les droits d'auteur.

C'était une pratique peu honorable chez la plupart des éditeurs mais enfin elle figurait dans les contrats, et les auteurs la découvraient ensuite, au moment des comptes annuels. Pour Rebatet, le relevé d'avril 1943 aura été le premier et le dernier, Denoël n'ayant pas réimprimé l'ouvrage par la suite.

Rebatet poursuit : « Il gobait des poncifs d'avant-garde défraîchis depuis dix ans, ce qui est un travers assez fréquent des Bruxellois, et il me vanta comme d'un nouveau Wuthering Heights, le petit roman d'une certaine Dominique Rolin. Mais il lisait lui-même tous les manuscrits qui lui parvenaient, il avait su lancer très crânement Céline. Dans sa cambuse de la rue Amélie, Jules Romains eût trouvé à l'air " un goût mental " qu'on ne respirait pas du tout dans la froide usine à livres de Gallimard. »

Le manuscrit des Marais et celui des Décombres étaient en effet parvenus rue Amélie en même temps. On ne sait lequel enthousiasma le plus Denoël, mais leurs tirages parlent pour eux. Quant aux relations nouées avec leurs auteurs, on sait lesquelles pesèrent le plus sur la destinée de l'éditeur.

« Il m'avait lu et annoté de la première à la dernière ligne. Il me dit lui aussi maintes choses agréables, moins hyberboliques que les guirlandes de Muller, mais plus positives. Je compris qu'il n'avait pas ignoré mes visites chez ses concurrents, et se félicitait de la bonne affaire que lui abandonnaient ces messieurs. »

Mme Vergez-Chaignon restitue ici la déposition qu'a faite Robert Denoël devant la cour de justice [en fait, devant le juge Alexis Zousmann, chargé du dossier Rebatet], le 7 novembre 1945 :

« Dans son livre Les Décombres, j'ai trouvé qu'il y avait une première partie tout à fait passionnante et qui demeurera une importante contribution à l'histoire, c'est celle qui est consacrée à Charles Maurras. La critique que Rebatet a faite de Ch. Maurras a indigné le chef royaliste. La peinture des milieux d'Action Française que fait Rebatet n'en demeure pas moins un morceau de haute valeur littéraire et historique. A mon sens, il était important que cela fût dit et publié. Il y a d'autre part dans le livre Les Décombres la description de la drôle de guerre. Cette peinture, très drôle, a certainement suscité, par réaction, un vif désir d'être un bon soldat dans une bonne partie de la jeunesse française. Enfin, la description de la période précédant immédiatement la guerre. Quant aux violences, à la germanophilie et à l'antisémitisme du livre, ils témoignent d'un certain déséquilibre chez Rebatet [...] En publiant Les Décombres, par conséquent, je n'avais nullement l'intention de contribuer à la propagande. Si telle avait été mon intention, j'aurais en 1943 et en 1944 réédité plusieurs fois ce livre, ainsi que me le demandaient tous les libraires. Je ne l'ai point fait et le tirage ne fut que d'environ 50 000 volumes d'après moi. »

Lucien Rebatet poursuit : « Il me conseilla quelques coupures qui étaient littérairement très judicieuses - aucun critique n'aurait su me les indiquer - et une coupure politique qui me déplaisait. J'avais protesté contre l'annexion de fait des trois départements d'Alsace et de Lorraine, en me refusant à considérer que cette question fût close. " Les Allemands de la censure ne s'en apercevront pas, me dit Denoël. Mais un mois après la parution, quelque militaire important tombera sur ce passage, remuera les téléphones, et nous serons saisis. C'est un trop gros risque à courir. " Je me rendis à ses raisons. »

Rebatet déclare au juge Zousmann : « Je remercie M. Denoël pour la peinture du " monstre " qu'il a faite et je regrette d'avoir été la cause des ennuis qu'il a eus. M. Denoël se rappelle-t-il la coupure qu'il m'a demandé de faire concernant l'Alsace-Lorraine ? »

Denoël répond : « Je me le rappelle parfaitement. C'était un passage violent comme tout le reste du livre, dans lequel Rebatet déclarait qu'il ne renoncerait jamais pour sa part, en tant que Français, à ces provinces. Il me semblait que le passage était tellement violent et anti-allemand que nous risquions la saisie du livre. »

Lucien Rebatet poursuit : « La crise du papier s'aggravait. Les éditeurs devaient solliciter pour chaque impression nouvelle une autorisation qu'on leur calculait fort chichement. Denoël décida d'employer pour moi le petit stock qu'il possédait et de me faire un premier tirage de vingt mille. Nous établîmes ensemble un prix de vente à soixante-cinq francs. »

L'auteur du livre cautionne donc le chiffre de 20 000 exemplaires pour ce premier tirage qui, selon la presse, s'enleva en quelques semaines. Le prix de vente avait son importance. A la même époque, Denoël vendait, dans le même format in-12, les Mémoires d'Alexandre Dumas (2 volumes de 572 et 502 pages) à 80 F, et le « petit roman » de Dominique Rolin (206 pages) à 30 F.

Il nous livre aussi une des rares incursions dans la maison d'édition où il a fait amitié : « Chaque maison d'édition a un chef de fabrication, qui choisit le format des volumes, leur couverture, leur typographie, fait les liaisons avec l'imprimerie. Celui de Denoël était un grand gars brun, du nom de René Barjavel, fils d'un boulanger de Nyons, zouave dans l'armée, qui n'avait pas encore pu se payer un complet depuis sa démobilisation, et portait comme un cycliste villageois une vieille culotte de velours à côtes et de gros bas ravaudés. Le zouave Barjavel, qui était d'un commerce charmant, reçut donc mission de fabriquer mon livre et s'en déclara prodigieusement honoré. »

Il fallait encore obtenir le visa de la censure allemande, qui était du ressort du Sonderführer Gerhard Heller [1909-1982] :

« Denoël, pour simplifier l'opération, invita Heller à dîner avec moi. Ce jeune bourgeois d'une vieille famille de Postdam démentait autant qu'il se pût les caractéristiques traditionnelles des Prussiens. Il était brun, prêt à toutes les conciliations, personnifiait l'intellectuel accoutré en militaire et qui déteste ça ».

Ce dîner eut lieu en juin 1942 au domicile de l'éditeur, rue de Buenos-Ayres : « Il n'avait évidemment pas lu trois pages de mon livre. Nous n'avions du reste pas attendu son avis pour commencer l'impression. »

Plus tard, Heller déclara que Grasset avait laissé passer l'occasion de publier Les Décombres de Rebatet, qui était le type même du livre qu'il aurait dû accueillir : « Il a méprisé ce pactole, qui a fait la fortune de Denoël. Le livre atteignit, je crois, les 100 000 exemplaires, dans ses éditions successives. »

Le Sonderführer à la retraite crut devoir ajouter, en 1981 : « Comment est-il possible que ce monstrueux cri de haine et de vengeance ait eu un tel succès ? J'étais révolté de lire ces vomissures sur des auteurs qui m'étais chers [...] Peut-être Grasset a-t-il reculé devant l'ignominie de ce livre qui n'a pas effrayé Denoël, l'éditeur de Céline ».

Peut-être Heller, qui appartint au parti national-socialiste dès le 1er février 1934, avait-il besoin de faire oublier son rôle essentiel durant la guerre, qui était celui d'un censeur ?

Je suis partout,  27 juin 1942

Entretemps, à Je suis partout, on préparait dans la fièvre la sortie du livre-phénomène. Huit jours avant sa mise en libraire, un second chapitre parut en première page de l'hebdomaire. Plusieurs quotidiens et hebdomaires l'annoncèrent dès le 27 juin et durant le mois de juillet.

Rebatet poursuit : « Il ne nous restait plus que cinq semaines si nous voulions paraître à la fin de juillet. Les épreuves m'arrivaient par liaisses épaisses. J'avais quinze jours pour ficeler ces six cent soixante-quatre pages serrées, sur lesquelles il restait encore tout à faire, pour les tenir ensemble dans ma tête, supprimer les doublets, redresser les innombrables faiblesses d'écriture que la typographie accusait cruellement. [...] Mais mes décamètres de prose passaient et repassaient comme les morceaux d'un film en montage qu'il faudrait revoir cent fois. Je connaissais les virgules de chaque anecdote. Je savais que ce livre réussirait, mais j'en étais saoulé et recru. J'y travaillais comme un arracheur de betteraves à sa plaine. [...] Je mettais encore une fois à la refonte mon chapitre final. »

Ce dernier chapitre, que l'on s'accorde à considérer comme le plus condamnable de l'ouvrage, porte le titre « Petite méditation sur quelques grands thèmes », et il fut supprimé par l'auteur dans la réédition de 1976.

« Autre ennui : nous étions à la veille de la mise en page et je n'avais toujours pas trouvé un titre qui me satisfît. "Cherchons dans le bouquin ", me dit Denoël. Il commença par la dernière page, il y lut : devant les décombres. " Voilà qui va très bien. " Je répondis : " Dans ce cas, je préfère : Les Décombres, tout court. "  Le lendemain, ce titre me paraissait beaucoup trop étroit. Sa sonorité croulante ne me déplaisait pas. Mais à force de le remuer dans ma tête, je l'avais vidé de tout sens. Tant pis, le sort avait parlé. Denoël hâtait louablement le tirage. J'eus enfin mon bouquin entre les mains. Il pesait une bonne livre. Il trancherait assez bien en vitrine, avec sa couverture bleue, ses filets rouges et sa bande jaune. »

« Mais le brochage était fragile, le papier infâme, souvent de deux ou trois sortes dans le même volume. Malgré mes méticuleuses corrections, les coquilles fourmillaient encore. L'intellectuel avait fait son travail consciencieusement, à la main, la classe ouvrière par-dessous la jambe. Je me consolai en voyant monter jusqu'au plafond, dans le magasin de Denoël, le rempart des Décombres. Dix tonnes de livres, cela tient de la place. Ça vous procure la sensation d'avoir tout de même fait quelque chose. Je convoquai mes amis tu T bis à un apéritif et je leur portai six exemplaires, les premiers qui fussent distribués. Dernier pensum : le service de presse. Denoël le voulait vaste, j'avais beaucoup d'amis et de copains. Je passai deux après-midi pleins à doser sur le papier qui buvait, mes cordialités, mes respects, mes affections et mes admirations. Barjavel, les dactylos, les comptables, le téléphoniste, les cyclistes, le balayeur, tout le monde fiévreusement empaquetait les mètres cubes des Décombres. Je pouvais partir sans attendre un jour de plus,  je prenais avec ma femme le rapide pour le Dauphiné. »

Ce service de presse, qui date du 16 juillet 1942, avait été préparé conjointement par l'auteur et son éditeur, pourtant Rebatet ne paraît connaître que des amis ; les autres, c'est affaire de marchands de papier : « Denoël, encore plus sûr que moi de son coup, me contraignait à un service de presse gigantesque, des dédicaces à une flopée d'Allemands inconnus, de fonctionnaires français qui ne l'étaient guère moins, et aussi à Laval », écrit-il dans ses Mémoires.

Selon les annonces de l'éditeur dans la presse, les premiers exemplaires furent mis en vente dans les librairies le 7 (Je suis partout) ou le 8 août (Comoedia). Dans un article paru le 7, Rebatet déclare à Henri Poulain venu l'interviewer : « Parler encore de ce bouquin ? J'en sors tout juste, j'ai bien mérité de souffler un peu. Et puis, songe, c'est le 2 août, vingt-huit années après l'autre, un dimanche comme le 2 août 1914 ! La montagne des décombres a fichtrement enflé ! » C'est le lendemain qu'il quittait Paris pour Moras-en-Valloire.

Dans la presse parisienne Je suis partout (le 14 et le 28), L'OEuvre (le 14 et le 29), Paris-soir (le 14, le 15 et le 29), Le Matin (le 26), Le Petit Parisien (le 12 et le 26), consacrent au livre des articles enthousiastes, commme en province Le Petit Troyen (le 18), L'Union Française (le 27) ou La Dépêche du Berry (le 2 septembre), La Gazette de Bayonne et de Biarritz (le 21).

A Je suis partout on continue de placarder des titres enthousiastes en première page :

Je suis partout,  14 août 1942  [9 colonnes à la une]

Seule de la presse collaborationniste L'Action Française condamne le livre qui met à mal Charles Maurras. Cinq articles parus le 21 août, le 28 août, le 12 septembre, le 5 octobre et le 19 novembre, et qui ont en commun de ne jamais citer le nom de l'auteur ni le titre de son livre, ce qui était conforme à l'interdiction édictée par la censure du gouvernement de Vichy ! En outre le journal n'est pas diffusé en zone occupée, ce qui limite désormais son audience.

« Je n'étais pas à Moras depuis dix jours que Denoël m'écrivait déjà : « J'assiste avec joie à votre succès. Le démarrage est sensationnel. On voit le gros bouquin bleu partout. Les jeunes filles swing ont abandonné Autant en emporte le vent ; elles lisent Les Décombres dans le métro. Je suis assiégé par les libraires. Nous allons faire un second tirage sans délai. Je suis partout parlait de triomphe et m'apprenait que mon éditeur cherchait en s'arrachant les cheveux du papier pour cent mille exemplaires. »

Cette première réimpression eut lieu en septembre ; il est douteux que Denoël ait trouvé le papier nécessaire pour un pareil tirage. Il est probable que le chiffre de  20 000 exemplaires soit plus proche de la réalité, à moins qu'il ait eu recours au marché noir. On l'a prétendu. Cette unique réimpression parut début octobre avec une « Autorisation de réimpression n° 14-828 » dûment mentionnée au colophon.

« Je savais que mon livre ne passerait pas inaperçu. Mais je n'escomptais pas une frénésie aussi subite. J'avais calculé que nos vingt mille exemplaires nous mèneraient confortablement au moins jusqu'à la rentrée d'octobre, d'autant que nous n'avions guère approvisionné que Paris. Ils étaient épuisés en moins de deux semaines, au beau milieu des vacances, sans autre publicité qu'un placard de vingt lignes dans notre journal. »

Le 31 août Rebatet avait écrit à son éditeur : « On me dit que, d’après vos services, il ne reste plus un exemplaire des Décombres rue Amélie. En somme, gros succès. A mon sens, ce n’est d’ailleurs qu’un début, mais il faut être capable de pousser le bouquin. Il faut absolument que nous fassions une seconde édition dans les plus brefs délais, sinon tous les beaux papelards dans la presse ne serviront à rien. [...] Vous n’êtes plus Denoël si vous n’arrivez pas à retirer rapidement. D’autant que ce sera le moment où vous commencerez à gagner de l’argent d’une façon intéressante, et moi aussi... Bon Dieu ! avec un départ pareil, nous devons arriver aux 50.000 ex. En tout cas, je compte désormais là-dessus. »

A Moras, il tentait de se reposer du gros effort littéraire fourni et se prenait à rêver : « En huit jours, je venais d'être tiré du rang des journalistes pour passer à la célébrité. J'aurais mon nom dans l'histoire de ces années capitales, peut-être dans les manuels littéraires, au chapitre des mémorialistes. »

Fin septembre Rebatet était de retour à Paris : « Denoël avait vendu cinquante mille exemplaires en deux mois et reçu deux cent mille commandes », assure-t-il. La chronologie est un peu différente : à cette date l'éditeur a fait réimprimer l'ouvrage et c'est à l'occasion de cette réimpression que fut organisée, le 3 octobre, une séance de dédicaces à la librairie Rive Gauche, place de la Sorbonne.

       

Je suis partout  -  Paris-soir,  2 octobre 1942

« Henri Bardèche, un des frères de Maurice, gérait la grande librairie Rive Gauche, une maison à capitaux franco-allemands, à l'angle de la place de la Sorbonne et du boulevard Saint-Michel, (à présent la librairie Saint-Michel). Il avait décidé d'y organiser une séance de signatures des Décombres. J'abhorrais cette sorte de cérémonie, cette mise en vitrine des écrivains. Je n'avais consenti à m'y plier que parce que dans cette circonstance elle deviendrait une manifestation
politique. [...]
Je me rendais à pied à la librairie. J'étais en retard d'une grosse demi-heure, nullement par coquetterie, mais parce que cette corvée m'assommait, et que je pensais qu'elle serait assez minable. La publicité pour la séance avait été insignifiante. »

En arrivant sur place, l'auteur écrit que « les agents maintenaient sur les trottoirs du boulevard Saint-Michel une queue presque aussi longue que si l'on eût annoncé une vente sans tickets de véritable café. [...] Je signai des Décombres à la chaîne pendant six heures. »

La séance de dédicaces ayant débuté à 16 heures environ, Rebatet aurait donc signé son livre jusqu'à onze heures du soir ? Dans ses Mémoires il écrit : « Vers huit heures et demie du soir, le stock monumental des Décombres fut épuisé. », ce qui paraît plus raisonnable. Mais enfin le stock mis à sa disposition avait entièrement fondu, assure-t-il.

Combien y avait-il d'exemplaires ? Les auteurs du Dictionnaire commenté de livres politiquement incorrects affirment que  1 500 exemplaires furent vendus et dédicacés au cours de cette mémorable séance de signatures, mais il est probable qu'ils se réfèrent aux Mémoires : « Il y avait là quinze cents personnes peut-être ». C'est oublier que ces lecteurs pouvaient aussi avoir apporté leur exemplaire à dédicacer.

« J'étais indiscutablement l'auteur de la saison. Un troisième tirage, limité par la pénurie de papier à dix mille exemplaires, avait été enlevé en un tournemain. [...] Si j'avais consenti à tous les trocs qu'on me proposait contre un exemplaire des introuvables Décombres, j'aurais pendant un an bu des bourgognes, des vouvrays, des cognacs, mangé les jambons, les andouilles, les fromages, les biscuits, les confitures de mes lecteurs. »

L'inconvénient de cet Inédit de Clervaux, rédigé des années après les faits, est qu'il ne restitue pas les dates exactes des événements qu'il mentionne. A quand remonte ce « troisième tirage » si rapidement dispersé ? A partir de quand son livre devient-il « introuvable » ?

« Les amateurs des Décombres se multipliaient eux aussi. Je portais à Denoël ces lettres, qui de tous les départements réclamaient l'introuvable bouquin. Denoël me montrait les siennes.

- Si vous aviez seulement bouclé votre manuscrit six mois plus tôt ! Le papier était encore libre, je vous couvrais d'or, mon cher.

- Bon Dieu ! Denoël, si seulement j'avais spécifié d'être payé en Décombres... même au prix fort, 65 francs... Je les écoulerais en ce moment à trois cents balles ! J'irais les deux mains dans mes poches vers mon troisième million...

Denoël ne pouvait me promettre pour l'instant qu'un petit tirage de cinq mille exemplaires, « réservés aux camps de prisonniers, le seul argument pour obtenir un peu de papier... » Combien de prisonniers le verraient-ils ? Après tout, cela ne me concernait pas. » 

Un petit tirage supplémentaire de 5 000 exemplaires... Un quatrième tirage, donc, et qui aurait eu lieu après le meeting de l'auteur à la salle Pleyel, le 28 février 1943, si l'on suit la chronologie de L'Inédit de Claivaux. Comment s'y retrouver ?

Venons-en à l'épilogue, qui est convaincant : « J'avais attendu vainement un nouveau tirage des Décombres. C'était fini : 65 000 exemplaires imprimés et vendus en trois mois, 500 000 francs de droits d'auteur. Ma fortune n'irait pas plus haut. Il n'y avait plus un gramme de papier pour moi, toutes mes démarches avaient échoué. Quant à celles de Denoël, je soupçonnais fort le débarquement en Algérie de ne pas être étranger à leur mollesse. Cet éditeur n'éprouvait pas le besoin d'aggraver son cas, et il m'était assez difficile de lui en tenir rigueur. Je perdais deux ou trois millions. Mais je pouvais me vanter malgré tout du plus gros tirage fait en France depuis l'Armistice, et sans y avoir pris la moindre peine, je continuais d'être furieusement à la mode. J'avais bien trois cent mille lecteurs pour organiser la publicité de ces Décombres devenus aussi introuvables que les bananes et les romans américains. C'étaient d'excellentes conditions pour la naissance d'une espèce de snobisme. Quelques libraires prévoyants débitaient parcimonieusement mon bouquin au marché noir, où je «cotais » déjà quatre cents, cinq cents francs. Un bibliophile me demandait une dédicace pour un des 25 exemplaires de luxe, c'est-à-dire sur un papier de Rives décent, qu'il venait d'acheter quatre mille balles, près de vingt fois le prix d'édition. Ce monsieur me paraissait réaliser une des formes d'imbécillité les plus irréprochables, et je crois bien que mes deux lignes d'hommage s'en ressentirent. J'avais certes tout lieu de m'esclaffer : l'amateur, dix-huit mois plus tard, eut le loisir de revendre ses Décombres vingt-cing mille francs, tandis que l'auteur avait décampé de son domicile, en y laissant ses cinq exemplaires de tête, de quoi payer au Fifi d'en face une petite maison de campagne. »

Le 25 juin 1943, en effet, Je suis partout annonçait que le livre se vendait 500 F chez les bouquinistes. Le 6 décembre 1943, un exemplaire ordinaire avait réalisé à l'Hôtel Drouot 750 F, hors frais, soit plus de dix fois son prix d'émission. Les exemplaires de luxe sur papier de Rives avaient suivi la même tendance : le Guide Grolier mentionne deux exemplaires de luxe des Décombres passés en salle de vente, l'un le 24 mars 1943 [2 200 F], l'autre le 16 juin 1943 [2 700 F].

« J'avais dédicacé une telle quantité de Décombres que les non dédicacés devaient valoir plus cher. Je ne pouvais plus me nommer où que ce fût sans y être assailli. Les directeurs des grandes librairies, dont je venais prospecter un peu les fonds de religion et de beaux-arts, me conjuraient les mains jointes de leur obtenir quelques kilos de Décombres. Je les renvoyais à l'emballeur, aux cyclistes et à la téléphoniste de Denoël qui avaient fourgué pour leur propre compte les deux ou trois douzaines de volumes que je m'étais fait réserver sur le second tirage et le rebus des exemplaires mal brochés ou déchirés. »

Quant à la « mollesse » de l'éditeur pour obtenir du papier, on peut croire que, dès le débarquement allié en Afrique du Nord, en novembre 1942, puis après la détaite allemande à Stalingrad, deux mois plus tard, elle se transforma en opposition formelle. En juillet 1945 Denoël préféra déclarer devant la cour de justice qu'il avait refusé de rééditer certains ouvrages antisémites « en voyant les mesures prises contre les Juifs », mais on peut admettre aussi que les replis puis les revers de l'armée allemande l'avaient davantage engagé à la prudence.

Si Denoël, qui doit garder de bonnes relations avec les services de la censure, ne s'est jamais exprimé dans la presse à propos des difficultés de réimpression du livre, Rebatet ne s'est pas fait faute de les rappeler dans plusieurs articles de presse ou au cours de conférences, en insistant sur l'interdiction formulée dès le 25 juillet 1942 par les censeurs du gouvernement de Vichy à propos de ce « livre d'émeute » :

« Un livre sert à témoigner pour son auteur un peu plus longtemps qu'un papier de journal. Le fait est que le mien a disparu depuis tantôt six mois des vitrines des libraires. J'ai appris par des personnages remarquablement bien renseignés que j'avais retiré de la vente ce volume à la suite des cruels démentis que Stalingrad  et Tunis m'auraient infligés. Ces personnages si bien renseignés ignorent donc encore que la pâte à papier est devenue à peu près aussi rare en Europe que la sardine à l'huile, que l'édition française s'est vu allouer une infime partie du tonnage de papier que se réserve la bureaucratie, qu'enfin nous ne serions plus dans la France 1943 si un livre du général Doumerc, grand champion de l'alliance franco-stalinienne, ou d'un disciple juif de Bergson ne prenaient sournoisement le pas sur une réédition éventuelle des Décombres, cochonnerie qui, selon ces messieurs, n'a déjà été que trop diffusée. » [Je suis partout, 10 septembre 1943].

« L'histoire du Six Février est celle de deux crimes. Je m'en suis déjà expliqué à loisir dans Les Décombres. Si je le réécris ici, c'est avant tout parce qu'on ne peut plus trouver certains livres, le mien par exemple, dans les devantures, mais qu'on y trouve encore des journaux. » [Je suis partout, 4 février 1944].

Le 16 août 1944 le couple Rebatet quitte Paris pour Baden-Baden. Le 24 décembre le juge Zoussmann ouvre une information contre le pamphlétaire en fuite. Le 15 janvier 1945 l’Office professionnel du Livre, émanation du ministère de la Guerre, adresse aux libraires une première liste d’ouvrages à retirer de la vente et à retourner aux éditeurs : chez Denoël figurent les deux pamphlets de Rebatet. Arrêté le 8 mai à Feldkirch, il est ensuite incarcéré à Fresnes.

Regards,  15 juin 1945

Le 13 juillet Robert Denoël comparaît en cour de justice. Parmi la douzaine d'ouvrages qui lui sont reprochés, Les Décombres occupe une place à part car c'est le seul qui soit paru après l'association Denoël-Andermann (22 juillet 1941), et il pourrait donc constituer une lourde pièce à charge. L'éditeur est pourtant relaxé : le commissaire du Gouvernement Fouquin (le même qui mènera hargneusement l'instruction contre Rebatet) conclut « qu’il ne résulte pas de charges suffisantes contre Denoël d’avoir commis le crime d’intelligence avec l’ennemi » et demande « le classement de la procédure le concernant sous réserve de poursuites possibles devant toute autre juridiction ». Rebatet, lui, sera interrogé à quatre reprises : les 19, 27 et 31 octobre, et le 30 novembre, la dernière en présence de son éditeur.

L'écrivain pamphlétaire se trouvait donc en France au moment de l'assassinat de son éditeur : à ma connaissance, il n'a pas consacré une ligne dans ses écrits de Fresnes à cet événement dramatique.