Robert Denoël, éditeur

Maximilien Vox

 

Samuel William Théodore Monod dit Maximilien Vox, est né le 16 décembre 1894 à Condé-sur-Noireau dans le Calvados. Son père, Wilfred Monod, était pasteur de cette petite ville de Basse-Normandie, et sa mère se nommait Dorina Monod.

Elève du lycée Corneille à Rouen, il termine ses études secondaires à Paris. En 1914 il publie des dessins humoristiques dans L'Humanité, Floréal, La Guerre Sociale. Secrétaire de rédaction de la revue de Paul Iribe, Le Mot, il rencontre Jean Cocteau qui y publie des dessins sous le pseudonyme de Jim.

La plupart des illustrations de Vox sont alors signées de pseudonymes transparents : Sam Monod ou Esmono, ce qui irrite sa famille protestante pour laquelle un patronyme ne peut servir à des fins de contestation sociale.

Vox hésite entre Francis Vauxcelles et Maximilien Vox, en utilisant pour un temps simultanément les deux noms, avant de se fixer sur le second. Mais il en trouvera d'autres entre les deux guerres : Léon de Lora, Théophile Romain, Graphicus, Micromégas...

Pourquoi « Maximilien Vox » ? Vox lui-même déclarait avoir absolument oublié ce qui lui avait fait choisir ce pseudonyme, à propos duquel Robert Denoël, qui connaissait ses classiques, écrivait malicieusement à Paul Vialar, le 18 juillet 1945 : « on n’a pas idée de s’appeler Maximilien quand on pourrait briguer la gloire du plus petit conscrit de France ».

Samuel Monod se marie le 8 août 1917 avec Eliane Poulain, à Varengeville, et le couple va s'établir à la Côte d'Azur, d'abord à Grasse, puis à Magagnosc, où naîtront ses cinq fils entre 1920 et 1930.

Graveur sur bois après son mariage, il s'installe ensuite à Paris où il s'initie à la typographie chez Plon, et chez Grasset. En 1926 le prix Blumenthal [20 000 francs] couronne 24 couvertures qu'il a composées pour la collection « Les Cahiers verts » de Bernard Grasset. La même année il se convertit au catholicisme.

Artiste éclectique, il se consacre à l'affiche, à la publicité, à la typographie chez Deberny et Peignot, au journalisme, à la traduction, à la caricature politique : « ses opinions politiques de l'époque se situaient quelque part entre le monarchisme et l'extrême-droite » écrit son fils, Sylvère Monod.

Illustrateur de talent, il réalise des gravures pour les œuvres de Beaumarchais et de Molière publiées à l'Union Latine d'Edition, dont le directeur, Maurice Robert, l'aide financièrement à publier un remarquable périodique littéraire : Micromégas, qui parut d'octobre 1936 à avril 1940, et dans lequel on trouve plusieurs articles de René Barjavel ; le numéro de janvier 1937 contient une interview de Robert Denoël par René Laporte [voir Presse]. En 1936 Vox compose plusieurs couvertures pour la revue de Denoël, Le Document.

Au début de la guerre, Vox est chef de service au ministère de l'Information, sans cesser de travailler à divers titres pour l'édition. En 1942 il fonde L'Union Bibliophile de France, où il publie des ouvrages d'art à tirage limité.

Après la Libération, il se consacre essentiellement à la typographie et crée en 1949 la revue professionnelle Caractères, qu'il dirigera jusqu'en 1964. En 1952 il fonde, avec Jean Garcia, Jean Giono, Lucien Jacques et Robert Ranc, les « Rencontres internationales de Lure » dans le petit village de Lurs-en-Provence, où il s'établit peu après dans une demeure qu'il nomme « La Monodière », renouant enfin avec son patronyme. C'est là qu'il meurt, le 18 décembre 1974, deux ans après sa femme.

 

Le 20 octobre 1944, Maximilien Vox a été nommé administrateur provisoire des Éditions Denoël, par arrêté du ministre de la Production Industrielle, Robert Lacoste.

Le 8 octobre 1946 il déclare au commissaire Pinault : « Je connais Robert Denoël depuis une quinzaine d’années en tant que confrère et nos relations amicales avaient été suspendues du fait de nos divergences politiques au moment de l’Occupation. Il s’agit en fait plutôt que de divergences politiques, d’orientations différentes. Je ne me souviens pas l’avoir rencontré pendant l’Occupation.

Par arrêté du ministère de la Production Industrielle, signé en fin novembre 1944 par le ministre d’alors, M. Lacoste, j’ai été nommé administrateur provisoire de la Société des Editions Denoël. Cette administration m’a été confiée au choix, avec les Editions Grasset, mais en réalité j’ai préféré m’occuper des Editions Denoël, que je considérais plus simples au point de vue société.

Personne n’a agi en sous main pour me faire nommer au poste d’administrateur provisoire des Editions Denoël, tout au moins à ma connaissance, car moi-même j’ai failli ne pas accepter cette administration. Cette situation ne pouvait constituer pour moi qu’une position d’attente, la prévoyant de l’ordre de six à huit mois. Mon intention n’a jamais été de m’immiscer dans les Editions Denoël. »

Réentendu en janvier 1950 par l’inspecteur Voges, il dit : « J’ai été nommé administrateur provisoire des Editions Denoël vers le mois de novembre 1944, par lettre de M. Lacoste, du fait de mon métier d’éditeur et de mes titres de résistance. Je n’ai fait aucune démarche ni intervenir aucune influence pour être nommé à ces fonctions. Je connaissais M. Denoël depuis longtemps et j’ai accepté les dites fonctions parce que cela me faisait plaisir. J’ai d’ailleurs tenu à mettre M. Denoël au courant et il m’a dit qu’il comprenait parfaitement mon sentiment.»

Vox, qui avait, en septembre 1944, déjà  été nommé président de la Commission d’épuration des Arts et Industries Graphiques, pouvait en effet avoir été désigné pour administrer les Editions Denoël, en raison de sa connaissance du métier d’éditeur, comme Raymond Durand-Auzias l’avait été aux Editions de France.

Mais si on examine son parcours dans ce domaine, il s’avère qu’il n’a publié que des éditions bibliophiliques depuis 1942. Or les Editions Denoël fonctionnaient dans un tout autre registre. La question s’est donc posée de savoir qui l’avait réellement fait nommer à ce poste, et pourquoi.

Dans une lettre du 8 janvier 1950 au juge Gollety, Cécile Denoël écrivait : « En ce qui concerne la Société des Editions Denoël, il [Robert Denoël] se rendit compte immédiatement qu’il ne pourrait pas continuer à la gérer et, s’étant rendu en compagnie de Mme Loviton au Cabinet de M. Lacoste, ministre de la Production Industrielle, il obtint que ce ministère désignerait un administrateur provisoire, comme s’il s’agissait d’une entreprise momentanément privée de sa gestion pour faits de guerre. C’est lui qui désigna M. Maximilien Monod dit Maximilien Vox, ami personnel de mon mari, à l’agrément du ministre ; et c’est ainsi que M. Vox devint administrateur provisoire de la Société des Editions Denoël. »

Cécile Denoël estime que c’est son mari, soutenu dans sa démarche par Jeanne Loviton, qui a demandé au ministre Lacoste de désigner Vox comme administrateur des Editions Denoël.

L’opinion émise par son avocat, Armand Rozelaar, dans une lettre envoyée le 21 mai 1946 au juge Gollety, paraît plus nuancée : « M. Maximilien Monod, dit Maximilien Vox, homme extrêmement habile, se proposa pour le [Denoël] remplacer provisoirement à la Société des Editions Denoël.


    M. Vox obtint, grâce à ses relations au ministère de la Production Industrielle, que M. Lacoste, alors titulaire de ce ministère, signât un arrêté le nommant administrateur provisoire aux termes d’une loi de septembre 1940 demeurée en vigueur et stipulant qu’un administrateur provisoire pouvait être nommé par arrêté ministériel dans des entreprises momentanément privées de leur gérant.


    Mme Loviton, dont les relations sont nombreuses et utiles, intervint également. Ce fut l’ère des bonnes relations entre M. Maximilien Vox et Mme Loviton. »

Rozelaar laisse entendre que Vox et Jeanne Loviton s’étaient entendus pour obtenir cette nomination du ministre Lacoste mais, dans une lettre du 21 décembre 1949 au Procureur de la République, l’avocat écrit que c’est bien Denoël, « en complet accord avec Vox et Mme Loviton », qui avait fait désigner Maximilien Vox comme administrateur provisoire de sa société.

Ce qu’il confirme le 20 janvier 1950 dans une lettre au juge Gollety, en parlant de « M. Maximilien Vox, administrateur de la Société Denoël pour le compte de la Production Industrielle, mais en réalité : en complet accord avec Robert Denoël au départ ».

Il semble donc bien que Robert Denoël et Jeanne Loviton aient intrigué pour que Vox obtînt ce poste d’administrateur. Armand Rozelaar a bien tenté, au cours d’une confrontation de la partie civile avec Jeanne Loviton dans le cabinet du juge d’instruction, le 28 avril 1950, d’en apprendre davantage en lui posant cette question : « Auparavant, le témoin entretenait-il des relations avec M. Maximilien Vox - je précise : avant de prendre la gérance ? » - mais Mme Loviton se contenta de répondre : « J’entretenais des relations correctes. » Jeanne Loviton connaissait donc Maximilien Vox mais, sauf pour faire plaisir à Denoël, on ne voit pas pourquoi elle porte son choix sur lui.

La réponse se trouve peut-être dans « Sous le signe des gourous », un recueil de souvenirs (toujours inédits) de Vox lui-même : « Je pouvais malaisément esquiver la besogne qui me fut quasiment imposée - de me laisser instituer administrateur provisoire de la firme en litige, rue Amélie. L’ordre venait de Gabriel Le Roy Ladurie en personne, auquel je devais tant de reconnaissance : d’autant plus impératif qu’il se trouvait détenu - à cette date - dans la prison de Fresnes. Il tenait par dessus tout à savoir en bonnes mains les intérêts (légitimes) d’une personne de son entourage - qui se trouvait être la meilleure et plus chère amie de Robert Denoël. Mon erreur fut d’imaginer que l’on puisse, dans une pièce policière, jouer à la fois le rôle du témoin et celui du juge d’instruction...» (p. 164 du manuscrit).

Qui était Gabriel Le Roy Ladurie ? Homme d’affaires et homme d’influence il fut, entre 1936 et 1944, directeur des Services bancaires de la banque Worms, celle des Cours de Droit et des Editions Domat-Montchrestien appartenant à Jeanne Loviton. La banque Worms fut, dit-on, durant la guerre, au centre d’un « projet synarchiste », qui visait à mettre en place en Europe occidentale et centrale un système de gouvernement autoritaire.

Les cercles financiers synarchistes anglo-américains ont joué un rôle important dans la remise à flot politique et financière du parti national-socialiste, à la fin de 1932, et dans la montée au pouvoir d'Hitler fin janvier 1933. La presse cite notamment, parmi les plus actifs, le directeur de la Banque d'Angleterre, Montagu Norman, et les groupes bancaires anglo-américains Schroeder, Morgan, Harriman et Lazard, liés à la Banque Worms de Paris.

En mai 1941, parvient au Maréchal Pétain le rapport d’un inspecteur général de la Sûreté nationale dénoncant un complot portant le nom de « Synarchie ». Cette synarchie (du nom d'une loge maçonnique du XIXe siècle), bras armé de la Cagoule, est décrite comme une conjuration de polytechniciens, d'inspecteurs des finances et de financiers désireux de s'emparer du pouvoir à Vichy dans la double intention d'éliminer les révolutionnaires nationaux, de favoriser l’emprise du grand patronat sur l'état et de préserver les intérêts de puissants trusts, dont la banque Worms.

  Pierre Pucheu et Jacques Barnaud en février 1941 ( © Roger-Viollet)

La presse collaborationniste la dénonce et cite plusieurs noms de conjurés : Yves Bouthillier, Pierre Pucheu, Jean Bichelonne, et Gabriel Le Roy Ladurie. Il s’avérera plus tard que ce complot était en partie imaginaire, mais les souvenirs de Drieu la Rochelle et de Jacques Benoist-Méchin confirmeront l'existence d'un réseau initialement animé par Gabriel Le Roy Ladurie, qui est parvenu effectivement à imposer plusieurs des siens dans le gouvernement Darlan.

Pierre Drieu la Rochelle, qui le rencontre le 4 janvier 1942, décrit Le Roy Ladurie comme « un nerveux, un timide, éperonné par l'ambiltion. [...] Catholique, royaliste, il se croit idéaliste parce que ses opinions en font inévitablement un imaginaire. Eminence grise, mais éminence grise indépendante de son chef politique, il ne peut que défaire ce chef autant qu'il le fait. Plutôt pape gris, plutôt qu'éminence grise. Mais pape de quoi, comme monarchisme et catholicisme ne sont que des souvenirs, il est pape d'un libéralisme impénitent, sounois, refoulé.»

De nos jours une nouvelle synarchie appelée la « Trilatérale », créée en 1976 aux U.S.A., et dont feraient partie des industriels, politiciens et banquiers, comme David Rockefeller, est régulièrement dénoncée par un certaine presse. Les néo-conservateurs du gouvernement Bush : Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz, sont l’expression actuelle du « projet synarchique », et considérés comme instruments politiques aux mains de puissants intérêts financiers. En France, les noms d’Edmond de Rothschild, de Raymond Barre et de Simone Veil sont souvent cités comme ses représentants les plus éminents en France dans des organes comme Lectures Françaises. Aujourd’hui comme durant la Seconde Guerre Mondiale, la Synarchie est associée au grand capital apatride et aux sociétés occultes. Aujourd’hui comme à cette époque, son existence est tout simplement niée.

Mais le 7 septembre 1944, plusieurs personnes appartenant à la banque Worms sont emprisonnés à Fresnes : Hipolyte Worms y séjourne jusqu'au 9 janvier 1945 avant de voir son dossier classé sans suite ; Georges Albertini [1911-1983], ancien lieutenant de Marcel Déat, est condamné à cinq ans de prison mais bénéficie en février 1948 de la grâce présidentielle ; Jacques Le Roy Ladurie [1902-1988], ministre de l’Agriculture dans le gouvernement Pétain entre avril et septembre 1942, mais qui s’est rallié à la Résistance dès janvier 1943, bénéficie en 1945 d’un non-lieu.

L'Humanité,  11 septembre 1944

Son frère, Gabriel Le Roy Ladurie [1898-1947], directeur de la banque entre le 1er septembre 1939 et le 13 septembre 1944, est considéré comme l’un des meneurs du mouvement synarchiste, bien qu’il n’ait joué aucun rôle politique, mais il est le mentor de brillants technocrates présents dans le gouvernement, comme Pucheu, Lehideux, Belin, Bouthillier, Bichelonne, Benoist-Méchin, Lacoste, et passe pour être l'une des éminences grises de Pétain.

Henri du Moulin de Labarthète écrivait, le 25 mai 1944 : « Gabriel Leroy Ladurie, le sphinx, l'augure, l'éminence grise de la Banque Worms, grand gaillard au masque sombre, mais d'humeur intrigante [...] est le chef ténébreux mais véritable de la bande ». Georges Valois disait que le siège du gouvernement de Vichy se trouvait à Paris, boulevard Haussmann, dans les bureaux de la Banque Worms.

La presse clandestine portait les mêmes accusations et désignait nommément Gabriel Leroy Ladurie, auquel Robert Brasillach, emprisonné comme lui à Fresnes, prêtera en décembre 1944 ce mot à propos de la Libération : « Cette Révolution est " le 93 des Peigne-Culs " ».

Libération,  3 juin 1942

Le cas de cette banque d'affaires est curieux. Bien que dénoncée comme « banque juive » et connue pour ses liens avec l’Angleterre, elle prospère à Paris durant l’Occupation : son avoir se trouve pratiquement multiplié par trois entre 1938 et 1944. Durant l'occupation, on disait volontiers que pour Worms, « le fin du fin était de jouer la collaboration franco-allemande au comptant et la victoire anglo-américaine à terme ». C’est pourquoi elle est mise à l'index, tenue à l'écart du pouvoir, et ses principaux collaborateurs emprisonnés à la Libération.

Le 20 janvier 1945 Hipolyte Worms a précisé son statut ambigu aux yeux des autorités d'occupation : « Personnellement et bien que racialement 50 % israélite, je suis né et baptisé catholique et, de plus, ayant épousé une protestante, aucune des lois raciales introduites par les Allemands en France ne m'était applicable ».

C'est en partie exact. En mai 1940 la Société Worms et C° comportait trois associés : Hypolite Worms, Michel Goudchaux et Jacques Barnaud. Le second était juif et il démissionna dès le 15 octobre. La banque put donc poursuivre ses activités mais l'affaire du complot synarchique valut à son patron quelques mécomptes : en février 1944 il dut réclamer au Commissariat général aux Questions juives un certificat d'aryanité :

Document © Worms

 

Gabriel Le Roy Ladurie aurait donc donné, de sa cellule à Fresnes [il y est resté du 7 septembre 1944 au 9 janvier 1945], l’ordre à un Maximilien Vox « reconnaissant » de veiller aux intérêts de sa cliente et amie Jeanne Loviton, et demandé à son ami Robert Lacoste [1898-1989] de faire nommer Vox administrateur des Editions Denoël. C’est sans doute ce qu’Armand Rozelaar voulait dire en parlant de « l’ère des bonnes relations entre M. Maximilien Vox et Mme Loviton. »

Le Roy Ladurie fut mis en liberté provisoire le 23 janvier 1945 et assigné à résidence. Il estimait avoir rempli loyalement ses fonctions durant l'Occupation et, considérant que son honneur était en jeu, demanda au général Navarre de prendre part à la campagne d'Allemagne. Durant trois mois il y participa en effet et fut blessé à la jambe le 10 avril 1945, ce qui lui valut la Croix de Guerre. Une maladie grave, dont on ne sait si elle était consécutive à sa blessure ou à des activités de guerre menées à l'âge de 47 ans, se déclara et il mourut chez lui le 11 mars 1947. Un non-lieu était intervenu en sa faveur le 24 octobre 1946, qui fut confirmé le 10 février 1947 par la Commission nationale interprofessionnelle d'épuration.

Document © Worms

 

De quoi Vox lui était-il reconnaissant ? Une note non signée du 4 février 1947 conservée aux Archives Nationales sous la cote F12 9566 apporte cette précision : « Monsieur Monod, qui appartenait au groupement de résistance dirigé par M. Guillain de Bénouville a confirmé qu'il avait été demander son " concours à Le Roy Ladurie pour subvenir aux besoins de la fraction de l'organisation qui lui incombait personnellement " et confirme qu'il " a toujours considéré Le Roy Ladurie comme animé d'une profonde foi patriotique ". »

Il s'agit là d'un témoignage parmi d'autres apportés en janvier 1945 au juge d'instruction chargé de son dossier et qui ont permis son élargissement. Le groupement de résistance n'est pas cité mais, dès le 18 octobre 1944, Le Roy Ladurie avait déclaré à un magistrat qu'il avait aidé financièrement « Maximilien Vox, du groupe Combat, l'un des fondateurs du journal Front National ». Et il avait joint à sa déclaration la copie d'une lettre en sa faveur que Vox avait adressée au préfet de police lors de son arrestation, le 7 septembre.

Le 3 novembre 1944 Vox demanda à être entendu par le même juge. Il déclara qu'il avait connu Le Roy Ladurie avant la guerre, « comme client de la Banque Worms » et donna les précisions suivantes : « J'appartenais dans la Résistance à un groupe qui avait à sa tête M. Guillain de Benouville qui était une relation personnelle de M. Le Roy Ladurie. Il avait été entendu entre les membres de ce groupe qu'en cas de difficultés il serait fait appel au concours financier de M. Le Roy Ladurie qui jouissait de notre entière confiance. Cette éventualité s'étant produite le 14 mars 1944, et plusieurs d'entre nous ayant été arrêtés, je suis allé trouver Leroy Ladurie qui m'a remis 500 000 francs pour subvenir aux besoins de la fraction de l'organisation qui m'incombait particulièrement. J'ai toujours considéré Gabriel Le Roy Ladurie comme animé d'une profonde foi patriotique. »

Comme il ne veut pas découvrir des relations occultes, Vox déclarera à la police, le 8 octobre 1946, qu’il a fait la connaissance de Jeanne Loviton « vers la fin de l’année 1944, dans des circonstances que je ne puis préciser. Je ne saurais dire par qui nous avons été présentés ».

En janvier 1950 il dira : « Je n’ai connu Mme Loviton qu’après ma nomination ; j’ignore si elle est intervenue en quoi que ce soit, mais cela m’étonnerait car, à cette époque, elle n’avait certainement pas l’oreille dans les milieux officiels. » En effet, ce ne sont pas des milieux « officiels » qui sont intervenus en la circonstance.

    Vox prend ses nouvelles fonctions début novembre 1944 ; le salaire qui lui est alloué est celui que s’était attribué Robert Denoël, soit 100 000 francs par mois. Dès le 27 novembre, il nomme son ami Raymond Pouvreau, 53 ans, secrétaire général des Editions Denoël.

Dans ses mémoires inédits, Vox raconte qu’il fit son entrée rue Amélie dans une atmosphère très particulière, «atmosphère d’autant plus infumable que nous avions trouvé, Raymond et moi, une maison passée à l’aspirateur : plus d’argent, plus de stocks de papier, plus de bouquins - partant plus de commandes ! Et un " Pierre Abraham " en uniforme qui venait, dans l’antichambre de la direction, de fouler aux pieds une photo de Céline - à quoi j’aurais jugé de mauvais goût de toucher... » (p. 233 du manuscrit).

Pierre Abraham [1892-1974], écrivain et militant communiste, tenait, durant l’Occupation, une librairie rue de France, à Avignon ; c’était un ami du couple Aragon, et un collaborateur de la revue Europe, dont il deviendra le directeur début 1948, après le retrait de Jean Cassou. On peut penser qu’il fit partie d’un mouvement de libération puisqu’il porte, en novembre 1944, un uniforme, mais que faisait-il rue Amélie, à piétiner une photo de Céline ? Est-ce que, entre le 18 août et le début du mois de novembre 1944, la maison Denoël a été « visitée » par des épurateurs, comme elle l’avait été en juin 1940 par les Allemands ?

L’équipe des Editions Denoël est, à cette époque, composée de douze personnes employées à temps plein. La direction littéraire revient à Guy Tosi et René Barjavel, assistés de Madeleine Collet, la secrétaire de Robert Denoël depuis l’origine de la maison. Auguste Picq est son directeur commercial. Le service comptable qu’il dirige est composé de quatre dames : Mme D. Gorin, sa secrétaire, Mmes Soulas, Fourcade et Venissat. L’emballeur est, depuis toujours, Georges Fort, et la caissière, Mme Martin. Enfin, deux représentants : Charles Lejay et Ch. Monnerot.

Il est à remarquer qu’Auguste Picq, le comptable en titre depuis 1931, a été nommé directeur commercial par Denoël le 3 juillet 1944. Même éloigné de la rue Amélie, l’éditeur dispose ainsi d’une antenne dans chacun des compartiments de son entreprise.

Pour exercer son mandat d’administrateur, Vox a besoin de se faire expliquer le fonctionnement de la société : « Au début de ma gestion, à ma demande, j’ai rencontré M. Denoël à mes bureaux personnels, 76 rue Bonaparte, afin qu’il me donne des renseignements et des éclaircissements sur la gestion de son affaire. Je n’ai jamais rencontré M. Denoël aux Editions Denoël ; je dois d’ailleurs dire que notre intérêt, aussi bien à l’un qu’à l’autre, était d’avoir le moins de contacts possibles », déclare-t-il le 8 octobre 1946 au commissaire Pinault.

Il admettra avoir rencontré l’éditeur « une dizaine de fois, dont deux en présence de témoins » ; l’une d’elle est singulière : elle eut lieu « en présence de mon fils, Flavien Monod, journaliste, lequel devait expliquer à M. Denoël quelles animosités son attitude avait soulevées contre lui. »

Flavien Monod et Maximilien Vox en 1951

Flavien Monod [1920-1993] est le fils aîné de Maximilien Vox : il s’est occupé occasionnellement du service de presse, rue Amélie, durant l’année 1945. Chroniqueur musical, il a épousé l’actrice de théâtre Sylvia Monfort [1925-1991] qui, en 1942, est entrée dans la Résistance aux côtés de Maurice Clavel. On peut supposer que ce sont ses relations avec des membres de la Résistance qui lui donnent l’autorité nécessaire pour éclairer Denoël sur les « animosités » qu’il a provoquées.

Ce n’est pas Vox qui aurait été en mesure de le faire, car son attitude à lui a été critiquée : le 20 janvier 1945, Vercors a publié dans les Lettres Françaises un article assez virulent intitulé « La Gangrène », dans lequel il dénonce le rôle de certaines maisons d’édition comme Denoël, « celle-ci sous un administrateur provisoire curieusement choisi : l’éditeur du plus luxueux album de propagande vichyssoise ». Jean Bruller, qui n’est devenu Vercors qu’en 1942, connaît bien le milieu de l’édition bibliophilique, puisqu’il a, durant quinze ans, illustré des livres à la manière de Gus Bofa. Vox est, en somme, un concurrent.

 

Le livre mis en cause est Nouveaux destins de l'intelligence française, un album de propagande vichyssoise paru en août 1942, préfacé par Paul Marion, et contenant des textes de Charles Maurras, Marcel Arland, Thierry Maulnier, Alfred Cortot, et quelques autres. Les 165 pages de l'ouvrage sont entièrement illustrées de photos dues à Robert Doisneau, Laure Albin-Guillot, Roger Parry, Jean Roubier, etc. L'ouvrage a été imprimé sous la direction de Maximilien Vox par l'Union Bibliophile de France pour le compte du ministère de l'Information.

La gestion de l’affaire est compliquée par la mise sous séquestre, depuis le 19 août 1944, des parts et de l’actif de l’éditeur allemand Wilhelm Andermann. Vox doit composer avec l’Administration des Domaines et, d’autre part, il n’a pas la possibilité de vendre librement les ouvrages publiés par Denoël.

Officiellement, six titres ont été retirés de la vente par l’Office Professionnel du Livre, émanation du ministère de la Guerre : les trois pamphlets de Céline, Les Décombres de Rebatet, L’Angleterre contre l’Europe de Charles Albert, et les Discours d’Hitler. Mais plusieurs auteurs de la maison figurent sur les listes noires établies par le CNÉ et tous leurs livres sont proscrits.

Pour faire fonctionner correctement les Editions Denoël, Maximilien Vox a besoin de crédits bancaires. Il provoque alors une réunion à son bureau avec Robert Denoël, « en présence de Mme Jean Voilier, [et] de mon contentieux, M. Streichenberger, au début de l’année 1945. Il a été question ce jour-là de la cession de ses parts dans les Editions Denoël [...] C’est à cette époque qu’ont eu lieu les négociations, non suivies d’effet immédiat, qui consistaient en la cession des parts des Editions Denoël à Madame Loviton, cession que, pour ma part, j’avais souhaitée, afin de pouvoir faire appel au concours financier indispensable à la bonne marche de l’affaire », déclare-t-il, le 8 octobre 1946, à la police.

En janvier 1950, il est plus précis : « Vers le début de l’année 1945, en vue d’obtenir le concours financier d’établissements bancaires, sous forme de découvert, en raison de l’incertitude de la trésorerie, j’ai provoqué une réunion en vue de déterminer dans quelles conditions M. Denoël pourrait céder ses parts à Mme Loviton, soit à titre privé, soit en tant que gérante des Editions Domat Montchrestien.


    Assistaient à cette réunion, tout au moins d’après mes souvenirs, Mme Loviton, M. Denoël, M. Streichenberger, et le délégué de la Banque Worms ; je ne me rappelle pas s’il y avait un représentant des Domaines.


    A l’issue de cette réunion, tout le monde s’est trouvé d’accord sur le principe de la cession de parts qui était souhaitable, mais qu’elle [ne] serait réalisable qu’avec l’assentiment de l’Administration des Domaines, en tant que porteur de parts de l’associé Andermann.


    J’ignore par la suite dans quelles conditions la cession de parts faite par M. Denoël aux Editions Domat-Montchrestien a été réalisée, m’étant désintéressé de la question, vu l’amélioration de la trésorerie des Editions Denoël. »

Interrogée le 10 octobre 1946 par le commissaire Pinault, Jeanne Loviton déclare : « En février 1945 Robert Denoël eut l’idée, afin de se procurer les sommes nécessaires au fond de roulement des Editions de la Tour, de vendre les 1515 parts dont il était propriétaire aux Editions Denoël aux Editions Domat Montchrestien. Une réunion eut lieu au cabinet Streichenberger, où cette cession de parts fut évoquée, la Société des Editions Domat-Montchrestien refusa de faire cette opération tant que Robert Denoël n’aurait pas été officiellement et légalement en droit de disposer de sa propriété. »

Réinterrogée le 15 janvier 1950, elle dit : « Vers février 1945, à la demande de M. Maximilien Vox, administrateur provisoire des Editions Denoël, nous nous sommes rendus, M. Denoël et moi, chez M. Streichenberger, conseiller juridique, rue Saint-Lazare. Assistaient à cette entrevue M. Maximilien Vox, M. Pouvrot [sic pour Pouvreau], secrétaire général des Editions Denoël, un représentant de la Banque Worms, M. Denoël et moi. M. Maximilien Vox a exposé la nécessité pour trouver des capitaux de céder les parts Robert Denoël à une société d’édition ayant du crédit. M. Denoël et moi n’étions allés à cette réunion qu’en observateurs. »

Interrogée à nouveau le 15 mai 1950, elle déclare : « Dès le mois de février 1945, sur l’initiative de l’administrateur provisoire qui en a témoigné, M. R. Denoël fut invité à céder ses parts, de façon à permettre des concours financiers dont la Société avait le plus grand besoin.


    M. Robert Denoël fit alors connaître, par lettre du 15 février 1945, son intention de vendre, à l’Administration de l’Enregistrement, laquelle, séquestre des parts d’Andermann était, pratiquement avec M. R. Denoël, le seul actionnaire de l’affaire et pouvait user du droit de préemption que lui conféraient les statuts.

Tous les documents concernant cette offre et la réponse, négative d’ailleurs, de l’Enregistrement, sont au dossier civil. A la suite du refus de l’Enregistrement, M. R. Denoël envisagea de vendre ses parts à la Société des Editions Domat-Montchrestien, société dans laquelle il n’avait et n’eut jamais aucun intérêt mais dont il comptait - dès qu’il aurait obtenu son divorce - épouser la gérante Madame Loviton qui avait hérité cette affaire de son père en 1942.


    Le 19 février 1945 intervint une délibération des associés des Editions Domat-Montchrestien décidant, en principe, l’achat des parts Denoël, étant bien entendu qu’au préalable " serait assurée la libre disposition du vendeur ".


    En d’autres termes, les Editions Domat-Montchrestien ne voulaient pas se porter acquéreurs avant que soit terminée l’instruction pour intelligence avec l’ennemi. Si, en effet, M. R. Denoël devait être renvoyé en Cour de Justice, la confiscation de ses biens aurait, de toute évidence, entraîné, de la part de son séquestre, une demande en nullité de la vente opérée par lui, de l’élément essentiel de sa fortune, dans une période éminemment suspecte. »

En janvier 1950, Yvonne Dornès déclarera à la police : « Au début de l’année 1945, je sais qu’ils avaient fait le projet du groupage de leurs maisons d’édition dont Mme Loviton devait assumer la direction administrative et financière et M. Denoël la direction littéraire et technique.


    A la même époque M. Denoël a projeté de céder la totalité des parts qu’il possédait dans les Editions Denoël, aux Editions Domat-Montchrestien, projet dont j’ai personnellement accepté le principe en tant qu’associée des Editions Domat-Montchrestien, tout en faisant une réserve, à savoir qu’il fallait avant de réaliser la chose s’assurer que M. Denoël, poursuivi en Cour de Justice, avait bien la libre disposition de ses parts. Ceci a d’ailleurs été confirmé par une délibération des porteurs de parts de la société Domat-Montchrestien. »

Jean Streichenberger, conseiller juridique de Maximilien Vox, déclare en janvier 50 : « Je suis intervenu une seule fois dans les questions intéressant ces deux personnes à titre de consultant et à la requête d’un tiers qui était mon client. »

Tous les témoignages recueillis par la police indiquent que c’est bien à l’initiative de Vox que s’est déroulée cette réunion capitale ; elle eut lieu début février 1945 au cabinet de Jean Streichenberger, rue Saint-Lazare. Outre le conseiller juridique, Robert Denoël et Jeanne Loviton, y assistaient : Maximilien Vox, Raymond Pouvreau, et un délégué de la banque Worms dont le nom n’est pas révélé.

Les Domaines n’étaient pas représentés mais, dès le 15 février, Denoël adressait une lettre à cette administration, qui ne s’opposa pas à ce qu’il vende ses parts. Quatre jours plus tard, une « délibération » des associées dans la Société des Editions Domat-Montchrestien [c’est-à-dire Jeanne Loviton et Yvonne Dornès] décidait de l’achat des parts de l’éditeur dans sa société d’édition mais postposait l’opération jusqu’au jour où il disposerait librement de ces parts.

On note que, dans sa première déposition, Jeanne Loviton déclare que Denoël projetait de lui vendre ses parts dans la société Denoël « pour se procurer les sommes nécessaires au fond de roulement des Editions de la Tour».

Est-ce qu’à partir de cette époque, la banque Worms donna son aval à la société des Editions Denoël, comme elle le fit peu après pour les Editions de la Tour ? On trouvera ailleurs les résultats de cette recherche, ainsi qu’une analyse de la gestion de l’administrateur provisoire.

    Il convient maintenant de déterminer quel rôle a pu jouer Maximilien Vox après l’assassinat de Robert Denoël.

Lorsqu’elle se constitue partie civile, le 23 mai 1946, Cécile Denoël écrit au juge Gollety : « Dès le lendemain de la mort de mon mari, j’ai reçu de nombreuses visites, notamment M. Maximilien Vox [...] M. Vox est venu à la maison pour me présenter ses condoléances et me dire en même temps que mon mari étant décédé, il n’y avait plus aucune raison pour qu’il continue à rester administrateur de son entreprise, qu’il tenait à ma disposition les carnets de chèques et les comptes.

Il m’a dit en plus, en parlant de l’assassinat de mon mari, qu’il avait appris par [texte interrompu] maîtresse ; un pneu a éclaté, la maîtresse de mon ami est allé chercher un taxi ; pendant son absence, nous avons été victimes d’une agression, j’ai pu me sauver et mon ami est resté " sur le carreau ".


    M. Vox devait me donner le nom de cet ami le lendemain, mercredi 5 décembre 1945, mais il ne l’a jamais fait. »


    Le 8 janvier 1950 elle a confirmé cette déclaration, et cette fois, le texte est complet : « Je reçus également un coup de téléphone de M. Maximilien Vox annonçant sa visite pour mardi 4 décembre à 19 heures. Il se rendit affectivement au rendez-vous fixé, me déclara que maintenant ses fonctions n’avaient plus de raison d’être, qu’il allait me rendre les comptes et il m’apportait le " carnet noir " (sic) sur lequel étaient écrites les opérations confidentielles non portées en comptabilité.


    C’est lui qui m’annonça que Me Hanoteau, alors avocat à la Cour, s’était trouvé un des premiers sur les lieux du crime avec M. Roland Lévy, directeur du Cabinet du ministre du Travail, et que Me Hanoteau était un ami de son fils Flavien Monod ; c’était par ce dernier qu’il avait appris ce qui s’était passé.


    Il ajouta qu’un de ses amis lui avait dit, sans préciser le nom, qu’un autre de ses amis, médecin des hôpitaux de Paris, lui avait fait part d’un coup de téléphone bizarre qu’il avait reçu le lendemain du crime, avant 9 h du matin.

Ce coup de téléphone aurait été ainsi conçu : « Mon cher ami, je suis très embêté. Hier soir, j’allais au théâtre dans une voiture conduite par un de mes amis en compagnie de sa maîtresse. Un pneu a éclaté ; mon ami a dit à son amie d’aller chercher au commissariat de police un taxi et, pendant son absence, nous avons été victimes d’une agression. Moi, j’ai pu me sauver, mais mon ami est resté " sur le carreau." »


    Depuis, bien entendu, M. Maximilien Vox a toujours affirmé qu’il ne m’avait jamais fait cette déclaration mais je suis prête à affirmer de mon côté, sous la foi du serment, la véracité de ce qui précède. M. Maximilien Vox devait venir le mercredi me donner le nom dudit ami ; il ne s’est pas révélé.


    Mais il m’écrivit alors deux lettres que mon conseil a jointes au dossier, dans lesquelles il m’assurait à la fois de son amitié et de son dévouement, et dans lesquelles il me faisait savoir qu’il assurerait la continuité de la maison pour les héritiers de Denoël, comme il l’aurait fait pour Robert lui-même.


    J’avais en effet refusé le carnet de chèques et le carnet noir que Maximilien Vox voulait me remettre, ne voulant pas immédiatement me mêler des affaires de mon mari que je prévoyais assez compliquées. »


    Dans la déclaration qu’il fait à la police le 31 janvier 1950, Albert Morys, qui assistait Cécile Denoël depuis le début, dit que « Mr Maximilien Vox, administrateur provisoire, est également venu le lendemain présenter ses condoléances à Mme Denoël, disant que sa présence était devenue inutile et qu’il était prêt à lui remettre le carnet de chèques et les clés. » Il n’évoque pas de « carnet noir » et n’attribue à Vox aucune des paroles que lui prêtait Mme Denoël.

Lorsqu’il fut interrogé par la police, le 8 octobre 1946, Vox réfuta ces propos : « Au cours de la visite que j’ai rendue à Mme Denoël avant l’enterrement de son mari, je lui ai dit que l’héritage Denoël se présentait sous forme d’une société qui marchait convenablement et dont le rendement commercial, contrairement à ce qui avait été dit dans certains milieux de la librairie, était nettement bénéficiaire.

A aucun moment, je ne lui ai offert les carnets de chèques, ni les comptes de la société ; j’ai simplement pu dire que les héritiers allaient pouvoir reprendre rapidement la gestion de l’affaire et que ma mission, de ce fait, serait terminée. A cette époque, je ne connaissais pas la cession de parts ou, plus précisément, la conclusion des négociations autour de cette cession.


    En ce qui concerne l’assassinat proprement dit de M. Denoël, je ne saurais dire comment il s’est produit ; je l’ai appris le lendemain matin par des coups de téléphone de journalistes, qui cherchaient à avoir des renseignements.


    Je n’ai pas tenu les propos rapportés par Mme Denoël dans la note jointe par son Conseil, en particulier, je ne lui ai pas dit que j’avais entendu téléphoner un ami disant :
« Il m’est arrivé une chose terrible, j’allais au théâtre avec un ami et sa maîtresse ; un pneu a éclaté, la maîtresse de mon ami est allé chercher un taxi ; pendant son absence, nous avons été victimes d’une agression, j’ai pu me sauver et mon ami est resté " sur le carreau " ».


    Il s’agit donc là de propos imaginaires ; évidemment devant Mme Denoël, j’ai bien émis plusieurs hypothèses, les discutant avec elle. En un mot, nous avons émis toutes sortes d’hypothèses, nous promettant de nous tenir au courant réciproquement des renseignements qui pourraient nous parvenir.

Personnellement, j’ai entendu toutes sortes de bruits au sujet de cette affaire, mais je n’ai jamais su si une tierce personne accompagnait M. Denoël et Mme Loviton, le soir du drame. »

Vox nie avoir raconté cette histoire de coup de téléphone qui aurait mis en cause un de ses proches, et dit avoir appris la nouvelle de l’assassinat « par des journalistes » ; il ne parle pas de son fils Flavien Monod, journaliste et ami de Guillaume Hanoteau. Pourtant, par qui d’autre que Vox Cécile Denoël aurait-elle appris la présence de Hanoteau et Lévy sur les lieux de l’attentat ?

Mais pourquoi faut-il qu’elle complique encore l’affaire en parlant, en janvier 1950, d’un ami de Vox qui lui aurait dit qu’un autre de ses amis, « médecin », avait reçu un coup de fil, « avant 9 heures du matin », émanant d’un troisième ami qui aurait accompagné Denoël et Jeanne Loviton, le soir du crime ?

Le 21 mai 1946, dans une lettre au juge Gollety, Armand Rozelaar avait écrit à propos de Vox : « il a joué dans toute cette affaire un rôle délicat, promettant alternativement son concours et son appui aux deux parties, demeurant en poste et tirant parti de la situation avec une habileté consommée. »

L’avocat se faisait ainsi l’écho des révélations qu’allait faire Cécile Denoël au même juge, deux jours plus tard : « Dès le lendemain de la mort de mon mari, j’ai reçu de nombreuses visites [...] MM. Barjavel, Percheron, Vialar et Robert Beckers m’ont dit qu’il fallait dans le plus bref délai faire partir M. Vox, car M. Vox était à la base de la nouvelle inculpation des Editions Denoël, que mon mari représentait devant la Commission d’Epuration Interprofessionnelle. » L’accusation était grave et les quatre personnes mises en cause durent en répondre peu après.

    René Barjavel déclara, le 9 octobre 1946 : « Le lendemain ou le surlendemain de la mort de Robert Denoël, je suis allé voir sa femme. J’étais seul et je l’ai vue en particulier. Je lui ai présenté mes condoléances et, pensant que l’action intentée contre Robert Denoël était éteinte du fait de sa mort, je lui ai dit que la maison allait pouvoir repartir sur ses bases primitives et qu’on allait enfin sortir du provisoire.

Je n’ai tenu aucun propos désagréable à l’égard de Vox et si j’ai émis quelques critiques, c’est uniquement en ce qui concernait sa gestion. [...] Je n’ai jamais dit à Mme Denoël que Monsieur Vox était à la base de cette nouvelle inculpation de son mari devant cette Commission d’épuration, pour moi sa comparution devant cette Commission était une conséquence normale de l’inculpation dont il avait fait l’objet devant la Cour de Justice. »

Après avoir signé sa déposition, l’écrivain, manifestement inquiet, ajouta : « Les critiques que j’ai pu émettre en ce qui concerne la gestion de Vox ne concernaient pas son honnêteté mais sa conception personnelle dans la direction de l’affaire. Il lui était d’ailleurs impossible en tant qu’administrateur provisoire de s’occuper de cette gestion avec la même activité que Denoël. »

Est-ce que Vox eut vent de cette déclaration ? Toujours est-il que, selon Mme Denoël, « M. Barjavel venait se plaindre lui-même de ce qu’il avait été mis à la porte de la maison par M. Vox. M. Maurice Bruyneel assistait à cette conversation. Or, le jour de l’enterrement, MM. Barjavel et Vox se serrèrent amicalement les mains en ma présence et j’entendis M. Vox dire à M. Barjavel qu’il réintégrerait les Editions Denoël. »

Maurice Percheron fut interrogé le 8 octobre 1946 : « J’allai donc une huitaine de jours après l’enterrement, rendre visite à Mme Denoël, chez laquelle je retournais pour la première fois, depuis quelque temps après la Libération. Je lui déclarai que je prendrais mon rôle de subrogé tuteur au sérieux et je la mis en garde contre la gestion que son mari m’avait signalée défectueuse de M. Maximilien Vox et son adjoint M. Pouvrot [sic pour : Pouvreau].


    Je ne connais ni l’un ni l’autre de ces messieurs mais les renseignements que m’avait donnés Denoël, et que sa femme avec laquelle il était en instance de divorce devait ignorer, me paraissaient suffisamment graves pour que je la mis
[sic] au courant. Robert Denoël m’avait effectivement dit qu’ils menaient sa maison à la ruine et qu’ils ‘coûtaient 100 000 frs par mois à la maison’. »

Paul Vialar, qui habite Saint-Tropez, ne sera pas entendu avant le mois de janvier 1950. Il se rappelle avoir rendu visite à Mme Denoël en compagnie de Barjavel et Percheron, mais à aucun moment il n’évoque Maximilien Vox, qu’il ne connaît pas.

Robert Beckers, le 7 octobre 1946, déclare : « Après la mort de son mari, j’ai rencontré Mme Denoël pour la première fois, je pense, chez son conseil Me Rozelaar. Ce rendez-vous a eu lieu le mardi en fin de matinée. J’avais été sollicité pour faire partie d’un conseil de famille chargé de mettre au point la succession de M. Denoël, qui se présentait d’une façon compliquée, étant donné ses ennuis avec la justice et le Comité d’Epuration du Livre.


    Par la suite j’ai assisté à un déjeuner chez Mme Denoël en présence d’elle-même, de M. Bruyneel fils, de M. Saurat fils et de Mlle Saurat, et ensuite sont venus Paul Vialar et sa femme, et peut-être Barjavel et Percheron, sans que je puisse l’affirmer.


    Il est possible et il est même certain qu’au cours de nos conversations, on ait envisagé le maintien ou l’éloignement de M. Vox en tant qu’administrateur provisoire des Editions Denoël, mais j’affirme qu’il n’a jamais été dit que celui-ci était à la base de la nouvelle inculpation des Editions Denoël devant le Comité d’Epuration Interprofessionnel.

Peut-être l’un de nous a-t-il dit que si Maximilien Vox était à l’origine de cette nouvelle procédure, c’était un salaud, mais aucun de nous n’était suffisamment informé pour le prétendre et je pense qu’aucun de nous n’imaginait Maximilien Vox capable de tels agissements. »

Etant donné que Cécile Denoël commit, lors de sa constitution de partie civile, d’autres confusions à propos de ce qu’avaient dit les uns et les autres, ses accusations perdirent de leur force auprès du juge Gollety qui, semble-t-il, n’en tint plus le moindre compte par la suite.

Quant à sa mise en cause dans la nouvelle inculpation de la société Denoël, Vox répondit qu’il n’avait « même pas connu en son temps la décision de justice classant l’affaire Denoël ; je n’avais du reste pas à la connaître, attendu que je relève uniquement du ministre de la Production Industrielle. »

Vox eut à régler, durant son administration, différentes affaires pendantes, dont on sait peu de choses, car elles ne sont évoquées qu’incidemment dans les correspondances que j’ai pu consulter.

L’une d’elles concerne Bernard Steele, dont le compte dans la Société des Editions Denoël était toujours créditeur à la Libération, selon Auguste Picq, lequel, nommé directeur commercial le 3 juillet 1944, n’a pu suivre le dossier. Il écrit simplement que Steele « a eu des entretiens avec Maximilien Vox, Mme Voilier et Lacroix, des Domaines, mais j’ignore de quelle façon et à quelle date il fut réglé. »

L’autre est relative à Céline et elle est toujours mal connue. Le 12 septembre 1945, l’écrivain a découvert chez un libraire de Copenhague un exemplaire du livre d’Elsa Triolet : Le Premier accroc coûte 200 francs. Son éditeur a « tout de même » décroché le Goncourt, mais « il est en tutelle je le lis sur la couverture Maximilien Vox - vocable qui fleure sa Palestine ?... », s’inquiète-t-il auprès de Marie Canavaggia.

Depuis sa « prise de pouvoir », tous les volumes sortis de la rue Amélie portent sur leur couverture la mention : « Société des Editions Denoël - Maximilien Vox, directeur », mais Céline n’en a sans doute pas vu beaucoup dans la librairie de Denise Thomassen. Il a fallu ce prix Goncourt 1944 décerné en juillet 1945 pour qu’il découvre que sa maison d’édition n’appartenait plus à son fondateur.

Sa secrétaire, qui connaît bien le milieu de l’édition, a dû lui donner les dernières nouvelles puisqu’il lui écrit, le 26 septembre : « Bobby je le vois déjà lancer " Petits héros du maquis " , " Benjamins au combat " la collection d’enfants qu’il a toujours préméditée - et puis Notre Combat - Nme mouture - dont la carrière Dieu merci n’est pas close ! mais cette fois-ci humoristique ! enfin ! La tribu Monod est partout, là donc aussi. Ils ne relèveront pas la maison avec les Triolet et les Artaud ! Mais je n’ai pas envie qu’elle se relève aux frais de l’auteur que vous savez ! Je m’étais toujours demandé pourquoi Bobby ne montait rien en Belgique - port traditionnel des navires pourchassés par les simouns. »

Céline a donc appris que Denoël avait repris ses activités depuis quelques mois sous le couvert des Editions de la Tour, où il publie notamment « La Guerre des hommes libres », une collection de brochures à la gloire de la Résistance, et une « Bibliothèque de la jeunesse » dont le premier volume est sorti en septembre 1945. Il a aussi compris pourquoi Denoël n’avait pas essayé de se rétablir en Belgique : sa maison est sous tutelle depuis un an.

Le 30 mars 1947 il écrit à sa secrétaire qu’on « ne veut réimprimer le malheureux Serouille qu’à condition qu’il supprime ma préface ! Chez Denoël ! Ah quelle rage ! quel venin ! » A-t-il déjà eu des échanges avec Vox à cette date ? Il a fallu qu’un responsable de la maison lui écrive à ce sujet, puisque les Editions Denoël détiennent le copyright de Bezons à travers les âges, mais il peut s’agir de Guy Tosi, chargé des relations littéraires.

Jeanne Loviton m’apprit en 1980 que ses relations avec Maximilien Vox se détériorèrent rapidement, quand elle prit ses fonctions rue Amélie, au printemps 1947. La nouvelle gérante n’eut plus qu’une idée : faire lever l’administration provisoire et évincer Vox, ce à quoi elle paraît avoir réussi, si on en croit Auguste Picq, qui déclare, le 1er février 1950 au commissaire Pinault :

« L’administrateur provisoire, Mr Maximilien Vox, a été remplacé dans ses fonctions au printemps de juin 1947 par Mr Cardin, lequel a été congédié environ trois mois plus tard.


    Les fonctions d’administrateur ont été remplies ensuite par Mr Lacroix, inspecteur des Domaines et séquestre des Editions Denoël. Il a exercé ses fonctions jusqu’au mois de juin 1949, date à laquelle le séquestre a été levé.


    J’ignore le motif exact du départ des administrateurs provisoires Vox et Cardin, mais je suis convaincu que c’est à l’instigation de Mme Loviton qui désirait reprendre la direction de la maison d’édition. »

L’affaire n’est pas simple. Jeanne Loviton a, officiellement, été nommée gérante des Editions Denoël le 27 janvier 1947. L’administration provisoire de Maximilien Vox a, officiellement, été levée le 15 mai 1947, après validation, le 20 décembre 1946, de la cession des parts de Robert Denoël aux Editions Domat-Montchrestien.

Mais Cécile Denoël a fait appel de cette décision devant le Tribunal de commerce de la Seine et cette juridiction ne se prononcera que le 24 décembre 1948. Durant cet intervalle, l’administration provisoire a été assurée par Vox jusqu’en juin 1947, puis par un M. Cardin jusqu’en septembre 1947 ; ensuite c’est A. Lacroix, inspecteur de l’administration des Domaines, qui a repris les fonctions d’administrateur.

En janvier 1950 Vox a déclaré à la police : « Vers le milieu de l’année 1946, j’ai envisagé sérieusement de démissionner de mes fonctions mais je n’ai pu, en réalité, les résilier que vers le mois de juillet 1947, à la suite de l’acceptation du service juridique du ministère de l’Education nationale. Je n’ai pas encore reçu quitus de ma gestion. »

A la fin de son « règne », Vox eut aussi affaire avec Céline, qui écrit à sa secrétaire, le 19 août 1947 : « j’ai envoyé à Cendrars une lettre dans les termes que vous imaginez - où je traite Vox de lope, salope, galapiat merdeux et la sauce. Tout ce qu’il mérite. Salir un homme enchaîné et qui vous nourrit c’est un petit comble. »

Une autre, envoyée le 4 septembre 1947 à Henri Poulain, n'est pas plus explicite : « Les successeurs de Denoël (Max Vox) me salopent par écrit dans les livres de leur ami Cendrars - ainsi d'être tourné sous-merde ! »

Cette animosité célinienne envers Vox est restée mystérieuse - d'autant plus qu'il avait quitté la rue Amélie depuis plusieurs mois - jusqu'à la publication du recueil Lettres dans la Bibliothèque de la Pléiade, où Jean-Paul Louis révèle que, le 3 octobre 1945, Vox avait publié dans son hebdomadaire Spectateur un article intitulé «L'Homme foudroyant », relatif au roman de Blaise Cendrars publié chez Denoël le 31 août, qui contenait le passage suivant :

 

« Ce livre immense est construit sur le plan du monologue intérieur, forme dont Joyce a laissé un monument [...] Et se place ici, par une irrésistible symétrie, le souvenir du Voyage au bout de la nuit pour que nous découvrions que le vrai Céline, c'est Cendrars ; je veux dire que de l'homme ancêtre qu'est Blaise s'est détachée la feuille d'artichaut Céline, mais extérieure, loin du cœur savoureux, et à laquelle il lui a fallu donner une saveur artificielle en la trempant dans toutes sortes de sauces. Alors que le discours tantôt narratif, tantôt jaculatoire de Cendrars, par l'effet d'une âme riche, dense et pleine d'elle-même, n'a pas besoin de pareils condiments ; qu'il peut parler de la merde sans la nommer [...] Quand il dit : " Ah ! les salauds " - cela vaut quarante pages d'inoculodoncocucocandries du docteur-rhéteur Destouches ».

Je ne crois pas avoir lu ailleurs pareil camouflet à Louis-Ferdinand Céline, publié dans cette revue créée par Vox en juin 1945, et probablement communiqué à Céline par sa secrétaire, au cours du mois d'août 1947. Certes Vox a, de tous temps, multiplié les activités dans tous les secteurs de l'édition, mais il faut reconnaître, avec Céline, qu'il était mal inspiré de « pousser » le roman de son ami Cendrars au détriment d'un auteur qui avait contribué, plus qu'aucun autre, à l'essor de la maison d'édition qu'il dirigeait alors.

Cet article donne aussi une idée assez inattendue de la manière dont fonctionnaient les Editions Denoël en 1945. Vox écrit : « On sait que l'auteur de ces lignes est, entre autres choses, par intérim, l'éditeur de Cendrars, ce qui fait que, bien entendu, je n'avais pas lu une ligne du bouquin, que j'admirais sur ouï-dire et de confiance. Mais quand le premier exemplaire est arrivé sur mon bureau, sitôt entr'ouvert, j'ai hurlé. Une suite de morceaux choisis, oui, de souvenirs, de méditations, d'anecdotes, de rapsodies, comme il dit. Mais un " roman " ? Ah ! foutre! quel est l'âne rouge qui a laissé passé ça ? Une couverture à refaire, oui - comme si on avait trop de papier... Il y avait de l'orage dans l'air à ce conseil de direction, un peu plus encore que d'habitude. »

Il s'avère donc que l'administrateur provisoire n'intervenait pas dans le choix des livres à publier et qu'il ne lisait pas les manuscrits déposés rue Amélie. Les autres membres du conseil de direction étaient René Barjavel et Guy Tosi, mais celui qui prenait les décisions dans ce domaine restait Robert Denoël qui, le 5 avril 1945, écrivait à Cendrars : «Je suis comme saoul et débordant d'enthousiasme. Voilà un livre enfin avec de la force, du souffle, du foisonnement, des grandes images, des idées, du frisson. Jamais tu n’as été aussi libre, abondant. Tu es le seul à nous faire toucher du doigt notre époque brûlante et explosive. »

    

                                                             L'exemplaire de Maximilien Vox                                                                      

Le 2 octobre 1945 Denoël écrivait encore à l'auteur : «J’ai été très content de voir sortir enfin cet Homme foudroyé que je considère comme une sorte de récompense de mes efforts d’éditeur depuis 15 ans. C’est décidément un très beau livre et, je le crois, en outre extraordinairement expressif de notre époque.

Je vais pousser autant que je pourrai la rue Amélie à une prompte réimpression, car j’imagine que le tirage actuel sera épuisé très rapidement. Je ne mets toujours pas les pieds dans cette maison qui sera peut-être tout de même bientôt et définitivement la mienne. »

On voit fort bien que Denoël a compris que Cendrars venait de lui donner son meilleur livre, et que ce livre allait permettre un renouveau des Editions Denoël, basé sur une littérature délivrée de toute pensée politique. Céline, piqué au vif, et réalisant qu'il n'est plus le pilier indispensable de sa maison d'édition, écrira à Paraz, le 27 mars 1949 : « je connais Cendrars depuis 40 ans. Il n'arrivera jamais à faire tenir un livre debout. Il a de la mémoire en effet mais capharnaüm. Ce qu'il faut tu vois c'est un caractère. Il n'y a pas de caractère chez Cendrars. Il joue sur l'épatement pour le bric-à-brac. »

Dès le mois de septembre 1947 c’est Jeanne Loviton qui reprend le dossier Céline, sans grand succès. Elle envoie son directeur littéraire, Guy Tosi, à Copenhague, le 18 novembre : nouvel échec.

Le 3 décembre, le nouvel administrateur, A. Lacroix, envoie à Céline son compte d’auteur, lequel « se trouve actuellement complètement soldé ». Le lendemain l’écrivain dénonce par lettre recommandée à Jeanne Loviton ses contrats avec les Editions Denoël. Le 8 décembre, c’est à nouveau Lacroix qui lui répond, pour contester les motifs de sa rupture de contrat.

A partir de ce moment, Céline va mener une guerre sournoise à la maison Denoël, dans laquelle Maximilien Vox n’est plus intervenu, puisqu’il a quitté la rue Amélie en juin, ce que l’écrivain paraît ignorer - à moins, justement, qu’il soit informé par sa secrétaire d’événements « de coulisse » que nous ignorons encore.

Ainsi, quand il lui écrit, le 13 décembre 1947 : « La mère Voilier fera un procès si elle veut, à mon cul - D’ailleurs elle en est bien empêchée. Elle n’ose même pas m’écrire, son séquestre la surveille et Max Vox ! son ennemi absolu ».

Et le 1er août 1948 encore : « La fille Voilier maintenant que sa gouine Bidault est au rencart subit l’assaut de tous les autres chacals, Vox, Veuve Denoël etc ». C’est la dernière mention de Maximilien Vox sous la plume de Céline.

Quant à Vox, il a résumé dans ses mémoires sa « carrière » rue Amélie : « Comme administrateur provisoire (aux Editions Denoël) je fus par définition, la vivante image de l'illégalité : marché noir, tirages clandestins, déclarations fantaisistes, dessous de table, vente de la main à la main... La comptabilité avait bon dos... » [Fernand Baudin. Dossier Vox, 1975, p. 192].