Robert Denoël, éditeur

 

Enseignes diverses

 

Si l'on considère avec quelles difficultés Robert Denoël eut à publier certains textes, il est permis de dire qu'il n'a pas abusé des enseignes fictives. Voici les publications que j'ai identifiées :

1. Chansons de salles de garde. Amsterdam, Editions du Scorpion, 1930 [n° 748]

2. Le Théâtre de la cruauté. Fontenay-aux-Roses, Impr. Bellenand, 1933 [n° 844]

3. Chansons de la voile « sans voiles ». Dunkerque, Pour les amis du Gaillard d'avant, 1935 [n° 736]

4. Les Editions Denoël 1929-1939. Paris, Typo Solleau, 1939

5. Le Comte des formes. Paris, Les Amis de C.-A. Cingria, 1939 [n° 838]

6. Notre-Dame-des-Fleurs. Monte-Carlo, Aux dépens d'un amateur, [1943]

7. Le Club des Sept Rêveurs. Paris, Denoël et Steele, s.d.

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1. Le premier volume paru sans adresse avouable est Chansons de salles de garde dont Denoël écrit, le 30 janvier 1930, à Champigny, qu'il sortira de presse « vers le 15 février ». Au début du mois de mars, il écrit à la même que le livre « marche ». Ensuite, il n'en est plus question.

En 1930, L'Hôtel du Nord « marche », lui aussi, et Denoël a trouvé un commanditaire qui a d'autres ambitions que de cautionner des livres de second rayon. On laissera au gérant des Trois Magots le soin de vendre l'ouvrage et, peut-on croire, celui de le faire réimprimer en 1931 et 1936.

L'illustration du volume est due à Marcel Prangey. Cet artiste [1890-1954] a illustré au cours des années 30 des numéros de l'hebdomadaire Ric et Rac, de la revue Le Rire, et réalisé plusieurs bandes dessinées.

Chronologiquement, Chansons de salles de garde est le sixième ouvrage publié par Robert Denoël. Il assure la transition entre les livres à compte d'auteur de la Librairie des Trois Magots et les premiers romans publiés par les Editions Denoël et Steele. Les trois tirages connus étaient vendus exclusivement aux Trois Magots.

    

Couvertures des éditions de 1930 et de 1936

 

2. Le Théâtre de la Cruauté est un manifeste non signé de 16 pages publié en mars 1933 par Antonin Artaud et Bernard Steele, et tiré à une centaine d'exemplaires non justifiés sur papier d'alfa par l'Imprimerie Bellenand de Fontenay-aux-Roses, l'un des imprimeurs habituels des Editions Denoël et Steele.

Le nom d'Artaud est imprimé au bas du texte du manifeste [page 11], celui de Steele au bas de la page 16, qui contient un texte sur les « Bases financières du Théâtre de la Cruauté ».

La brochure était accompagnée de deux feuillets volants. Le premier, imprimé sur papier jaune, est un bon de souscription de 100 F à la Société Anonyme du Théâtre de la Cruauté à renvoyer à « M. Bernard Steele, éditeur, 19 rue Amélie, Paris (7e) ». Le second, imprimé sur papier blanc, est un reçu destiné à être remis par Bernard Steele à d'éventuels souscripteurs.

Le 4 mars 1933 Artaud envoie un exemplaire de la brochure à un ami. Le 28 mars il adresse, accompagnés d'une lettre sur papier à en-tête des Editions Denoël et Steele, dix exemplaires de son manifeste et autant de bulletins de souscription pour des actions à 100 francs, à une amie.

Et c'est Bernard Steele qui renvoie quelques jours plus tard à Anaïs Nin un chèque en faveur de la Société du Théâtre de la Cruauté, envoyé prématurément.

Malgré l'implication des Editions Denoël et Steele dans sa distribution, il convient de classer ici cette brochure qui ne porte pas formellement le nom et l'adresse de la maison d'édition de la rue Amélie.

3. Deuxième livre libertin publié en 1935 par Denoël, dû à Jean-Marie Le Bihor, pseudonyme du capitaine au long cours Armand Hayet.

Champigny, dont Denoël publiera en 1929 Le Grand Vent, un recueil de chansons de marins, connaissait de longue date Armand Hayet [Bordeaux 1883 - Paris 1968], qui avait publié en 1927 ses premières Chansons de bord aux Editions Éos, rééditées avec succès par Denoël en 1934 et 1937. C'est elle qui a amené l'auteur rue Amélie.

     

Pourquoi l'éditeur éprouve-t-il le besoin de publier sous pseudonyme les Chansons de la voile « sans voiles » et de les éditer à «  Dunkerque, Pour les Amis du Gaillard d'avant » ? Ce n'est pas un livre vendu « sous le manteau » mais il n'a jamais figuré dans les catalogues Denoël : on ne le trouvait qu'à la Librairie des Trois Magots.

Il s'agit donc plutôt d'une coquetterie galante dont personne ne fera mystère, et au surplus, un joli livre harmonisé par Charles Bredon, et illustré probablement par Franz Pribyl, qui n'a pas signé son travail. Personne, sauf le rédacteur de sa fiche à la Bibliothèque Nationale, ni Pascal Pia, d'habitude bien renseigné sur les auteurs de livres érotiques.

4. Le quatrième ouvrage publié sans nom d'éditeur date de janvier 1939 et il n'a vraiment aucun rapport avec les précédents. C'est une brochure de 20 pages intitulée : A l'occasion d'un dixième anniversaire. Les Editions Denoël 1929-1939, sans nom d'auteur, que Denoël a rédigée en vue d'obtenir des capitaux pour relancer sa société d'édition qui, depuis le départ de Bernard Steele, est sur le point de faire naufrage. Son tirage dut être très confidentiel. J'ai retranscrit son texte ici.

  

5. L'ouvrage suivant, tiré à 225 exemplaires, a été publié le 22 juin 1939 par « Les Amis de C.-A. Cingria », éphémère société créée la même année par Aloys Bataillard, qui l'avait domiciliée à l'adresse de la librairie des Trois Magots dont il était le gérant : 60, avenue de La Bourdonnais. Le nom de la librairie n'y apparaissant pas en tant qu'éditeur, j'ai choisi de le classer provisoirement dans cette rubrique. C'est un volume difficile à rencontrer. Cingria lui-même écrivait à Georges Hugnet : « C'est introuvable, l'édition ayant été volée et le papier retourné à la pâte ».

 

6. Le sixième ouvrage est à la fois le plus célèbre, par son succès de scandale, et le moins connu quant à la participation de Robert Denoël : Notre-Dame-des-Fleurs fut proposé à Denoël par Jean Cocteau le 23 mars 1943, mais un contrat avait été signé, trois semaines plus tôt, par Jean Genet avec Paul Morihien.

Denoël n'avait été sollicité que pour sa connaissance des milieux de l'édition : il fut chargé de fournir le papier, de traiter avec l'imprimeur et de distribuer le livre. Les premiers exemplaires parvinrent rue Amélie en décembre 1943 mais Denoël n'en fit brocher qu'une trentaine d'exemplaires, qu'il vendit à des amis sûrs.

Le reste du tirage (350 exemplaires) ne fut mis en vente par Morihien qu'à l'automne 1944, c'est-à-dire après la Libération, alors que Genet était connu du Tout-Paris, et que Denoël était entré dans la clandestinité.

7. J'ai choisi de placer ici un septième ouvrage dont on ne sait s'il a, ou non, paru, quoique la reproduction de sa couverture ne paraisse pas avoir subi le moindre truquage.

           

 

Le 15 mars 2001, La Clef d’Argent, éditeur spécialisé en littérature fantastique, a reçu un courriel accompagné de l'image ci-dessus : « Message à tous les passionnés de Lovecraft. On a retrouvé récemment chez un bouquiniste parisien une copie d'un roman inconnu de Lovecraft, traduit en français ! Voici la couverture. On doit la traduction de ce roman à Gabriel Lautrec, correspondant de R.H. Barlow, qui le traduisit à la fin des années 1930. On trouvera bientôt le texte intégral de ce roman sur notre site, actuellement en cours de réalisation. Nous vous en donnerons l'adresse dans un prochain message. »

Aucun autre message ne fut envoyé, aucun site contenant ce texte de Lovecraft ne fut découvert par la suite, et l’adresse électronique de l’expéditeur fut désactivée peu après l’envoi de ce message mystérieux. The Club of the Seven Dreamers est un projet mentionné par l'auteur dans sa correspondance du début des années vingt, mais qui ne s’est pas concrétisé, et dont aucun manuscrit n'a été retrouvé.

Philippe Gindre, l'un des responsables de la Clef d’Argent, mena une enquête serrée, dont on peut lire le détail sur http://clefargent.free.fr/wb_7rev.php. Enigme ou canular, la question était posée.

L'auteur du message indique que cette traduction aurait eu lieu « à la fin des années 1930 », ce qui paraît bien improbable pour le volume reproduit ci-dessus, muni qu'une couverture caractéristique de l'année 1936. D'autre part les couvertures « Denoël et Steele » ont disparu au cours du premier trimestre de l'année 1937. Celle du livre d'Edouard Ganche, paru en février 1936, comporte elle aussi ce curieux fleuron sous le titre.

Qui aurait pu amener ce texte rue Amélie ? Robert Denoël ne paraît pas s'être intéressé à cette littérature. On pense alors à Bernard Steele dont l’ambition, en 1930, était de « publier des traductions d’auteurs contemporains américains et anglais, pratiquement inconnus en France ».

Dans le domaine du roman noir ou fantastique, on ne trouve guère chez Denoël et Steele que Le Moine, un roman « gothique » de Monk Lewis traduit par Bernard Steele et publié en 1931 par Antonin Artaud. Les premiers recueils de nouvelles fantastiques de Howard Phillips Lovecraft [20 août 1890 - 15 mars 1937] ont été publiés chez Denoël à partir de 1954 dans la collection « Présence du futur » dirigée par Robert Kanters.

Le Club des Sept Rêveurs est un volume inconnu à la Bibliothèque Nationale, et il n'a jamais figuré dans aucun des catalogues de l'éditeur que j'ai pu consulter. Le mystère reste donc entier.