Robert Denoël, éditeur

Co-éditions

 

Robert Denoël a passé, en 1943 et 1944, une quinzaine de contrats de co-édition avec des maisons belges. Voyons quelle était la situation de l'édition dans ce pays durant la guerre.

Le 10 mai 1940, la Belgique est envahie par les armées allemandes. Dix-huit jours plus tard, le roi Léopold III signe la capitulation. Dès le 13 août, le commandement militaire interdit la vente d’ouvrages anti-allemands. Les libraires sont tenus de retirer de leurs rayons les livres incriminés pour le 1er septembre.

Le 20 août une ordonnance instaure la censure préalable pour l’impression ou la réimpression d’ouvrages traitant de matières politiques ou militaires, dont font partie la race, le judaïsme ou la franc-maçonnerie. Les éditeurs doivent soumettre tout livre nouveau à la Propaganda Abteilung, 15 rue Guimard à Bruxelles : sur six cents manuscrits, cent seront refusés en 1940.

En septembre 1941 est publiée à Bruxelles une liste d’ouvrages à retirer de la vente. Ce document bilingue de 62 pages, imprimé à quelque 5 000 exemplaires destinés aux professionnels du livre, était intitulé « Contre l’excitation à la haine et au désordre ».

Sur les quelque 1 090 titres en français qu'elle répertorie, plus des deux tiers sont dus à des éditeurs français. L’occupant veut donc briser l’influence culturelle française en Belgique. A partir de 1942, les éditeurs belges ne pourront plus éditer d’ouvrages d’auteurs français que dans une proportion de 25 % par rapport à l’ensemble de leurs publications, et à la condition de passer accord avec les auteurs eux-mêmes, et non plus avec leurs maisons d’édition françaises.

Les Allemands favorisent la création de nouvelles maisons qui seront priées de promouvoir les auteurs belges mais aussi de remplacer les auteurs français et anglo-saxons par des écrivains allemands ou nordiques. C’est ainsi que naissent les Editions Ignis, liées au mouvement rexiste, La Roue Solaire, Les Ecrits ou les Editions de la Toison d’Or.

La distribution de la presse et des livres est assurée depuis des années par l’Agence Dechenne [dont Hachette détient 53 % du capital de la société], qui possède un quasi-monopole dans la messagerie. L’occupant se préoccupe donc d’en prendre le contrôle. C’est chose faite dès novembre 1940 : une autre censure peut alors s’exercer contre l’édition française, celle du contrôle des importations.

La production de papier est passée de 240 000 tonnes en 1939 à 65 000 en 1943. A partir de ce moment les éditeurs belges passent des contrats de co-édition avec les maisons d’édition françaises, elles-mêmes de plus en plus rationnées.

 

1.  Les Editions de la Toison d’Or à Bruxelles

La Société anonyme des Editions de la Toison d’Or a été créée le 25 mars 1941 par Edouard Didier [Liège 8 février 1895 - Paris 1978] qui avait épousé une demoiselle sculpteur, Lucienne Bauwens [Bruxelles 16 juin 1912 - 1985].

Dans ce couple mondain, c’est l’épouse qui est la plus remarquable. Charles d’Ydewalle la décrit « grande, immense, d’un blond incandescent, belle comme une aurore ». Jo Gérard écrit qu’elle « ressemblait à Greta Garbo : le genre frigo fatal ».

Au cours des années 30, cette « Récamier bruxelloise » tient salon au 37 de l’avenue de l’Hippodrome à Bruxelles, où se pressent des politiciens belges de tous bords, comme Henri De Man, P.-H. Spaak, Léon Degrelle, Joris Van Severen, Pierre Daye, et des gens de lettres belges et français tels que Louis Carette [futur Félicien Marceau], Robert Poulet, Robert Brasillach, Alfred Fabre-Luce, Montherlant, mais aussi allemands, comme Otto Abetz ou Max Liebe.

Ceux qui ont fréquenté le « salon Didier » ont témoigné de la chaude amitié qui liait Lucienne Didier à Otto Abetz, Henri De Man, ou Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Ils décrivent Edouard Didier comme un « excellent homme, poli, inoffensif et dépensier », ou comme « une espèce de grand lévrier, très distingué ».

Sa maison d’édition se trouve rue du Musée à Bruxelles, et possède une succursale à Paris, 18 boulevard des Invalides : il s’agit d’un hôtel particulier appartenant à l’administrateur de l’Hôpital Américain de Neuilly, rentré fin 1940 aux Etats-Unis : il a prié Didier de l’occuper pour éviter une réquisition allemande.

Durant l’Occupation Lucienne Didier y passera régulièrement en allant ou revenant du Grand-Bornand, où elle possède un chalet (à côté de celui d’Henri De Man) et où elle va soigner une affection pulmonaire chronique.

Boulevard des Invalides, elle reçoit moins fastueusement qu’à Bruxelles mais ses dîners sont très suivis par De Man, Ernst Jünger, Otto Abetz. Emmanuel d’Astier, entré en 1942 dans la clandestinité, s’y serait caché durant l’Occupation.

Qui dirige cette maison d’édition ? La signature des contrats revient à Edouard Didier mais la direction appartient à Raymond De Becker, qui est journaliste au Soir. Les collaborateurs de la maison, essentiellement féminins, sont six, dont deux manutentionnaires.

Entre 1941 et septembre 1944, la Toison d’Or publie 100 titres dont une majorité d’ouvrages de fiction. En principe les essais historiques et politiques sont sélectionnés par De Becker, les œuvres de fiction par les époux Didier. Ces cent titres sont ainsi répartis : 6 en 1941, 23 en 1942, 35 en 1943, 36 en 1944.

La Toison d’Or eut-elle, comme les maisons d’édition parisiennes, l’obligation de publier certains livres ? Sans doute, mais un examen de sa production permet de vérifier que, sur les 100 titres publiés, 74 l’ont été en français, et 15 en allemand. Et on ne trouve guère, sur les listes établies en France par la Propaganda Abteilung, que deux titres « recommandés » par les autorités allemandes.

Michel Fincœur, qui a analysé sa production, la classe en cinq catégories : l’évasion, le récit de guerre, le roman historique, l’anticléricalisme, la dénonciation de l’ordre bourgeois. A la fin de la guerre, la Toison d’Or envisagera de créer une collection de livres de luxe illustrés.

Début août 1944 les époux Didier, qui ont vidé tous leurs comptes bancaires, quittent Bruxelles pour Paris puis gagnent le Grand-Bornand d’où ils tentent, en compagnie d’Henri De Man, de gagner la Suisse.

Arrêtés par des F.F.I., ils seront relâchés grâce à Emmanuel d’Astier de La Vigerie, fondateur du mouvement de résistance Libération-Sud et du journal Libération, et ministre de l’Intérieur du Gouvernement provisoire en septembre 1944 : il n’a pas oublié l’hospitalité des Didier durant l’Occupation.

J’ai rencontré Lucienne Didier dans son appartement parisien, 51 rue de Seine, en novembre 1979. Elle n’avait conservé aucune archive, mais elle m’apprit que la Direction générale de la Sûreté nationale française avait, en 1946, procédé à une enquête au sujet des livres publiés par la Toison d’Or, et avait remis à son mari une attestation certifiant « qu’après examen de situation approfondi sur l’activité de la maison d’édition entre 1940 et 1945, aucune charge n’a été retenue à son encontre ».

Ce document permit à Edouard Didier de demeurer en France malgré une demande d’extradition par les autorités belges. Le 29 novembre 1946 le directeur des Editions de la Toison d'Or, jugé par défaut à Bruxelles, est condamné à la peine de mort par fusillade.

Lucienne Didier m’écrivit en janvier 1980 que son mari ne s’était pas présenté à son procès « parce que je considérais que les tribunaux d’exception qui siégeaient à l’époque n’avaient pas qualité pour le condamner ni pour l’absoudre ».

Si le catalogue de la Toison d'Or était peu compromettant, il en allait tout autrement de la répartition des actions de sa société : sur les 150 actions émises en 1941, 135 appartenaient au groupe Mundus qui dépendait du ministère des Affaires étrangères allemand, c'est-à-dire de Joachim von Ribbentrop. Edouard Didier est mort dans son appartement parisien au cours de l'été 1978.

 

Robert Denoël et Edouard Didier ont passé des contrats de co-édition en 1943 et 1944 pour sept ouvrages :

1. Barjavel (René). Ravage en 1943 et 1944 [n° 827]

2. Barjavel (René). Le Voyageur imprudent en 1944 [n° 828]

3. Céline (Louis-Ferdinand). Guignol’s Band en 1944 [n° 829]

4. Favre (Lucienne). Mourad en 1944 [n° 830]

5. Lanza del Vasto. Le Pèlerinage aux sources en 1944 [n° 831]

6. Proal (Jean). Où souffle la lombarde en 1943 [n° 832]

7. Vialar (Paul). La Grande meute en 1944 [n° 833]

 

2. Les Editions de la Roue Solaire à Bruxelles

Fondée au printemps 1943, cette maison d’édition dont la marque est un svastika, s’installe tout d’abord boulevard du Régent à Bruxelles, avant de déménager, en décembre 1943, dans un immeuble réquisitionné par les Allemands au n° 536 de l’avenue Louise, près du bois de la Cambre.

La direction générale est assurée par Franz Briel [pseudonyme de Lucien Jublou, 1911-1953], la direction technique par René Baert [1903-1945]. La lecture et la correction des manuscrits est assurée par Louis Lambillon [1916-?]

Entre juin 1943 et septembre 1944, La Roue Solaire a édité 25 ouvrages. C’est une maison d’édition qui, idéologiquement et financièrement, doit beaucoup à l’occupant.

Briel et Lambillon effectuent, en mars et juin 1944, plusieurs séjours à Paris en vue d’y installer une succursale, et de nouer des contacts avec différents auteurs et éditeurs parisiens. Deux contacts se sont révélés positifs, l’un avec Fernand Sorlot, l’autre avec Robert Denoël.

Le 15 mai 1944, Denoël a donné son accord pour la publication par la Roue Solaire de deux ouvrages : Cinéma total de René Barjavel, et Histoire du cinéma de Maurice Bardèche et Robert Brasillach.

Le premier est annoncé dans le bulletin mensuel de la Roue Solaire pour paraître le 31 août. Le tirage prévu de 5.000 exemplaires est à imprimer et à vendre en Belgique exclusivement, ce qui implique que l’édition française ne pourra y être diffusée. En contrepartie l’éditeur bruxellois a réglé 10 000 francs belges à la signature du contrat et s’est engagé à payer à Denoël un droit de 15 % sur le prix fort de vente, fixé à 32 francs belges.

L’ouvrage de Bardèche et Brasillach n’a jamais été annoncé par l’éditeur, dont les presses seront saisies et les ouvrages en préparation pilonnés en septembre 1944.

Franz Briel est arrêté à Bruxelles en septembre 1944 et remis en liberté le 11 novembre 1945 en raison de problèmes cardiaques. Il ne paraît pas à son procès et est condamné par contumace, en 1947, à la peine de mort. Il est décédé à Buenos-Aires le 30 septembre 1953.

Le 1er janvier 1947 une « édition définitive » de Cinéma total a été publiée par les Editions de l’Onyx, qui est la firme d’un cercle de jazz nommé « Onyx Club » domicilié au 57 de la rue du Trône à Bruxelles. Son copyright précise que l’ouvrage est publié « avec autorisation des Editions Denoël » : s’agit-il d’une édition ayant fait l’objet d’un nouveau contrat avec la Société des Editions Denoël, ou bien cet éditeur occasionnel a-t-il récupéré la composition du livre de la Roue Solaire promise au pilon, on l’ignore.

 

3. Les Editions Les Ecrits à Bruxelles

 

Les Editions Les Ecrits ont été créées par Jean Van Loock [Calais 15 juillet 1916 - ?] à l'automne 1940. Cette jeune maison sera choisie par Franz Hellens pour publier une nouvelle série du Disque Vert, dont le premier et unique numéro paraît le 15 juillet 1941.

Entre décembre 1940 et septembre 1944, Les Ecrits ont publié 61 volumes dont 65 % sont dus à des auteurs belges. Elle a publié notamment Nouvelles réalités fantastisques de Franz Hellens [1941], Panique en Occident de J.-A. Lacour [1943], Parti pris de Robert Poulet [1943], et plusieurs titres de Franz Weyergans.

Une Société à responsabilité limitée des Editions Les Ecrits est fondée le 25 mai 1943 par Jean Van Loock et Lucien Libert. Son capital est de 120 000 francs et son siège social est situé à Bruxelles, 16 place Sainte-Gudule.

Le roman de Jean Milo, L'Esprit de famille, paraît en 1943 chez Denoël. L'auteur, né Emile Van Gindertael [1906-1993] est surtout connu pour sa peinture expressionniste, et il a dirigé la galerie bruxelloise Le Centaure entre 1926 et 1931; en 1930 il a publié un essai sur Edgard Tytgat chez Georges Crès, et un autre sur Valerius de Saedeleer en 1934.

Il s'est aussi essayé à la poésie en publiant en 1929 Mailles chez René Henriquez, et Paroles dans le potager en 1935 chez Dietrich et Cie. L'Esprit de famille est son premier roman qu'il a rédigé entre 1936 et 1942. Denoël l'a fait paraître au printemps 1943.

A ce moment les restrictions de papier sont devenues intenables et le marché belge lui est fermé : il négocie donc avec l'éditeur bruxellois les droits du livre. Il est possible que ce soit Jean Van Loock qui ait rendu visite à Denoël rue Amélie : il s'est marié en janvier 1943 et le couple a passé son voyage de noces à Paris. Michel Fincœur écrit : « En janvier 1943, la jeune épouse a reçu un passeport valide pour une durée de trois mois au motif d'assister son mari dans ses démarches commerciales ».

Jean Van Loock n'a pu, conformément à une ordonnance publiée par la Propaganda Abteilung le 28 octobre 1942, le tirer à plus de 5 000 exemplaires mais il est possible qu'après l'attribution, le 14 janvier 1944, du prix des Deux Magots, il ait obtenu l'autorisation de le faire réimprimer.

  

Il est curieux de relever que son second roman a été publié en 1956 par le premier patron de Robert Denoël : George Houyoux, établi à Bruxelles à l'enseigne des Editions des Artistes.

Les archives de la maison d'édition Les Ecrits, dont c'est la seule co-édition avec les Editions Denoël, n'ont pas été retrouvées. Après la Libération, Jean Van Loock a gagné Paris où il a ouvert, rue du Cherche-Midi, une petite maison d'édition, Les Ecrits de France, qui ont publié une douzaine d'ouvrages avant de disparaître en 1946.

 

4. Les Editions Maréchal à Liège

 

[en cours de rédaction]

 

1. Desmarest (Marie-Anne). Torrents en 1943, 1944, 1945, 1946

2. Desmarest (Marie-Anne). L’Autel renversé en 1944, 1946

3. Vialar (Paul). La Grande Meute en 1943, 1945