Robert Denoël, éditeur

 

1935

 

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 17 janvier 1935

Cher Ami,

Veuillez trouver, ci-inclus, un relevé de comptes au 31 décembre 1934.
    Vous trouverez, également ci-inclus, deux traites acceptées représentant le montant des sommes qui vous sont dues à ce jour.
    Veuillez agréer, Cher Ami, l'expression de nos sentiments distingués.
    Les Editions Denoël & Steele,

[Robert Denoël]


* Repris de : P.-E. Robert. Céline et les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël. L'éditeur publie un fragment de lettre datée du même jour, due sans doute à Auguste Picq : « Depuis le 1er septembre, il est sorti de nos magasins 58 exemplaires de ce volume [L'Eglise]. Les retours de cet ouvrage dépassent le nombre d'exemplaires sortis. Nous n'avons donc rien à vous régler sur ce poste. »

 

À Louis-Ferdinand Céline

22 janvier 1935

Monsieur,

Veuillez trouver, ci-inclus, relevé de compte rectifié ainsi que deux traites acceptées, comme convenu avec Monsieur Denoël.
    Nous vous prions d'agréer, Monsieur, nos sincères salutations.
    Pour les Editions Denoël & Steele,
    Le Chef de la Comptabilité,

[Auguste Picq]

Relevé de comptes du « Voyage au bout de la nuit »
arrêté à la date du 31 Décembre 1934


Nombre d'exemplaires imprimé à ce jour.................................................... 107.300
Passe 5 %..................................................................................................... 5.365
                                                                                                                    _______
                                                                           Reste.............................. 101.935
Exemplaires en stock à l'imprimerie...........................................................      3.000
Exemplaires en stock chez nous.................................................................        900
                                                                                                                    ________
                                                                           Reste............................      98.035
Exemplaires en dépôt chez les libraires.....................................................         600
                                                                                                                     ________
                                                                          Reste..........................         97.435
Par notre lettre du 3 septembre dernier,
nous vous avons réglé...............................................................................    94.000
                                                                                                                     _________
Il nous reste donc à vous régler.................................................................      3.435
                                                                                                                    exemplaires

3.435 ex. à frs : 4,32, soit.................................................................frs..... 14.839,20
Nous ajouterons à cette somme un règlement Borovy à Prague fait en
janvier 1934 qui, par erreur, ne vous avait pas été crédité, soit................       1 .864,90
                                                                                                                  ____________
                                                                                                             Frs...   16.704,10
Nous déduisons de cette somme les droits sur :
90 Voyage à frs : 4,32 =.............. 388,80
40 Eglise à frs : 1,80 = ...............   72
fournis dans le cours de l'année (1).
                                                                                                             Frs...     460,80

                                                                                                                 __________
Il vous reste dû à ce jour une somme de Frs.............................................    16.243,30
que nous vous réglerons en deux traites :
l'une à fin février de frs : 8.000
et l'autre fin mars de frs : 8.243,30
en règlement de ce compte.


1. Le jour même, Céline envoie à Denoël un billet furieux : « Je refuse ces comptes jusqu'à complète suppression des fournitures ?!!! - Dans votre intérêt. » Je suppose que si le comptable déduit cette somme, c'est parce que les droits d'auteur sur ces volumes ont déjà été payés à l'auteur au cours de l'année précédente.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline et les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [février 1935]

Pardonnez-moi, Chère Amie, d’avoir gardé ces chansons. Elles m’ont beaucoup plu. Est-ce pour cela que je ne pouvais m’en séparer ? Je vais probablement pouvoir souffler un peu dans quelques jours. Le Pape vient de sortir de presse (1). Ce sera le moment de me parler de votre travail. Tout de suite après, je vais être obligé de m’enfoncer, si j’ose dire, dans la femme française (2).
    Votre dévoué et un peu claqué,

Robert Denoël


[Note de Champigny : « C’est drôle j’ignore quelles chansons, sans doute j’en fis alors, une crise - mais je ne les ai gardées ni copiées - aucune idée de ce qu’elles étaient ».]


1. « Le Pape dans le monde contemporain », deuxième numéro du Document dû à Joseph Ageorges, est paru le 25 janvier.
2. Le troisième numéro de la revue Le Document, « La Femme française », paraîtra le 1er avril, signé Germaine Beaumont.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

 

À Jean de Bosschère


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Paris, le 4 Mars 1935

Cher Ami,

Je viens d’achever la lecture de « Vanna » (1). C’est un livre admirable en plus d’un endroit et tout empreint de cette atmosphère de haute spiritualité qui est la vôtre. La réalité paraît ici sous un jour fantastique et se transforme ainsi en poésie toujours agissante.
  C’est un très beau morceau que les meilleurs esprits aimeront, mais qui encore une fois va heurter de front le grand public. Dans les circonstances actuelles, je n’ai pas le moindre espoir de vendre un livre aussi étranger au lecteur moyen. Je ne veux pas vous décourager entièrement pour l’édition, mais croyez-moi, en ce moment ce serait folie que de vouloir passer à l’impression. Si nous publions un roman, il ne faut pas que nous recommencions l’aventure de Satan (2). Cela ne serait utile ni pour vous, ni pour nous.
  Prenez patience avec nous et soyez assuré que je voudrais pouvoir servir mieux un ami et une œuvre que j’aime depuis que je les connais.
  Votre ami,

R. Denoël


1. Rédigé au cours de l'été 1934 Vanna dans les jardins de Paris est le dernier roman de l'auteur. Refusé ensuite par plusieurs éditeurs, il parut finalement en 1945 chez Robert Laffont, et ne rencontra qu'indifférence auprès de la critique et du public.
2. La souscription à Satan l'Obscur se révéla médiocre dès la fin 1933. Tous les tirages de luxe du livre étaient encore disponibles chez l'éditeur en 1941.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 2902/94.

 

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 9 Avril 1935

Cher Ami,

    J’ai bien reçu votre note sur Les Cloches de Bâle (1) et cela m’a fait grand plaisir. Que devenez-vous ? Votre roman avance-t-il et pouvons-nous y compter cette année ?
    Je n’ai rien pu obtenir des Nouvelles Littéraires (2). Tout cela est très difficile. Vous comptez de nombreux amis à Paris, mais ils ne peuvent guère agir pour vous en ce moment. Il faudrait que vous publiiez encore un livre et qu’il fasse impression. Les portes s’ouvriraient alors beaucoup plus facilement. Sachez seulement que nous pensons à vous avec beaucoup d’amitié et un grand espoir.
    Très cordialement,

R. Denoël


1. Le roman d'Aragon a été mis en vente en novembre 1934. Jean Proal en a-t-il rendu compte, je j'ignore.
2. Voir sa lettre du 26 octobre 1933.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 31 Mai 1935

Cher Ami,

Je comprends très bien votre état de dépression. Il est difficile de supporter une solitude intellectuelle aussi longue que celle qui est votre lot. Vous avez tout à gagner à ces années pénibles, si vous arrivez à les supporter. Votre art y gagnera en profondeur : la méditation désespérée est certainement la plus fertile, mais il ne faudrait pas vous laisser abattre par des circonstances qui sont destinées à changer. Tôt ou tard vous serez appelé à exercer votre profession dans un centre plus vivant ou plus peuplé et les contacts avec la vie littéraire s’établiront alors d’une manière plus aisée.
    C’est à ce moment-là que vous sentirez tout le profit que vous avez pu tirer de l’isolement où vous êtes actuellement (1). Songez pour prendre patience qu’à Paris comme dans bien d’autres endroits, il est plusieurs centaines de personnes que vos livres ont su toucher. Vous comptez là des amis inconnus mais fidèles et à qui vous avez apporté de la joie. Il m’arrive plus souvent que vous ne le pensez de recevoir des témoignages de cette confiance que l’on a mise en vous. Beaucoup de gens et non des moindres espèrent que vous donnerez prochainement l’œuvre importante que l’on attend. Vous savez que je suis de ceux-là.
    Très amicalement à vous,

R. Denoël


1. Depuis 1934 Proal occupe le poste de receveur de l'Enregistrement à Malaucène, au pied du Mont Ventoux. En 1942 il sera muté à Paris.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 19 Juin 1935

Chère Amie,

J’avais appris par Catherine que vous étiez malade. Au même moment, Cécile a eu un accident très grave qui l’a forcée à une opération (1). Il y a quinze jours qu’elle est à la clinique et elle ne rentrera pas avant la fin de la semaine. Cela m’a donné un tracas infini et c’est pour cela que je n’ai pu, ni vous voir, ni vous écrire.
    Votre idée de me faire venir à Vichy est gracieuse. Je ne dis pas non, si cela peut coïncider avec mon travail qui, en ce moment, est énorme. J’ai deux numéros spéciaux du Document en train (2) et cela m’occupe à peu près 14 heures par jour. Je veux bien faire cette conférence, mais encore faut-il me dire à quelle date. Si c’était un dimanche ou un lundi, je pourrais quitter Paris le samedi, et rentrer trois jours après. Je suppose que le voyage aller-retour est payé en 1ère classe, comme cela se fait d’habitude.
    Quant aux douze jours de séjour dans le meilleur hôtel, cela m’intéresserait puisque vous êtes là, mais le spectacle des baigneurs coloniaux affalés sur leurs chaises longues et l’eau saumâtre qu’ils absorbent ont pour moi peu d’attrait.
    Cécile ne sera malheureusement pas assez bien portante pour faire le voyage dans une quinzaine de jours. Si cela pouvait se faire vers le 15 juillet, nous pourrions venir tous les deux passer trois ou quatre jours. Merci d’avoir pensé à moi pour cela, je n’ai jamais douté de vos bons sentiments : quand vous vous mettez à être gentille, vous l’êtes à fond.
    Vous ne recevez pas de livre, ni de Document, pour cette simple raison que votre nomadisme nous donne quelque peine à vous suivre, mais puisque vous êtes fixée provisoirement aux Célestins (3), vous allez recevoir le Document sur « La France au travail » et le Document sur « Les Croix-de-Feu » (4). J’y joindrai pour votre amusement peut-être les Mémoires de M. Emile Sabatier et les Chroniques de ma vie de Stravinsky (5): c’est tout. Nous ne publions plus guère, l’heure ne semble pas être au livre.
    J’aime beaucoup votre distique au poète fou. Vous faites très bien de me signaler la carence d’Hachette à Vichy. Je leur envoie aussitôt une lettre injurieuse pour rétablir l’ordre.
    Que penseriez-vous comme conférencier de Percheron ? Il pourrait vous faire une conférence épatante sur la Chine mystérieuse, par exemple, la Bataille du Pacifique (Japon-Amérique), ou n’importe quel sujet sur l’Extrême-Orient. C’est un conférencier remarquable et je crois qu’il serait assez heureux de se déplacer. De toute manière, vous auriez bien du plaisir à le rencontrer, il vous parlerait des sorciers et des lamas d’une façon incroyable (6).
    Au revoir, je vous embrasse. Vous avez des joues très bonnes à embrasser. J’y mets toute la tendresse d’un homme qui change tout le temps, sauf dans l’affection qu’il a pour vous, monstre choisi et souvent délicieux.

Robert


1. L'accouchement de Cécile, le 14 mars 1933, avait été suivi de complications gynécologiques. Son second mari, Albert Morys, pensait que l'aggravation de son état était dû aux représentations mouvementées, en avril et mai, des « Cenci », la pièce d'Antonin Artaud.
2. Numéros consacrés aux Croix de Feu et au Front Commun.
3. « Les Célestins », hôtel thermal de luxe au décor « Art Déco », est situé dans le Parc Napoléon III, avec vue sur l'Allier.
4. « La France au travail » par Blandine Ollivier est paru le 1er juin ; « Que veulent... que peuvent... les Croix de Feu ? » par Georges Suarez, le 21 juin.
5. Les Rois de la sociale, ouvrage polémique d'Emile Gabriel Sabatier est sorti le 27 avril. Le premier volume des Chroniques de ma vie d'Igor Strawinsky, le 15 mars.
6. Maurice Percheron [1891-1963] a inauguré la revue Le Document en octobre 1934 avec un numéro consacré à l' « U.R.S.S. puissance d’Asie ». Des liens amicaux se sont noués rapidement entre les couples Denoël et Percheron, mais aucune correspondance n'a été retrouvée jusqu'ici.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny

Sans date [juin 1935]

Chère Amie,

Cécile va tout à fait bien. On lui a enlevé l’utérus et un ovaire. L’accouchement et l’infection qui en était résultée avait tellement modifié les tissus que le pire était à craindre. L’opération a été décidée et faite en quelques quarts d’heure. Elle est maintenant encore un peu languissante mais elle progresse de jour en jour : gaie, très impératrice heureuse, bref nous sommes soulagés d’une inquiétude atroce.
    Pendant ce temps-là j’ai travaillé d’une manière infernale. La situation était fort compromise par la mévente durable du livre. Je viens d’opérer un admirable redressement financier qui va nous permettre de voir venir les journées d’octobre sans crainte. Il y aura du boucan à la rentrée, soyez sans inquiétude : le pays va s’animer, peut-être un peu plus qu’on ne le voudrait. Mais vous serez en Russie ou plutôt en Ursse. Et vous y serez très bien reçue, car j’y connais des tas de gens (1). Venez me voir : je vous ferai rencontrer qui vous voudrez d’utile à votre projet.
    Quant au Document, pour « La Femme française » (2), vous avez raison. « La France au travail » (3) est un numéro publicitaire, payé avant de sortir de presse. Et « Les Croix de Feu » (4) est un triomphe (115 000 en 6 jours, nous irons peut-être à 200). Je fais immédiatement un numéro « Front commun » et un numéro « Action française » pour fin juillet (5). Dans l’intervalle « Mers du Sud » (6) dont les photos vous feront rêver. Et à la rentrée « Dictatures » par Jacques Bainville (7).
    Quant à des sujets « internationaux », je n’en cherche pas. Le Document ne se vend qu’en France. L’étranger n’a plus d’argent. Tout est trop cher sauf Paris-Magazine pour la fesse et Vogue pour l’élégance.
    Je ne médis pas de l’eau : je demande à voir, tout simplement. Il y a un abîme entre les projets et les réalisations. Nous reparlerons peut-être de votre travail, si déjà vous ne lui avez fait un sort.
    Ce que vous me dites de vous et de votre travail me ravit. Je vous aime heureuse, bouillonnante. L’équilibriste fougueuse ! C’est un beau numéro à jouer dans la vie. Vous y apportez un souci de perfection que le spectateur ne peut que louer.
    Mais je suis pressé - Naturellement. Alors, pour la conférence d’accord, mais en août. Impossible d’aller à Vichy en septembre. Il me manque encore deux précisions : Billet de chemin de fer et lettre des organisateurs. Sujet : « Editeurs et gens de lettres » (8), depuis les débuts de l’imprimerie jusqu’à nos jours, avec anecdotes sur les contemporains. Conférence à prétentions aimables et gaies. Quel public ?
    Je vous adore,

Robert

Et merci pour Hachette ! Ça l’aura stimulé : ils en ont besoin, croyez-moi.


1. C'est une information car aucun correspondant russe n'a encore été identifié.
2. Troisième numéro dû à Germaine Beaumont, paru le 1er avril.
3. Numéro spécial signé Blandine Ollivier, paru le 1er juin.
4. Autre numéro spécial dû à Georges Suarez, paru le 21 juin.
5. Ces deux numéros spéciaux paraîtront en juillet. Le premier est signé Georges Suarez ; le second, Simon Arbellot.
6. Mers du Sud. Aventures et découvertes de l'explorateur Hugo Bernatzik, qui constitue le 5e numéro du Document, paraîtra le 12 juillet.
7. Ce numéro sera annoncé dès juillet pour paraître le 15 octobre, avant d'être abandonné au profit d'un volume de 300 pages : Les Dictateurs, qui sortira de presse le 1er novembre.
8. Le texte de cette conférence, que Denoël a prononcée au moins deux fois, n'est pas connu. René Barjavel en a rendu compte dans Le Progrès de l'Allier le 1er septembre, après avoir publié la veille, dans le même journal, une interview de l'éditeur.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 22 Juillet 1935

Chère Amie,

Voici tous les prospectus que Pierre (1) a pu dénicher à l’Intourist. J’espère que vous y trouverez tous les renseignements que vous désirez.
    J’achève en ce moment mon dernier numéro du Document (2) et je compte partir le 1er août. Nous arriverons le 29 à Vichy pour donner la conférence le 30 et repartir le 30 dans la nuit. Nous passerons donc la journée du 29 ensemble et nous comptons sur vous pour nous faire apprécier les beautés locales.
    Nous avons eu, Cécile et moi, grand plaisir à vous revoir avec une si belle santé et cette magnifique bonne humeur.
    Ecrivez-moi vite pour me demander les lettres d’introduction promises. Vous savez que je suis à votre disposition dans la limite de mes possibilités.

Bien amicalement,

R. Denoël


1. Pierre Denoël, le frère cadet de l'éditeur.
2. Le dernier de la saison, probablement celui de Pierre Martignan : « Où va notre argent ? », qui paraîtra début octobre.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 24 Juillet 1935

Chère Amie,

Vous aurez sans doute reçu les renseignements d’Intourist. Voici, d’autre part, les lettres d’introduction que vous m’avez demandées. J’espère qu’elles vous seront utiles et que vous ne ferez pas une réputation dangereuse au Document dans la région vichyssoise.
    C’est par erreur, ou plutôt par une négligence coupable que Le Grand Vent ne figure pas dans le catalogue 1935 : mais soyez sans crainte, il figurera dans le numéro de 1936 (1).
    Quant aux autres ouvrages, n’hésitez pas à nous les commander. Il en est toute une série, comme la collection des « Cahiers Libres » (2), que nous avons rachetées à d’autres éditeurs.
    Nous ne voyons guère Allendy tous ces moments-ci : sa femme (3) est malade depuis six mois d’une étrange maladie que l’on ne parvient pas à définir. Elle a été soignée en clinique et chez elle sans résultats bien valables, de sorte que le pauvre homme est fort accablé, qu’il sort très peu et qu’il ne reçoit plus. Certainement votre projet l’aurait intéressé, mais sans qu’il puisse vous aider d’une façon utile.
    Mon opinion est faite sur la question, vous ne trouverez d’appuis que dans les partis extrémistes. Quant à l’intérêt général de la question il faudrait, pour le faire sentir à un vaste public, une énorme campagne de publicité dont personne, sauf les Vichyssois, n’aurait de raison valable de supporter les frais (4). Je le regrette puisque cela vous confirme dans des idées fausses au sujet de l’accueil que l’on peut réserver à vos propositions aux Editions.
    Il m’est difficile de demander à Pierre de faire les recherches que vous me signalez. C’est un travail très important qui réclamerait au moins quinze jours de présence à la Nationale ou ailleurs pour réunir une documentation valable. Or, Pierre travaille généralement pour gagner sa vie et je ne vois pas la manière de lui proposer à titre gracieux des recherches aussi longues.
    Cécile est dans son lit avec une forte grippe, mais elle espère tout de même prendre la route de Loches dans deux ou trois jours.
    Le coup de la réduction de 10 % sur les livres aux abonnés est impossible. Les règlements syndicaux de librairie l’interdisent, mais nous avons fait mieux. Nous leur avons déjà offert pour 24 frs de livres gratuits, par abonnement souscrit. Cela a amené une centaine d’abonnés.
    Quant au « Voyage » cela me paraît assez onéreux, mais continuez à réfléchir. Je ne doute pas que vous arriviez à une solution pratique.
    Je suis désolé de mes réponses contrariantes, mais croyez-moi, malgré cela,
    Très amicalement à vous,

Robert


1. Il n'y aura pas de catalogue récapitulatif avant décembre 1937. L'ouvrage de Champigny y sera réintroduit au chapitre « Folklore ». Il figurera encore dans celui de 1941, avant de disparaître définitivement.
2. Ce fonds a été racheté en octobre 1934 à l'éditeur, René Laporte.
3. Yvonne Nel-Dumouchel, l'épouse du docteur Allendy, mourra le 23 août.
4. J'ignore tout du projet de Champigny.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

[24 juillet 1935]

Chère Amie,

Il me reste un doute au sujet de mon comptable (1). Et comme je viens de trouver une lettre de lui et sa signature, je voudrais savoir si votre premier examen se confirme. Par prudence envoyez-moi votre diagnostic avenue Charles Floquet, 48 (2).
    Merci. Je me réjouis de vous voir à Vichy, dans vos domaines. On arrivera le 29 pour passer une soirée et une journée ensemble. Je me demande quelle figure je ferai devant ce public : j’en suis, par avance, mal à l’aise. Il y a dix ans que je n’ai plus affronté une salle. Aussi j’espère que vous serez pitoyable à mes balbutiements, si par hasard le trac me saisissait.
Au revoir. Et demeurez belle comme vous êtes en ce moment : on a plaisir à vous aimer.

Robert

Et je date : 24 juillet 35


1. Auguste Picq [1897-1996] était, depuis le 18 septembre 1931, le comptable des Editions Denoël et Steele. Il restera au service de Robert Denoël jusqu'à la mort de l'éditeur.
2. Adresse privée de l'éditeur entre 1933 et 1939.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [Paris, 25 juillet 1935]

Moi aussi, j’ai grande envie de vous voir et de vous embrasser. Toute cette nuit fourmillante de souvenirs, de champagne, de tendresse, de rires, de mélancolie, toute cette nuit depuis les belles tabarineuses jusqu’à notre enfant de la Martinique, Aou ! se résume dans ce baiser de l’aube, parfumé, je ne sais pourquoi, de framboise. Que ces heures-là sont précieuses et qu’il faut longtemps pour les amener à maturité.

Mais ne nous attendrissons pas. Parlons Vichy, puisque j’y dois venir et que je vous écris une heure avant mon départ pour la Touraine. J’ai envoyé dix lettres à des journaux importants : Figaro, P.P., Intran, etc. Je crois que l’on annoncera la conférence de R. L. Doyon (1) et la mienne. Mais je ne promets rien pour les autres. En tout cas, je soigne mon texte : dans le genre académique, on ne fait pas mieux. J’ai même fait - vous voyez si je soigne ma publicité - envoyer mon portrait aux journaux de l’Allier. Soyons modeste jusqu’au bout. Pour la vitrine, c’est Dupretz qu’il faut voir, notre meilleure cliente à Vichy.
    Pour l’hôtel, pas de Fifou (2), naturellement. Il sera déjà rentré à Paris à ce moment-là. Pour le train, puisque vous me l’avez obtenu, ne prenez pas de billet. On n’aura qu’à l’ajouter au cachet. Je viendrai de Loches le 29, vous dirai l’heure plus tard, ferai conférence le 30 et partirai au premier train, car il faut absolument que je sois à Paris à neuf heures du matin, le 31 pour mon échéance : je suppose qu’il y a un rapide de nuit (?)
    Donc merci pour tout, pour la chambre et pour les libraires, pour tout, pour tout. Dites-moi, si vous prenez pour vous le billet d’un million, n’hésitez pas à concentrer vos esprits sur un billet de cent mille francs que vous prendriez à mon compte. Cela me plairait assez pour ma fin de mois.
    Ne vous affligez pas de votre agitation : j’apprends en escrime qu’il faut beaucoup de feintes, de mouvements d’avance et de recul, pour toucher juste. L’important c’est de gagner la touche de temps en temps et de ne pas trop se faire boutonner. Allons, vous n’êtes pas mauvaise tireuse, vous avez du coup d’œil, de la décision.

Je parlais de vous hier avec M. Sauvage (3) qui, comme vous, s’est refait une santé. Encore un qui vous aime avec cette nuance d’admiration que tous vos amis mettent dans leurs propos quand il s’agit de vous. Au revoir, surprenante créature, avant d’aller étonner les urssiens, d’acheter une touloupe, de faire des randonnées en troïka et de parcourir des milliers de vestres dans la steppe, avec de beaux Kolkoziens, pleins de vertus civiques, de vodka et de Dostoievsky, aimez-moi encore un peu. Je vous embrasse.

Robert


1. René-Louis Doyon a fait, lui aussi, une conférence à Vichy, peu après celle de Denoël. Il a choisi d'évoquer la musique andalouse. Le vieil éditeur dira par la suite à son amie Champigny qu'il trouvait le texte de Denoël « chaud comme une résonnance et bien sincère ; je viens de lui écrire de m'en envoyer une dizaine car il me plaît et je le garderai » [1er octobre 1935].
2. Robert Denoël junior, né le 14 mars 1933, qu'on surnommait « le Fifou », puis « le Finet ».
3. Denoël a rencontré Marcel Sauvage [1895-1988] dès novembre 1926 à la Galerie Champigny. Il lui a édité quatre ouvrages entre 1932 et 1938.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny

Sans date [Mauvières, début août 1935]

Voici ma biographie. Elle est courte et bonne. Celle de Percheron, je vous l’envoie demain. J’ai eu beaucoup à faire aujourd’hui et hier. J’ai pensé à vous, beaucoup, mais ma plume est paresseuse. Espérez ma lettre deux ou trois jours encore. Je vous embrasse bien tendrement.

Robert


* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny

Sans date [Mauvières, début août 1935]

Chère, voici le topo sur Percheron, écrit sans une référence car dans ma champignonnière je manque, vous le comprenez, de documentation. Mais il est exact, s’il est sommaire. Et je ne doute pas que vos journalistes régionaux n’y trouvent leur provende. Naturellement, tout cela retarde encore ma lettre. Il faut, en outre, que je rentre à Paris, lundi, pour deux jours. « Patience, patience dans l’azur, chaque instant de silence est la chance d’un fruit mûr », comme dit ou à peu près Paul Valéry (1). Cécile vous envoie ses amitiés. Fifou devient exquis. Il fait des drôleries toute la journée. Quand il ne hurle pas, évidemment. Toute ma tendresse,

Robert


1. « Patience, patience,/ Patience dans l'azur !/ Chaque atome de silence/ Est la chance d'un fruit mûr ! » [Le Cimetière marin, 1920].
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Luc Dietrich

Mauvières par Loches, le 10 août 1935

Mon cher ami,

Non, je ne vous avais pas oublié. J’ai négligé seulement de vous écrire que je ne pouvais rien pour vous. Obscurément, je me disais que les circonstances s’amélioreraient peut-être et que Steele pourrait le 5 ce que Denoël ne pouvait le 1er. Je sais qu’il n’en a rien été (1). Il ne faut pas m’en vouloir. Le métier d’éditeur devient ardu. Il ne s’agit plus seulement de trouver de bons livres et de les vendre : il faut en outre se les faire payer. C’est là que se manifeste le génie !
    Excusez-moi donc si je ne vous envoie qu’une livre. Elle vous permettra de durer un jour ou deux. De retour à Paris le 20, je verrai si je peux vous envoyer le complément. Sachez, si vous l’ignorez encore, que j’ai pour vous de l’amitié et de l’admiration. Et si mes actes correspondaient à mon sentiment – hélas ! – vous seriez couvert d’or.
    Profitez de ces jours heureux, mais sans angoisse. Je sais que vous en aurez d’autres encore et nombreux.
    Mettez-moi aux pieds de votre fiancée (2) et croyez-moi votre ami.

R. Denoël


1. Le Bonheur des tristes est paru le 10 octobre. En mai, quand fut signé le contrat, Denoël avait déjà accordé une avance confortable à l'écrivain. Il en avait fait une autre en juin, en vue d'un reportage photographique que Dietrich devait réaliser en Alsace et aux Pays-Bas pour la revue Plaisirs de France.
2. Dietrich est alors en vacances chez les parents de Joyce Pilkington, dans le Yorkshire.
* Autographe : collection famille Luc Dietrich.

À Irène Champigny

Sans date [Loches, 12 août 1935]

J’aurais tellement de choses à vous dire que j’hésite à entamer une lettre. Et même, je préfère attendre, pour voir plus clair. Cette nuit a eu quelque chose d’un peu miraculeux. C’est comme une maison qu’on bâtit dans les rêves, drôlement foutue, incommode mais ravissante, avec des chants d’oiseaux, des jets d’eau délirants et des cris de joie partout. J’ai revécu tout ça dans le train de Tours, j’ai somnolé parmi les images.

Comme c’est bon de vous chérir ! Ecrivez-moi, faites-moi un cahier, vous me le donnerez à Vichy ou à Paris. Je vais vous écrire, au calme de Mauvières, quand ma vie sera organisée, c’est-à-dire dans deux ou trois jours. Aujourd’hui je veux simplement vous envoyer des tendresses. Je me réveille mais, c’est une chance, le doux rêve continue. Je vous embrasse très serré, comme ce matin inoubliable (1).

Robert


1. Comme il l'écrit dans la lettre précédente, Denoël est rentré à Paris le lundi 5 août, pour deux jours, mais il n'est pas retourné immédiatement à Mauvières rejoindre Cécile et son fils : il a d'abord fait une escale à Vichy pour y voir Champigny, durant le week-end du 10 au 11.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Mélot du Dy


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël et Steele
Paris VIIe - 19, rue Amélie

Paris, le 22 août 1935

Cher Monsieur,

Nous avons l'avantage de vous accuser réception de votre honorée du 21 courant relative aux offres de service de « L'Argus de la presse » et vous informons en réponse que, toutes les informations de presse vous concernant et qui nous parviennent régulièrement, sont toujours à votre disposition à nos bureaux où vous pourrez les consulter (1). Nous pensons donc qu'il est bien inutile de donner suite aux offres de services de « L'Argus de la presse », car ce service ferait double emploi.

Veuillez agréer, Cher Monsieur, l'assurance de notre haute considération.

Pour les Editions Denoël et Steele,

Aug. Picq (2)


1. L'offre est aimable mais Mélot du Dy habitant en Belgique, il y a peu de chance qu'il veuille se rendre à Paris pour consulter des articles de presse le concernant. L'éditeur n'a-t-il pas prévu d'envoyer des extraits de presse à ses auteurs habitant l'étranger ?
2. Auguste Picq [1897-1996], comptable des Editions Denoël et Steele.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature.

 

À Irène Champigny

Sans date [Paris, 2 septembre 1935 (1)]

Chérie, je me dépêche de vous écrire, car demain, je le sens, cela va devenir impossible. Rentré hier matin, après cette halte vichyssoise à nulle autre pareille, j’ai fait un petit tour d’horizon. Il va falloir à nouveau batailler et travailler, c’est la même chose, si l’on ne veut pas être englouti. Les six mois qui viennent, je les consacre à faire une définitive trouée. Je sais ce que cela comporte d’efforts soutenus, de démarches, de soucis, de noirs embêtements. Mon métier va m’absorber, me digérer, me réduire.

Alors, hâtons-nous de nous dire des choses jusqu’au prochain revoir dans la douceur, le soleil, la vie vraie. Votre lettre m’a profondément ému, encore que j’y aie lu bien des choses, bien des détails, impossibles à expliquer comme vous le faites. Mais cela n’est rien puisqu’à côté il y a cette chaleur de cœur, cette tendresse si aiguë, si bouleversante. On ne s’est pas dit des foules de choses à Vichy, mais cette journée m’a donné de la joie, une joie paisible qui doit continuer à vivre en nous. Il faut la soigner, et qu’elle ne se fane pas.

Oui, j’étais orgueilleux quand nous nous sommes rencontrés ; j’étais surtout gonflé d’une bête vanité et sensible comme un écorché à tout ce qui pouvait la heurter. Et j’étais aussi un peu stupide, lent à découvrir les choses, j’imaginais mal que l’on pût m’aimer. Et jamais sauf à certains soirs, deux ou trois fois au plus, je n’ai cru pendant la première année que nous nous connaissions, que vous pouviez avoir pour moi plus qu’un sentiment de camaraderie, avec tout ce que cela peut comporter de gentillesse vraie à l’occasion, et, en même temps, d’inattention.

Et je me rappelle qu’un jour Anne - c’est un souvenir tout récent - m’avait fait des allusions souriantes à un sentiment plus vif que vous pourriez éprouver pour moi. Cela m’avait paru si invraisemblable, si incroyable, que j’ai haussé les épaules. Et j’ai prié Anne de ne plus se moquer de moi. Deux heures après, je ne pensais plus à l’incident. Votre vie à cette époque était un incroyable tourbillon. Parmi tous ces hommes, toutes ces femmes que vous entraîniez avec vous, comment pouvais-je imaginer qu’il y avait aussi place pour moi ? J’étais si désemparé à cette époque, si englué dans mon éducation, pris dans des courants intérieurs fort contradictoires, ne sachant où j’allais, sans ambitions précises, sans volonté surtout, dans une grande solitude morale. Je vous en parlais l’autre jour dans cette lettre que je n’ai pu achever. Lisez-la maintenant.

                                                                                                                                                                                13 août 1935

Je vous croyais rentrée à Vichy depuis plusieurs jours déjà. Sans doute, venez-vous de recevoir le petit mot que je vous écrivais de Loches (2) qui est à deux pas de notre solitude. Mauvières est un petit village dont les maisons très espacées font le tour d’une colline crayeuse, toute percée de souterrains et de cavernes. On y cultive les champignons : d’énormes champignons que l’on mange farcis en buvant un vin rouge, léger et vif. Il sort de ces cavernes que beaucoup de gens ont transformées en habitations, une haleine glaciale qui tempère délicieusement l’atmosphère un peu chaude de ce mois d’août si sec. Vous aimeriez notre maison : quatre pièces de plain-pied, avec du papier fané à bouquets, et des fenêtres qui ouvrent sur un jardin abandonné depuis deux ans. La vigne est devenue folle, elle couvre les murs, s’enroule partout. Les choux ressemblent à des baobabs, et les oignons à des poteaux télégraphiques.

Cécile a trouvé à Loches des meubles fort convenables et des fournisseurs d’une obligeance charmante. On vivrait là plusieurs mois, si on le pouvait. En quelques jours, j’ai recouvré un équilibre corporel parfait. Je dors longuement, ma fébrilité disparaît, je brunis et mes os cessent de craquer comme de vieux meubles chaque fois que je me déplace. Vous avez bien raison, on devrait vivre à la campagne.

Si l’ambition et surtout le besoin d’achever ce que j’ai commencé ne me tourmentaient pas, je me ménagerais une vie de plein air plusieurs mois par an. Mais cela tient du rêve. J’en ai encore pour longtemps de vie anxieuse et dévorante. Il faudrait une continuité de succès si régulière pour m’arracher à mon existence forcenée que je n’ose y penser. Et pourtant je sens que j’ai autre chose à faire ou à dire. Toute cette agitation, toute cette lutte ne forme pas le fond de ma nature.

Je suis plutôt lourd qu’actif et plus assoiffé de tendresse et plus désireux d’en répandre qu’on ne pourrait le croire en me voyant moqueur et sarcastique. La vie m’a taloché durement. Si le pain ne m’a pour ainsi dire jamais manqué, j’ai eu faim de mille autres choses qui m’ont été refusées. Par esprit de défense, je suis devenu sceptique. Mais c’est une cuirasse pleine de trous et de défauts, vous le savez bien.

Vous êtes la seule femme, Champigny, auprès de laquelle j’ai envie de m’épancher. Je vous voudrais plus secrète pour pouvoir le faire de plein cœur. J’éprouve pour vous un sentiment très profond d’attachement qui n’a jamais eu de cesse depuis le jour où je vous ai vue chez Houyoux pour la première fois (3), furetant dans les livres ; tout m’avait frappé chez vous, vos yeux chauds, votre vivacité, votre charme animal, votre démarche, votre langage. En une minute, vous m’aviez séduit. Je voulais vous connaître, vous comprendre. Mais vous m’intimidiez un peu. Je ne soupçonnais pas votre être vrai : vous vous donniez des apparences si contraires à votre nature qu’il fallait être plus fin que je ne l’étais pour vous deviner.

Mais tout de suite je me suis pris pour vous, non pas d’amour, non pas d’amitié, mais d’une affection, qui tient de l’un et de l’autre et que, je le sens bien, rien ne rompra désormais. J’étais très stupide à cette époque, d’une prétention outrée où s’abritait une timidité fort douloureuse. Ajoutez à cela que je vous désirais obscurément, que je vous voyais presser la terre entière sur votre cœur, et que je dépendais de vous pour la matérielle. Il y avait de quoi bouleverser un jeune bourgeois, élevé d’une façon autoritaire et mesquine, qui n’en revenait pas d’avoir brisé définitivement le cercle de la famille.

J’étais encore si solidement attaché à la galère familiale que je n’avais pu conquérir qu’une Belge, également en rupture, mais provisoire, de son pays (4). Et pourtant j’étais assez heureux. Les jours passaient et les semaines : vous apparaissiez soudainement et de rares fois nous avions une soirée entière à nous, comme l’autre jour, et c’était délicieux. On se disputait, car si j’étais suffisant, vous n’étiez pas endurante et plus d’une fois vous m’avez parlé du haut de votre expérience. Mais on a ri ensemble ! Vous riez admirablement, le plus beau rire que je connaisse. Tout le temps qui a passé sur notre amitié, tous les malentendus, toutes les amertumes, tous les soupçons, rien ne l’a entamée. Et maintenant, je suis un peu dans le désarroi, un peu suffoqué par le tour soudain des événements.

    Et je continue aujourd’hui dimanche 1er septembre, après les bonnes heures de Vichy. Vous vous êtes montrée exquise durant ce séjour. Vous aviez tout arrangé pour que les quelques moments que nous avions à passer ensemble fussent parfaits et ils l’ont été. Je suis encore secoué par la lecture des pages que vous m’avez écrites. Je ne peux pas vous en parler. Tout ce que je voudrais vous dire là-dessus est tellement difficile à exprimer. Un mot inexact, et voilà ma pensée dénaturée. Mais tant pis ! J’aime mieux vous parler.

Voilà : j’ai pour vous une immense tendresse, bien profonde, bien enracinée. Votre présence me donne de la joie. Près de vous mon cœur se dilate, mon esprit s’éveille, je vis davantage. Il se mêle à cette tendresse un peu de sensualité, j’aime de toucher vos mains, vos bras, d’embrasser vos yeux, votre bouche, de sentir vos bras autour de moi. Mais, c’est une chose abominable à vous dire, vous ne me la pardonnerez peut-être pas, je n’ai jamais eu de grand désir physique pour vous. Je n’ai jamais rêvé de vous posséder.

Dès le premier jour, je ne rêvais pas plus que cette tendresse enveloppante. Je ne voulais pas vous posséder. Je sentais sans doute que vous ne pouvez appartenir à personne, que malgré ce que vous disiez vous ne pouviez plus être l’esclave, la femme vouée à l’amour et qui en tire toutes ses peines et toutes ses joies. Vous étiez un monde avec un passé merveilleux, un être si complexe, si formé déjà, avec de si fortes empreintes qu’il m’était impossible de vous donner la mienne. Et pour tout dire, je me sentais indigne de vous. J’étais si honteux et je suis encore à certaines heures si honteux de moi-même que je suis incapable d’accepter certains bonheurs, et que je me fais payer et toujours cher, les joies que je m’accorde.

Et puis, je sentais en vous une personnalité si forte, si rigoureusement construite, qu’il n’y avait pour moi, devant vous, que deux façons de vivre : ou me laisser absorber, modeler, me fier à vous pour devenir un homme, ou essayer de m’imposer tel que j’étais et vivre dans une lutte de tous les instants.

Je me suis écarté de vous, la vie a passé, je me suis fait autrement. Mais vous étiez toujours présente à mes yeux ; loin ou près, j’ai gardé la même tendresse qui nous permettra toujours, j’en suis sûr, de nous retrouver avec une joie mêlée de regret, mais avec joie. Que vous dirais-je encore, chérie, que vous n’ayez compris ? Toutes mes injustices, mes irritations contre vous et toutes les vôtres contre moi, elles s’éclairent maintenant.

Je voudrais que notre affection demeure toute unie, très chaude, sans heurts, sans tempête ; qu’elle soit pour vous et pour moi, le refuge des heures noires, des solitudes du cœur. Je sais quelles sont les vôtres, je les imagine mieux maintenant. Et pour l’être bouillonnant que vous êtes, elles doivent être souvent effroyables. Songez alors, chérie, à tous les amis que vous avez eus, à tous les amis que vous avez, songez à moi qui vous aime, songez à tous ceux que votre passage dans leur vie a éclairés, révélés à eux-mêmes, songez que tous ont au cœur une grande tendresse pour vous, et que toutes ces tendresses éparses, toutes ces petites lumières semées sur votre route ne se perdront jamais.

Elles doivent vous donner la belle clarté, le chaud soleil que vous aimez tant et qui gardera votre cœur vivant jusqu’au dernier jour. Au revoir, chérie, je vous attends bientôt, le plus tôt possible. Je vous enverrai dans deux ou trois jours vos photos. Il y en a de charmantes. Celles de la famille Brun n’existent pas, toute la pellicule est voilée. C’est un désastre. Il faudra que Barjavel me photographie M. Brun, la tête seulement, pour l’interview. Je leur écris.

Et j’écrirai dans deux ou trois jours à Barjavel, que je suis bien content de connaître (5). Au revoir, Chérie, je vous embrasse, sur vos mains, sur vos yeux et sur ces douces lèvres que je suis bien content de connaître aussi.

Robert


1. Cette lettre a été écrite en trois temps. Le 13 août, au retour de son escapade vichyssoise auprès de Champigny. Le 1er septembre, au lendemain de sa conférence à Vichy. Le 2 septembre, alors qu'il est rentré à Paris.
2. Voir sa lettre datée du 12 août.
3. Le 6 novembre 1926.
4. Denoël avait vite conquis une jeune fille française dès novembre 1926, et Champigny ne l'ignorait pas, mais c'était une amourette sans lendemain. La jeune fille belge « en rupture provisoire de son pays » est Cécile Brusson, à peine rentrée d'Afrique du Sud, et qui aurait sans doute voulu y retourner, quand il l'a rencontrée à Liège, fin 1923.
5. René Barjavel [1911-1985] était pigiste au Progrès de l'Allier quand Champigny lui fit rencontrer Denoël à Vichy, le 29 août 1935.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 2 Septembre 1935

Chère Amie,

Petit post-scriptum à ma lettre. J’ai vu ce matin Percheron qui arrivera vers 4 heures à Vichy. Il vous confirme d’ailleurs son arrivée par télégramme.
    D’autre part, j’ai repensé à notre ami Barjavel (1). S’il venait à Paris, croyez-vous qu’il serait capable d’un travail de documentation, de surveillance, de recherches et de mise en pages ? Bref, croyez-vous qu’il pourrait assumer les fonctions de secrétaire de rédaction du « Document » ? Il s’agit pour ce travail de faire preuve d’une grande présence d’esprit, d’une mémoire absolument infaillible, d’invention et d’activité soutenue.
    Le collaborateur idéal doit être là à n’importe quelle heure, même la nuit quand on a besoin de lui, doit recevoir les photographes, les guider, tenir note des documents qui lui sont confiés par eux, éplucher leur compte quand ils envoient leur facture, se tenir en rapport avec les auteurs quand les textes sont commandés, calibrer avec eux la longueur de leur copie, pouvoir supprimer ou ajouter le cas échéant, se tenir en contact avec l’imprimerie et avoir assez d’autorité sur les chefs de fabrication pour obtenir le travail à la date prévue. Passer des marchés de papier et savoir toujours quelles quantités il y a en magasin, quelles quantités il faut employer, etc, etc.
    Evidemment, un travail de ce genre demande une formation, mais qui, à mon avis, ne doit pas excéder quatre mois de collaboration de tous les instants, si le candidat a les capacités que je recherche. C’est un travail absorbant, pas fastidieux pour un sou, qui laisse un peu de loisirs à celui qui l’assume durant le temps de battement qui sépare la fabrication des deux numéros. Est-ce que vous croyez que Barjavel réunit les qualités nécessaires ? Est-ce qu’il est homme à lâcher sa situation pour faire un essai de trois mois ?
    Je cherche depuis des années un garçon un peu subtil qui pourrait me seconder dans la fabrication. Il y a mille détails que je suis appelé à négliger parce que j’ai beaucoup trop de travail pour m’y attacher et ces détails ont leur importance. Barjavel serait-il homme à me seconder d’une manière assidue ? - me serait-il entièrement dévoué ? - Vous comprenez très bien la collaboration que je recherche. Je ne connais pas assez notre ami pour savoir s’il est capable de cette collaboration-là. Ce que je connais de lui m’a paru extrêmement sympathique : mais le charme, la gentillesse naturelle, le talent et l’intelligence seraient inutiles s’ils n’étaient pas soutenus par une grande puissance de travail et par une capacité de dévouement très grande.

Toutes les maisons d’édition de Paris ont cet homme-là. Chez Bernouard, vous vous rappelez, il y avait à la comptabilité une femme de premier ordre qui délivrait son patron du plus gros de ses soucis. Pour « Le Document », c’est un être de ce genre-là que je cherche, étant entendu que la partie comptable lui sera épargnée.
    Au point de vue matériel, je ne puis pas immédiatement tout au moins faire grand chose. Il faudrait partir pour commencer à 1.200 frs les trois premiers mois. On passerait ensuite à 1.500 et les appointements iraient en augmentant selon les possibilités de la maison (2). Un collaborateur de ce genre, sauf catastrophe, devrait en deux ou trois ans se faire une situation très honorable.
    Vous connaissez Barjavel à fond (3). Vous devez savoir s’il répond oui ou non à cet emploi. Sa collaboration, au début tout au moins, ne l’empêcherait pas de tenir une rubrique parisienne dans son « Progrès » et sur place, il trouverait probablement des collaborations de journaux ou d’hebdomadaires beaucoup plus aisément qu’à Vichy. Merci de tout ce que vous pourrez me dire à ce sujet.
    Ne lui en parlez pas : je voudrais avoir votre opinion d’abord. Le danger pour Barjavel, s’il vient à Paris, c’est de ne plus trouver le temps d’écrire. En dehors de son travail, il aurait toutes les sollicitations que vous savez. Est-il homme à passer par-dessus son plaisir ? Réfléchissez et écrivez-moi.
    Je pense à vous, vous le voyez, j’ai hâte de lire votre réponse à ma lettre. Je vous embrasse, Chérie.

Robert


1. René Barjavel [1911-1985] était, depuis juillet 1930, pigiste au Progrès de l'Allier, un quotidien de Moulins qui tirait à 10 000 exemplaires. Dix ans plus tôt, le jeune Denoël effectuait les mêmes petits travaux non signés à la Gazette de Liége.
2. Dans La Charrette bleue (1980) Barjavel écrit : « Il n'y avait pas de fins de mois aux Editions Denoël, dont j’étais le chef de fabrication. Denoël, éditeur génial et impécunieux, me donnait de l'argent quand il en avait, par petits morceaux. Je n'ai jamais su exactement ce que je gagnais. » Au cours d'une interview accordée en avril 1982 à une journaliste en vue de la réédition du Journal d'un homme simple chez Tallandier, il dit : « Denoël était le plus merveilleux éditeur du monde ... mais ne payait jamais personne parce que, lui-même, n'avait jamais d'argent. Il réglait ses auteurs mais pas ses employés ! Pendant des années, je n'ai pas su ce que je gagnais : Denoël, le soir, prenait la caisse et donnait quelques sous à chacun. »
3. On ne sait pas grand-chose des relations Champigny-Barjavel car l'écrivain n'en a guère parlé et il ne semble pas qu'il lui ait témoigné beaucoup de reconnaissance par la suite.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [septembre 1935]

Merci de votre lettre, Chérie, c’est entendu : j’ai écrit à Barjavel pour lui proposer une collaboration immédiate (1). Je pense comme vous qu’il peut en advenir des tas de choses heureuses et je serai content de vous les devoir.

Mais laissons cela. Votre lettre m’a inquiété, elle m’a attristé, par tout cela qu’elle ne contenait pas. Ces « mélancolies personnelles » me font peine. J’ai peur d’en être la cause. Qu’ai-je donc écrit d’imbécile qui vous ait affligée ? Je n’aurais pas dû écrire comme cela. Je n’aurais pas dû vous parler si brutalement et je le crains, d’une façon si inexacte. Tout cela est si compliqué, à la fois douloureux et tendre. Des sentiments qui remontent si loin, si profond, c’est difficile de les amener au jour et de les montrer dans leur vérité. Les mots sont grossiers, c’est des coups de hache qu’on donne là où il faudrait user du ciseau le plus subtil. 

Si je vous ai fait de la peine, je vous en demande pardon. Je voulais, en vous écrivant, voir clair en moi-même et je crains maintenant que tout ne se soit obscurci. J’ai mis de l’ombre sur vous qui riiez au soleil. Dites à Doudou que je suis une bête, un cœur sec, un tout ce que vous voudrez. Mais je voudrais bien vous consoler ou pleurer avec vous. Embrassez-moi quand même.


    Robert


1. Barjavel a évoqué cet événement à plusieurs reprises : « Un jour je suis venu interviewer Denoël venu à Vichy pour une conférence. Et nous avons bavardé toute la nuit... Le surlendemain, rentré à Paris, il m'a écrit une lettre pour me demander de travailler chez lui. Vous pensez si j'ai sauté en l'air ! » (Notes autobiographiques, vers 1970). « Nous avons passé la plus grande partie de la nuit à parler... de littérature et d'édition, bien sûr. Là-dessus, je suis rentré à Moulins. Le surlendemain, je recevais un télégramme de Denoël me demandant si je voulais travailler avec lui. Sur-le-champ, j'ai bouclé mes valises et je suis parti pour Paris. » (Bulletin de la Guilde du Livre, juillet 1970). « On m'a chargé de le présenter au public. Je suis allé l'attendre à la gare. C'était un grand garçon à peine plus âgé que moi. Après sa conférence, nous avons passé la nuit à bavarder. Je ne sais qui lui a envoyé le compte-rendu que j'avais fait de sa conférence et de l'interview qu'il m'avait donnée. Il m'a télégraphié en me demandant si je voulais venir travailler chez lui. Inutile de dire que j'ai donné tout de suite mes huit jours au Progrès de l'Allier et je suis monté à Paris. » (Interview par Jérome Le Thor, avril 1980).
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [septembre 1935]

Je ne sais que vous conseiller, Chérie. Je crains pour vous les rigueurs d’un climat pour lequel vous n’êtes pas faite (1). Partir, en ce moment, me paraît dangereux. Paris avec tous ses inconvénients vaut mieux qu’une aventure en pays de froid. Et si Paris ne vous convient pas, n’y a-t-il pas moyen d’arranger quelque chose dans le Midi ?
    Votre lettre m’a fait du bien : elle demanderait une longue conversation, toute une nuit ou trente pages. Et à la lettre, je n’ai pas une heure. Je suis repris par la danse. Un jour j’écrirai la complainte des échéances difficiles. César Birotteau a une descendance formidable ! Ces huit derniers jours, je n’ai été occupé que d’argent. Je compte, je recompte et j’arrive toujours à des totaux dérisoires. Et ces petites joies me sont promises pour plusieurs mois encore.

On s’émousse à ce jeu terrible, vous en connaissez l’usure. Tout le vrai de l’homme s’efface devant cette obsession des chiffres. Il me faut une volonté sans cesse entraînée pour garder quelque abri pour la tendresse. Je vous écris en fin de journée, dans ce bureau que vous connaissez, près d’un téléphone enfin muet, dans ce quart d’heure qui précède le courrier. Je voudrais tant vous aider, vous montrer que mon affection ne s’arrête pas aux mots. Dites-moi ce que vous attendez de moi, chaque fois que vous attendez quelque chose de précis. Et je ne vous décevrai pas.
    Percheron (2) a été très frappé par vous, il a immédiatement conçu une grande estime de votre personnalité. Vous avez touché cet homme bizarre, inquiétant et à la fois plein de séduction. Lui aussi pense que la Russie et l’E.O. (3) ne sont pas immédiatement indiqués pour vous.
    Je n’ai plus que le temps de vous embrasser pour toutes les choses justes que vous m’avez écrites. J’ai été très remué, très doucement ému, je ne connais rien d’exquis comme votre tendresse. Et si je pouvais vous en rendre un peu, ce serait une joie encore.
    Demain vous aurez les photos et Doyon son Grand Vent. Ne vous tourmentez pas pour l’impôt. Je suis embêté mais la tournure du numéro (4) ne permettra pas les interviews de particuliers. Brun (5) va dire que je suis bien léger et il aura raison. Vous chargeriez-vous de m’excuser ? Ou faut-il lui écrire ? Je ferai ce que vous déciderez.
    En attendant, bravo pour Mézels et que l’arrière-saison soit belle. Je vous embrasse de bien bon cœur.


    Robert


1. Il s'agit du voyage d'agrément en U.R.S.S. projeté depuis juin.
2. Maurice Percheron a fait une conférence à Vichy, quelques jours après celles de Denoël et de Doyon.
3. Europe Orientale, sans doute.
4. Celui du Document de la rentrée : « Où va notre argent ? » par Pierre Martignan, qui paraîtra en octobre.
5. Maurice Brun, directeur de l'hôtel « Les Célestins » à Vichy, où Champigny a résidé durant l'été.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 13 Septembre 1935

Chère Amie,


    Entendu pour Brun puisque c’est tellement important, mais qu’il se dépêche. J’ai besoin de son texte (2 pages dactylographiées à grand interlignage maximum, pour lundi matin). On tâchera de le caser entre le Président de la Fédération des Contribuables, celui des Porteurs de valeurs et de la Chambre des Propriétaires, mais qu’il soit bref (1) !
    L’envoi des photos que je vous ai fait n’est qu’un début, j’en ai d’autres qui viendront la semaine prochaine.
    Je continue à ne pas croire à un grand conflit prochain. Les catastrophes si bien préparées n’éclatent jamais. Je veux que vous ayez tort.
    Je ne sais pas si je pourrai ce soir vous entendre aux P.T.T., mais je tâcherai (2).
    Très amicalement,
    Je vous embrasse

Robert


1. L'article de Maurice Brun (« L'Hôtellerie devant l'impôt ») occupe une demi-colonne de la page 30, avec photographie de l'auteur.
2. Le 13 septembre à 20 heures, « Radio Paris P.T.T. » a consacré une demi-heure au livre de Champigny, Le Grand Vent, avec lecture par le journaliste Charles Guyard de quelques chansons maritimes, et de l'article rédigé en juillet par Denoël : « Champigny. Femme, poète et graphologue ».
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [début octobre 1935]

Comment allez-vous, Chérie ? L’automne doit être beau dans le Causse. A Paris il serait délicieux si l’en en pouvait profiter. Il y a des jours parfaits dont je goûte seulement les quelques minutes du matin, fraîches, avant la poussière et les autos. Et puis, c’est le tourbillon de l’argent et de l’édition. Je nage dans l’argent ou dans le manque d’argent. Je fais des acrobaties sans nom, qui me donnent un peu la courbature. On serait à la limite de l’écœurement, du découragement, si l’on n’avait pas l’espoir bien vissé au cœur. Avez-vous reçu Le Bonheur des tristes et Le Document ? Dites-moi si vous aimez le livre de Dietrich (1) ?
    Ne comptez pas sur nous pour la Toussaint. Je ne peux quitter Paris cette année. Tout est trop grave. Je suis un peu comme Charlot dans « La Ruée vers l’or ». La cabane est sur la crête, je m’y déplace avec terreur et chaque mouvement risque de me précipiter dans le gouffre.
    Toutes les semaines je suscite un petit miracle qui rétablit un équilibre provisoire. A ce jeu, on se fatigue. Et l’on n’a plus de courage pour écrire à ceux qu’on aime. Comprenez mon silence. Dans les petits intervalles de lucidité, je pense à vous, toute seule dans ce pays où vous semblez habiter par défit (2). Il me semble que le poids de la solitude doit y être plus qu’ailleurs écrasant, avec cette nature farouche, très « Hauts de hurle-vent », magnifique d’ailleurs. Tout y est déjà dépouillé, j’imagine, et sent l’hiver. Que faites-vous, frileuse, et est-ce là le repos dont vous avez besoin ?

Cécile va doucement, doucement. Le petit nous devient un enchantement. Je goûte tous les jours aux joies de la paternité et m’en émerveille. Je crois que vous l’aimerez quand vous le connaîtrez un peu.
    Au revoir, Chérie. Je vous embrasse et vous dis à demain, à bientôt, à « très » bientôt.


    Robert


1. Le roman de Luc Dietrich a été mis en vente le 10 octobre mais les exemplaires du service de presse ont été expédiés dès la fin septembre. Le nouveau numéro du Document est celui de Pierre Martignan : « Où va notre argent ? ».
2. Champigny est rentrée chez elle, à Mézels.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny

Samedi 12/10/35

Chérie, il y a des jours où je vous comprends très bien, tout à fait à fond. Aujourd’hui votre angoisse m’est proche, votre détresse me parle un langage qui m’émeut, qui me touche profondément. Je comprends que vous ne vous résigniez pas à être vous-même, vous êtes comme les saints, comme tous ceux qui cherchent à se dépasser, à dépasser les limites de l’humain. C’est cet élan vers la perfection dans tout que j’aime chez vous, ce besoin de beauté intérieure que vous avez pour vous-même et que vous étendriez à tous si vous le pouviez.

La nature, les animaux vous contentent. L’être humain vous décevra toujours. Ce qu’il y a de magnifique et d’irrémédiable dans votre cas, c’est que les arguments de la raison n’y peuvent rien. C’est un état de votre cœur, de votre sensibilité, un monde que l’intelligence ne touchera jamais. Pour vous je ne vois de consolation que dans les grands mystiques, de Pascal à Sainte Thérèse, de Platon aux Hindous. Si le démon d’agir vous abandonne un jour, je crois que vous trouverez les grandes joies du cœur dans une sorte de contemplation éperdue. Vous êtes trop sensible à tout ce qui vit, trop douloureuse, trop avide de tendresse et d’en répandre, pour ne pas souffrir du contact d’autrui.

Vous n’admettrez jamais que certains êtres soient médiocres ou mauvais dans l’âme, que d’autres ne soient plus que cendres éteintes et le peu de grandeur épars çà et là chez les privilégiés ne vous satisfait plus. Il y a des heures où je pense comme vous, où un affreux dégoût des autres et de moi-même me prend, où je doute aussi si la vie avec son cortège bas et atroce vaut la peine d’être vécue. Et puis je réponds oui quand même et je veux aller de l’avant, non pas seulement à la conquête du succès, mais aussi à la conquête du petit lambeau de vérité qui doit nous revenir si, en dépit du courant des jours, de nos déchéances, nous essayons de maintenir à l’abri un coin de fraîcheur et de pureté.

Vous avez été, Chérie, plus brutalisée qu’une autre par la vie, mais vous avez eu des heures d’une si parfaite beauté, des heures d’amour, de tendresse, d’illumination, et celles-là vous ont comblée. Et tous les jours vous apportent une nourriture nouvelle, avec l’espoir et le désespoir, avec la joie intense et la défaite. Si vous pouviez supporter cela, si nous pouvions supporter cela, la vie prendrait un cours plus harmonieux, nous connaîtrions l’équilibre et la détente.

Ne m’en veuillez pas si malgré moi je raisonne. Votre lettre m’a ému, m’a fait du bien par son accent fraternel. Je voudrais bercer le petit enfant que vous êtes et qu’un souffle, une caresse change vos pleurs en joie. Il y a dans le passage à côté de mon bureau (1) un phono plein de mélancolie. Il joue un refrain populaire, composé pour donner de la gaieté aux gens. Mais la mélancolie est chose douce aussi. J’avais commencé l’autre jour pour vous une lettre d’abandon, une lettre triste et puis j’ai été interrompu. Comme je ne l’avais pas achevée, je ne l’ai pas envoyée. Et puis je l’ai retrouvée, et ce n’était plus moi. Je l’ai déchirée.
    C’est vrai que je suis rarement moi. C’est que je ne me suis pas encore trouvé. J’hésite. Je tâtonne. Mais ce ne sera plus très longtemps. Je sens que je suis maintenant, depuis quelques mois, sur la vraie voie. Notre rencontre y est pour beaucoup. J’ai eu cette année de grands déchirements intérieurs, des souffrances longues. Cela m’aide à faire le tour de moi-même, à prendre contact... Vos lettres et cette nuit si extraordinaire (2) par tout ce qu’elle a réveillé en moi, m’ont poussé sur la bonne route. La petite lumière va bientôt luire. Si elle pouvait luire en même temps pour vous, pour tous les êtres que j’aime, que ce serait beau !
    Il est temps que je vous quitte. Un mot encore à propos de Dietrich. Il a 22 ans. Il a été tuberculeux. Il a fait tous les métiers décrits dans le livre, plus le métier de plongeur, le dernier des métiers je crois bien, et encore agent électoral, un peu maquereau, photographe et porteur de paquets. Beaucoup de souffrances, de misères, de coups du sort. Alors porte un masque pour se défendre, truque avec le lecteur, avec les amis, avec lui-même. Mais au fond, je crois, une sensibilité rare, qui s’exprime déjà.

Le côté précieux du livre est dû plus au copain (3) qui l’a écrit sous sa dictée qu’à lui-même. Le livre avait 500 pages. J’en ai coupé la moitié, la dernière moitié (4), qui était le comble de l’artifice et de la littérature. Mais Dietrich a accepté cette amputation sans une seconde d’hésitation. Concluez.
    Je prépare les photos. C’est long, mais j’ai si peu de temps. Et dès votre retour, je me mettrai en campagne pour la graphologie.

Je vous embrasse


    Robert


1. L'unique fenêtre du bureau de Denoël ouvrait sur le passage Jean Nicot, une petite artère parallèle à la rue Amélie.
2. Voir sa lettre du 12 août.
3. Lanza del Vasto.
4. Ces quatre chapitres supprimés par l'éditeur ont été publiés en 1997 par Frédéric Richaud et Xavier Dandoy aux Editions Eoliennes sous le titre : L'Ecole des conquérants.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Pierre Albert-Birot


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Paris, le 6 Décembre 1935

Cher Ami,

J’ai oublié de vous dire l’autre jour que j’étais en pourparlers avec un Américain pour la traduction de Grabinoulor. Voici sa lettre (1) qui ne manquera pas sans doute de vous intéresser.
  Croyez, Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.


   R. Denoël


1. La lettre de Waverley L. Root est datée du 5 décembre 1935. Ce critique littéraire américain habitant Paris avait déjà reçu en 1933 un « service de presse » du livre pour compte rendu. En le relisant, il s'aperçoit « qu'il y a de quoi faire frémir des éditeurs puritains, mais j'espère pouvoir en trouver un qui a un peu plus de courage que les autres. D'ailleurs, en Amérique au moins, il me semble que l'âge du puritanisme s'en va. En tous cas, je crois que le livre vaut un peu d'effort. Evidemment, il n'est pas ordinaire, il serait peut-être même incompréhensible pour beaucoup de lecteurs, mais il me semble qu'il possède une vie et une richesse d'humour qu'on ne trouve pas tous les jours. » L'affaire n'aura pas de suite. La première traduction anglaise de Grabinoulor, due à Barbara Wright, date de 2000.
* Autographe : collection Mme Arlette Albert-Birot.