Robert Denoël, éditeur

1944

 

À Antonin Artaud

4 janvier 1944

[...] Je dispose bien d’un complet, mais il n’est évidemment pas à ta taille. As-tu sur place un tailleur qui pourrait faire les retouches indispensables ? - Dans l’affirmative, je t’enverrais un complet bleu fort présentable. Si tu ne vois pas la possibilité de le faire arranger, je procéderais autrement. Je chercherais quelqu’un de ta taille ; mais cela sera beaucoup plus difficile. [...]


* Repris de : F. de Mèredieu. C'était Antonin Artaud, 2006, p. 789 [l'auteur renvoie au catalogue de la vente du 14 avril 2000 à l'Hôtel Drouot, où elle ne figure pas]. Denoël répond probablement à la lettre qu'Artaud a envoyée de Rodez le 31 décembre à Cécile.

 

À Rémy Hétreau


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 25 Janvier 1944

Cher Monsieur,

  Comme suite à nos différents entretiens, nous avons le plaisir de vous informer que nous vous commandons ferme l’illustration de : Le Mouchoir rouge suivi de La Chasse au caribou par le Comte de Gobineau (1).
  Cette illustration comportera huit lithographies en noir et rouge et une vignette en noir. Vos droits d’auteur sont fixés comme suit :
  Une somme forfaitaire de 10.000 francs, payable : 5.000 francs à l’acceptation de tous les projets, et 5.000 francs à la mise sur pierre.
  Pour la commodité du tirage, il serait préférable de composer le noir seul tout d’abord. Le rouge destiné à rehausser la lithographie viendra après le premier tirage.
  Nous espérons que vous pourrez nous remettre les projets presque définitifs pour la fin du mois de février. De notre côté, nous espérons faire la mise sur pierre dans le courant de mars. Si les circonstances retardaient de plus de deux mois l’exécution de ce travail, vos droits d’auteur vous seraient réglés intégralement sur remise des projets « bon pour le tirage ».
  Veuillez agréer, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.

Les Editions Denoël,

R. Denoël


1. L'ouvrage parut le 25 mai 1945 aux Editions de la Tour dans la collection « Le Rouge et le Noir » dont il constitue le 3e volume. Tiré à mille exemplaires numérotés, ce petit volume est illustré d'une vignette de titre et de dix hors-texte tirés en lithographie.
* Autographe : collection Rémy Hétreau.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Sans date [1er février 1944]

Chérie, je suis tout triste de ton chagrin et triste aussi de ne pouvoir mieux te consoler. J’ai pensé à toi tard dans la nuit, j’aurais voulu être près de toi, que tu reposes sur mon épaule, tes pleurs se seraient doucement taris, j’aurais endormi ta peine, tu te serais sentie si près de moi, si sûre de moi que tu te serais mise à penser à notre avenir heureux, à tout ce que je pressens d’harmonieux et de tendre entre nous.

L’horreur de ce deuil (1) se serait atténuée. Jeanne chérie, je t’aime, plus que tu ne le sens, plus que je ne puis le dire. Tu es ma joie et mon souci, je voudrais que tu ne connaisses par moi qu’un bonheur vif et toujours renouvelé.
    Je t’ai envoyé quelques fleurs cet après-midi, que ne puis-je fleurir chacun de tes pas !

Robert


1. Jean Giraudoux est mort le 31 janvier.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Irène Champigny


[Papier à en-tête des Editions Denoël]

Paris 25-2-44

Je vais vous dire simplement ceci, qui résume tout : depuis deux mois, j'ai quitté trois fois mon foyer, ma femme, mes enfants, et trois fois je suis revenu à l'attache, retenu par de petites mains, et par le remords de faire du mal. J'ai vécu seul sept ans, près d'une femme qui m'est étrangère, et qui ne sait pas rire. Je l'aime bien pourtant, comme si elle était le premier de mes trois enfants (1). Mais le mot que vous avez écrit pour la désigner est justement celui qui ne lui convient pas. Elle n'est pas ma compagne. Pendant sept ans je me suis tu. Je n'ai pas dit un mot de ma solitude, même à Denoël. [...]

Champi de mon cœur, je vous envoie ce Voyageur imprudent (2), qui va vous arracher pour quelques instants à notre temps calamiteux. Le soir même où il m'a apporté ce prix (3) dont vous avez entendu parler dans votre désert, j'ai rattrapé ma femme qui enjambait la fenêtre de notre septième. Elle est très malheureuse, parce que je suis tout pour elle. Je la quitte, elle s'écroule.

R. Barjavel


1. René Barjavel a épousé Madeleine de Wattripont [1915-2005], d'origine belge, le 10 octobre 1936. Ils ont eu deux enfants : Renée en mai 1937, Jean en 1938.
2. Paru tout d'abord en feuilleton dans Je suis partout [24 septembre 1943 - 14 janvier 1944], le roman a été publié chez Denoël le 21 janvier 1944.
3. Couronné le 29 janvier 1944 par le « Prix des Dix », un prix créé par dix fantaisistes pour remplacer le prix Goncourt, dont les académiciens avaient refusé de décerner le prix, cette année-là. Cette parodie de prix littéraire fut répercutée par toute la presse et même sur les écrans parisiens.

À Paul Vialar


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19, Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 6 Mars 1944

Mon Cher Paul,

J’ai été fort débordé ces derniers temps et je viens de m’apercevoir que l’on ne vous avait pas fait parvenir votre mensualité. Je répare immédiatement cet oubli. Je fais tenir, d’autre part, la somme dont nous avions convenu à Mme Paul Vialar (1). J’ai reçu les manuscrits que l’on a mis de côté sans les ouvrir.

[la suite manuscrite :]

J’ai téléphoné à Archat qui attend vos épreuves avec une certaine impatience. Mais il en verra d’autres avec l’imprimeur et le tireur d’eaux-fortes ! (2)
  Suis ravi des nouvelles que vous me donnez de mon filleul et de sa mère (3). Puissiez-vous rester tous les trois paisiblement dans cette « Treille » fleurie (4) ! Je m’y inviterais volontiers pour un long week-end s’il m’était permis de penser à des folies pareilles. Je voudrais vous voir tous les deux dans votre nouvelle dignité. J’ai eu des débuts de père de famille - il y a onze ans - en Vendée dans une maison aimable. Vous me rappelez mes émerveillements : il faisait beau, l’enfant souriait, je n’en finissais pas de l’admirer. Les temps étaient paisibles ! Ah ! J’y pense, si par malheur vous deviez voyager à trois, je vous conseille pour l’enfant un petit hamac que l’on attache de chaque côté du compartiment. C’est le grand confort pour tout le monde et ce n’est sans doute pas introuvable.
  Dernière nouvelle : je viens de traiter avec un nouvel éditeur belge pour une édition française de La Grande Meute. 10.000 exemplaires de départ, cinquante francs ou peut-être soixante prix de vente et 15 % de droits (5).
  A part cela, je travaille assez péniblement, fatigué toujours. Les Editions, elles, n’ont jamais été si florissantes. Elles auront ma peau !
  Au revoir, mon cher Paul, travaillez, mais surtout soyez heureux tous les trois. Votre ami,

  Robert


1. Denoël règle les droits d'auteur de Paul Vialar par chèques mensuels mais il a aussi pris en charge le paiement de la pension alimentaire de l'écrivain à Madeleine Louchard, son épouse depuis 1925, qu'il a quittée en 1940, et dont il divorcera en novembre 1945.
2. L'éditeur lyonnais Archat a entrepris une édition de grand luxe de La Grande Meute, avec 32 burins et eaux-fortes de Pierre-Yves Trémois, qui verra le jour en 1945. Les gravures ont été tirées par Raymond Haasen. C'est le premier livre illustré du jeune graveur : apparemment c'est Denoël qui lui a présenté l'écrivain.
3. Robert Denoël est le parrain de Dominique, le premier enfant de Paul Vialar avec Magdeleine Rombeau, sa nouvelle compagne, né à Saint-Tropez le 14 décembre 1943. Sa marraine est Jeanne Loviton, amie de jeunesse de Vialar et maîtresse de Denoël depuis près d'un an.
4. « La Treille Muscate » fut, de novembre 1925 à juin 1939, la propriété de Colette, avant de devenir celle de l'acteur Charles Vanel.
5. Les Editions de la Toison d'Or à Bruxelles ont co-édité avec Denoël une demi-douzaine de romans depuis 1943.
* Autographe : collection Paul Vialar.

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 14 mars 1944

Cher Ami,

Je vous prie de trouver, ci-inclus, un chèque de 200.000 frs à valoir sur vos prochains droits d'auteur.
    Je remarque, en effet, que le tirage de « Mort à crédit » et du « Voyage au bout de la nuit » que nous attendons, s'élèvera à 7.000 exemplaires environ par volume : cela ne représente pas tout à fait en droits d'auteur, la somme que je vous envoie ci-inclus.
    D'autre part, nous avons dépassé nos prévisions pour le tirage de « Guignol's Band » (1). Au moment de la livraison des trois ouvrages, nous saurons exactement ce que nous vous devons. Nous ferons à ce moment-là un compte définitif.
    Je ne veux pas entrer, une fois de plus, dans des considérations étrangères à nos rapports personnels. Je publie ce que je veux et sans en rendre aucun compte à mes auteurs. Je tiens seulement à vous signaler que vous avez absorbé en 1943 près de 25 % du papier que j'ai imprimé. Or, je fais vivre, partiellement tout au moins, près de 150 auteurs.
    Quant à Bezons (2), vous savez fort bien que j'ai pris ce livre pour vous faire plaisir, que ce n'est pas du tout une affaire. Heureusement que je n'ai pas écouté vos suggestions optimistes et que je n'ai tiré le volume qu'à 3.000 exemplaires, comme il convenait. Il sera difficile de dépasser ce tirage et même de l'épuiser rapidement (3).
    Croyez, Cher Ami, à mes sentiments les meilleurs.

[Robert Denoël]


1. Le contrat pour Guignol's Band, daté du 13 janvier, prévoyait que le tirage initial serait « en principe » de 30 000 exemplaires. Un relevé de compte établi le 12 juin par l'éditeur, que nous n'avons pas, fait état d'un tirage total de « 36 692 exemplaires et 344 S.P. », selon Dauphin et Fouché, notice 44A1.
2. Albert Serouille. Bezons à travers les âges, préfacé par Céline, est paru en février.
3. L'ouvrage sera soldé en juin 1947.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Louis-Ferdinand Céline

Paris, le 16 Mars 1944

Cher Ami,

Je vous prie de trouver, ci-inclus, le double de la lettre-contrat que nous avons signée avec les « Editions de la Toison d'Or » (1). Je vous ai tenu au courant des négociations que j'ai menées avec cette firme et vous m'avez donné votre accord verbal.
    La N.R.F. n'a pas tiré « Le Passe Muraille » de Marcel Aymé à 100.000 exemplaires, rassurez-vous. Puisque Marcel Aymé est en veine de confidences, demandez-lui donc à combien la N.R.F. a retiré les quinze volumes qu'il a publiés avant 40. Aucun de ces ouvrages n'a été réimprimé.
    Quant à la clause de nos contrats disant que lorsque je ne peux pas présenter 10 exemplaires de vos ouvrages ou qu'ils sont introuvables chez les grands libraires, le contrat tombe (2), je vous rappelle que nous sommes en temps de guerre et que j'ai pour moi le cas de force majeure (3).
    D'autre part, aucun de vos ouvrages n'est pratiquement introuvable. Je vous garantis que je vous en trouve 200 dans Paris de chaque titre en quelques jours, mais ceci n'a pas d'importance.
    Je vous répète que vous êtes le seul auteur français qui ait eu des réimpressions sans arrêt. Vous êtes certainement l'auteur français qui a touché le plus de droits d'auteur depuis l'armistice. Je parle bien entendu d'auteurs de livres, je ne m'occupe pas de cinéma ni de théâtre.
    Quant à Flammarion, dont vous me cassez les oreilles, je demande à voir ses propositions écrites (4).
    Bien cordialement à vous,

[Robert Denoël]


1. Les Editions de la Toison d'Or ont été créées le 25 mars1941 par Edouard Didier [1895-1978]. Cette maison d'édition, qui s'était établie rue du Musée à Bruxelles, possédait une succursale parisienne, 18 boulevard des Invalides. Le contrat dont parle Denoël date du 15 février. L'éditeur belge accordait à l'auteur les mêmes droits que Denoël, et fixait le premier tirage du livre à 4 000 exemplaires.
2. L'article XI du contrat pour Voyage, qui fait toujours autorité, prévoit qu'un ouvrage sera considéré comme épuisé « lorsque les éditeurs, après un délai de six mois nécessaire pour faire rentrer les exemplaires en dépôt, délai à compter d'un avis de l'auteur par lettre recommandée, seront dans l'impossibilité d'en présenter 25 exemplaires à l'auteur ».
3. Cette notion de « force majeure » ne se trouve pas dans les contrats passés entre Céline et Denoël. Il doit donc s'agir d'une loi édictée durant la guerre.
4. Jusqu'au bout, Céline aura invectivé son éditeur à propos de droits d'auteur supposés meilleurs... ailleurs. C'est la dernière lettre connue de Robert Denoël à Louis-Ferdinand Céline.
* Repris de : P.-E. Robert. Céline & les Editions Denoël, 1991. Copie dactylographiée dans les archives des Editions Denoël.

 

À Jeanne Loviton

[Carte de visite]

Sans date [vendredi 31 mars 1944]

Mon doux Chéri,


    Tu sais que c’est toujours fête près de toi. Ton anniversaire (1) arrive par le plus beau soleil, par le plus beau jour du printemps pour me dire combien tu me rends heureux. Je t’aime.

Robert


1. Jeanne Loviton est née le 1er avril 1903. Le billet qui accompagnait les fleurs envoyées porte : « Prends ces petites fleurs dans tes mains, mets-les sur ta gorge, regarde-toi dans le miroir. Bonnard, Vuillard et les autres s’agenouillent. Moins dévotieusement que ton serviteur qui te souhaite un bon dimanche... quand même. Je t’aime. Robert ».
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Jeudi [6 avril 1944]

Mon Chéri, ta lettre est venue à point pour me désembourber. Tu ne t’imagines pas à quel point je suis triste de ton absence. Je me sens comme perdu, abandonné. Le travail même ne me délivre pas d’un sentiment pénible d’ennui et d’angoisse. Je suis débordé de besognes, pris à chaque minute par des problèmes à résoudre ou par des gens et cela ne sert de rien. J’ai eu un peu de plaisir avec mon fils que j’ai promené à Versailles, mais moins que je ne l’aurais pensé. Je n’ai pas retrouvé la trace de tes pas sous la futaie mais le souvenir de notre promenade était en moi, vif et tendre.

Reviens vite (1). Ta voix au téléphone m’a réjoui. Une fois de plus, je n’étais pas seul et je n’ai pas pu te parler comme je le désirais. Ton genou me fait mal. Fragile chérie, enfant imprudente que l’on ne peut laisser seule sur les routes sans qu’elle ne se blesse ! J’ai bien l’impression que nous avons terriblement besoin l’un de l’autre. Depuis deux jours, je suis franc, j’éprouve pour la première fois de ma vie, l’ennui de vivre dont parlaient les Anciens. Reviens vite. Délivre-moi. Je suis dans le noir.

Robert


1. Jeanne se repose alors dans sa villa de Senneville (Yvelines).
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jeanne Loviton


[Sigle imprimé des Editions Denoël]

Lundi [10 Avril 1944]

Mon Chéri, j’ai emporté de ta petite maison (1) une image de soleil et de bonheur, j’ai été heureux dans ces murs clairs où tu fais retraite. Le départ avait été brumeux mais comme chaque fois que je suis avec toi, au bout d’un peu de temps, je me suis senti envahir par ton atmosphère qui est lumière, tendre gaieté, chaleur douce. Quand je parviens à dissiper tes soucis, à te rendre à toi-même, je m’émerveille toujours de la joie qui est en toi et tout mon être se détend. Je goûte un bonheur tout nouveau, il me semble que je découvre la vie et l’amour avec un sentiment d’aise inexprimable.

As-tu remarqué que nous n’avons jamais souffert l’un par l’autre, si ce n’est de l’absence ? Quand je suis près de toi, que je regarde ton visage, que je te touche la main, il me semble que rien ne peut nous atteindre, je me sens en sécurité, tous les chagrins, toutes les angoisses fondent sous ton doux rayonnement.

Je suis revenu de Senneville dans un état d’allégresse extraordinaire, le printemps brillait sur les côteaux, sur les labours, sur les bois, je jouissais merveilleusement de sa caresse fraîche, frémissant encore du bonheur que tu m’avais donné, respirant sur mes mains ton odeur la plus suave. Il m’a fallu vingt-quatre heures de séparation pour retomber dans une sorte de pesanteur, de tristesse confuse et lourde que le travail atténue mais que seule ta présence peut chasser.

Demain je vais être repris par la mécanique de mon métier et je penserai à toi moins égoïstement. Il est bon que tu sois dans cette campagne admirable, dans cette paix lumineuse et fleurie, il est bon que tu respires sous un ciel large, que tu te reposes dans cette solitude. Je t’aime, mon Chéri, je te tends les bras, j’appelle ta belle bouche, je voudrais te donner le bonheur que tu me donnes.

Robert


1. La « petite maison » de Senneville dans laquelle Denoël vient de passer deux jours, est en fait une belle villa où Jeanne Loviton a pris l'habitude, dès 1941, de « faire retraite » en fin de semaine, afin d'éviter le long trajet pour Figeac, qui est à 600 kilomètres de Paris.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton
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À Irène Champigny

[Sigle imprimé des Editions Denoël]
                                                                                                                                                                                  15 mai 44

Chère Amie,

Je ne vous ennuierai pas avec le tableau de mes difficultés. Elles se résument au fait que le travail des imprimeurs est réduit provisoirement à seize heures par semaine. Nous ne pouvons pas espérer maintenir un rythme aussi élevé. Il est donc probable que nous ne travaillerons bientôt plus du tout. J'ai une vingtaine de livres en fabrication : si nous les composions à la main et que nous les imprimions à la presse à bras, il me semble que nous gagnerions du temps.
    Je donne quand même votre manuscrit (1) à un imprimeur : sans pouvoir vous annoncer une date de publication ou même, plus simplement, une date d'envoi des premières épreuves.
    Ces trois derniers mois ont été pénibles. Cécile a fait une vraie maladie - infection intestinale très violente, dont elle sort avec une grande [usure ?] J'ai eu d'autre part beaucoup de soucis. Je me sens fatigué de nouveau. Bientôt sans doute, nous serons dans la zone de feu et les petits ennuis personnels se résorberont dans la catastrophe générale. En attendant, les Parisiens se préparent à la gamelle : nous avons déjà un numéro. Dans quelques jours nous saurons à quel bistro nous adresser pour la soupe communautaire.
    Le printemps ne se décide pas, les arbres sont chargés de fleurs et de feuillages somptueux, jamais ils n'ont été si beaux mais il fait froid et tout le monde s'enrhume, y compris votre serviteur.
    Je crois, grande décision, que je vais vendre « Les Trois Magots » (2) que j'avais gardés par fétichisme. Les boutiques ont pris une valeur excessive et comme celle-là ne me rapporte à peu près que mes cigarettes, je suis décidé à m'en séparer si par ces temps bombardiers je trouve un acheteur... Cette guerre me paraît de moins en moins supportable. La bêtise humaine me donne le vertige. Quand je pense que les joueurs de belote et les buveurs de pernod des petits cafés de Corrèze et du Lot se transforment en tueurs et en bourreaux de leurs amis sous l'action radiophonique d'un peintre anarchiste et bordelier comme ce pauvre Jean Oberlé ou des Weisskoff dits Gombault (3), je ne rigole pas du tout.
    Je sais bien que les vieux instincts ne sont pas enfouis très profondément, la vie humaine n'a jamais été à un prix aussi bas mais elle va devenir meilleur marché encore à brève échéance. Les horreurs s'accumulent. On se dégoûte de vivre dans un monde aussi moche. Les gens qui gardent un peu de bon sens deviennent rares : Paul Valéry et sa femme de ménage parlent de la guerre de la même façon, ils sont incapables l'un et l'autre d'une idée personnelle sur le sujet ; ils usent du même vocabulaire, d'un vocabulaire qu'ils n'employaient ni l'un ni l'autre il y a quatre ans. Le nivellement radiophonique, c'est ce que notre monde aura inventé de plus beau.
    Je lis peu en ce moment, dévoré par mon travail. Ravi de savoir que Sainte-Beuve vous ouvre des horizons. Pour toute la littérature qui a précédé le dix-neuvième siècle, c'est un maître incomparable. Trop bardé de science et trop vilain caractère pour apprécier les vivants, il n'a pas compris grand'chose à Balzac, Baudelaire, Flaubert, Hugo etc... Mais pour le dix-septième notamment, c'est le guide le plus instruit, le plus fin et le plus disert que l'on puisse rêver.
    Je vous embrasse bien tendrement.

Robert


1. Celui de « Province ». Il en était déjà question en 1938 dans la correspondance Jean Brunel-Champigny. Apparemment ce récit était consacré à son enfance dans l'Indre, dont on sait peu de chose : « Cette vision saine du passé, de notre passé d'enfant. Le rappel de ce qui fut notre vie, de ce qui nous marque loin des cités », lui écrivait Jean Brunel, le 27 octobre 1939. Denoël n'eut pas le temps de le donner à composer, et c'est René Barjavel qui en transmit le manuscrit en mai 1945 à Me Brunel, par l'intermédiaire de leur ami commun René Huyghe.
2. La vente de la libraire à deux hommes d'affaires parisiens, Georges et Elie Alban, eut lieu le 9 juin 1944, officiellement pour la somme de 500 000 francs, en réalité pour 750 000 francs.
3. Joseph Weiskopf dit Georges Gombault [1881-1970] était le rédacteur en chef du quotidien France fondé à Londres en juin 1940. Le peintre Oberlé [1900-1961] était l'un des speakers de Radio-Londres, à qui l'on doit le slogan fameux : « Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ».
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

À Irène Champigny

                                                                                                                                                      Sans date [29 mai 1944]

Chérie, vous m'avez un peu piqué, je l'avoue (1). Je pourrais vous démontrer de mille façons que j'ai raison et que je ne confonds pas l'avenir de l'Europe et le mien. Je pourrais vous dire que depuis des années je n'écoute pas la radio, que je ne lis les journaux que par métier, que j'ai des amis à droite et à gauche et que je suis aussi éloigné des raisonnements de Louis que de ceux de Ferdinand (2), pour prendre deux extrêmes. Je pense que l'on nous joue de nouveau un acte d'une farce déjà connue, bien que tragique, et je n'en veux pour exemple que deux petits faits : on n'a pas encore bombardé les hauts-fourneaux (pas plus qu'en 1914). On détruit des villes par centaines mais les hauts-fourneaux, visibles à cent kilomètres à la ronde, ne sont pas atteints.
    Et d'autre part, c'est en Espagne que l'on trouve encore maintenant des métaux rares, extrêmement précieux. Vous savez sans doute d'où ils proviennent. Je n'ai pas changé depuis l'âge de 16 ans où j'ai lu Le Feu de votre ami Barbusse. Je ne crois pas à la guerre : je l'ai en horreur et j'estime que rien de bon ne peut en sortir. L'Europe doit se faire et elle se fera et les peuples qui s'égorgent aujourd'hui se réuniront dans des congrès pacifistes et se rendront honneur d'avoir si bien tué mutuellement leur jeunesse et se promettront au nom de la paix retrouvée de ne plus recommencer.
    Quant aux pauvres crétins qui dans nos provinces et d'autres s'érigent en justiciers, je ne leur promets pas un brillant avenir dans leur propre village. Ce n'est pas la première fois que par patriotisme, ambition locale ou sadisme, de paisibles citoyens se transforment en inquisiteurs. Une fois la tourmente passée, la belote revenue avec l'hypocrisie, ces gens, qui passaient pour des héros, font horreur à leurs concitoyens. Après Thermidor, un grand nombre d'entre eux ont dû quitter à jamais le village où, au nom des sacrés principes, ils avaient un peu exécuté ceux qui ne leur plaisaient pas.
    Ceci n'est pas inspiré de M. Henriot (3) que je ne connais pas, que je n'écoute pas et que je n'ai pas envie de connaître.
Quant au poète, il y a longtemps que je connais son amour de la gauloiserie et des trivialités. Un jour à Liège où il était venu faire une conférence (4), il s'arrêta au cours d'une promenade devant la vitrine d'un pharmacien où l'on voyait deux bottes de ces étranges asperges qui ornaient la devanture du marchand d'articles d'hygiène du Passage Choiseul. Et devant le personnage officiel qui l'accompagnait et me le raconta, il se répandit en exclamations et en commentaires d'une vivacité fort réjouissante et fort éloignée de son inspiration habituelle. Un autre jour, parlant à ma personne, il me cita les deux plus beaux vers de Corneille, extraits de la traduction que ce poète avait faite de L'Imitation de Jésus-Christ. C'était à peu près ceci : « Et vous expierez dans de cruels tourments les lieux les plus secrets de vos chatouillements. » Cette citation plaisante le transportait. Le moins que l'on puisse dire de cet homme qui a eu à ses moments des vues politiques admirables, c'est qu'il a, par sentiment, perdu sa liberté de penser. Il l'a aliénée au profit de gens dont il ne supporterait pas la société pendant cinq minutes - car c'est un aristocrate - mais qu'il écoute au moins une heure par jour, sans les voir.
    A vrai dire, les gens avec lesquels on puisse parler des choses importantes de l'esprit et du coeur, avec lesquels on puisse plaisanter sans arrière-pensée, s'entretenir à l'aise, comme des gens de bonheur, assez amoureux du réel, de la beauté naturelle, de la vie dans ce qu'elle offre de charmant et de ravissant pour qui en a le goût, assez libres en somme pour oublier de temps en temps les contingences et laisser leur intelligence fleurir si elle le peut, ces gens-là sont devenus rares, il n'y en a pas beaucoup au coin des radios, c'est vrai. Les jeunes gens, les jeunes filles, les femmes (celles qui passent au travers des catastrophes en les ignorant) nous offrent encore quelques spécimens de gens aptes au bonheur. J'avoue que j'aime assez me rafraîchir à leur contact quand l'occasion s'en présente.
    Ceci dit, je vous ai peu vue lors de votre séjour, parce que vous habitiez, bien malgré vous, bien malgré moi, le bout du monde. Je vous ai donné, ce que je ne peux donner à personne, des après-midis presqu'entières. Il nous faut à l'habitude quelques heures d'entretien pour arriver à la confidence, ou encore des entretiens fréquents. Vous étiez fort malade, fort contractée, beaucoup plus disposée par vos maux mêmes, au chagrin et à la dépression qu'à la douceur d'une amitié tendre. Je sortais moi-même d'une période pénible où ma santé m'avait donné des ennuis. J'étais fatigué mais pas plus soucieux qu'à l'accoutumée. Il m'était difficile, harcelé par mes besognes, d'entrer de plain-pied dans vos inquiétudes. Je crois pourtant avoir répondu autant que je le pouvais devant vos réticences - à toutes vos demandes et cela avec le désir très profond de vous donner de la joie et de réaliser quelque chose de vivant.
    Si vous m'aviez posé des questions plus précises, je vous aurais répondu avec tranquillité ce qui vous aurait permis de rétablir la vérité à mon sujet. Croyez bien, en tout cas, que je n'ai misé sur aucun tableau, comme l'ont dit des gens qui ne me connaissent pas et qui sont mes ennemis parce qu'ils ne me connaissent pas. Quand le moment sera venu, je vous expliquerai les choses en détail et vous verrez que j'ai agi comme je devais le faire.
    J'exerce mon métier avec une passion accrue, en raison inverse des difficultés qui s'opposent à son exercice. Si je disparaissais demain, je laisserais une maison en ordre, avec des finances proprement équilibrées et un programme de travail, conçu pour le moment et pour la durée, selon un dosage assez subtil dont je ne suis pas mécontent.
    Il est vrai que je suis presque seul à supporter la charge de ce travail : Tosi (5), fort inquiet de son père qui est à la mort depuis plusieurs mois, s'absente souvent et ne peut, quand il est à Paris, me donner que quelques heures de présence. Barjavel passe par une période de croissance assez pénible : il devient adulte tout d'un coup en découvrant l'amour. Premier résultat, il néglige ses devoirs professionnels. Accident curieux, il est atteint d'érysipèle et condamné depuis deux jours à un séjour de trois semaines au moins à Pasteur.
    Je pense qu'après cette épreuve - conséquence, j'en suis sûr, de sa saleté congénitale - il reprendra peu à peu conscience de lui-même et de ses obligations. Mais depuis quelques mois, cela ne va plus du tout : il semble très mal supporter son succès (6). Heureusement, je connais ce genre de troubles et j'espère qu'il les surmontera.
    Il faudra quand même, après la guerre, que je me sépare de lui, car il est devenu homme de lettres jusqu'au bout des ongles et qu'il ne sera heureux que s'il faut écrire et publier tous les jours. Je l'aime beaucoup - le tenant de vous d'abord - à cause de ses qualités foncières, à cause de ce que j'ai fait pour lui et parce qu'il m'est attaché. Tant d'efforts, désordonnés d'abord, auront produit ceci : quelques hommes auront reçu de moi l'étincelle et dans le cas d'une vie qui aboutirait selon mes voeux, beaucoup d'autres pourraient la recevoir.
    J'ai eu des chagrins, des angoisses, des périodes noires mais je ne crois pas que je me sois jamais ennuyé dans la vie. Je vous écris tout cela, qui a un air de confession ou de testament, sans doute à cause de la mort qui a si bien travaillé hier, dimanche de Pentecôte (7). Je suis dans mon bureau, dans une atmosphère chaude et calme, le soleil filtre à travers des stores couleur orange mûre et la lumière qui baigne la pièce est paisible.
    Le téléphone est muet. Une cloche de couvent tinte, une autre lui répond. Par les fenêtres ouvertes, des bruits de voix, des voix de dimanche se font entendre. Une poule chante, je suis seul, délicieusement seul parmi mon papier imprimé et mes manuscrits. Il me semble que la vie ne peut pas s'arrêter là, qu'il faut apprendre soi-même et apprendre aux autres des choses essentielles. Et je suis heureux de vous écrire, persuadé que nous sommes d'accord sur tout ce qui compte et que le jour où la passion qui vous anime - mal à propos à mon avis - sera devenue très provisoirement sans emploi, vous donnerez à cette passion un objet vrai et profond. Alors, nos malentendus actuels que rien ne dissipera, ni raisonnements, ni objurgations, tant que le monde n'aura pas épuisé sa soif de mort et de destructions, nos malentendus s'évanouiront dans l'air apaisé et il n'en sera plus question. Quand sera-ce ?
    Je ne fréquente pas de prophètes et ceux dont on me rapporte les propos s'entendent mal : ils n'ont pas dans les régions supra-normales les mêmes informateurs. Sans doute, pour cela même, l'un d'eux prophétisera juste. Quel dommage de ne pas savoir dès maintenant lequel sera favorisé !
    Je n'ai pas l'intention de quitter Paris. Tant qu'une machine tournera, tant qu'il y aura encore quelques volumes à vendre, je garderai ma maison ouverte. Je prépare du travail manuel pour le moment où les machines s'arrêteront. Je vous conterai cela un autre jour. Si j'étais forcé de quitter ma maison malgré moi, je ne crois pas que ce serait pour longtemps. En ce moment, plusieurs bons amis m'offrent pour ce cas, gîte et vivre. Et je me suis ménagé de suffisantes retraites.
    J'ai trouvé dans « Province » les réponses à mes corrections : je les tiens pour bonnes. Mon rôle s'arrête au moment où un écrivain veut maintenir un tour dont je lui ai signalé le défaut. Certaines incorrections, fruit de la volonté de l'auteur, ne sont plus discutables. Il en est même qui passent dans le langage parce qu'un auteur leur aura donné droit de cité.
    Je n'ai pas encore pu faire taper ces Cahiers, faute de personnel (mes pauvres dactylos sont tout le temps malades, avec cette gentillesse d'alterner pour ne pas me laisser dans un embarras complet). Mais le moment est maintenant venu : je vous enverrai une copie en même temps que les premières épreuves de Province.
    Je vous embrasse d'un coeur très tendre.

Robert


1. Champigny écrivait à Cécile Denoël, le 22 décembre 1945 : « A l’époque, je voulus une dernière fois le mettre en garde socialement, le conjurant de comprendre qu’il se trompait. Dans la même lettre je lui répétais que nos divergences d’opinions ne domineraient jamais mes sentiments. Que, tout en regrettant son attitude, je le priais de se souvenir à temps que je lui étais dévouée, qu’il pouvait compter sur moi et arriver ici (non dans l’idée qu’il y restât mais j’étais à même de cacher qui je voulais et très sûrement, à Nérac) ».
2. On ne connaît pas les termes de la lettre de Champigny mais il est probable qu'elle lui a reproché de faire siennes les opinions extrêmes de Céline. En décembre 1937 Denoël lui avait envoyé Bagatelles pour un massacre avec ce commentaire un peu désinvolte : « Il m’a beaucoup amusé : je ne sais si vous aimerez ce délire jusqu’au bout, mais ne vous découragez pas trop vite. », à quoi elle avait répondu qu'elle se préoccupait surtout de payer le charbon et « le boeuf, comme dit votre Céline allemand. »
3. Philippe Henriot, le speaker de Radio-Paris qui allait être abattu par la Résistance le 28 juin.
4. Denoël mentionne dans une lettre du 7 décembre 1925 à Mélot du Dy cette conférence de Paul Valéry à laquelle il a assisté. D'autre part Valéry est aussi son rival auprès de Jeanne Loviton, son amoureuse depuis un an.
5. Guy Tosi [1910-2000] a été engagé rue Amélie comme lecteur en janvier 1943.
6. René Barjavel, marié depuis 1936 et père de deux enfants, a rencontré en décembre 1943 une jeune fille dont il est tombé amoureux et il l'a fait savoir peu après à Champigny, qui est sa confidente depuis des années. Elle connaît déjà cette affaire d'érysipèle, qui peut aussi bien être causé par un streptocoque. Son Voyageur imprudent a été couronné le 29 janvier par un « Prix des Dix » créé par dix fantaisistes pour remplacer le Prix Goncourt non décerné en 1943. Cette parodie de prix littéraire fut répercutée par toute la presse et même sur les écrans parisiens.
7. Plusieurs événements tragiques ont eu lieu la veille. Le massacre par les troupes allemandes de 34 combattants du maquis Bir Hakeim en Lozère. Il peut aussi s'agir du massacre de sept résistants par des soldats français à Saint-Sébastien. Ou encore des bombardements d'Amiens et d'Angers par les Anglo-Saxons, qui causèrent la mort de plus de 200 personnes.
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

 

À Dominique Rolin

28 juin 1944

[...] Sois très prudente avec Didier (1), il me doit beaucoup d'argent et il ne paie pas. [...]


1. Edouard Didier [1895-1978], le gérant des Editions de la Toison d’Or à Bruxelles, a sollicité Dominique Rolin pour illustrer Les Falaises de marbre d’Ernst Jünger.
* Repris de : F. De Haes. Dans les pas de la voyageuse, Dominique Rolin, 2006, p. 56.

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À Rémy Hétreau


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël
19 Rue Amélie, Paris VIIe

Paris, le 8 Août 1944

Cher Monsieur Hétreau,

Comme suite à notre accord verbal, nous vous confirmons notre convention au sujet de l’illustration du livre d’Elsa Triolet : Mille Regrets (1). Vous vous engagez à nous fournir pour l’édition de ce livre 26 pointes sèches dont les dimensions sont fixées comme suit :
  Hors-textes 104 mm x 165 mm, bandeaux 104 mm x 82 mm.
  Les nécessités de la mise en page nous forcerons peut-être à vous demander quelques culs-de-lampe. Nous en parlerons ultérieurement.
  Pour prix de ce travail il vous sera alloué des honoraires fixés à 6 % du prix fort de vente de chaque exemplaire du tirage. A titre d’à-valoir il vous sera versé une somme de 30.000 frs payable en 6 mensualités à dater du 15 août prochain. Nous vous serions obligés de bien vouloir nous confirmer votre accord en signant la formule ci jointe.
  Veuillez agréer, Cher Monsieur Hétreau, l’expression de nos sentiments les meilleurs.

Les Editions Denoël,

R. Denoël


1. La première édition de Mille Regrets parut en mai 1942 chez Denoël, où elle fut réimprimée en septembre 1943. Ce projet d'édition de luxe ne manque pas de surprendre, à quelques jours de l'insurrection parisienne. Si Denoël signe ce contrat avec l'artiste, c'est qu'il a pris accord avec l'auteur, ce que confirmait Hétreau qui m'écrivait en 1979 que l'éditeur, accompagné d'Elsa Triolet, lui avait rendu visite à son atelier « peu avant de disparaître », et en proposant la date du 13 novembre 1945. Entre-temps une autre édition de demi-luxe, illustrée par Nadine Lalys, était parue en décembre 1944 à Bruxelles aux Editions Lumière, une maison issue de la Libération.

 

À Jeanne Loviton

Sans date [18 Août 1944]

Mon beau Chéri, j’ai vécu une étrange nuit, dans l’insomnie, la torpeur, inquiet et triste, lourd du regret des beaux jours passés près de toi. Que d’images dans ma tête, que de mots tendres, que de souvenirs frais ! Je suis arrivé dans cette maison (1) le cœur oppressé, navré de ton chagrin et d’en être l’auteur, mais certain d’avoir bien agi pour ta sécurité de demain et ta liberté d’action (2). C’est cela qui a guidé ma résolution avant tout, crois-le. Où pouvais-je être plus heureux que près de toi ? Où ces heures tristes et déprimantes pouvaient-elles couler plus doucement ?

L’accueil des excellentes gens qui me recoivent avait été gentil et timide. Ils ignoraient mes sentiments et ne pouvaient m’être d’aucun secours. La soirée s’était traînée, au crépitement de la mitraillade. L’atmosphère était pesante, des grondements ébranlaient la terre, des explosions lointaines, un canon infatigable. Vers onze heures je me suis couché sur un petit divan dur. J’avais chaud. Ma tête travaillait sans répit. La nuit était opaque et de la couchette où j’étais étendu, je ne distinguais rien. Tout m’était étranger, les bruits, les formes, les odeurs. Une pendule laissait tomber les heures et jusqu’à cinq heures je l’ai entendue sonner.

Je te revoyais si triste, crispée dans ta souffrance et j’entendais tes mots durs. Je me souvenais aussi de quelques minutes merveilleuses où tu m’avais dit sur quel plan tu places notre amour. Ce souvenir m’exaltait. Une sorte d’angoisse très vague me prenait par moments. Je pensais à tous les morts de la journée et de la nuit, à tous les morts de cette guerre, à toutes les ruines faites dans l’instant. La maison ne dormait pas non plus. Les planches gémissaient, des portes s’ouvraient doucement. Des éclairs pâles apparaissaient parfois sur le mur.

Je me suis levé à tâtons, le corps moite, la tête lourde. Je suis allé à la fenêtre, le ciel était cotonneux, quelques étoiles brillaient, un peu d’air frais me toucha le visage. J’ai fumé une cigarette, des détonations éclataient encore, çà et là, dans le vague de la nuit. Je me suis recouché et toutes nos tendres images nocturnes revinrent m’assaillir. Que tu me manquais !

Je ne savais pas que tu venais de passer une nuit d’horreurs, je te rêvais assoupie dans ton chagrin mais tendue vers l’avenir, le pied déjà sur la terre heureuse (3). Et je repartais dans le tourbillon des images claires de ton corps, de ton rire éclatant, de toute la joie qui est en toi, si jeune, si fraîche, si douce à mes soucis.

Puis c’était le tourbillon des images sombres, la lutte écœurante de demain avec des ennemis dont la bassesse me dégoûte, les tractations, les entrevues sordides dans un monde qui va s’enlaidir encore. Puis je me retrouvais dans ton jardin, tu étais à mes côtés, et la paix revenait dans mon cœur. Le visage de toi que je préfère, c’est ton visage serein quand l’amour est en toi comme un bonheur et non comme un tourment, quand tu es confiante, sans souci et sans souffrance. Il émane de toi à ces moments-là une beauté si parfaite et si apaisante que je ne désire plus à ces moments-là que me fondre en toi et prolonger cette harmonie.

Si tu savais comme je te veux heureuse ! Nous aurons encore bien des difficultés, bien des peines sans doute avant d’arriver au but mais je suis sûr que nous y arriverons et que notre vie se déroulera alors dans l’amour, dans la tendresse, dans le plus doux équilibre. Je pensais à cet avenir durant cette nuit d’orage et de tristesse, je pensais à mille choses ineffables, à tout ce qui est toi, à tout ce qui est moi, à notre union. Je t’embrasse, mon beau chéri, ma douce aimée, je t’attends, je t’espère.

Robert


1. Le jour même de l'insurrection parisienne, Denoël s'est réfugié chez Paul Lemesle, machiniste de l'Opéra-Comique, rue Favart, qui lui a aménagé un gîte dans le magasin où l'on entrepose les décors. Les Lemesle étaient des familiers : ils assistaient, le 25 décembre 1942, à une pièce pour enfants représentée chez les Denoël, rue de Buenos-Ayres, et leur fille Noëlle enseignait le piano au fils de l'éditeur.
2. Jeanne Loviton lui avait proposé de l'héberger rue de l'Assomption mais il ne voulait pas prendre le risque de la compromettre. Elle ne l'avait pas compris : « j'avais fait opposition à cette décision qui, dans l'heure la plus critique, allait nous séparer. Il ne demeura d'ailleurs que huit jours dans ce domicile-abri provisoire, puis sa vie s'organisa entre le 39 boulevard des Capucines et ma maison. » Il aurait pu aussi habiter immédiatement la garçonnière du boulevard des Capucines louée à cet usage dès le 1er avril, au nom de Jeanne. Sans doute a-t-il préféré ce refuge insolite, où on ne risquait pas de le chercher.
3. On ne sait où Jeanne a passé ces jours d'émeute. Denoël croit qu'elle a quitté Paris pour Béduer.
* Autographe : collection Mme Jeanne Loviton.

À Jean Rogissart

Paris le 20 septembre 44

Cher Ami,

Votre lettre m’a fait le plus vif plaisir. Je suis ravi de vous savoir enfin hors de danger. Un de vos amis m’avait informé de votre arrestation et je craignais le pire (1). Vous voilà délivré de toutes les façons et prêt au travail. C’est admirable et réconfortant.
    Mon fils est « délivré » sans avoir jamais été occupé. Il n’y avait pas un Allemand dans la région, pas un coup de fusil n’a été tiré à plusieurs kilomètres à la ronde (2).
    Je me débats actuellement dans les histoires d’épuration. On me reproche certains livres à succès et mon succès tout court. Mais je pense m’en tirer sans de trop graves dommages.
    Mes respectueuses amitiés à votre femme, tous mes vœux pour vous et les vôtres et croyez-moi, Cher Ami, votre tout dévoué,

R. Denoël


1. Dénoncé en raison de son engagement à gauche et de relations supposées avec le maquis, Jean Rogissart a été arrêté par la Gestapo le 29 juillet et emprisonné à Charleville jusqu'au 12 août.
2. Le fils de l'éditeur a passé une partie de l'Occupation à Saint-Quentin-les-Anges, un village de Mayenne.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.

 

À Irène Champigny

Sans date [septembre 1944]

Il faudrait avoir la tête libre pour vous répondre convenablement. Je n’ai en ce moment ni bureau, ni domicile fixe (1). Je vis en bohémien, en attendant des événements qui ne peuvent pas être très agréables. Cécile est chez des amis à Paris, le Finet est en son village de Mayenne où pas un coup de fusil n’a été tiré. Je ne sais pas si demain je pourrai encore exercer mon métier. Il n’est pas tout à fait sûr que je ne sois pas expulsé. Tout cela n’est pas très excitant.

Si dans trois ou quatre mois les choses ont pris une tournure plus favorable, je ne demande qu’à rencontrer votre ami. Peut-il attendre ?

Je me découvre, en ce moment, une quantité d’ennemis fort agressifs. Dans l’ensemble, assez répugnants. Les amis ne sont pas au pouvoir ou ceux qui y sont se révèlent comme des planches pourries.

Bref, ma situation est noire pour plusieurs mois. Je ne peux avoir aucune correspondance. Cécile non plus. N’écrivez pas. Je pense à vous plus tendrement qu’il n’y paraît dans ce mot.

Et je vous embrasse.

R.


1. Denoël vit alors dans un petit appartement qu'il a loué au nom de Jeanne Loviton, 39 boulevard des Capucines.
* Autographe : collection Mme Olivia Brunel.

 

À Jean Rogissart

31 Octobre [1944]

Cher Ami,

Votre lettre m’a touché de la manière la plus sensible. Elle arrivait au moment où j’avais besoin d’un témoignage d’amitié solide comme la vôtre. La vie très retirée que je mène actuellement, l’éloignement où je me trouve de mon travail, de ma femme, de mon enfant, tout cela me peine. J’attendais de deux auteurs (1) de ma maison auxquels j’ai toujours témoigné la plus vigilante et la plus active amitié, une aide décisive. Elle m’a manqué et cela m’est cruel.
    Au contraire, toute mon équipe m’a témoigné comme vous la fidélité entière dans la mauvaise fortune. Et ceci me console de cela. Il n’empêche que la situation reste confuse et difficile. Je vis sous la menace constante et je dois rester caché (2). On me dit que la situation s’éclaircira bientôt, que je pourrai dans quelques mois reprendre ma place. Mais je n’en suis pas tout à fait sûr.
    En attendant la maison est administrée par un homme fort convenable (3). Peut-être Les Semailles paraîtront-elles avant la fin de l’année : ce n’est qu’une question de papier (4). Les imprimeries tournent à nouveau. Mais il faut, en outre, pour un lancement que les transports aient repris d’une manière à peu près normale. Et cela semble encore lointain.
    Ne vous troublez pas trop pour votre histoire d’épuration. Vous ne figurez pas dans la liste noire du Comité d’Epuration des Ecrivains, vous pouvez donc publier où vous voulez. Quand votre livre aura paru, tout s’arrangera. Je me réjouis de lire bientôt « La Moisson » (5). Avec ce dernier volume, vous aurez achevé une œuvre de grande classe, qui restera, j’en suis certain, à la fois comme une suite romanesque, d’une ampleur et d’une force peu communes, mais encore comme une « geste » ardennaise et ouvrière, sans précédent dans nos lettres.
    Peut-être, si je passais en jugement, vous demanderais-je de venir témoigner en ma faveur. Je crois ou plutôt j’espère que j’échapperai à cette mesure. Mais enfin, je retiens votre généreuse proposition pour le cas où elle pourrait m’être utile.
    Merci encore, Cher Ami, dites mes pensées les plus amicales à votre femme et croyez-moi votre toujours dévoué,

Robert

Barjavel a été éliminé de la seconde liste noire : il est donc « pur » désormais (6). Dupé n’y a pas figuré. Ecrivez-leur aux Editions.


1. Louis Aragon et Elsa Triolet.
2. Il vit depuis le début du mois de septembre dans un petit appartement loué au nom de Jeanne Loviton, 39 boulevard des Capucines. On note qu'il ne donne pas cette adresse à Rogissart, qui continue de lui écrire aux Editions Denoël.
3. Le 20 octobre, Maximilien Vox [1894-1974] a été nommé administrateur provisoire des Editions Denoël.
4. Ce troisième tome des Mamert paraîtra à la mi-décembre.
5. Moissons paraîtra en juillet 1946 mais il n'est pas le dernier volume de la série, qui en comporte sept.
6. René Barjavel avait figuré sur la première « liste noire » mise en circulation au mois d'août.
* Autographe : Archives Départementales des Ardennes à Charleville-Mézières, cote 19 J 10.