Robert Denoël, éditeur

 

1926

 

À Mélot du Dy

Liège, lundi [15 mars 1926]

Cher Ami, ne m’en veuillez pas trop si je n’ai pas répondu plus tôt à votre gentille lettre et à toutes les gentilles choses qu’elle contient. J’adore les précisions géographiques et cette façon que vous avez de chanter vos regrets. C’est à craindre que de si charmants ombrages et un illustre site ne vous retiennent - longtemps et loin d’ici (1). Vous désirez qu’on s’en réjouisse doucement avec vous, soit, mais alors je me rendrai à votre invitation. Je viendrai vous voir. Vous ai-je dit que l’Amérique ne voulait pas de moi ? (2) Malgré le tableau que vous me faites de Paris et la vérité que j’y reconnais, il me semble qu’il y a encore moyen de vivre dans cette ville.
  Je veux y aller, d’ailleurs, pour en sortir. Il y faut de la modestie, dites-vous. Pourquoi ne pas essayer d’en avoir ? Sitôt les fastes universitaires épuisés, et ce sera en juillet, je m’informerai des moyens de transport et de séjour. De votre côté si vous entendez des choses, prêtez l’oreille pour moi. Ici le couvercle devient trop pesant et la nouveauté s’est effacée. Attendez-moi vers le mois d’Août, Paris est vide, le moment est bon pour y entrer (3).
  Jean Paulhan m’avait demandé, à la prière de F.H., de m’inscrire au nombre des amis et des abonnés de la N.R.F. Comme je venais de prier Mr Gallimard de m’envoyer les livres publiés par sa « maison » - cela à l’occasion d’une chronique littéraire à quoi je m’exerce ; et comme Mr Gallimard n’avait pas répondu à ma demande, non plus qu’à ma lettre, j’ai écrit non à Jean Paulhan mais à Mr le Rédacteur en chef de la N.R.F. afin de lui dire que j’étais des « amis et abonnés de la N.R.F. » mais que je voudrais aussi compter au nombre de ses obligés. Paulhan m’a répondu en disant qu’il allait rappeler à son devoir Mr l’Administrateur (qui s’en fiche décidément). A cet échange de lettres se bornent nos relations ; vous voyez que c’est moins drôle que je n’avais cru.
  Mais quand vous verrez Paulhan, au lieu de lui parler de moi, pourquoi ne lui citeriez-vous pas le nom de Robert Poulet ? Il vient de donner à Sélection « Sous le signe de nuit » (4) qui est une œuvre extraordinaire.
  Je crois que vous aimerez ce conte et que vous pourriez, le cas échéant, faire partager cet amour. Je connais très peu Robert Poulet. Il vit à Nice dans l’isolement. Mais je ne sais pourquoi, il me semble nécessaire que son nom et ses livres soient connus de plus de personnes. Quelques jours avant la maladie de J. Rivière, R. Poulet et lui devaient se rencontrer à propos de ce conte justement. Cette entrevue n’a pu avoir lieu et depuis tout est retombé au silence...
  Quant aux Faux-Monnayeurs, je savais très bien ce que j’en pensais (je l’ai même écrit) (5) et maintenant que je dois l’écrire de nouveau pour Sélection, je ne sais plus. Votre opinion me trouble. Cette légèreté, croyez-vous ? A la longue il me semble que cela rejoint les nuages et le vent. Le côté impur n’est pas pour me gêner, mais ces ronds, ces détours, quel sillage creusent-ils ? Gide tend la clef aux autres mais il se contente de l’avoir trouvée. Il est vrai que c’est déjà bien joli.
  Après ça, c’est tout. Le droit au nom civil et d’austères devoirs m’éloignent de vous plus que les kilomètres. (Encore ceci : donnez des vers à la Revue Européenne pour l’amour de ceux qui la lisent ici. Est-ce vrai qu’elle est malade ?) Vos amis de Liège ont été contents d’apprendre de vos nouvelles et comme on dit en ces temps d’anniversaire, ils vous souhaitent toutes sortes de prospérités. Et vous, voulez-vous dire bonjour pour moi à vos petites filles et saluer Madame Mélot du Dy ? Si vous avez des loisirs, ne demeurez pas aussi longtemps que moi sans écrire. Au revoir.

R. Denoël


1. La famille Mélot s'est installée à Maintenon, en Eure-et-Loir, dans une maison de campagne qu'elle occupera jusqu'en 1929.
2. Denoël avait fait en décembre 1925, sans trop de conviction, des démarches en vue de l'obtention d'une « bourse américaine » dont on ne sait ce qu'elle octroyait aux lauréats.
3. Denoël n'y « entrera » que le 15 octobre. Après deux escapades en 1919 et 1920, celle de 1926 sera la bonne.
4. Nouvelle publiée dans Sélection de février 1926.
5. Dans Liège-Universitaire des 26 février et 5 mars 1926, sous le pseudonyme de Robert Marin.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/11.

 

À Mélot du Dy

Liège, avril [1926]

Si, Cher Ami, vous ne m’écrivez pas parce que je ne vous ai pas répondu, vous avez tort. Car, justement, je vous ai répondu il y a un peu plus d’un mois, et j’ai envoyé ma lettre au Trianon-Palace indiqué par la vôtre. Je pense que vous devez être à cette heure-ci dans l’emmé- ou le déménagement. Envoyez-moi une carte postale que je me figure un peu votre maison et donnez-moi de vos nouvelles. Ces silences-là sont mortels.
  J’ai peur de vous dire des choses que je vous ai déjà dites, notamment que votre amitié me manque beaucoup. Et que j’irai vous voir avant l’hiver. Et qu’avant l’hiver aussi je m’installerai à Paris (si l’on peut s’y installer). Nouvelle dont il ne faut pas parler : je publie une nouvelle (précisément) à Sélection et M. Léon Pierre Quint qui dirige la collection des Cahiers Nouveaux vient de m’écrire qu’il envisagerait avec plaisir la publication de cette nouvelle. Il me prie de lui envoyer mon manuscrit. Evidemment rien n’est fait encore mais je pense que cela se fera (1).
  Je vous envoie ce mot à Maintenon. Que le ciel et les facteurs le protègent. Je vous écrirai bientôt, un peu plus longuement. Votre

R. Denoël


1. « Un Homme de circonstances », nouvelle publiée dans Sélection des 15 avril et 15 mai 1926. La collection pour bibliophiles « Les Cahiers Nouveaux » était dirigée par Léon Pierre-Quint aux Editions du Sagittaire.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/10.

 

À Mélot du Dy

Lundi [28 juin 1926]

Votre dessin me rappelle un incident anglo-saxon. Je passais par Hyde Park vers sept heures du soir. Trois jeunes gens - entre autres - folâtraient sur une pelouse. La jeune fille s’écroula, l’herbe fut un instant rose. Alors un des garçons me cria, jovial : « Just seen, Sir ». Je n’ai pas pris un air très digne, j’ai ri, mais j’ai cependant continué mon chemin.
  Alors, vous ne connaissez pas la nouvelle édition de Charmes, on y voit, sur la couverture, une jolie fleur. Je vous l’envoie pour que vous vous rendiez compte, et, pour me faire plaisir, gardez ce livre parmi ceux que vous inventoriez. Vous aurez en outre, au premier loisir, à me parler d’Un homme de circonstances, dont je vous envoie la première version.
Et puis... et puis, bonjour - Attendez-moi. Je vais arriver (2).

R. Denoël


1. Paul Valéry vient de publier cette nouvelle édition de Charmes à la NRF. Sa couverture est en effet illustrée d'une jolie fleur.
2. Denoël a donc bien décidé de quitter Liège, dès avant les épreuves du 2e doctorat qui sont fixées au 13 juillet à l'université de Liège.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/12.

 

À Mélot du Dy

Dimanche soir [12 septembre 1926]

Cher, Vous m’avez dit que vous alliez venir et je vous attends. Je ne vous écris pas parce que je perds de plus en plus l’usage de la parole. Les dernières heures que je passe dans cette ville m’accablent, me rendent muet. Avant de la quitter, je vous demande d’y venir, que je vous montre cette maison avec ses arbres, ses prairies, ses enfants. Depuis cinq ans que je m’aperçois de ma vie, j’ai espéré ici tout ce qui n’y sera jamais et j’ai souffert de ce que j’y ai rencontré. Quand viendrez-vous? Ne faites pas attention au ton de cette lettre : un peu de ridicule accompagne souvent la nudité (Pensée). Un jour, vous me verrez bien et je me demande quel sera alors votre regard.
  Maintenant je ne joue à rien, je pense à ma faiblesse, à votre amitié, à celle que je vous ai donnée. Je m’en aide pour ne pas me résigner, mais non pour vous dire des choses un peu cohérentes. On ne s’exprime pas, mais comment ne pas le regretter ? Je ne me suis jamais senti si compact et si désireux de lumière. Viendrez-vous ? Je vous ai déjà ennuyé, je veux vous dire que je l’ai senti, malgré tout, parce que je sais qu’un jour il y aura une grande aise entre nous, que les mots me seront enfin donnés. Et puis je me suis arrêté parce que je cherchais une belle phrase, j’ai peur de la trouver. Je me tais. Je vous attends.

Robert Denoël

* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/13.

 

À Mélot du Dy

Dimanche [26 septembre 1926]

Votre lettre est une merveille de précision et d’amitié : aussi suis-je en progrès depuis que j’ai reçue. Si j’avais le même pouvoir, je vous écrirais au sujet de vos malades : nous ne parlerions plus que de guérisons. Maurice Beerblock (1) est venu chez moi : il aime les poiriers, les pommiers, le cassis. Il possède un petit clos en Normandie qui lui donne beaucoup de livres de prunes. Croiriez-vous qu’il les vend aux Anglais ? Tout cela fait que ce garçon (peut-on parler ainsi d’un homme qui - dit-il - « se trouve sur le second versant de la vie ») s’est montré aimable avec moi. Il m’a donné beaucoup de conseils et m’a demandé une chronique sur Mac Orlan pour La Meuse littéraire. Pourquoi Mac Orlan ? Parce que M.O. a longtemps habité la rue de Ravignan et que M.B. y loge aussi. C’est comme cela que se font les gloires littéraires. Je n’ai pas terminé encore avec mes occupations universitaires : la semaine prochaine seulement (2). Alors, le temps de vider quelques tiroirs, de clouer quelques caisses et j’arriverai. Il me semble que le 20 octobre j’aurai trouvé à me loger et que nous pourrons nous voir. Mais je suis ici jusqu’au quinze (3).
  A bientôt,

R. Denoël

Que pensez-vous de ce « terminer avec » ? Ou bien, faut-il que j’écrive aux Nouvelles Littéraires ?


1. Maurice Beerblock [1880-1962] : journaliste et traducteur originaire de Verviers.
2. Le 4 octobre, il ajournera définitivement ses examens à l'université de Liège.
2. Robert Denoël prendra en effet le train pour Paris le 15 octobre, avec un passeport délivré la veille à Liège.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/14.

 

À Mélot du Dy

213 rue de la Croix-Nivert (15e) (1) 

                                                    Sans date [18 octobre 1926]

Cher Ami,

Vous ne me dites rien. N’avez-vous pas reçu ma dernière lettre de Liège, où je vous annonçais mon arrivée. Sans doute, viendrez-vous bientôt à Paris, je vous y rencontrerai quand vous voudrez. Mais, prévenez-moi. Je suis ici depuis trois jours : j’ai trouvé un logement un peu petit, un peu bien éloigné de l’Opéra (mais vous savez que je n’irai pas souvent à ce temple). Il a l’avantage d’être proche de la gare Montparnasse où je pourrai aller vous chercher. J’ai comme voisin un monsieur (du moins, je le suppose) qui joue de la flûte après son déjeuner. Vous le voyez, aucun bonheur ne m’est refusé. Mais quand vous verrai-je ?

R. Denoël


1. Cette adresse est celle de l'Hôtel de Versailles, où Denoël a loué une chambre modeste dès le 15 octobre.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML 4350/15
.

 

 

À Victor Moremans

Sans date [vers le 20 octobre 1926]

Mon cher Ami, il faut que vous me pardonniez ce manque à toutes les traditions de l'amitié. Tant de besognes et si diverses m'ont accaparé ces jours-ci que je n'ai pu trouver l'heure qui vous était due. Elle n'est pas perdue, vous viendrez me voir, ou c'est moi qui prendrai le train si Mercure m'est favorable. Attendez avec patience, je vous promets une lettre pour bientôt mais ne me maudissez pas si elle a du retard : le geste n'est pas toujours aussi prompt que le cœur.


  R. Denoël


  Voici vos deux livres : mon jeune frère (1) vous les apporte avec toutes sortes de remerciements.
  J'ai de grands remords de ne pas avoir pu vous serrer les mains avant ce départ (2) : au moins, que cela ne vous peine pas. Mais vous savez toute mon affection.


1. A cette date, Robert est commis, pour quelques semaines, à la librairie de George Houyoux, 34 rue Sainte-Anne. Pierre Denoël [1911-2005] était donc au courant de la troisième escapade parisienne de son frère aîné.
2. Denoël ne paraît pas avoir averti ses amis liégeois de son départ pour Paris.

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

À Victor Moremans

213, rue de la Croix-Nivert, Paris (15e)

Sans date [29 octobre 1926]

Cher Ami,


  Je ne sais trop ce que vous pensez de ce silence mais sûrement vous me faites des reproches, vous les accumulez et votre première lettre sera porteuse, sans doute, de beaucoup d’amertume. Peut-être que tout cela s’adoucira quand je vous aurai demandé de réfléchir aux premières difficultés d’une installation, à ce vide parfait du cerveau de quelqu’un qui est à la recherche d’un tas de choses grossièrement matérielles. Enfin tout cela est maintenant à peu près terminé. Je vais pouvoir vous parler.
  D’abord je ferai le moins possible de journalisme : Houyoux m’offre de quoi vivre, de telle sorte que seul mon amour du superflu pourrait me conduire à des travaux supplémentaires et rémunérateurs. Je suis donc libraire et bientôt je deviendrai éditeur : le tout en collaboration (1). C’est un métier fort plaisant quand on connaît ce que l’on vend et il est drôle de voir quelle influence on peut avoir sur le monsieur qui achète. Malheureusement il manque d’argent en ce moment, vous le comprenez, et ce ne sont pas les Belges qui nous feront venir des commandes de l’étranger.
  L’étranger en l’occurence c’est la Belgique, un pays lointain qui vit encore, pour moi, à cause de vous et de quelques autres, mais que j’aurais tôt fait de perdre de vue si je n’y étais lié par des amitiés, des affections. Je me remue beaucoup, je rencontre des gens très divertissants : Marcel Achard, Bosschère, Desnos et d’autres (2), mais je commence à en avoir un peu assez. Je désire plus que jamais la solitude où je pourrais travailler. Il ne me faudra plus huit jours pour me remettre à mes nombreux exercices. Ma chambre n’est pas grande, mais j’y demeurerai. Elle offre un confort suffisant, dommage qu’elle soit fort éloignée de la circulation. Je m’aperçois de plus en plus qu’il faut mener ici une vie extrêmement régulière si l’on veut arriver à quelque chose. Cette ville offre ceci d’assez excitant que c’est presque toujours le meilleur qui emporte la première place. Il faut peiner d’abord, le succès viendra sans trop de retard - Mais je théorise et j’oublie de vous demander comment vous allez, vous, Madame Moremans et vos petites filles ? J’aimerais que vous m’écriviez un peu longuement et que nous puissions retrouver dans ces lettres le ton de nos entretiens liégeois. D’autre part, ceci est moins intéressant, vous devriez vous adresser à moi pour vos livres : au besoin je vous indiquerai ce qui paraît, mais c’est inutile, vous le savez mieux que moi. On trouve ici bien des choses qui n’atteignent jamais la province, beaucoup de babioles mais quelques livres fort agréables. Je suis sûr que vous auriez du plaisir à fureter chez nous. Passez-moi donc vos commandes et envoyez-nous vos amis 34 rue Ste Anne : on leur fera les plus beaux sourires du monde.
  Je ne vous dirai rien de plus aujourd’hui, trop de correspondants guettent encore les intervalles de ma paresse. Ce sera à bientôt. Je voulais simplement vous faire comprendre que mon amitié pour vous ne s’endort pas.

R. Denoël

Que devient Max Jacob ? Je lui ai écrit, il ne m’a pas répondu (3)


1. Deux semaines après son engagement chez le libraire Houyoux, il est déjà question d'édition, et en collaboration. George Houyoux n'a rien édité à Paris. Son premier livre a été publié en octobre 1935 à Bruxelles.
2. Denoël les rencontre surtout à « La Coupole » et à « La Rotonde », à Montparnasse.
3. La correspondance Denoël-Jacob est attestée mais une seule lettre a été retrouvée : elle date de 1943
.
* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Victor Moremans

[6 Novembre 1926]

Cher,


  Je rentre à l’hôtel assez fourbu, possesseur d’un mal de tête bien conditionné et je trouve votre lettre si charmante que je me demande si je trouverai des mots assez gentils pour vous dire combien elle me plaît. Je me sens en veine de compliments et d’amabilités envers vous : je voudrais avoir du soleil, je ne sais quoi de vivant et de chaud à vous envoyer, qui vous mettrait un peu de joie au cœur. Vous vous rappelez, j’aimais autrefois de vous bousculer un peu ; vous en arriviez à rire sans la moindre amertume, car pour un garçon chez qui le cafard s’est installé à demeure, je vous ferai remarquer que vous avez la chance de disposer d’un rire allègre, un rire d’enfant presque, ce qui est un don - Alors dans votre lettre je trouve votre cordialité d’accueil et toutes ces choses imperceptibles qui ont déclanché mon amitié pour vous, mais j’y cherche encore votre rire. Riez un peu, c’est très gai. Je vous dis cela sans conviction, vous savez que moi non plus je ne ris pas plus qu’il ne faut. Peu à peu j’en arrive au fameux pessimisme intégral. L’essentiel est de vivre et de faire donner à l’individu le maximum de rendement.
  Pour l’instant mon maximum je le donne à la vie extérieure : je ne suis pas encore parvenu à trouver le moyen de travailler pour moi à cause de toutes sortes de complications : logement qui devra bientôt changer (dans le même immeuble), habitudes à inventer etc... Je suis encore dans une instabilité un peu agaçante. Trop de plaisirs m’attendent : amitiés nouvelles, spectacles nouveaux, tant d’attraits et si divers me détournent du labeur continu sans quoi je ne serai pas moi-même. Mais il ne faudra plus longtemps pour que je me décide à m’obstiner devant une page blanche. Et si, comme je l’espère, j’en couvre bientôt d’encre quelques unes, je vous les enverrai. Malgré votre peu de goût pour les manuscrits, vous êtes capable de lire un volume de mon écriture : je vous connais beaucoup de patience. Je pense à autre chose, à cet Escalier (1) dont le succès me réjouit et à cet immonde Thialet (2) pour lequel je me suis dérangé, pour lequel j’ai vu Emile-Paul, et qui laisse sans réponse une lettre urgente que je lui adressais. Au moins, si vous le voyez, enguirlandez-le, vous devez avoir une guirlande toute prête (celle qui m’était destinée), passez-la lui.
  Max Jacob lui, m’a écrit très gentiment toujours de son lointain monastère : il me promet sa visite. Et Delteil revient demain : je dois le voir à cinq heures (3) ; je vous raconterai. J’ai vu de Bosschère, un vieil homme charmant qui fait une peinture très étrange et pleine de séduction (4).
  J’ai passé une soirée avec lui et sa compagne, une marquise un peu ennuyeuse. Mais comme il parlait tout le temps et d’un ton tellement agréable, je suis resté là fort tard sans m’en apercevoir.
  Quant à ma situation matérielle elle s’annonce singulièrement. Je suis maintenant payé pour ne rien faire ou presque. Il y a une crise terrible en librairie de luxe : on passe des journées creuses à voir deux ou trois clients. On boucle difficilement la semaine avec un chiffre d’affaire de 2 000 francs. Si vous songez que la boutique occasionne des frais généraux de 50 000 frans l’an environ, vous vous rendrez compte de l’enthousiasme actuel de mon patron. Enfin, la livre baisse, le papier va suivre et sans doute les affaires vont reprendre (5).

Mais comme une chose en amène une autre, ce soir on me propose de diriger une galerie de tableaux (1 200 francs par mois) dans des conditions véritablement attirantes (6). Vous me voyez marchand de tableaux ? Ce qui m’amuse là-dedans, c’est que je suis très capable d’accepter si vraiment les affaires d’Houyoux ne marchent pas. Il faut vous dire que cet après-midi même on est venu lui offrir l’achat de sa boutique à un prix qui l’a laissé rêveur : exactement le double de ce qu’il l’a payée et le tout au comptant. De plus, il lui resterait tous ses livres et il en a pour une somme. Evidemment cela ne se ferait pas tout de suite.

En tous cas de la façon dont je suis parti, je n’ai aucune inquiétude du côté matériel. C’est extraordinaire. (J’enregistre votre commande. Comptez sur le volume. Il a paru des « Lettres inédites de Proust », 1 250 ex., un Lafuma 25 frs. Je pourrais vous les avoir à 20 fr. Mais il y a beaucoup de commentaires et peu de lettres. Au total, pas très palpitant. Carco : L’Amour vénal, jolie édition du Divan : 25 francs. - Brémond, mais vous l’avez - Avez-vous reçu les Harmonies viennoises ? c’est joli. Je tâcherai de vous le faire envoyer par Cassou.

Poulaille (7) est un petit bonhomme, un petit employé crasseux qui me parle de vous avec une reconnaissance extrême. Il m’a dit qu’il vous envoyait tout ce qui paraissait : est-ce vrai ?
  En voilà assez pour la librairie. Figurez-vous, à vous écrire, mon mal de tête a disparu. Il me reste à vous en remercier et à attendre de vos nouvelles.

Robert Denoël


1. « L'Escalier » est le nom d'un groupe artistique fondé le 15 octobre 1926 à Liège par neuf peintres et écrivains dont Auguste Mambour, Edgar Scauflaire, Marcel Caron, Léon Duesberg, Hubert Dubois - et Robert Denoël qui, ce jour-là, prenait définitivement le train pour Paris.
2. Georges Poulet avait proposé son premier roman, La Poule aux œufs d'or, aux éditeurs Emile-Paul en novembre 1925. Il paraîtra en mars 1927.
3. Joseph Delteil avait, dès le 16 novembre 1925, invité Denoël à venir le voir, à la suite d'articles bienveillants que le Liégeois avait consacrés à deux de ses livres.
4. Denoël l'a rencontré chez lui, rue de Corbéra, dans le XIIe arrondissement : « C’est à cette époque que Robert Denoël, un Liégeois, ami de Mélot du Dy, vint nous trouver. Il avait le projet de monter une maison d’édition et pour la lancer il désirait obtenir de Jean l’autorisation de publier son Ane d’Or d’Apulée, qui avait eu tant de succès à Londres. », écrit en 1967 Elisabeth d'Ennetières, la compagne de Jean de Bosschère.
5. George Houyoux maintiendra sa librairie de livres de luxe jusqu'en 1934, avant de rentrer à Bruxelles.
6. La Galerie Champigny, 39 rue Sainte-Anne, se trouvait en face de la Librairie Houyoux. Dans une lettre du 13 août 1935 à Irène Champigny, Denoël écrit : « J’éprouve pour vous un sentiment très profond d’attachement qui n’a jamais eu de cesse depuis le jour où je vous ai vue chez Houyoux pour la première fois, furetant dans les livres ; tout m’avait frappé chez vous, vos yeux chauds, votre vivacité, votre charme animal, votre démarche, votre langage. En une minute, vous m’aviez séduit. »
7. Henri Poulaille [1896-1980], initiateur de la littérature prolétarienne, était, depuis 1923, chargé du service de presse chez Bernard Grasset.
* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Victor Moremans

Sans date [11 novembre 1926]

Cher Ami,


  Vous avez acheté Le Capitole chez Henry (1) et vous fîtes bien, car Houyoux, distrait comme à l’ordinaire, avait vendu tous ses exemplaires. Il n’y a pas de ma faute. Si je ne vous écris pas, n’y voyez pas un signe de refroidissement de notre amitié. Mais plus je vais, plus je suis accablé de besognes et de soucis. J’ai arrêté la plupart de mes correspondances : la famille seule est préservée de mon silence. Je travaille autant que je le peux, mais ce n’est pas grand’chose.

Si je vous voyais, je vous expliquerais les graves ennuis (et quand je dis ennui, c’est sans doute un euphémisme) qui me sont tombés sur la tête. Mais de plus en plus je sens la nécessité du travail et de l’austérité. Je parviendrai à donner quelque chose de bon, je le crois, mais ce sera à force d’énergie et de patience. Paris est en cela une rude école. Je deviens avare de mon temps, je devrais l’être davantage. L’heure du loisir est passée.

Mais tout cela n’enlève rien à la grande affection que j’ai pour vous. Je sais que c’est fort décevant d’écrire à un correspondant muet, ou tout au moins intermittent dans ses réponses. Cependant je ne peux pas penser que vous aller me priver de vos nouvelles. Donnez-m’en donc. Au hasard des lettres que je vous enverrai, il s’en trouvera bien une un peu longue et qui vous plaira, à vous l’ennemi de mon laconisme. En attendant, n’oubliez pas que je vous aime beaucoup et admettez que je suis avec vous, tout invisible, tout indifférent que je paraisse.


   R. Denoël


1. La revue littéraire Le Capitole venait de consacrer un numéro spécial à Paul Valéry. La libraire de Mlle Henry, rue Pont-d'Ile, était la référence littéraire à Liège.
* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Victor Moremans

213 rue de la Croix-Nivert

Sans date [20 Novembre 1926]

Cher Ami,


  Voilà une nouvelle bien agréable, dont je suis occupé depuis trois jours à me réjouir. Ainsi vous venez me voir (1), idée charmante, que je suis tout prêt à qualifier de merveilleuse. Dans le tohu-bohu de ma vie présente, je ne sais plus très bien où j’en suis. Pour l’instant je me trouve dans un café, je n’ai pas votre lettre sous la main et je ne sais plus si oui ou non je vous ai fait part de ma nouvelle situation.

Quitte à me répéter je vous dirai que je suis marchand de tableaux : j’ai quitté les livres pour la peinture et je ne m’en plains pas. Je travaille 39 rue Ste Anne, de 10 à 12 et de 2 à 7. Quand vous viendrez, je serai mon maître puisque ma patronne s’absente pour deux mois (2). Déjà j’aurai de jolies histoires à vous raconter. Nous trouverons bien le moyen de faire coïncider nos horaires. Venez me chercher à la galerie ou donnez-moi rendez-vous.
  J’aimerais mieux que vous veniez me chercher, car par la même occasion je vous ferai voir des peintures amusantes. Mais que je vous demande un service : Demarteau (M. Demarteau, c’est plus honnête) pourrait-il me faire un faux certificat ? Je veux dire, qu’il certifie pour le fisc français que je suis correspondant de la Gazette de Liége pour la France. Ainsi j’éviterais le paiement de taxes onéreuses. Au besoin j’enverrais (gratuitement) un article qui le mettrait plus à l’aise. Je vous laisse juge. Si vous pensez qu’on ne peut pas le demander, ne le demandez pas. En tous cas faites vite, car ma situation ici est irrégulière. Je demande d’ailleurs la même chose à de Ridder : deux précautions valent mieux qu’une (3).
  Je ne vous en dis pas plus long aujourd’hui. Nous causerons : cela vaudra mieux. Mais avant votre venue, envoyez-moi un mot. Il me semble que déjà vous débarquez, je tire mon mouchoir et le secoue pour vous faire signe.

R. Denoël


1. Le 28 novembre, Denoël invitera Victor Moremans à La Rotonde, à Montparnasse.
2. Irène Champigny restera deux mois à Tavaux, dans le Jura, pour annoter et préfacer la correspondance de Maurice Loutreuil [1885-1925], un peintre précurseur qu'elle s'efforce d'imposer depuis 1925.
3. Denoël avait publié en 1921 trois nouvelles dans la Gazette de Liége mais il y fut aussi pigiste, ce dont témoignait l'un de ses anciens rédacteurs, Erasme Gillard : « Denoël n’a jamais été rédacteur à la " Gazette ". Il était pigiste. A ce titre il rendait compte des manifestations estudiantines et de conférences de divers genres. Ces papiers n’étaient pas signés. » Les archives de la Gazette de Liége ayant disparu, on ignore quand Denoël a été attaché à ce quotidien pour des « piges » non signées. André de Ridder, directeur de Sélection, auquel Denoël avait collaboré entre 1923 et 1926, ne s'est pas fait prier, puisqu'un rapport des Renseignements Généraux, daté du 30 juin 1935, relevait que « M. Denoël a été correspondant belge de la revue mensuelle Sélection [...] Il a été aussi correspondant de la Gazette de Liége, organe catholique. Enfin, il a collaboré au journal hebdomadaire Liège Universitaire de Liège où il signait ses articles de son pseudonyme " Robert Martin " [sic]. »

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Victor Moremans


[En-tête imprimé :]
Champigny
Tableaux modernes
39 rue Sainte-Anne
à Paris (1er Arrt)

Sans date [25 novembre 1926]

Cher Ami,


    Pour vous éviter une trop longue course, voulez-vous me rencontrer dimanche, à trois heures à la Rotonde - Métro : Vavin ? A moins que vous préfériez me téléphoner au Central 80-49 aujourd’hui jusqu’à 7 heures et demie (1).
  Cordialement,


  Denoël


1. Central 80-49 est le numéro d'appel de la Galerie Champigny, qui est ouverte de 10 à 12, et de 14 à 19 heures.
* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

 

À Irène Champigny

Paris, 3 décembre [1926]

Je ne veux pas vous dire d’être sans crainte, parce que déjà votre mot d’hier m’annonce une disposition d’esprit plus favorable. L’important pour vous me semble de regagner rapidement beaucoup de calme : la force l’accompagnera. Vous aurez besoin de lucidité, de pénétration et aussi d’un grand courage pour mener à bien votre magnifique travail (1). Car je l’estime magnifique. Ne m’en veuillez pas si, dans la conversation, je ne parviens pas à me hausser jusqu’à votre ton d’enthousiasme devant de belles œuvres. Le mot juste me manque le plus souvent. Mon expression paraît dérisoire en face de ce qu’il fallait exprimer (2).

Ainsi, peu à peu, je sens l’œuvre de Loutreuil m’envahir, son importance me pénètre chaque jour davantage ; je suis pris, je suis saisi par la passion (et passion veut dire aussi bien souffrance que mouvement qui emporte), par le tragique intérieur que chacune de ses toiles révèle au regard attentif. Je suis saisi, je suis ému et mon émotion est trahie, bassement, par les mots qui me viennent aux lèvres.

Si vous m’aviez connu il y a quelques années, je vous aurais absolument découragée par une incapacité de formuler une phrase complète. Je n’étais qu’hésitations, doutes, scrupules. Déjà j’ai beaucoup simplifié. Patience, un jour les mots me seront donnés et sans qu’il soit besoin de grands détours, vous comprendrez à m’entendre que je ne suis ni insensible, ni fermé au beau. Je ne suis pas non plus incapable d’apprécier le bien qu’on me fait. Et celui, qui me vient de vous, est si particulier et ensemble si opportun qu’il me pousse à écrire un mot très usagé, d’allure anachronique : « providence ».

Je ne parle pas de la situation matérielle, et j’ai tort en temps de vie chère, de suppressions d’emplois etc. J’aurais très bien pu retrouver une vache enragée moins digeste encore que celle rencontrée en 1920 (3). Vous ne m’auriez épargné que ce désagrément... (Anne (4) vient de me téléphoner : ses petites vont un peu mieux, elle vous écrira bientôt).
    Mais vous avez fait beaucoup mieux que me donner à manger, vous m’avez mis dans une atmosphère respirable, celle-là même que je cherchais depuis des années. Vous n’imaginez pas quelle sympathie je peux avoir pour ces garçons que je vois à la galerie, pour Christian (5), pour Klein (6), pour Dabit (7) que j’ai à peine vu. Quelle que soit leur ambition artistique, tous, ils ne sont occupés que d’une chose : accomplir leur œuvre et l’accomplir bien.

Cela suffit à m’attirer. J’ai gardé le goût du moyen âge pour le travail exécuté avec amour : je veux que l’artiste n’use pas seulement de ses mains ou de son cerveau ; que la présence de son cœur soit visible dans la moindre partie de son œuvre. Vous voyez donc que je n’aurai pas de peine à défendre vos poulains. Ce ne sera pas un effort de volonté, simplement je suivrai ma pente. Et comme vous avez raison de vouloir être présente, malgré la distance, dans cette galerie qui ne vit que par vous. Soyez assurée que tout ici dit votre nom. Quelle que soit la durée de mon séjour chez vous, je ne veux d’autre rôle, que de rôle subalterne. L’aide que je pourrai vous apporter sera petite : au moins, elle sera franche, j’y mettrai toute la chaleur, toute la générosité dont je suis capable. Cela ne veut rien dire encore : attendons.
    Je vous dis cela pour vous débarrasser de plusieurs soucis contraires à la tranquillité d’esprit dont on a besoin pour mener au plus haut point une tâche comme celle que vous avez entreprise. Notez que je vous crois parfaitement capable d’écrire une très belle vie de Loutreuil. Vous l’avez assez méditée, assez approchée, pour la rendre sensible aux autres. La question tehnique est de maigre importance dans une œuvre de ce genre : croyez-moi.

Mais surtout, si vous voulez bien accepter ces mots qui n’ont pas la prétention d’être des conseils : écrivez cette vie d’une traite, sans rature. Allez de l’avant sans vous préoccuper des répétitions, de la gaucherie d’une phrase ou d’autres détails misérables. Ecrivez tout, et vous verrez comme vous aurez fait une chose vivante. L’épluchage, le polissage viendra après. Vous réussirez, j’entends que vous nous donnerez la vie de Loutreuil la plus vraie.
    Et maintenant passons aux choses matérielles.
    1) Mme Lenhard, envoyée par M. Uhode, est venue hier soir vers cinq heures. Christian était là (8). Elle apportait deux toiles et cinq aquarelles. J’allais oublier deux bois. Le tout sans intérêt. Deux toiles, l’une représentant des perroquets dans des branchages : couleurs acides, style coussins modernes ; l’autre un âne couché, à peine plus sympathique. Deux des aquarelles sont moins désagréables à cause des couleurs assez chaudes. Et les bois sont indifférents. L’ensemble relève de la décoration, peut-être, mais non de la peinture. Naturellement nous avons fait à cette dame l’accueil le plus sympathique : de concert nous avons déploré votre absence, puisque seule vous pouviez prendre une décision etc... La dame est partie enchantée, laissant ses toiles. Elle était restée une heure ! Christian lui a montré les toiles de Loutreuil qu’elle a beaucoup admirées. Elle a même promis d’en parler à droite et à gauche.
    2) au téléphone j’ai payé cinquante francs d’avance.
    3) au serrurier j’ai payé 74 fr 50.
    4) au laveur de vitrines : 16 francs.
    5) Manier (9) est arrivé en retard : j’ai essayé de le joindre hier, sans succès, pour lui parler des dessins de Williams qui est venu ce matin s’informer et maudire les erreurs d’Elémer. (A ce propos, je vous demande pardon de mon indiscrétion : c’est une règle générale, je m’abstiendrai dorénavant de toute parole à ce sujet. Dès aujourd’hui je ne sais plus rien).
    6) J’ai téléphoné chez Sabouraud dont la fièvre est tombée. Il est en voie de guérison. Pas encore pu joindre Vauxcelles (10), non plus que Fénéon (11). Mais j’ai écrit à Alger.
    7) Cochet est venu ce matin, trop tard pour que j’essaie de vous téléphoner. Il paraît que vous devez de l’argent à Conrad (12), que celui-ci vous aurait consenti une réduction de 20 % et par conséquent il n’y aurait plus de litige entre vous. Conrad refuse donc de livrer les châssis Loutreuil avant d’être payé. Cela m’étonne. J’ai demandé à Cochet d’attendre votre réponse, vu que je n’ai reçu aucune instruction à ce sujet. D’autre part Cochet demande s’il faut vous envoyer la robe que sa femme vous a faite. Ou si vous la prendrez à votre retour. Que faut-il faire pour les toiles de Klein (ou la toile) vendues aux Rothschild ?
    Christian vient tous les jours régulièrement à la soirée s’entretenir des différentes choses à faire. Il travaille assez doucement ces jours-ci. Je vais lui parler de l’exposition qu’il comptait, je crois, inaugurer lundi prochain. Il vient encore des gens en assez grand nombre. Le Molt a trouvé le moyen de vendre sa toile du salon d’automne. Et celles qui vont, si elles ont touché les cœurs, ne vont pas jusqu’aux portefeuilles.
    En fin de lettre je vous raconterai un rêve. Nous étions perdus, ma jeune amie (13) et moi dans un aride désert. Il faisait chaud et nous avions l’estomac creux. Je portais sous le bras une nature morte de Guillaumin (14) qui représentait des fruits : oranges, bananes, surtout des bananes. Et nous avions faim. Et ma jeune amie pleurait, serrait les dents, souffrait. Tout d’un coup je m’arrête. Je dépose sur le sable le pastel de Guillaumin et je dis à mon amie : Mais regardez donc, comme ces fruits sont près de la vie, savoureux, délectables à l’œil, profitables à l’estomac. Et, en effet, sans effort nous les cueillîmes dans le compotier et pûmes rassasier nos appétits. Nous allions sans doute repartir avec le cadre sous le bras, mais je me suis éveillé et, tout joyeux, j’ai embrassé la jeune Hélène, en pensant à la beauté de la vie, à Guillaumin et à vous.
    Je pense d’ailleurs souvent à vous. Comment faire autrement ? Et je suis très fier de cette amitié que vous voulez bien me donner. Fier et ému. Je ne m’étendrai pas sur le vide que votre départ a laissé ici. Parfois le matin, il me semble que vous serez revenue subitement et que vous allez m’ouvrir la porte. Quand me ferez-vous cette surprise ? C’est inouï ce que vous avez pu susciter d’amour et d’amitié autour de vous. Les gens qui vous aiment sont nombreux. Permettez-moi d’être parmi ceux qui vous aiment bien.

Denoël

PS. Manier vient de venir : il s’occupe des dessins, a écrit en Amérique mais il attend quelques jours parce qu’on ne lui offre que 600 francs au lieu des 1 000 demandés. Il va pouvoir s’occuper de l’exposition. Il pense que la nature morte conviendrait mieux que le portrait et s’occuperait d’abord de celle-ci.

Je viens de vendre une toile de 250 frs, une toile de Brunhoff. « Un vrai pucelage, mon cher » me disait Manier. En effet, c’est émouvant. Acheteur : M. Jacques Hollande.

M. Riols de Maisons-Alfort se rappelle à votre bon souvenir.


1. Irène Champigny a quitté Paris le 22 novembre pour Tavaux, une petite commune du Jura, où elle s'est attelée à l'annotation de la correspondance du peintre Maurice Loutreuil. Elle est rentrée à Paris fin décembre.
2. Cette préoccupation est alors constante : outre les questions d'accent ou d'élocution, le jeune Liégeois est un introverti qui ne trouve le ton ou le mot justes que dans l'écriture.
3. Allusion à sa fugue parisienne, entre mai et juillet 1920.
4. Anne Marie Blanche [21 mars 1895 - Quimper 1955], une amie de Champigny, avait créé en juin 1925 une petite boutique de brocante, « Chez Mitsou », au 60 avenue de La Bourdonnais. Trois ans plus tard, Denoël la transformera en librairie.
5. Le peintre Christian Caillard [1899-1985] partagait alors la vie d'Irène Champigny.
6. Georges-André Klein [1901-1992] exposait chez Champigny depuis décembre 1925.
7. Dès janvier 1925, Eugène Dabit [1898-1936] fit partie, avec sa compagne Béatrice Appia, du premier cénacle du Pré Saint-Gervais.
8. La Galerie Champigny expose, jusqu'en janvier, trois artistes qui, depuis novembre 1925, sont des habitués de ses cimaises : Jean de Brunhoff [1899-1937], Philippe Le Molt [1895-1976] et Emile Sabouraud [1900-1996]. Christian Caillard assiste chaque soir le vendeur novice.
9. Avant d'écrire des romans, Stéphane Manier [1899-1943] était, semble-t-il, courtier en tableaux pour Irène Champigny.
10. Louis Vauxcelles [1870-1943], influent critique d'art.
11. Félix Fénéon [1861-1944], autre grand critique d'art.
12. Encadreur parisien.
13. Hélène V..., originaire du Raincy, est une jeune fille de vingt-quatre ans qui travaille dans une boutique de décoration du quartier. Leur liaison amoureuse durera six mois.
14. Armand Guillaumin [1841-1927], peintre impressionniste.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Irène Champigny

Lundi [vers le 20 décembre 1926]

 

Voilà donc le récit de cette aventure (1). Il y a huit jours, je recevais la visite du nommé Chanterou (2), accompagné d’un M. Bultès, financier belge fort connu (3). Avant de vous raconter l’objet de cette visite, il faut que je vous dise un mot de Chanterou. C’est un peintre, ami de Fernand Crommelynck et du littérateur Van Offel et que j’ai vu pour la première fois en compagnie d’Houyoux (4). C’est surtout un aventurier, passé maître en l’art d’extorquer de l’argent à autrui, sans s’exposer aux foudres de la justice. Les victimes, de mince envergure, ne se comptent plus. Le personnage est d’un extérieur abject. Grand, l’œil faux, sale, la figure blême, le vêtement comme s’il sortait de l’étuve, j’allais oublier une paire de lunettes d’écailles qui ajoute pourtant au charme de l’ensemble. Avec cela cet individu est beau parleur, prodigue d’anecdotes et de mots d’esprit tels qu’on en prononçait à Montmartre il y a quinze ans, hospitalier, toujours prêt à héberger ses amis dans la misère, et toujours disposé aussi à leur faire les poches.

Il vit 22 rue Desnouettes en compagnie de sa femme et de ses trois enfants dans un vaste atelier où il peint des Chanterou, mais aussi des Renoir, des Utrillo, tout ce qu’on veut. Inutile de vous dire que les Chanterou sont très mauvais. Comment cet individu est-il parvenu à s’introduire au Faubourg St Germain et passer au rang d’homme de confiance de la comtesse de Broussillon, c’est son secret. Passons.

Donc cet individu arrive avec l’homme aux millions et me tient un discours à peu près conçu comme suit : « Monsieur, je suis occupé en ce moment à la liquidation d’une des plus belles collections de tableaux anciens qui soit connue dans le monde entier. D’accord avec M. Bultès qui a avancé une somme de dix millions à la propriétaire des tableaux, nous avons décidé de morceler la collection. On vous communiquera la liste des pièces de toute première valeur qui se trouvent rassemblées là. S’il en est qui vous intéressent, faites-nous des offres et nous traiterons...»

Alors, il commence à me citer des noms éblouissants, opposant un sourire de dédain à mes questions au sujet de l’authenticité des chefs-d’œuvre dont il me parlait. Enfin après cinq minutes de discours, il se lève, me disant qu’il me fera parvenir une liste et que je choisisse. Je le laisse partir, très sceptique, me demandant si je n’avais pas servi à une combine quelconque de l’individu. Depuis lors, plus de nouvelles.

Hier à midi, je me dirigeais vers la porte de Versailles quand je rencontre Van Offel qui est un vieil écrivain dans une misère continuelle. Van Offel trouve souvent le couvert chez Chanterou mais la reconnaissance ne lui obscurcit pas la vue. Il juge exactement son hôte. Donc Van Offel me dit: « Cette collection existe. Si vous voulez avoir des renseignements, montez avec moi chez Chanterou. Vous parlerez ». J’y vais et le soir vers cinq heures Chanterou nous a menés chez la comtesse de Broussillon, rue de Verneuil, où l’on nous a reçus aimablement. La comtesse habite un grand hôtel, obscur, austère et cérémonieux. Nous avons parcouru 3 salons immenses où les toiles sont accrochées. La plupart sont plus qu’intéressantes. Elles ont, paraît-il, été expertisées par l’expert Baude et les prix que l’on m’a faits viennent de cette expertise.

Malheureusement on n’a pas pu me montrer les pièces uniques, les Memling, van Orley et autres. Il faudra revenir. Quoi qu’il en soit on se trouve en présence d’une collection de premier ordre qui, entre autres choses, contient :
    Rembrandt : 3 poulets toile de 15 environ. Très beau. Est-il vrai ? Prix : 600.000
                       : portrait d’homme toile de 8 intéressant. Prix : 400.000
    Giorgione : portrait d’homme : beau. Prix : 400.000
    Franz Hals : Paysanne toile de 25. 800.000
    Proud’hon : buste de femme
    Gérard Dou : Tête de vieillard
    Mignard : Portrait de Lavallière
    Fragonard : Scène
    Claude Lorrain : Paysage.
    J’arrête ici cette liste émouvante qui pourrait s’enrichir encore des noms de : Nattier, Jules Romains, Boucher, Rubens, Largillière, Rigaud etc... Quoi qu’il en soit de la provenance de ces pièces, on ne peut discuter la beauté de certaines d’entre elles : Van Offel que j’ai revu hier soir m’a raconté que la collection était brûlée chez tous les grands marchands, que la comtesse ne pouvait pas vendre, vu que chacune des toiles était hypothéquée etc... Néanmoins il ne déconseille pas absolument de s’occuper de l’affaire. Il est possible que l’on puisse acheter certaines choses ; la seule précaution nécessaire étant la méfiance. J’ai écrit à Chanterou pour lui demander la lettre de commission signée de la propriétaire des tableaux : on verra bien ce qu’il répondra. Christian d’autre part a demandé rendez-vous à son oncle afin d’obtenir des renseignements complémentaires. Vous-même, parlez-en à Berlier qui doit être au courant : tout cela se présente bien mal, mais que sait-on ?
    Excusez-moi. Cette lettre est désordonnée et d’un style bien lâche. Christian m’a passé la grippe. Depuis deux jours je suis courbaturé et un peu fiévreux : aujourd’hui cela va mieux, demain ce sera fini. En attendant, accordez quelque indulgence à ma faiblesse.
    Anne (5) est revenue de Tavaux, la mine plus heureuse. Il semble qu’elle ait retrouvé près de vous un peu du calme dont elle avait besoin. Je ne sais si elle aura osé vous raconter ses tristesses : je l’espère. Je l’ai vue ici ces jours derniers, tellement misérable, affolée, à bout de résistance. Et que voulez-vous faire devant cette détresse avec des paroles, qui, malgré toute la sympathie qu’Anne peut avoir pour moi, ne sont que des paroles d’étranger et des paroles d’homme. Je n’ai rien à vous dire de plus à ce sujet. Vous la reverrez, n’est-ce pas, à la Noël.
    J’ai revu Dabit assez longuement le soir où l’on a parlé des pages de votre travail. Et j’ai été tout surpris de lui découvrir des goûts littéraires, presque semblables aux miens (6). Un dimanche ou l’autre j’irai lui dire bonjour à lui et à sa femme avec qui j’ai fait également plus ample connaissance. Ils sont plus que charmants tous les deux. Christian vient tous les soirs fidèlement et nous nous entendons à merveille. Mais je ne vous parle plus des camarades, il faut que j’empoisonne votre séjour à Tavaux de toutes les affaires de la galerie. Le plus triste est que cela ne concerne jamais que le côté « passif ». On croit faire des affaires. On ne fait que payer des factures.

Voici celle de Conrad (7) que je vous recopie puisqu’ils ont négligé d’envoyer le duplicata que je leur avais réclamé. J’ai reçu les cinq cadres des Bernier et tous les cadres de Simon sauf un cadre au brou de noix pour la seconde toile de Loutreuil. Simon m’a téléphoné pour me dire qu’il prendrait les 2 toiles de Caillard et le dernier cadre cette semaine. Par la même occasion il voudrait payer ses dettes. Quelles sont-elles ? Ensuite faut-il livrer les cadres aux Bernier ? Et faut-il joindre une facture à la livraison ?
    Comme factures payées il y a Rey (303,60) - Brun (200) - Madame Souteyrol (64,20). Charbon 1 sac du mois de novembre déposé à la porte, vous vous rappelez, et un autre (50 fr.) Le facteur, la blanchisseuse (90), le rentoilage Simon (150), etc... Naturellement je tiens de tout cela une comptabilité en règle. Il se fait pour l’instant que je n’ai plus d’argent. Peut-être Menezel va-t-il en rapporter. Il devait venir samedi, il devait... J’ai trouvé le petit papier que vous me demandiez, je le joins à cette lettre. Christian demande si vous ne savez pas où se trouve son bail.
    Krémègne (8) est venu plusieurs fois. Je lui avais envoyé un chèque par lettre recommandée. On n’a pas voulu le lui délivrer parce que son nom n’est pas Krémègne mais Kremen. D’où réclamations à la porte... D’autre part Krémègne voudrait qu’on le soutienne davantage. L’exposition Van Leer devrait, dit-il, être préparée etc... Je vous transmets ses souhaits. A propos de Krémègne il est venu hier un M. Golden courtier qui achète les anciens Krémègne à 30 frs le numéro. Je doute que vous en ayez à lui offrir.
    Les affaires Havard sont réglées. Les Bernier doivent-ils quelque chose là-dessus ? Si oui, il faudrait joindre cette facture aux cadres qui doivent leur être livrés. Ne pensez-vous pas ? J’ai prévenu Marcel Hiver pour les cartes. Lévy d’Alger a écrit pour informer Mme Ch. qu’il avait reçu les prix en temps utile.
    A propos de Parent j’ai fait la gaffe paraît. Mais vous l’endosserez. Rappelez-vous. Vous m’avez téléphoné me disant que vous ne pouviez faire qu’un rabais de 2 000 francs, que je le fasse savoir à l’intéressé. Je l’ai fait avec la plus grande déférence. Après quoi, Christian est revenu, disant que vous aviez changé d’avis. Il est peut-être un peu tard maintenant pour tenter une troisième démarche.
    J’ai écrit à Fernand Demeure (9). J’attends sa visite ou sa réponse. Le boudin est envoyé. J’ai envoyé chèque Art Vivant. Il n’y a pas de contrat : on paie après chaque insertion. J’attends de l’argent pour envoyer à Madame Lacroix son dû. Pour les aquarelles, j’attends Christian à qui je n’ai pas pu en parler hier.
    On a reçu hier la visite de Simone Heyman, toujours gentille, et qui vous aime. La visite de Vincent Muselli (10) qui va vous écrire. La visite de Charensol (11) qui a pris des notes et m’a chargé d’amitiés à votre adresse. La visite de M. Okoloff ou quelque chose d’approchant, un ami de Klein. Mlle Klein, Mme Déderlin et d’autres. Il vient du monde, vous le voyez, mais très peu, très peu d’acheteurs.
    Raymonde n’est pas très amusante quand on la connaît mieux : de plus en plus j’admire les vertus pacifiques de Klein. Peut-être vais-je aussi les acquérir.
    J’ai vu Manier : il m’a dit qu’il parlerait le soir même Ramon. Je n’ai encore rien vu de l’argent de Ramon. Mais Manier est très tenu en ce moment par la rédaction du nouveau journal. Il viendra un de ces soirs et parlera avec Christian des expositions qu’il projette. Déjà il doit rayer celle des natures mortes puisque Vauxcelles la fait.
    Christian a trouvé les aquarelles de Zak. J’ai écrit à Compard. Toutes vos instructions ont donc été suivies. Aujourd’hui la journée fut chaude. Tous ces millions de la comtesse nous trottent dans la tête : on verra s’il en sortira quelque grain de mil. 

En attendant je m’occupe du Guillaumin (12). Je suis vraiment honteux de n’avoir encore vendu qu’un de Brunhoff mais que faire ? Je ne peux pas m’adresser aux murs ? Que tout cela ne vous empêche pas de travailler. J’espère que votre rédaction avance. Tenez-moi au courant. Vous savez combien je m’y intéresse. Bonsoir, il est temps que je rentre.


    Denoël


1. C'est en somme une histoire belge que Denoël va raconter en détail à sa patronne car tous les protagonistes, connus ou non, sont de cette nationalité.
2. Raphaël Chanterou [Liège 1888 - Bruxelles 1945] est le pseudonyme de Gabriel Dubois, un ancien élève de l'Académie de Liège qui, entre 1912 et 1927, exposa à Paris, et y fit amitié avec de nombreux artistes, dont Modigliani. En 1932 il fut confondu comme faussaire.
3. Non identifié.
4. Fernand Crommelynck [1886-1970], dramaturge qui a obtenu en 1921 un beau succès au théâtre avec Le Cocu magnifique. Horace Van Offel [1876-1944], écrivain anversois au parcours agité dont Denoel publiera un ouvrage en 1933. Ce sont des amis de George Houyoux, le libraire d'origine bruxelloise dont Denoël fut le commis entre le 20 octobre et le 25 novembre, avant d'être embauché par Irène Champigny.
5. Anne Marie Blanche avait accompagné Champigny dans sa retraite de Tavaux. Divorcée en octobre 1925 de Jacques d'Otémar dont elle a trois enfants à charge, elle mène une vie amoureuse chaotique.
6. Denoël avait rencontré furtivement Dabit le 3 décembre. Il lui découvre des goûts littéraires « presque semblables » aux siens, mais lesquels ? On connaît ceux de Dabit qui, à cette époque, ne jurait que par Jules Vallès et Charles-Louis Philippe.
7. L'encadreur parisien.
8. Pinkus Krémègne [1890-1981] exposait chez Champigny depuis janvier 1925.
9. Fernand Demeure [1896-1955], écrivain et journaliste.
10. Poète français [1879-1956].
11. Georges Charensol [1899-1995], journaliste et critique d'art, était un habitué de la Galerie Champigny. Il devint par la suite un ami très sûr de Denoël, comme secrétaire de rédaction aux Nouvelles Littéraires, puis comme membre fondateur du Prix Renaudot, que Denoël obtint à sept reprises entre 1931 et 1939.
12. L'histoire du pastel de Guillaumin évoquée dans sa lettre du 3 décembre n'était donc pas un rêve : c'est une œuvre qui était à vendre à la Galerie Champigny.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.