Robert Denoël, éditeur

 

1922

 

À Mélot du Dy

Sans date [12 septembre 1922]


  Je ne sais, Monsieur, comment vous fîtes publier vos premiers poêmes. Peut-être vous les avez envoyés au poète que vous lisiez avec le plus de plaisir, dans l'espoir d'une appréciation.
  Excusez-moi si j'en use ainsi avec vous, mais il me paraît, Monsieur, que les jeunes gens ont quelque peu de votre sympathie. Ceci vous expliquera mes façons cavalières.
Voulez-vous donc, s'il vous plaît, lire les trois petits poèmes ci-joints. Si malgré l'absence de rhythme [sic] et la pauvreté de forme, ils allaient vous intéresser, aurez-vous la bonté de me le mander ?
  Avec mes sentiments distingués,


  Robert Denoël
  Liège, 314 rue des Wallons

Ce premier courrier à Mélot du Dy a été envoyé « au Disque Vert, 1385 Chaussée de Waterloo, à Uccle », avant d'être réexpédié le 11 décembre par la poste à Vielsalm, où le poète habite périodiquement depuis 1922 la « Villa des Roches », 1 route de Priesmont. Denoël espère que Mélot pourra les faire publier dans Le Disque Vert, dont le premier numéro parut en mai 1922. Les trois poèmes qui accompagnent cette carte-lettre portent le titre « Caramels mous 1922 » et ils sont restés inédits.
* Autographe : collection Henri Thyssens. Copie aux Archives et Musée de la Littérature, Bruxelles, cote ML 10202/0010.

 

À Mélot du Dy

Mardi, Liège, sans date [début octobre 1922]

Aussi c’est une idée de poète : il y a vingt ans j’aurais cherché un symbole là-dessous. Aujourd’hui, plus pratique, je fais des vœux pour l’efficacité des compresses. Car ce serait dommage... D’abord je ne vous avais pas reconnu : il s’en manque que vous ressembliez à l’auteur de Le Sot l’y laisse que je venais de quitter (1). A bien examiner j’ai décidé que c’était la tête du poète des Mythologies (2). Et c’est bien cela, un air un peu douloureux, cette préciosité, cette crispation de la bouche. Je vais même jusqu’à vous trouver un brin de romantisme. Vous voyez, je ne suis pas trop poli. Pour être rosse avec franchise il y a surtout les amis.
  Chacun de vos recueils a de quoi me déconcerter. Aussi Le Sot l’y laisse, celui que je préfère (pour l’instant ! Je vais avoir Diableries et alors...) Pour comprendre le poème qui va de la page 180 à la page 183 j’ai dû faire appel à mes connaissances en langue allemande. Vous dirais-je que je n’y suis pourtant pas parvenu ? Et pourquoi parler d’acte de réparation : j’ai beaucoup d’affection pour L’Idole portative (3). Sans doute on n’y rencontre pas au même degré ce souci de la forme châtiée, d’un art condensé, qui, semble-t-il, vous guide maintenant. Mais quelle fraîcheur, quel parfum. Je ne vais pas reprendre chacun de vos livres, faire une station et vous donner de l’encensoir par le nez. Cette fumée serait vite malodorante. D’ailleurs je n’ai lu que trois de vos œuvres : L’Idole, Le Sot, et Mythologies. Je compte de recevoir Les Trois Grâces (4) et Diableries cette semaine d’un ami. Pourquoi ne citez-vous plus dans les « ouvrages du même auteur » Printemps et Butin fragile (5) ? Ces plaquettes seraient-elles épuisées ? J’en suis très curieux.
  Dépêchez-vous de guérir, poète assassiné ; je ne vous dirai rien de plus car je ne suis pas encore « diplômé » et, paraît-il, il serait bon que je le fusse (6).


  Robert Denoël


1. Les deux hommes se sont rencontrés chez Mélot, 73 avenue Beau-Séjour à Uccle, une agglomération bruxelloise que Denoël connaît bien puisqu'il y est né et y a vécu jusqu'en 1908. Le Sot l'y laisse est paru en 1920 aux Editions littéraires de L'Expansion Belge. Diableries est paru chez le même éditeur au cours de l'été 1922.
2. Mythologies est paru en 1920 aux Editions littéraires de L'Expansion Belge.
3. L'Idole portative est paru en juin 1919 aux Editions des Cahiers Indépendants.
4. Les Trois Grâces est paru en 1919 aux Editions littéraires de L'Expansion Belge.
5. Printemps, premier recueil du poète, est paru en 1910, sous son patronyme, chez la Veuve Larcier. Butin fragile est paru chez le même éditeur en 1912.
6. Denoël ne sera pas « diplômé » : le 10 octobre, il ajourne ses épreuves de fin de cession à l’université de Liège, et est mobilité le 30 novembre.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML. 4350/22.

 

À Mélot du Dy


Samedi soir, sans date [octobre 1922]

Le ciel faisait triste mine ce matin et le vent brutal donnait de grands coups aux arbres. La journée s’annonçait froide et sans plaisir. Mais le facteur est venu qui m’apportait vos livres et cette dédicace à la fois ingénieuse et charmante. Aussitôt la vie me parut avoir ce visage adorable que certains lui prêtent. Tous « les jolis sentiments » sont arrivés en foule et je n’ai eu aucun effort à faire pour les retenir. J’avais un peu d’inquiétude en déballant, sans motif. J’ai pris les volumes l’un après l’autre et me suis mis à lire sans couper les pages. Puis a commencé l’énervante besogne du coupe-papier. Je n’ai fait que feuilleter Printemps et Butin fragile mais j’ai lu Diableries depuis le premier vers jusqu’au dernier, m’attardant à chaque page, à chaque vers presque, redoutant d’arriver à la fin. J’y suis venu beaucoup trop tôt à mon gré, aussi ai-je repris la lecture avec un plaisir neuf. Je vous ai retrouvé dans ces vers tel que je vous ai vu à Bruxelles et rien ne pouvait me plaire davantage. Votre prévision était exacte. Le poème m’a enchanté qui débute ainsi :


     Il me faut prendre un objet
     Quelconque. Un portrait d’Elvire


Je me suis avisé de le lire quatre ou cinq fois sans pouvoir le trouver long.


    J’ai vécu l’affreux destin
    D’être un habitant des villes,

me semble vraiment beau. Vous voilà donc arrivé à la sagesse, Mélot du Dy. Vous vous résignez à ne pas vouloir du mal aux passants mais à les trouver drôles ou à ne pas les regarder. Vous souriez et la grâce de votre sourire est un léger voile jeté sur son amertume. C’est peut-être le bonheur.


Dimanche matin.

Il est bon que je n’aie pas terminé ma lettre hier. Voilà la vôtre pleine de moquerie et d’amitié. On me prendra encore à vous dire des choses aimables. « Liège » (1) est une jeune fille intelligente - cela devient rare - qui avait lu de vos vers dans la «Terre wallonne » et la N.R.F. et à qui j’avais passé Le Sot l’y laisse. Et aussi deux anciens amis qui lisent peu les poètes : un hasard bienveillant leur avait fait rencontrer L’Idole portative dont la grâce ironique opéra. Bruxelles vous est funeste, dirait-on ; je suis content que vous soyez dégagé de son influence (2).
  Mon père est un homme difficile à saisir : depuis mon retour je n’ai pu avoir une conversation sérieuse avec lui (3). Merci de votre attention ; je vous demanderai peut-être un certificat de mérite dans quelques jours.
  Je m’étonne que Créer ne soit pas arrivé mais pas de la lettre d’A.P. (4) : il m’en a dit un mot après vous l’avoir envoyée. Il veut que son groupe arrive, aussi n’hésite-til pas à battre la caisse, parfois hors de propos.
  Je trouve les signes de ponctuation encore plus drôles que les mots : « les petits points » par exemple (5). « Répondre » est une exception et je crois votre souhait réalisé. J’ai compris, mais sans pouvoir expliquer.
  Je vous ai dit hier quelques mots de Diableries. Ce n’est pas fini. Suite au prochain... Pour l’instant je lis les philosophes, comme Schopenhauer [photocopie interrompue]


1. « Liège » est une jeune fille rencontrée à l'Université de Liège, mais on ne connaît pas son nom.
2. Mélot vient d'acquérir la « Villa des Roses » à Vielsalm.
3. Robert a toujours les mêmes rapports difficiles avec son père depuis sa fugue à Paris, entre mai et juillet 1920.
4. Arthur Pétronio [1897-1983], directeur de la revue liégeoise Créer.
5. Précurseur, Denoël est déjà mûr pour accueillir Mort à crédit !

* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML. 4350/1.

 

À Mélot du Dy


Samedi après-midi, sans date [octobre 1922]


  Je suis toujours très embarrassé quand j’ai à vous écrire. Comment commencer ma lettre ? Vous n’êtes pas pour moi un « Monsieur » et moins encore un « Cher Monsieur ». Je voudrais vous appeler mon ami mais je n’ose pas. Malgré toute votre gentillesse il y a des distances que j’hésite à franchir. Alors quoi ? C’est très ennuyeux.
  Cela me chagrine bien de vous savoir malade. Le séjour à Bruxelles n’est pourtant pas une raison suffisante... J’ai retrouvé également mon conte dans Créer, un possessif de trop et une virgule mal placée (1). Est-ce que vous me direz les impressions de Duhamel. Voilà quelque chose qui m’intéresse fort. Jules Romains est venu à Liège donner une conférence sur les « Tendances de l’Art contemporain » (2). Un brave homme d’avocat l’a présenté aux bons bourgeois comme « un homme qui écrit en français et qui de plus n’a jamais publié de roman-cinéma ». Romains n’a pas eu l’air trop froissé mais il devait l’être car il nous a débité sur un ton monotone une conférence plutôt médiocre. Pour finir il a eu l’idée de lire [photocopie défectueuse] pas regretté ma soirée.
  C’est très gentil de parler de moi (3). Mais que pouvez-vous en dire ? Quand j’aurai fait quelque chose de bien... mais d’ici là ? Paul Fierens recevra Créer la semaine prochaine mais il ne faut pas lui dire que c’est moi l’expéditeur. Je ne connais pas l’adresse de Périer. Je vous enverrai le numéro que vous voudrez bien lui remettre. Pour l’article (il devait paraître déjà mais par suite des fêtes et de la mise en page...) il sera publié dans quinze jours (4). Ce n’est pas fameux, fameux. Mais j’ai fait de mon mieux.
  Anthelme (5) revient à Créer après une petite fugue. Grande joie dans la maison mais pas de veau gras disponible. Il est allé à Anvers voir les Ballets russes dont il est fou. Il passe ces jours-ci des examens d’art et d’archéologie. Je lui ferai votre message.
  J’attends les Ecrits du Nord avec curiosité et surtout « Rentrée » (6). Toute mon affection va maintenant aux Diableries bien qu’ici l’on préfère Mythologies. Il y a beaucoup de tours de force (en voilà un mot pour parler de poésie) dans ce dernier volume mais le métier de Diableries me paraît [photocopie interrompue].

Dans les deux recueils il y a des alternances de rythme qui me plaisent infiniment. Cela m’a rappelé certains poètes latins. J’ai lu Les Trois Grâces, chose exquise, toute en nuances que l’analyse écraserait en y voulant toucher. Printemps et Butin fragile m’ont fait passer d’agréables heures. On y rencontre déjà de bien jolis vers... Mais vous savez cela mieux que moi.

Mes projets ? Stagnants. J’attends. Si je ne trouve rien je ferai mon service militaire en décembre. Je travaille : grammaire française, philosophie et langue anglaise (7). J’ai encore écrit de ces petites choses difficiles à qualifier et un conte de cinq ou six pages. Si cela vous intéresse...
  Vient de paraître une étude sur Mambour préfacée par Fierens-Gevaert (8). Les clichés sont donc disponibles. Vous les recevrez la semaine prochaine. Serez-vous de retour à Bruxelles vers la fin du mois ? Il se peut que j’y aille et vous savez quelle joie ce serait pour moi de vous y voir.

Robert Denoël


1. Signée « Jacques Marlande », cette nouvelle parue en octobre 1922 dans Créer s'appelle « Louise » et elle est dédiée à Mélot du Dy. Dans Créer de décembre, Denoël corrige en effet cette virgule mal placée.
2. Franz Hellens initia, sous la houlette du Disque Vert, une série de conférences littéraires à Bruxelles et à Liège au cours de l'année 1922, notamment celles de Georges Duhamel et de Jules Romains.
3. On ne sait quand Mélot du Dy vint à parler de Robert Denoël, qui publiait alors sous différents pseudonymes.
4. L'article évoqué est consacré à Notre Mère la ville d'Odilon-Jean Périer paru aux Editions du Disque Vert, et il fut publié dans Liège-Universitaire du 24 novembre.
5. Francis Soulié [Anvers 21 juillet 1897-?]
publiait sous le pseudonyme de Gilles Anthelme des critiques littéraires dans Créer, Le Disque Vert et Sélection.
6. « La Rentrée » paraîtra dans le dernier numéro de l'année du Disque Vert qui, entretemps, a fusionné avec La Lanterne sourde pour créer Les Ecrits du Nord.
7. Denoël sera en effet mobilisé le 30 novembre 1922. Entretemps il se fait un peu d'argent en donnant à domicile des cours privés de grammaire, de philosophie et de langue anglaise.
8. La brochure de Fierens-Gevaert consacrée à Auguste Mambour est parue aux Editions du Groupe moderne d'art de Liège créées l'année précédente par Georges Linze.
* Autographe : Archives et Musée de la Littérature, cote ML. 4350/21.