Robert Denoël, éditeur

1931

 

À Irène Champigny


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 14 Janvier 1931

Chère amie,


    Nous avons eu hier la visite de Madame Séverin-Mars qui nous a longuement entretenus de votre opération et de ses premiers résultats. Il semble que tout cela prenne bonne tournure : nous vous en félicitons et nous espérons que vous irez de prospérité en prospérité.
    D’autre part, Madame Séverin-Mars nous a longuement parlé de vos projets au sujet des chansons du Grand Vent (1). Vous savez, comme nous, combien nous aimerions voir paraître ces chansons avec une musique qui soit une musique.
    Nous ne demandons pas mieux que de faire les démarches nécessaires, encore faut-il que nous soyons pleinement d’accord avant d’entreprendre quoi que ce soit. Notre accord pourrait se manifester par le pouvoir que vous nous donneriez, sur papier timbré, de traiter en vos lieu et place, toutes opérations utiles à l’édition séparée de ces chansons, à leur enregistrement sur disques et à leur diffusion par quelque mode que ce soit.
    Ceci étant dit, il serait entendu par contrat que nous vous réserverions la moitié de tous les bénéfices à provenir de ces diverses opérations, nous réservant l’autre moitié en rémunération de notre travail. Ces conditions sont celles que nous faisons à tout auteur, que ce soit pour les traductions, les adaptations cinématographiques, les adaptations théâtrales et autres d’un roman.
    Nous croyons pouvoir agir utilement, mais pour agir il faut que tout cela soit en règle. Si vous le désirez, par retour du courrier, on vous enverra un contrat sur papier timbré, fait en double exemplaire et un pouvoir sur papier timbré également, qui pourra nous être utile, espérons-le.
    Nous espérons que vous voudrez bien nous répondre d’une manière précise à ce sujet, afin que le cas échéant nous puissions commencer les démarches. Mme Séverin-Mars est très emballée par les chansons et ce serait vraiment dommage de laisser ralentir son zèle.
    Voici la partie officielle de cette lettre terminée. J’aimerais de vous parler maintenant d’une autre façon, plus gaie ou plus excitante. Hélas ! Je me sens, en ce moment, plutôt déprimé. Je suis terriblement fatigué. Heureusement, Cécile est guérie. Elle rayonne, elle est belle. Notre installation personnelle est terminée (2), celle des Editions le sera dans huit jours. Nous travaillons à notre programme 1931. Il est vaste. Il est en partie excellent. Nous publierons huit volumes durant le premier semestre. Vous les recevrez. Je ne vous cache pas que j’attends votre avis avec impatience.
    Steele vient de revenir de Suisse d’où il est revenu détendu et souriant. La maison marche plutôt bien. Sans la crise, ce serait fameux. Nous faisons comme tout le monde, nous attendons - Je pourrais, en dépit de cela, être très heureux. Mon métier me plaît. Nous nous sentons en progrès tous les jours. Mais mon passé financier pèse sur moi de la plus lourde façon. Si je suis débarrassé de la plupart des huissiers qui envahissaient autrefois les Trois Magots, j’ai encore mille dettes qui se rappellent à moi tous les jours. Tous mes gestes, toutes mes pensées, sont entravés par ces soucis d’argent.

La librairie marche très bien depuis que je n’y suis plus. Elle est devenue anonyme mais plus rémunératrice : une fois le gérant (3) et les frais payés, elle me rapporte environ 500 frs par mois. Jugez ! Tout cela ne m’empêche pas de penser à vous et à Catherine. Je voudrais vous savoir heureuses l’une et l’autre ou tout au moins aptes à une vie plus tranquille qui vous permettraient de rendre utiles pour vous-mêmes (et pour les autres) tous ces dons que nous vous connaissons et que nous ne voyons que rarement exercer.

Ce sera si vous le voulez bien, mon vœu de nouvel an. Je le fais parce que je vous aime en dépit de tout ce qui pourrait me détourner de vous. Je n’ai pas pour vous, en ce moment, (disons même depuis quelques mois) une affection libre de toute arrière-pensée. Je ne peux pas vous embrasser de tout cœur, je vous embrasse avec une tendresse un peu repliée mais avec tendresse tout de même.


    Robert Denoël


1. Voir sa lettre du 26 novembre 1930. Bernard Steele, très averti des questions musicales, est sans doute à l'origine de ces démarches.
2. Après le départ d'Anne Marie Blanche, les Denoël ont occupé l'appartement du premier étage de leur librairie, 60 avenue de La Bourdonnais. Ils viennent d'investir celui qui se trouve au-dessus de leur maison d'édition, 19 rue Amélie.
3. La gérance des Trois Magots a été confiée, depuis décembre 1930, au poète Aloÿs Bataillard [1906-1956], dont le carnet d'adresses est supérieur à celui de Denoël.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Victor Moremans


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 23 Mars 1931

Cher Ami,

  Il y a des éternités que je n’ai eu de vos nouvelles. Comment allez-vous ? - Que devenez-vous ? - Vous sortez-vous enfin de tous les soucis et de tous les ennuis qui vous pesaient si lourdement la dernière fois que vous m’avez écrit ?
  Je pense souvent à vous de la manière la plus amicale et je voudrais pouvoir vous aider de quelque façon ; hélas la distance est encore ajourd’hui bien difficile à vaincre et réduit nos relations à une expression malheureusement de plus en plus simple.
  Ne venez-vous plus à Paris ? J’aurais un immense plaisir à vous voir, il me semble que nous aurions bien des choses à nous raconter.
  Notre effort d’éditeurs n’a pas dû passer inaperçu de vous qui êtes toujours à l’affût de ce qui se publie. Je suppose que vous aurez reçu tous nos derniers ouvrages, hélas ils ne sont guère destinés à vos lecteurs et cela m’ennuie bien car j’aimerais de les voir analysés par vous qui mettez tant de compréhension et d’amour à ces travaux. Peut-être, cependant, le livre de Robert Poulet (1) pourra-t-il être présenté, sans crainte de scandale, aux lecteurs de la « Sainte-Gazette ». Voyez cela.
  Il en est un autre qui ne craint aucune foudre de ce genre, c’est : « L’Amateur de cuisine » par Alin LAUBREAUX, voilà un petit livre qui vous amusera et dont je serais très  content que vous parliez au cours d’un de vos feuilletons (2).
  Nous allons, au cours du mois de juillet, publier une série de livres d’enfants (3) sur lesquels j’attire déjà votre attention car vous aurez plaisir à les lire et vous pourrez nous rendre un immense service en les signalant dans « La Gazette », ce qui ne manquera pas d’éveiller l’intérêt du public catholique qui nous est entièrement fermé.
  Donnez-moi donc de vos nouvelles le plus rapidement possible et si vous pouviez venir ce serait encore mieux.
  Croyez-moi votre très dévoué,


    R. Denoël

PS : Si vous voyez un jeune homme nommé Alexis CURVERS (4) dont je n’ai malheureusement pas l’adresse, voulez-vous lui dire aimablement que je me souviens parfaitement de son séjour à Paris. Je suis sûr que cette simple phrase lui fera comprendre ce que je veux dire.


1. Handji est paru le 20 février 1931. Apparemment Moremans n'en a pas rendu compte.
2. Il le fera dans La Gazette de Liége le 4 juin.
3. Les quatre premiers volumes de la « Bibliothèque Merveilleuse » sont parus le 15 septembre. Victor Moremans en a rendu compte collectivement dans La Gazette de Liége, le 22 juin 1932.
4. Alexis Curvers [Liège 24 février 1906 - Liège 7 février 1992], l'auteur de Tempo di Roma [1957], avait sans doute rencontré Denoël beaucoup plus tôt puisque les deux hommes écrivaient dans les mêmes revues liégeoises au cours des années vingt, mais aucune correspondance n'a été retrouvée.

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 19 Juin 1931

Monsieur,

La lecture de votre manuscrit : « Le Maître du jeu » (1) nous a vivement intéressés. Voulez-vous avoir l’obligeance de passer à nos bureaux pour que nous en parlions ? Le mieux serait de prendre rendez-vous par téléphone (2).
    Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments distingués.

Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. Titre générique de deux romans : Tempête de printemps et À hauteur d'homme. Le premier avait été proposé en mai chez Grasset, où on l'avait refusé sans beaucoup de ménagement, mais en suggérant à l'auteur de l'adresser chez Plon ou chez Gallimard.  C'est son frère Paul Proal qui, sans en avertir l'auteur, choisit de le transmettre chez Denoël et Steele, peut-être à cause du Prix Populiste qui venait de couronner L'Hôtel du Nord.
2. Jean Proal séjourne alors à Paris, 45 rue Monge, probablement à l'hôtel.

* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 26 Juin 1931

Monsieur,

Nous avons reçu il y a quelques jours votre manuscrit : « Le Maître du jeu » et nous l’avons lu avec un très grand intérêt.
A la suite de cette lecture, nous avons eu l’occasion de rencontrer votre frère (1) avec qui nous avons longuement parlé. Il nous paraît utile de résumer ici les lignes de cet entretien afin que vous puissiez prendre une décision au sujet de la publication de votre livre.
    « Le Maître du jeu » nous paraît tenir plus de l’essai lyrique ou du poème que du roman. Tel qu’il se présente, cet ouvrage témoigne de qualités certaines que nous avons eu un grand plaisir à découvrir. Néanmoins, il semble que ce livre ne doit pas encore être considéré comme le départ d’une carrière littéraire. Quelles qu’en soient les richesses (langage, sens de la nature, rythme poétique) il nous semble qu’il lui manque un sens assez large de la vie et de sa répartition pour justifier entièrement le titre de roman, que vous vous êtes d’ailleurs gardé de lui donner.
    Le sujet de l’ouvrage n’est peut-être pas assez important pour supporter les longs développements que vous lui avez donnés. En effet, le livre ne comporte guère que deux personnages véritablement vivants : la Nature et le Héros ; tous les autres personnages font figure de comparses et n’atteignent pas à une vie personnelle. Or, même une fois admise la transformation artistique, l’image de la vie que vous donnez par là est incomplète et, par suite, déçoit le lecteur.

Pour s’exprimer d’une façon plus vulgaire, l’intrigue de votre livre est trop maigre et le ressort trop faible.
    Il faut, avant de prendre une décision, que vous teniez compte de la situation faite actuellement aux jeunes écrivains. Il y a eu et il y a encore une surproduction romanesque extraordinaire, de telle sorte qu’un écrivain qui se présente aujourd’hui au public sans être armé suffisamment, risque de se voir passé sous silence et de décourager la critique lors de la publication de son second ouvrage. Il y a un moment pour partir qu’il faut bien connaître. Quant à nous, nous ne vous conseillons pas de publier « Le Maître du jeu », tout au moins dans l’état où il se trouve actuellement. Il nous semble qu’avec un léger remaniement, il pourrait être publié dans une revue. La publication en revue, avec les délais qu’elle comporte fatalement, vous permettra de mener à bien l’œuvre que, paraît-il, vous poursuivez en ce moment et, sans doute, est-ce avec cette œuvre-là qu’il sera bon d’inaugurer, sous forme de livre, votre carrière littéraire (2).
    Nous sommes à votre disposition pour vous faciliter, dans la mesure de nos moyens, l’entrée dans une revue comme le Mercure de France, par exemple.
    Toutefois, nous vous signalons que l’on relève à différentes reprises, dans « Le Maître du jeu », des longueurs et également des tics de langage faciles à faire disparaître et qui n’ajoutent rien à la beauté de l’ensemble. Les vingt-cinq premières pages du début sont certes à revoir et à raccourcir, vous y faites preuve d’un certain maniérisme que l’on ne retrouve d’ailleurs plus, ou presque plus, au cours des pages suivantes.
    Voulez-vous avoir l’obligeance de nous dire ce que vous pensez de ces critiques et de ces suggestions, et de nous informer de vos intentions au sujet de ce livre ?
    Nous pouvons être à peu près sûrs qu’aucun éditeur de Paris ne consentirait à publier ce livre dans l’état où il est.
    Dans l’attente de vous lire le plus rapidement possible, nous vous prions d’agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments très distingués.

Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. Jean Proal est entretemps rentré à Digne, et c'est son frère Paul qui s'est rendu au rendez-vous proposé par l'éditeur.
2. Les Arnaud, son tout premier roman, qu'il peaufinera durant des années, avant que Denoël l'édite en novembre 1941.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 6 Juillet 1931

Monsieur,

Nous avons été vivement intéressés par la lecture de votre lettre du 3 juillet (1). Nous comprenons fort bien vos préoccupations et vos recherches et nous sommes heureux de voir que le fait d’écrire ne soit pas pour vous un simple divertissement.
    Nous pensons aussi que vous avez profondément le sens de la vie intérieure et nous pouvons en conclure que rien ne vous manque pour faire un excellent romancier. Cet examen personnel que vous avez mené jusqu’à son achèvement dans vos trois premiers livres ne peut être qu’une excellente préparation à en faire d’autres plus nourris, plus riches de matières et d’une résonance plus large. Après avoir fait le tour de votre monde intérieur, vous aurez la liberté de regarder la vie et les hommes avec plus de courage et une certitude plus grande de les pénétrer. Vous avez fait les premiers pas indispensables, la route s’ouvre maintenant devant vous.
    Toutefois, personnellement, il nous serait agréable de recevoir vos deux premiers livres afin de nous rendre compte du chemin parcouru.
    Votre attitude à l’égard du public ne nous gêne nullement. C’est en effet au public, si vous avez quelque chose à dire, de se plier à votre conception et non à vous de vous modeler sur ses goûts. Cependant, il vous appartient d’examiner de très près ce que vous écrivez afin de voir si votre expression, votre conception même, est pure de tout ce qui pourrait la dénaturer.
    Nous allons réfléchir au sujet du « Maître du jeu » et nous vous tiendrons au courant de notre décision dans un avenir assez prochain. Toutefois, nous aimerions de savoir si votre dernier livre (1) est très avancé, auquel cas nous vous demanderions de nous le communiquer sans délai.
    Nous comptons recevoir les deux premiers manuscrits le plus rapidement possible et dans cette attente, nous vous prions d’agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments très distingués.
    Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. Reproduite intégralement dans l'ouvrage de Fanny Déchanet-Platz : Jean Proal, créateur d'humanité (2013), pp. 137-140.
2. Il s'agit probablement de À hauteur d'homme, la suite de Tempête de printemps.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Irène Champigny

Samedi 29 août [1931], 5 1/4, temps brun

Chère,

Quand je lis vos lettres, plus spécialement, je m’aperçois que je vous aime vraiment fort et que, loin ou près, vous tenez une grande place dans ma vie. Vous avez d’adorables moments où on voudrait vous embrasser, vous combler de joie. Il semble que nous puissions, sur beaucoup de points, avoir des échanges parfaits. J’accepte de vous bien des choses, je vous en ai fait accepter d’autres, sans qu’il y ait place en nous, à ce moment, pour un ressentiment médiocre. La lumière toute crue est ce que je connais de plus excitant... Ce que je peux faire pour vous n’est pas gros et je le regrette.

La vie que j’ai choisie m’absorbe entièrement. Je mène une bataille ou, je joue [un mot manquant], si vous préférez, dont je veux sortir victorieux. Déjà je commence à me rendre compte que le succès se dessine. A la fin de cet hiver, si mes prévisions optimistes se réalisent, je serai arrivé, avec un catalogue convenable, à faire produire l’argent qu’on m’a confié et à jouir d’une situation morale, très rassurante. La lutte aura été dure.

Mais depuis dix mois, j’ai été aidé par Cécile, un être que vous connaissez mal, pour l’avoir vue névrosée, faible, en lutte avec elle-même et le monde. La dernière fois que vous l’avez rencontrée, Cécile savait quel souvenir vous aviez gardé d’elle et son trouble de vous revoir était tel qu’elle n’a rien fait pour vous faire changer d’opinion. Comprenez-moi. Mais elle a fait d’énormes progrès, son amour est devenu utile. Au lieu de rapporter tout à elle-même, elle regarde les autres, leur veut du bien, leur en fait. Cette transformation est pour moi un soulagement énorme, une joie de tous les jours. Cela m’a montré quelles richesses pouvaient dormir au fond d’un être en apparence pauvre ou mauvais. Et de ce côté, je suis pleinement heureux.
    Quant à moi-même, je ne m’excuse pas mais si vous m’aviez réellement connu quand je suis arrivé à Paris, vous auriez compris que de naissance j’étais un terrain où les pires instincts prospéraient admirablement. Vous m’avez fait parfois des compliments sur ma compréhension. Elle tient uniquement à ceci : je crois qu’à de certains instants de ma vie il n’y a pas un acte immonde que je n’aurais commis, volontiers, sans remords, comme à d’autres instants j’ai été capable de sentiments et d’actes que je juge de la même façon, beaux ou mêmes héroïques. Il y a en moi deux acteurs extraordinaires et un troisième qui les regarde et les autorise à agir.

Si un jour, j’arrive littérairement à m’exprimer, je ne serai jamais à court de sujets. Je pourrai faire sortir de moi vingt personnages que je n’ai jamais réalisés dans la vie, faute de temps et pris par des passions dominantes : paresse, goût de la rêverie, paresse surtout, abjecte, envahissante, contre laquelle je lutte tous les jours, comme si je m’en apercevais pour la première fois. Quand je suis arrivé à Paris, j’étais un parfait nihiliste, moralement parlant (car pour le côté social, mon éducation m’a montré trop évidemment la solidité de l’armature et m’a fait abdiquer tout espoir de liberté, dès mon plus jeune âge). Je ne savais du monde extérieur que ce que je pouvais inventer. Je ne me trompais pas entièrement, sauf sur le rôle que j’y jouerais.

Depuis longtemps j’avais pris l’habitude d’agir et de réfléchir ensuite. Cela laisse place aux influences. Elles ont été nombreuses. J’en ai rencontré d’excellentes : la vôtre et celle de Cécile. Je ne parle pas des livres dont l’influence sur moi est lointaine, indirecte. Si je n’avais pas cédé à ces influences-là, j’aurais agi autrement, j’aurais beaucoup plus gaspillé que je ne l’ai fait. Et j’aurais agi d’une façon que je regretterais maintenant que je suis en train de m’édifier péniblement ces règles sociales et morales dont vous me parlez dans votre lettre. La seule chose que l’honnêteté puisse me reprocher c’est d’avoir risqué l’argent des autres dans des entreprises qui, commercialement et raisonnablement, ne se justifiaient pas. L’événement est en train de me donner raison.
    Mais c’est un changement considérable que je considère qu’honnêtement je ne pouvais pas agir de la sorte. Déjà, je me sens moins le goût du risque, envisagé de cette façon. Mon métier m’amuse provisoirement beaucoup. Je sens que pendant deux ans encore, je vais m’y donner entièrement. Il y a des difficultés énormes à vaincre : il faut pallier la nécessité de gagner de l’argent et il faut publier de bons ouvrages. Vous savez quel joli casse-tête ce peut être. Mais je serai heureux si j’arrive à découvrir les gens de talent, cachés çà et là. Je me sens depuis un mois une confiance peut-être excessive : j’ai la certitude de ne pas être inutile et cela m’excite continuellement.
    J’ai été interrompu. J’en profite pour relire cette lettre - pleine de lacunes. Il faudrait des pages et des pages pour pouvoir dire ce que l’on voit en soi. Le temps me manque cruellement. Je n’ai de repos que le samedi après-midi. Je suis au rez-de-chaussée, dans le bureau du fond que vous n’avez pas vu. Toute la maison respire le calme. Cécile est au premier avec une petite fille de deux ans, adorable petite mulâtresse qu’une amie à nous a amenée du Congo. Les employés sont partis, le téléphone est muet. Je suis seul dans mon bureau. C’est un plaisir que je goûte rarement : il me plaît de le partager un peu avec vous. Les autres jours, c’est un mouvement sans trêve, un va et vient de visiteurs, un courrier qui n’en finit pas avec les autres libraires, les marchands de papier, les imprimeurs, la critique. Ce sont des déjeûners en ville, des soirées à droite et à gauche, quelques sorties pour notre délassement et la nécessité urgente chaque jour de ne pas croupir, de lire des bonnes choses, ou de relire quelque vieux maître.

L’avalanche de médiocrité que nous subissons sous la forme de manuscrits deviendrait déprimante à la longue. Je n’ai de recours que dans La Bruyère, Pascal, Molière, Montaigne, si pleins de suc, regorgeant de moëlle et de substance. J’absorbe presque goulument ces nourritures de choix qui me reposent de l’anémie de mes contemporains.
    Mais, je vous parle de moi et j’ai bien des choses à vous dire sur vous, à répondre à vos questions. Tout d’abord j’ai écrit à Jossinet (1) en des termes que j’ai voulu simples et que j’espère persuasifs. Attendons les événements. Mes espoirs sont maigres parce que je crois Jossinet un homme malheureux par manque de clairvoyance. Il est aveugle sur lui-même ou il veut s’ignorer, ce qui pratiquement revient au même. L’imagination lui manque pour être sensible au sort d’autrui. Mais il est vrai que j’ignore ses sentiments. Tout ce que j’en puis dire, c’est que je le crois l’homme de la minute qui passe, qui va sans voir où sa passion le traîne et, avec cela, une hérédité qui doit être atroce et qui doit peser sur tous ses actes. Peut-être qu’il a quelque part, dans le temps, un ancêtre humain qui le poussera à quelque acte de reconnaissance. Je ne peux guère l’imaginer.
    Pour votre travail actuel, c’est sans doute vous qui avez raison contre moi à la vertu foncière des mots, à leur qualité d’évocation, à leur densité, à leur odeur, place qu’ils doivent occuper dans une phrase pour rendre l’essentiel. Vous croyez à la beauté d’un cri, au jaillissement d’une pensée. Vous croyez que le travail ne vous est pas possible ou qu’il est peu utile. Cela est vrai si vous voulez vous contenter de projeter votre être, assurée que vous êtes, et avec raison, que les autres y pourront trouver un aliment. Mais vous ne serez accessible qu’à une élite de lecteurs qui ne s’embarrassent pas du superflu et sauront reconnaître votre visage là où il est. Allez donc, [un mot coupé]. Il ne sera jamais trop tard pour changer, si un jour vous en éprouvez le besoin.

Pour les livres d’enfants, je ne veux pas vous conseiller. Je vous en fais expédier qui viennent de paraître chez nous (2). Vous les lirez. Vous verrez si vous pouvez arriver à quelque chose qui puisse cadrer avec la collection qu’ils inaugurent. J’ai l’impression très nette que vous réussiriez sans peine. Essayez. (En plus, si cela marche, ce pourrait être assez lucratif). Pas lu L’Ile rose (3) mais en ai entendu dire le plus grand bien.
    Pour votre bureau, est-ce que sa vente est bien nécessaire ? et bien intéressante ? Nous n’en avons provisoirement pas besoin. On en trouve d’occasion, pareils au vôtre pour huit ou neuf cents francs. Avec le port, jugez ce qui vous resterait. J’aime mieux vous promettre une aide, c’est-à-dire un remboursement de vos avances en trois fois, octobre (fin), novembre et décembre.
    Pépin (4) m’a téléphoné et m’a donné de vos nouvelles. Il me semble, en effet, qu’un séjour au Château Fallet (5) serait pour vous une chose excellente. Au moins là, vous auriez moins de mal pour l’organisation de votre vie. Je pense beaucoup à Catherine. Pensez-y aussi, Champigny, pensez-y comme si vous étiez loin d’elle. Regardez-la bien. Cette enfant perd sa santé. Pensez à elle avec tout l’amour dont vous êtes capable. Elle en a besoin.
    Artaud (6) mène une lettre terrible contre l’opium. Il va mieux mais n’a pas retrouvé l’équilibre. Il est à la campagne, seul. Il travaille, il rêve, il doit souffrir beaucoup. Pensez à lui aussi puisque vous le pouvez. Je vous écrirai encore. Je m’excuse d’avoir tellement parlé de moi. Le soir est venu. Qu’il vous apporte la paix du cœur et toute ma tendresse.

Robert

    Quant aux « Délices » (7), l’histoire est ravissante mais pourquoi la voulez-vous si exacte ? Peu importe que cela se passe à Arras ou à Perpignan. Faites une ville de province imaginaire et unique avec toutes celles que vous connaissez. Inventez les monuments et les légendes locales. Ce serait bien plus vrai que la documentation que vous pourrez trouver dans des guides. De toute manière, je vous envoie La Vie de Rancé (8) parce que c’est un livre curieux, même s’il ne doit pas vous servir.
    J’aime le poème ou l’« élévation » que vous m’avez envoyée. Je veux dire que j’en aime l’artifice et le sentiment. La forme m’en paraît trop abondante. Vous employez trop de mots. Vous ne cherchez pas assez votre expression. Vous adoptez trop facilement des formules comme « retranchée du monde des vivants » qui sonnent faux (d’abord parce que ce n’est pas vrai et ensuite parce que c’est un cliché). Pour qu’à mon point de vue (peut-être haïssable mais qui est celui de l’art) cette page puisse toucher le lecteur anonyme, il faudrait que tout ce qui est dit, le soit encore plus simplement, avec une économie plus stricte. Vos élans se répètent et se nuisent. Vous écrirez tout à fait bien, le jour où vous ferez suivre votre porte-plume par une paire de ciseaux.

Vos lettres sont le meilleur de vous parce que vous vous abandonnez à votre humeur du moment sans arrière-pensée, comme dans la conversation. Vous parlez bien. Quand vous reproduisez le ton de la conversation, vous écrivez bien. Quand vous « écrivez », c’est tout différent. Malgré vous, vous vous appliquez, vous forcez le ton, un je ne sais quoi d’artificiel se mêle à votre pensée. Ce n’est plus la même chose - Même des souvenirs comme «  Clémentine » et d’autres sont entachés d’un léger maniérisme à cause de cela.

Vous à qui autrefois je reprochais l’impudeur, il semble que vous ayez besoin d’un vêtement pour cacher ce que dans le même instant vous voulez dévoiler. Vos chansons sont belles parce que elles vous obligent à un vocabulaire très court. L’usage d’un petit nombre de mots ne signifie pas pauvreté, tout au moins pas nécessairement. Il faut que dans un poème, chaque mot, chaque phrase soit indispensable, sans cela l’émotion s’altère, disparaît. Le poème est fichu.
    Vous me parlez de scénarios. Avez-vous dans vos cartons des scénarios commerciaux, possibles pour l’Amérique ? Cela peut vous sembler invraisemblable, mais j’y ai des débouchés. Si vous en avez, envoyez-les moi : je pourrai peut-être leur faire un sort.
    Comment va Catherine ? Elle avait lors de notre visite une mine inquiétante. Si vos projets de collaboration se maintenaient, vous pourriez peut-être écrire pour notre « Bibliothèque merveilleuse » que nous inaugurons par Alice au pays des merveilles, une belle histoire avec des animaux et des pays mystérieux. Qu’en pensez-vous ? Il faut une histoire de 250 pages, facile à comprendre, pour des enfants de 8 à 12 ans. Nous payons de 4 000 à 5 000 francs de droits d’auteur. Réfléchissez à cela.
    Là-dessus, je vous embrasse, sur vos joues bonnes et aussi sur vos joues mauvaises parce qu’il m’arrive de vous aimer tout entière. Et j’embrasse Catherine.

Robert


1. Francis Jossinet avait épousé Irène Champigny le 2 avril 1927. Leur mariage s'était défait rapidement, mais des relations tumultueuses s'ensuivirent durant plusieurs mois.
2. Les six premiers volumes de la collection pour enfants « La Bibliothèque Merveilleuse » sont parus le 1er septembre.
3. Ce livre pour la jeunesse, dû à Charles Vildrac, est paru en 1924 aux Editions Tolmer.
4. Mme Pépin-Lehalleur, vendeuse des Trois Magots.
5. La bastide du Château Fallet, près de Marseille.
6. Les relations entre Antonin Artaud et Denoël remontent à 1926. Artaud séjourne alors à Argenton-Château, dans les Deux-Sèvres, pour suivre une cure de désintoxication - payée par Denoël.
7. Un conte parmi d'autres que Denoël refusera.
8. L'ouvrage de Chateaubriand est paru pour la première fois en 1844.
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.

À Jean Proal


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Paris, le 23 Septembre 1931

Cher Monsieur,

Nous avons bien reçu votre lettre du 22 et nous vous en remercions. Veuillez avoir l’obligeance de nous envoyer votre manuscrit définitif (1), nous vous dirons assez rapidement si nous le jugeons bon pour l’impression.
    Très cordialement à vous,

Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. Celui de Tempête de printemps, qui ne porte pas encore ce titre.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 5 Octobre 1931

Cher Monsieur,

Vous trouverez, ci-inclus, notre projet de contrat. Nous ne pouvons guère y changer quelque chose, malgré les propositions qui vous sont faites d’autre part (1).
    La question du tirage est une question de politique intérieure, particulière à chaque éditeur. Nous estimons raisonnablement qu’il n’y a aucun motif de tirer cinq mille exemplaires d’un premier ouvrage, étant donné que si le succès se dessine, il est extrêmement aisé de retirer les deux mille exemplaires supplémentaires puisque nous gardons toujours la composition. Nous ne pouvons d’ailleurs pratiquer aucune surenchère, pour cette simple raison que les propositions que nous vous avons faites sont des propositions loyales, qui correspondent parfaitement à la réalité. Nous pensons que vous serez de notre avis et que notre projet aboutira rapidement.
    Nous croyons, quant à nous, que nous sommes la maison d’édition la plus indiquée pour un jeune auteur, parce que notre effort porte sur des auteurs inconnus et que la presse est déjà habituée à accueillir notre production avec une grande sympathie. En ce qui concerne les beaux papiers, vous verrez que nous vous donnerons satisfaction.
    Aux Nouvelles Littéraires nous avons quelque crédit et s’il faut appuyer votre démarche, vous pourrez compter sur nous.
    Nous attendons votre réponse très prochainement, et nous vous prions d’agréer, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
    Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. On ne voit pas quelles autres propositions auraient été faites à l'auteur, puisque son manuscrit a été refusé ailleurs. Proal accepte le projet qui lui est soumis, après quelques aménagements : un contrat est signé dès le 8 octobre, qui l'engage pour cinq livres.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Paris, le 8 Octobre 1931

Recommandée

Cher Monsieur,

Nous avons l’honneur de vous envoyer, ci-inclus, le contrat concernant votre ouvrage « Sylveplane » (1) en double exemplaire.

Comme vous le verrez ce contrat a été modifié selon vos desiderata (2).

Nous vous serions obligés de bien vouloir nous en retourner une copie, munie de votre signature précédée des mots « lu et approuvé ».
    Dans cette attente, nous vous prions d’agréer, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments distingués.

Les Editions Denoël & Steele,

B. Steele (3)


    Pièces jointes : contrat en double


1. Titre provisoire de Tempête de printemps. C'est, apparemment, l'auteur qui décide d'en changer en décembre, mais la question avait été soulevée par Denoël.
2. Le contrat définitif, daté du même jour et accepté par Proal, prévoit que l'auteur percevra 10 % sur le prix fort de chaque volume vendu. Ces droits lui seront payés le 1er janvier et le 1er juillet de chaque année. « Exceptionnellement les droits d'auteur sur une édition de 3.000 volumes lui seront payés, moitié à la signature du contrat, l'autre moitié à la mise en vente. » Le premier tirage du livre sera en effet de 3 000 exemplaires.
3. Les courriers professionnels signés par Bernard Steele sont peu nombreux. Il n'intervient que lorsque Denoël est absent, ou souffrant, ce qui est le cas ici.

* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Paris, le 16 Octobre 1931

Cher Monsieur,

    Veuillez trouver, ci-inclus, un chèque de frs : 2.250, montant de la moitié de vos droits sur une édition de trois mille exemplaire de « Sylveplane ». Veuillez avoir l’obligeance de nous accurer réception de ce chèque et agréez, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments très distingués.

Les Editions Denoël & Steele,

B. Steele


* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Victor Moremans


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [13 novembre 1931]

Cher Ami,

Merci pour l’exemplaire de la « Gazette » et pour les excellentes informations incluses.
    Lu votre bel article sur Exupéry qui n’aura sans doute pas le Goncourt : il paraît que Bost a beaucoup de chances (1).
    Nous, nous n’en avons aucune. Nous nous rattrapperons sans doute à Femina ou à Renaudot (2). Quand vous voit-on ?
    Très cordialement,

R. Denoël


1. Le 3 décembre Vol de nuit obtiendra le prix Femina et Pierre Bost, le prix Interallié avec Le Scandale, l'un et l'autre édités chez Gallimard.
2. L'Innocent, premier roman de Philippe Hériat chez Denoël et Steele, recevra le prix Renaudot, le 7 décembre.

* Autographe : collection Mlle Geneviève Moremans.

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 18 Novembre 1931

Cher Monsieur,

    Vous voudrez bien nous excuser de n’avoir pas répondu plus rapidement à votre lettre du 20 octobre.
    En ce qui concerne le manuscrit de « Sylveplane », nous le donnerons à l’impression vers le 15 décembre. Si vous faites de nouvelles corrections, tâchez d’élaguer le plus possible ce qui est trop littéraire et qui rappelle trop des écrivains comme Giono, Pourrat - allez vers la simplicité, vers la vérité la plus nue, la plus stricte.
    Les deux contes que vous nous avez envoyés pèchent contre cette loi de la vérité. Quel que soit le dramatique du sujet, ils rendent un son trop conventionnel, ils manquent tout à fait d’atmosphère et nous vous déconseillons vivement de les publier. Le conte est un genre extraordinairement difficile puisqu’on doit réussir à imposer une atmosphère et des personnages avec des moyens limités. La moindre faute dans un conte éclate plus clairement que dans un roman : méfiez-vous donc.
    Nous ne proposerons pas ces contes, ni à Candide, ni à Gringoire, ni ailleurs, parce que nous sommes certains d’un refus.
    Les titres que vous nous envoyez ne sont pas excellents. Toutefois, le dernier : « La Sève humaine » paraît encore le meilleur. Réfléchissez-y encore, vous pourrez peut-être trouver mieux.
    En ce qui concerne les Nouvelles Littéraires, le patronage d’Arnoux (1) ne peut que vous servir, mais, si vous envoyez quelque chose, tâchez que ce soit tout à fait au point, car il n’y a rien de mauvais comme un refus. Songez que la plupart des directeurs de journaux qui publient des nouvelles en reçoivent à peu près à chaque courrier.
    Veuillez agréer, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
    Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël

Tout ceci est trop sommaire et trop brutal : excusez-nous. Nous sommes débordés de travail en ce moment. R.D.


1. Alexandre Arnoux [1884-1973] était, comme Jean Proal, originaire de Digne. Il avait, sans grand succès, recommandé l'auteur auprès des Editions Grasset pour Tempête de printemps.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Antonin Artaud

[Pneumatique]

[11 décembre 1931]

Mon Cher Ami,

Votre conférence (1) a été admirable, aussi bien au point de vue des idées que de l’expression. Impression énorme sur le public. Vos amis enchantés se désolèrent de votre fuite.
    Nous avions hâte de vous féliciter : venez donc que l’on vous dise ce que vous n’avez pas voulu entendre hier.
    Très cordialement,

Denoël


1. « La mise en scène et la métaphysique ». Conférence à la Sorbonne, le 10 décembre, devant le Groupe d’études philosophiques et scientifiques fondé par Yvonne et René Allendy.
* Repris de : Antonin Artaud. Œuvres complètes, IV, p. 281.

 

À Jean Proal


[En-tête imprimé :]
Les Editions Denoël & Steele
Paris VIIe - 19 Rue Amélie

Paris, le 16 Décembre 1931

Cher Monsieur,

Nous avons bien reçu votre lettre du 14 décembre et les pages de corrections qui l’accompagnaient.
    La nouvelle ainsi corrigée gagne certainement beaucoup mais, à notre avis, elle n’est pas encore assez significative pour que nous fassions nous-mêmes une démarche en faveur de sa publication dans Les Nouvelles Littéraires. Vous pourriez peut-être essayer de l’envoyer directement, ainsi transformée, à Gringoire ou à Candide (1).
    Quant au roman, après une réflexion qui va vous sembler bien longue, nous revenons au premier titre : « Le Maître du Jeu », qui nous semble être encore le meilleur. Les changements que vous y avez apportés sont également très heureux. Nous le donnerons à la composition dans quelques jours et vous recevrez les premières épreuves dans le courant de janvier.
    La situation est bien mauvaise en librairie et il ne faudra négliger aucune ressource pour la vente de votre ouvrage. Si, donc, vous comptez toujours sur le concours de vos collègues, n’hésitez pas à faire le nécessaire dès le mois de janvier. Le prix de vente sera de 15 frs, pour les exemplaires ordinaires, et nous tirerons quelques exemplaires sur alfa au pris de 25 frs. Vous pouvez annoncer sa publication pour le 15 mars environ (1).
    Veuillez agréer, Cher Monsieur, l’expression de nos sentiments les meilleurs.
    Les Editions Denoël & Steele,

R. Denoël


1. Le 19 décembre Proal lui répond : « Ne pensez plus aux nouvelles. On verra plus tard. »
2. Tempête de printemps est sorti de presse le 15 février 1932. Les 100 exemplaires de luxe sur alfa étaient vendus 25 francs ; les exemplaires ordinaires, 15 francs.
* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Jean Proal


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Le 28 déc[embre] 31

Cher Monsieur,

J’ai été un peu souffrant ces derniers jours : d’où le retard apporté à répondre à votre lettre du 15.

Ne vous inquiétez pas : quelle que soit la forme choisie, si votre œuvre contient l’essentiel, elle sera communicable, elle touchera ceux qu’elle doit toucher. La carcasse importe qui assure la solidité mais c’est la moëlle qui nourrit et la chair. Ne vous tourmentez pas. Votre dessein me paraît grand, d’un déroulement noble. Suivez-le : le personnage que vous peignez n’est plus simplement un homme dans son village, il est tous les hommes des villages, tous les gens attachés à cette terre que vous décrivez. Il est naturel que deux cents pages ne vous suffisent pas à le montrer, avec ce qu’il a de particulier et d’éternel à la fois.
    La solitude où vous vivez est excellente pour le travail : mais ne vous laissez pas entamer par des scrupules d’esthétique.

En tout cas, sachez que nous suivons votre effort avec un intérêt tout amical et que rien ne nous touche plus que votre confiance.

Très cordialement à vous,

R. Denoël

Sylveplane est à la composition : il faudra attendre le « Prélude ». Nous reparlerons encore des titres.


* Autographe : collection Mme Jean Proal.

À Hubert Dubois


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [fin 1931]


  Mon cher Ami,


  Merci de ton livre (1) et du mot amical qui l'accompagnait. Moi non plus, je n'ai pas oublié, ni ces flâneries précieuses d'autrefois, ni l'amitié qui ajoutait à leur charme.
  Nous voilà loin l'un de l'autre maintenant. Ton livre va nous rapprocher : je l'aurai bientôt lu et ton univers sera le mien, pendant un temps. Je ne doute pas qu'il soit long.
  Si je puis quelque chose pour toi ou pour ton livre, fais-le moi savoir.
  Bien cordialement,

Robert Denoël


1. L'Heure entre chien et loup. C'est un recueil de poèmes publié en décembre 1931 par Les Cahiers du Sud à Marseille.

 

À Irène Champigny


[Sigle imprimé des Editions Denoël et Steele]

Sans date [fin 1931 (1)]

J’ai toujours été surpris de la bizarrerie des sentiments que vous nourrissez pour moi. Vous m’avez toujours dit m’aimer et je l’ai cru jusqu’au moment où j’apprenais que dans le même temps votre méchanceté s’aiguisait contre moi, s’aiguisait et s’exerçait non sans arriver à des résultats. Il m’a fallu de l’énergie pour lutter contre un penchant que j’ai pour vous, fort vif vous le savez. Mais ma naïveté demeurait entière puisque, fâcheusement inspiré, sous l’influence peut-être de pensées bucoliques, j’avais encore voulu espérer que cette sorte de haine qui habite en vous à côté d’autres sentiments plus précieux, aurait pu s’amollir, se fondre et peut-être même se dissiper.
    Votre lettre me prouve avec une rigueur parfaite qu’il n’en est rien. Cela vous étonnera sans doute d’apprendre que j’en suis triste. Rien n’est affreux comme l’odeur des amitiés mortes. Un jour, sans doute, vous me rendrez cette justice que je ne vous ai jamais voulu que du bien et que je vous ai fait aucun mal. Vous chercheriez en vain dans mes actes, dans mes paroles ou dans mes pensées, un aliment à votre haine.

Cette haine se nourrit d’elle-même et cela me fait penser qu’elle se consumera et que vous arriverez à me regarder d’un œil froid. Quand ce moment sera venu, vous connaîtrez d’une manière certaine le vrai de mes sentiments. Quelle que soit votre attitude alors, elle sera moins odieuse et assurément plus digne de vous et de l’amitié la plus forte que vous ayez sans doute rencontrée. Je vous embrasse tristement,

Robert


1. Date supposée. Champigny l'avait ainsi annotée en 1946 : « J'ignore quand cette lettre fut écrite et ce que j'avais dit contre lui, car j'eus plus de paroles dures que d'actes méchants. Je ne le haïssais pas. Je l'aimais beaucoup - même après tous les tristes incidents de 1938 autour du manuscrit " Ecris-moi ". Je ne puis remédier à la peine que me causa cette amitié perdue. »
* Autographe : collection Jean-Pierre Blanche.