Robert Denoël, éditeur

Mélot du Dy

 

L'aventure éditoriale de Robert Denoël débute en 1928 avec un livre illustré par un Belge, Jean de Bosschère, et se termine en 1945 par un almanach rédigé par un autre Belge, Lucien François.

Pourtant les auteurs belges sont rares au catalogue de l'éditeur : Robert Poulet (1931), Horace Van Offel (1933), Pierre Goemaere (1935), Louis Dumont-Wilden (1936), Armand Petitjean (1936), Edmond Grégoire (1937), Paul Lambert (1937), Emile Vandervelde (1939), Franz Hellens (1942), Evelyne Pollet (1942), Dominique Rolin (1942), Albert t'Serstevens (1942), Jean Milo (1943).

Mélot du Dy, lui, n'est apparu qu'en 1935, et par raccroc. Il était cependant l'un de ses tout premiers amis littéraires et c'est grâce à lui que Denoël put nouer amitié avec Jean de Bosschère.

Robert Ernest Mélot est né à Bruxelles le 27 octobre 1891. Ernest Mélot, son père, était directeur de l'Imprimerie IMIFI, qui imprimait l'Echo de la Bourse. Après ses études primaires à Bruxelles, il entre au collège de Liancourt, près de Compiègne, où il passe son baccalauréat à moins de dix-sept ans. Il étudie ensuite les langues à l’université de Munich, voyage en Angleterre et en Italie, et rentre en Belgique en 1912.

L’année suivante il rencontre une comédienne française en tournée en Belgique, Blanche Dudicourt [1891-1968], qui se produit au Théâtre du Parc. Elle était aussi récitante de poèmes dans les salons littéraires. Mélot l'épouse en 1914 ; le couple habite Ixelles. C'est là que naîtront trois filles : Nadine, Odette, et Jordaine.

Entre 1916 et 1922, Mélot travaille à l’imprimerie de l’IMIFI. Sa santé fragile, qui lui avait évité l'armée, lui cause d'incessants maux de tête en raison des émanations de plomb. A trente-deux ans il prend sa retraite et acquiert une petite maison à Vielsalm, dans les Ardennes belges, la « Villa des Roches », où il se retire avec sa femme et leurs trois filles, pour y écrire au calme poèmes, articles littéraires, plusieurs traductions et une importante correspondance. Une place essentielle est accordée à la musique. Mélot a longtemps étudié le piano et il joue Chopin, Mozart, Bach, Debussy et Schubert.

Il a publié ses deux premiers recueils de poèmes à Bruxelles en 1910 et 1912, sous son patronyme. Il prend ensuite le pseudonyme de Mélot du Dy, en hommage à sa femme, et publie cinq nouveaux recueils entre 1919 et 1922. Il collabore à différentes revues d'avant-garde françaises et belges comme La NRF [1922-1928] ou Le Disque Vert [1922-1925] dont il est l'un des fondateurs.

C'est à ce titre qu'il est sollicité par Robert Denoël, le 12 septembre 1922. Le jeune Liégeois a publié trois nouvelles dans La Gazette de Liége, et quelques comptes rendus d'ouvrages dans Créer, la petite revue littéraire fondée à Liège quelques mois plus tôt par Arthur Petronio. Comme tous les jeunes gens de son âge, il s'est essayé à la poésie.

Denoël envoie trois poèmes sous le titre prometteur « Caramels mous » : ils ne seront pas retenus, mais une correspondance amicale s'ébauche, bien que plus de dix ans séparent les deux hommes. Il avait lu quatre recueils, Mélot lui en envoie trois autres, plus récents. Les premières lettres concernent essentiellement cette poésie.

En octobre Denoël publie dans Créer une petite nouvelle sous le pseudonyme de Jacques Marlande : « Louise », qu'il dédie à Mélot du Dy. Des obligations l'attendent à l'université de Liège : « je ne suis pas encore " diplômé " et, paraît-il, il serait bon que je le fusse [...] Mes projets ? Stagnants. J’attends. Si je ne trouve rien je ferai mon service militaire en décembre. Je travaille : grammaire française, philosophie et langue anglaise. J’ai encore écrit de ces petites choses difficiles à qualifier et un conte de cinq ou six pages. »

Son affectation au camp de Beverlo, en province de Limbourg (80 km de Liège), lui avait été signifiée dès le 3 juin. Il savait ce qu'impliquait l'interruption de ses études de médecine, malgré quoi il préfère « ajourner » ses examens de fin de cession. Le 30 novembre il est appelé sous les drapeaux et versé dans le service auxiliaire.

Dans le langage militaire, ce terme a deux significations. Les miliciens auxiliaires sont adjoints aux infirmiers des hôpitaux militaires parce ce qu'ils ne possèdent pas les diplômes nécessaires pour être nommés officiers, ou bien parce qu'ils sont atteints d'une infirmité relative sans être faibles de constitution. Denoël répondait aux deux définitions. Le rapport d’autopsie rédigé le 4 décembre 1945 par le docteur Piédelièvre indique qu' « Il avait des lésions pleurales anciennes. » et, d'autre part, Robert est myope et il porte lorgnon. Mais je tendrais plutôt pour la première raison.

Denoël a été affecté provisoirement au camp de Beverlo avant de rejoindre son corps définitif, à l'hôpital militaire d'Anvers. Je ne connais aucune lettre contemporaine de son séjour sous les drapeaux. Le 27 août 1927 voici comment il résumait son parcours à Irène Champigny : « Je n’ai jamais été heureux, Champigny. J’ai eu une première enfance comme toutes les premières enfances. On n’en jouit pas. A neuf ans la pension, coupée de vacances joyeuses, c’est vrai. A treize ans la guerre, la découverte des livres, la passion de savoir, la lutte de tous les instants contre l’autorité paternelle. A 17 ans, un an de Paris, inconscience parfaite, ivresse de la liberté, peut-être est-ce encore là ma meilleure année. Puis cinq ans d’université, de travail littéraire acharné, l’horreur du service militaire et enfin, de nouveau, Paris. »

Dans le témoignage qu'elle a laissé Cécile Denoël écrivait en 1969 : « En 1922, il partait faire son service militaire au camp de Beverlo. Cet anti-militariste-né y fut un bien piètre soldat. Rapidement, il dut quitter le camp ; il fut envoyé dans un hôpital militaire à Anvers. Un jour, ayant assisté à une opération grave sur un enfant, cela le toucha si profondément qu'il décida d'abandonner la médecine. Mais il fallait bien continuer ses études. Il opta pour le Droit qu'il commença étant encore sous les drapeaux. » La chronologie est un peu différente : un fois démobilisé Robert a poursuivi sa médecine et satisfait, le 11 juillet 1924, aux épreuves de fin de cession qu'il avait différées en octobre 1922. Ce n'est qu'en octobre 1924 qu'il prend une inscription en droit.

Le seul fait marquant à l'armée est son assimilation au grade de caporal, le 1er février 1923, grade qui lui est retiré quinze jours plus tard. Robert Beckers, dont le témoignage n'est pas toujours fiable, m'écrivait le 25 avril 1978 : « Si nous avons tous deux passé par l’école des sous-lieutenants de réserve de Beverlo (d’où il fut expulsé pour avoir cassé ses arrêts, se croyant obligé, par crainte de son père, d’assister à la prise de voile d’une de ses sœurs), c’est à trois ans de distance. »

Les seules activités dont nous ayons trace entre le 30 novembre 1922 et le 4 décembre 1923, date de sa démobilisation, sont ses chroniques littéraires dans la presse hebdomadaire belge.

A Vielsalm Mélot a accueilli durant l'été 1922 son ami Jean de Bosschère et sa compagne, Elisabeth d'Ennetières. Les Bosschère avaient déjà passé des vacances chez lui en septembre 1920, dans sa résidence d'été à Yvoir, et ils reviendront encore à Vielsalm durant l'été 1925.

Denoël a rencontré Mélot à plusieurs reprises, à Bruxelles et à Vielsalm, mais jamais en compagnie de Jean de Bosschère. En témoigne cette lettre de mai 1925 dans laquelle Denoël le remercie de l'envoi d'une photo : « je réclame contre le chapeau qui m’empêche de faire la connaissance de votre ami. »

Mélot du Dy et Jean de Bosschère à Pompéi,  1925

Cette photo a été prise au printemps 1925 à Pompéi où Bosschère et Mélot ont fait un voyage d'agrément. Denoël a lu plusieurs ouvrages de Jean de Bosschère, notamment Beale-Gryne, qu'il apprécie, mais il ne le rencontrera que l'année suivante, à Paris, grâce à Mélot du Dy.

En 1924 a paru aux Editions de la NRF Hommeries dans la collection « Une Œuvre, un portrait », qui accueille pour la première fois un auteur belge. C'est André Lhote qui a été chargé de dessiner le portrait de l'auteur. Un autre recueil, Amours, est déjà en route. Denoël se dit enchanté : « Les Amours m’ont tout à fait conquis [...] Mais il faut que ce livre aille rue de Grenelle [...] Scauflaire que j’ai rencontré ce matin est ravi de faire le portrait du poète Mélot du Dy » [juin 1925].

    

Frontispices de Hommeries par André Lhote [1924] et de Amours par Edgar Scauflaire [1929]

Edgar Scauflaire [1893-1960] est un ami d'Auguste Mambour [1896-1968] et Denoël vient de rendre compte dans Liège-Universitaire d'une exposition qu'ils ont réalisée ensemble en mars 1925 à Liège. Si le futur éditeur a mis un jour les pieds à la « Caque » chère à Simenon, c'est avec eux. Amours paraîtra en 1929 dans la même collection qu'Hommeries.

Le 15 septembre 1924 Denoël consacre au poète, sous le pseudonyme de Robert Marin, un bel article de six pages dans Les Cahiers Mosains, qui passe en revue la plupart de ses recueils. Bien plus tard Alexis Curvers s'en souvenait encore : « Le poète inoublié fait un nouveau pas dans la gloire. C'est ce que Robert Marin prophétisait il y a plus de soixante ans déjà. Comparant le poète à un jongleur, il terminait son article par une phrase que nous sûmes bientôt par cœur : " Mélot du Dy, la boule, quand il la jette, étincelle et l'attitude, l'a-t-il étudiée ou si c'est un don ? " » [préface au catalogue « Le poète Mélot du Dy et l'Ardenne », janvier 1988].

En juin 1925 a paru dans Le Disque Vert une nouvelle signée Robert Marin : « Une forte tête ». Denoël avoue à Mélot : « J’ai été déçu mais la lecture de ce fragment m’a fait voir mieux ce que je voulais. Malgré tous les défauts (déclamation, pléthore d’adjectifs, etc.) il me semble que ces pages vivent. Je leur souhaite une vie plus personnelle : attendons. » Voilà un fragment qui occupe tout de même onze pages de la revue et qui doit sans doute sa publication à Mélot du Dy, qui est convié à venir à Liège : « Quand venez-vous ? Nous sommes deux à vous attendre, un peintre et un ami. » Le poète est à nouveau souffrant mais promet tout de même de s'y rendre : « Je suis très heureux d’apprendre votre prochaine visite mais vos " maux " me désolent, je ne peux pas les admettre. »

La villa de Mélot du Dy [à droite] à Vielsalm vers 1925

Le 29 septembre, alors que les Bosschère sont chez les Mélot, la foudre provoque un incendie dans la « Villa des Roches », qui est entièrement dévastée. Denoël lui écrit : « Je suis stupéfait et désolé de ce qui vous arrive. La manière dont vous acceptez cet événement est admirable et comme vous le racontez d’un ton qui refuse toute condoléance, il ne me reste qu’à vous féliciter, vous et les vôtres, d’être saufs et de si bonne humeur. » [5 octobre 1925].

En novembre, Robert Denoël prononce à l'amphithéâtre de l'université de Liège une conférence sur « Mélot du Dy, poète ». Il en rend compte peu après à son ami rentré à Bruxelles depuis deux mois : « jamais je n’ai autant pensé à vous que ces deux semaines. Vous avez été pour moi une agréable et constante préoccupation. Soyez-en remercié puisque cela m’a valu de relire vos livres, de les découvrir avec un plaisir que je n’essayerais pas de vous exprimer. J’ai senti plus vivement même qu’à la première lecture " votre " poésie. Et c’est assez aisément (en dépit de quelques hésitations dans mes premières phrases) que j’ai pu en parler à un auditoire de philologues parmi lesquels se trouvaient deux dames, dont une jolie. Vous avez eu un succès très vif, dont je vous félicite. Vous recevrez bientôt les quelques lignes de compte rendu consacrées à cette " causerie " : elles paraîtront vraisemblablement vendredi en huit dans Liège-Universitaire. » [lettre à Mélot du Dy, fin novembre 1925].

Le mois d'avant Denoël, qui a « satisfait » à ses examens, a pris une inscription pour un second doctorat en droit. Les Mélot du Dy sont sur le point de quitter Bruxelles pour Paris, et voilà Robert désemparé : « J’ai bien envie de retourner à Bruxelles, mais ce ne sera pas avant longtemps. Et vous, ne viendrez-vous plus à Liège ? Vous devriez faire un effort, un jour que vous vous sentiriez en appétit de promenade, et venir me dire bonjour avant votre départ. » [7 décembre 1925].

Lui-même entreprend alors d'incertaines démarches pour l'obtention d'une « bourse américaine » : « Puis-je vous demander - simplement - si vous ne connaissez pas de leurs amis. Il faut, paraît-il, que le candidat à la bourse joigne à sa demande une liste des lettres de recommandation dont il est titulaire. Il est bon que cette liste soit longue. Pouvez-vous m’aider à l’allonger ? » Mais il ajoute : « J’ai la hantise de ce départ, de n’importe quel départ ».

Dès le 15 mars 1926 il doit se résigner : « Vous ai-je dit que l’Amérique ne voulait pas de moi ? » Est-ce le départ de son ami qui le hante, ou bien a-t-il, depuis longtemps, l'impression que son avenir ne se trouve ni à Liège, ni même en Belgique ? : « Malgré le tableau que vous me faites de Paris et la vérité que j’y reconnais, il me semble qu’il y a encore moyen de vivre dans cette ville. Je veux y aller, d’ailleurs, pour en sortir. Il y faut de la modestie, dites-vous. Pourquoi ne pas essayer d’en avoir ? Sitôt les fastes universitaires épuisés, et ce sera en juillet, je m’informerai des moyens de transport et de séjour. De votre côté si vous entendez des choses, prêtez l’oreille pour moi. Ici le couvercle devient trop pesant et la nouveauté s’est effacée. Attendez-moi vers le mois d’août, Paris est vide, le moment est bon pour y entrer. »

Il est clair qu'à cette date Denoël a fait le tour des « nouveautés » qu'offrent Liège et Bruxelles en fait de littérature. Paris l'attire depuis longtemps, il sait que Simenon y a « fait son trou », parmi d'autres Liégeois, et il se morfond dans d'insipides et fragiles cénacles littéraires et artistiques, sans parler de son milieu familial qu'il ne peut plus souffrir.

Paris, donc, mais pour quoi y faire ? Il a publié en quatre ans des dizaines de chroniques et contes dans les revues belges, et il a arrondi ses fins de mois en donnant des cours privés de latin et de grec dans des institutions privées liégeoises, mais, littéralement, ce garçon-là ne sait rien faire d'autre qu'écrire.

Parmi tant d'efforts littéraires, il a rédigé, sous le pseudonyme de Robert Marin, une longue nouvelle : « Un Homme de circonstances », qui est parue dans deux numéros de Sélection, et ce texte a retenu l'attention de Léon Pierre-Quint qui dirige la collection « Les Cahiers Nouveaux » aux Editions du Sagittaire : « Nouvelle dont il ne faut pas parler : je publie une nouvelle (précisément) à Sélection et M. Léon Pierre Quint qui dirige la collection des Cahiers Nouveaux vient de m’écrire qu’il envisagerait avec plaisir la publication de cette nouvelle. Il me prie de lui envoyer mon manuscrit. Evidemment rien n’est fait encore mais je pense que cela se fera. » [avril 1926]. C'est cette perspective qui le décidera à sauter le pas.

A ce moment Mélot du Dy se prépare à quitter Paris pour une coquette maison située à Maintenon, en Eure-et-Loir. Robert espérait sans doute l'appui de son ami « parisianisé ». Il n'importe, sa décision est prise : « Envoyez-moi une carte postale que je me figure un peu votre maison et donnez-moi de vos nouvelles. Ces silences-là sont mortels. J’ai peur de vous dire des choses que je vous ai déjà dites, notamment que votre amitié me manque beaucoup. Et que j’irai vous voir avant l’hiver. Et qu’avant l’hiver aussi je m’installerai à Paris (si l’on peut s’y installer) ».

       Mélot du Dy et sa fille Jordaine à Maintenon,  1927

Le 28 juin il annonce à Mélot, en sachant que les épreuves finales de son 2e doctorat en droit auront lieu le 13 juillet : « Attendez-moi. Je vais arriver. » Avait-il vraiment l'intention de passer ces derniers examens ? Toujours est-il qu'il les ajourne, comme pour ses épreuves finales de médecine, en 1922. Après tout, il peut encore s'y présenter en octobre...

Denoël a manifestement décidé d'en finir avec ses études. Le 12 septembre 1926 il écrit à Mélot : « Je ne vous écris pas parce que je perds de plus en plus l’usage de la parole. Les dernières heures que je passe dans cette ville m’accablent, me rendent muet. Avant de la quitter, je vous demande d’y venir, que je vous montre cette maison avec ses arbres, ses prairies, ses enfants. Depuis cinq ans que je m’aperçois de ma vie, j’ai espéré ici tout ce qui n’y sera jamais et j’ai souffert de ce que j’y ai rencontré. »

Le 26 septembre, tout est dit : « Je n’ai pas terminé encore avec mes occupations universitaires : la semaine prochaine seulement. Alors, le temps de vider quelques tiroirs, de clouer quelques caisses et j’arriverai. Il me semble que le 20 octobre j’aurai trouvé à me loger et que nous pourrons nous voir. Mais je suis ici jusqu’au quinze. »

Le 4 octobre il « surseoit » à ses examens et quitte définitivement Liège, dix jours plus tard.

Dès son arrivée à Paris Denoël annonce à Mélot qu'il a loué une petite chambre dans un hôtel proche de la gare Montparnasse. Pour subsister, rien n'est fixé encore : « Peut-être du journalisme, peut-être un secrétariat de rédaction. »  La semaine suivante il est engagé comme commis dans la librairie de son compatriote George Houyoux, rue Sainte-Anne puis, trois semaines plus tard, chez Irène Champigny.

On ne trouve plus d'échanges entre Denoël et Mélot avant juin 1927 et ce n'est pas à cause du poète : « J’avais toutes les raisons de vous écrire, de vifs désirs de vous parler, de demeurer en contact et, je ne sais pourquoi, il m’a fallu garder le silence. Cela a été un silence complet. Je n’ai vu personne, je n’ai pas écrit une lettre depuis des mois. Il m’arrive parfois de devenir muet, impuissant à communiquer même avec les êtres chers. Ne vous en froissez pas. Je suis fâché contre moi-même. Je suis fâché contre une ville inerte où je me révèle soudainement incapable de vivre sans dommage. Tout cela veut dire que je suis retombé dans les pires embêtements, dépression nerveuse y compris. »

Il n'en parle pas à Mélot mais cette dépression survient peu après la mort de sa mère, le 20 mars 1927. Il s'établit quelque temps rue de Varenne, avant de se fixer dans un studio rue du Moulin Vert, à Montparnasse, où Cécile Brusson le rejoint, le 14 octobre.

Denoël renoue alors avec Mélot du Dy, qui ne lui a plus écrit : « c’est à peine si j’ose vous demander pourquoi vous jouez au fantôme, moi qui vous dois compte de six mois de silence. » Il lui raconte sa nouvelle vie avec Cécile (que Mélot ne connaît pas), ses rencontres avec Jean de Bosschère (la première remonte à octobre 1926), et ses projets immédiats : « Vous connaissez mon horreur des besognes littéraires, aussi n’ai-je pas pu me plier à la destinée de journaliste qu’on me proposait. Comme il faut hélas ! avoir une activité lucrative, je me déguiserai bientôt en marchand. Cette mascarade me paraît en valoir une autre. Sans doute, vers la fin de l’année, vais-je ouvrir une librairie qui sera à la fois : salle d’exposition et bureau d’imprimerie. Le local est trouvé. » [19 octobre 1927].

Quoiqu'il se présente sous des auspices assez défavorables (important passif et nantissement sur le fonds de commerce), le projet de Denoël prend corps. En quelques semaines il transforme une petite boutique de brocante de l'avenue de La Bourdonnais en une librairie-galerie d'art-maison d'édition, où il se prépare à publier un premier livre de luxe illustré par Jean de Bosschère. Mélot du Dy est invité à l'inauguration, qui a lieu le 3 mars 1928. Les murs sont décorés de dessins et aquarelles de Bosschère, notamment ceux qui figurent dans le livre à paraître : L'Ane d'or.

Dès le 31 mars Denoël inaugure une exposition de dessins et œuvres plastiques d’écrivains. Ont accepté d'y figurer : Max Jacob, Jean Cocteau, Sacha Guitry, Jean de Bosschère, Henri Duvernois, Anna de Noailles, Lucie Delarue-Mardrus, Richard Dupierreux, Horace Van Offel. Ont été sollicités : Francis Carco, André Salmon, Paul Valéry, Pierre Mac Orlan, Tristan Klingsor - et Mélot du Dy (« Vous dessinez, j’en ai plusieurs preuves », lui avait écrit Denoël, le 23 mars, en ajoutant : « Et n’oubliez pas que votre ami Bosschère se plaint de ne pas vous voir. ») D'autres noms apparaîtront dans les comptes rendus de presse, notamment celui, inattendu, de Bernard Grasset.

Mélot a donc envoyé quelques compositions et Denoël lui en fait compliment : « Vos œuvres libres ont eu un joli succès, surtout auprès des jeunes filles, ainsi que c’était à prévoir. », avant d'en venir à l'essentiel : « Il vous serait peut-être possible de me rendre un très grand service matériel, sans grande difficulté. Voici de quoi il s’agit. Je me trouve de la manière la plus imprévue à court d’argent. »

Son commanditaire, Abel Boussingault, a fait de mauvaises affaires et se trouve sans disponibilités. Denoël a déjà fait appel à Victor Moremans et Irène Champigny, sans succès. Il a besoin dans l'immédiat de dix mille francs, qu'il se dit en mesure de rembourser à trois mois. Mais on le sent gêné vis-à-vis de Mélot, car il n'en est pas à son coup d'essai : « Je sais d’autre part que je vous dois déjà de l’argent. Je sais aussi que ce genre de demandes est néfaste à l’amitié. Mais la situation est maintenant très différente de ce qu’elle était il y a un an. » [2 avril 1928].

Mélot du Dy n'a pu lui venir en aide et on ne sait ce que furent les relations entre les deux hommes au cours des six années suivantes. En 1929 le poète est rentré en Belgique et s'est fixé à Rixensart, dans le Brabant wallon. Il a publié, comme prévu, Amours à la NRF et aussi un premier roman, L'Ami manqué, aux Editions du Sans Pareil.

La villa de Mélot du Dy à Rixensart

Il a dû suivre la carrière éditoriale prometteuse de Robert Denoël à partir de décembre 1932, pourtant ce n'est pas à lui qu'il s'adresse, en mars 1933, pour faire éditer un nouveau recueil : A l'amie dormante, mais à un jeune éditeur d'origine toulousaine qui publie méritoirement depuis 1925 des poètes de tous bords à l'enseigne des Editions des Cahiers Libres : René Laporte [1905-1954]. Apparemment c'est Franz Hellens qui le lui a recommandé.

Mélot tombe à un moment particulièrement difficile pour l'éditeur, qui est au bord du dépôt de bilan et qui s'apprête à quitter son immeuble de l'avenue de Malakoff (XVIe) pour de modestes locaux au Passage d'Enfer (XIVe). Sa réponse n'est guère encourageante pour le poète : « Vous n'ignorez pas la difficulté qu'il y a à vendre (le terrible mot) de la poésie. C'est pourquoi par prudence je mets les livres en souscription. Quand les exemplaires de luxe sont souscrits, je tente l'aventure. C'est cela que je vous proposerai après avoir lu votre manuscrit » [5 avril 1933].

Mélot le lui envoie pourtant et, le 4 juillet, Laporte lui confirme ses conditions : « L'époque est dure, surtout pour les poèmes, et je ne tente aucune édition de cette sorte sans un minimum de souscriptions. Jusqu'ici cela a assez bien réussi. Pensez-vous que l'on puisse trouver en Belgique des souscripteurs de luxe pour ce livre ? Il faudrait un minimum de souscriptions de 5 000 frs, à répartir sur une édition avec dessin à 200 frs l'exemplaire. »

Mélot a bien compris le principe : réunir vingt-cinq souscriptions pour des exemplaires accompagnés d'un dessin ou d'une gravure vendus 200 F pièce, afin de couvrir le prix du tirage de tête. Les 800 exemplaires sur papier ordinaire se vendent habituellement au dixième de ce prix.

Il a proposé Léopold Survage [1879-1968] et Laporte trouve son choix parfait. Mélot a fait beaucoup mieux. Il s'est assuré d'un souscripteur solide et fiable : l'Agence Dechenne à Bruxelles, qui détient un quasi-monopole de la distribution des livres et journaux en Belgique, et qui est contrôlé à 53 % par Hachette.

Dechenne s'engage à souscrire à tous les exemplaires de luxe, réclamant en contrepartie l'exclusivité de sa distribution, et proposant de verser la moitié du montant à la conclusion de l'accord avec l'éditeur, la seconde moitié devant être réglée trois mois après parution. Le 9 novembre l'accord est conclu entre l'éditeur et le distributeur.

Six mois plus tard rien ne s'est fait : René Laporte est virtuellement en faillite et il est en pourparlers avec Denoël et Steele pour leur céder une partie de son fonds. Malgré quoi il répond à Mélot du Dy, qui réclame des explications, que tout ce retard est dû à la négligence de l'imprimeur « qui n'a rien fait alors que je croyais que la mise en pages était entre vos mains depuis longtemps », et que les épreuves ne tarderont plus à lui être envoyées... [5 juin 1934].

Dès le 6 octobre 1934 la presse annonce que les Editions Denoël et Steele ont acquis « toute la collection » des Cahiers Libres, et certains contrats en cours. C'est donc Robert Denoël qui, le 24 octobre, écrit à Mélot : « Laporte est un garçon charmant, un peu fumeux, dont il est difficile de tirer quelques précisions, mais je ne désespère pas d'arriver à des clartés définitives avant la fin de ce mois. De toute manière, croyez que nous arriverons à nous entendre et à publier ce petit volume, dont j'ai d'ailleurs lu les épreuves ».

C'est apparemment la première fois que les deux amis se retrouvent depuis 1928 : « Cela me fait plaisir de devenir votre éditeur. Voilà une occasion de faire revivre un peu cette amitié qui m'a été très précieuse et que le temps avait, je ne sais pourquoi, relâchée. »

L'affaire est, en effet, bien engagée et Survage est passé rue Amélie : « J'ai vu Mr Denoël qui a tout en main, j'ai vu même une épreuve du texte et j'ai le papier pour le tirage des épreuves de la gravure, que je compte tirer la semaine prochaine » [lettre de Survage à Mélot, 19 novembre 1934]. L'artiste se demande seulement à qui il doit réclamer ses honoraires lorsqu'il livrera les épreuves à l'éditeur, car si une somme avait été convenue entre l'auteur et l'artiste, René Laporte est resté confus quant aux modalités de son règlement.

Le 3 décembre 1934 Denoël n'est pas encore fixé à ce sujet : « Je n'ai pas encore pu avoir toutes les précisions utiles. L'eau-forte de Survage, notamment, ne doit pas avoir été payée : jusqu'à présent ce dessinateur ne m'a rien réclamé. La cession que m'a faite Laporte m'oblige seulement à payer l'imprimeur et le papier. J'essaye en ce moment de débrouiller complètement cette affaire parmi dix autres aussi obscures, mais comptez que je ferai toute la diligence possible. »

J'ignore comment l'affaire s'est réglée à propos des honoraires de l'artiste. Le livre est sorti de presse en août 1935 avec, en frontispice des exemplaires de luxe, la jolie eau-forte de Léopold Survage. Sur papier ordinaire il fut soldé au tiers de son prix catalogue, en juin 1947.

Je ne dispose pas, pour le deuxième recueil de Mélot du Dy publié chez Denoël et Steele, des correspondances échangées entre l'auteur et l'éditeur. Signes de vie parut le 15 mai 1936, soigneusement imprimé à Bruxelles par l'Imprimerie IMIFI, celle-là même où Mélot travailla entre 1916 et 1922. Quoique tiré à petit nombre, le volume se vendit mal et fut soldé par l'éditeur au tiers de son prix de vente en juin 1947.

Le troisième et dernier recueil du poète paru rue Amélie s'appelait Jeu d'ombres et il fut proposé à l'éditeur en mars 1937. Denoël venait alors de perdre son commanditaire, et l'édition de volumes de poésie ne devait plus être à l'ordre du jour, malgré quoi il invita Mélot à le lui envoyer : « Vous savez que cela me fait toujours plaisir de connaître un nouveau livre de vous. Cela me sera d'autant plus agréable que les Editions Denoël et Steele n'existent plus : elles ont fait place aux Editions Denoël. » [26 mars 1937].

Je ne sais si quelque sous-entendu s'est glissé là. Denoël veut-il dire que son ancien associé renâclait à publier des volumes de poésie qui, on le sait, sont d'une vente aléatoire ? Mais Mélot du Dy a dû lui faire ensuite une proposition qui a emporté son assentiment : « Je suppose que vous n'avez pas attendu mon verdict, si j'ose dire, pour donner votre livre à l'impression. Je n'ai encore fait que parcourir le manuscrit. [...] Mais, dès maintenant, je me dis d'accord pour le publier de la manière aimable dont vous me l'avez proposé. En surveillant la fabrication vous-même, vous me donnerez j'en suis sûr un livre parfait, que je serai heureux et fier de publier sous ma nouvelle firme. » [10 mai 1937].

Comme le volume précédent, Jeu d'ombres sera composé et imprimé à l'Imprimerie bruxelloise IMIFI où Mélot peut, en effet, en surveiller la fabrication puisqu'il s'y trouve chez lui. Denoël en accepte le principe avant même d'avoir lu le manuscrit : il est difficile de ne pas y voir un exemple parfait de compte d'auteur. Le volume, tiré à 505 exemplaires, parut en décembre 1937, et fut soldé au tiers de son prix catalogue en juin 1947.

Bien que toutes les étapes de la fabrication aient eu lieu à Bruxelles, un incident fâcheux survint rue Amélie, où Mélot avait envoyé son manuscrit : « Je suis affreusement ennuyé. Le manuscrit est en ce moment introuvable. Plusieurs amateurs de poésie l'ont lu dans la maison. Personne ne se reconnaît coupable de la disparition. » [lettre de Denoël à Mélot du Dy, 14 novembre 1937].

Même quand il commet une bévue Denoël arrive à flatter un écrivain en laissant entendre que tant de personnes ont lu son texte qu'une disparition passagère est bien excusable... Procédurier de formation, il admet néanmoins tous les recours de ses auteurs : « je vous reconnais d'avance des droits parfaitement fondés à des sentiments excessifs »...

Leurs rapports se sont-ils interrompus à cette époque ? Personnellement j'en doute mais aucune correspondance n'est attestée après 1939. Robert Mélot dit Mélot du Dy, est mort à Rixensart le 3 juin 1951.

Mélot du Dy à Rixensart en 1939