Robert Denoël, éditeur

George Houyoux

 

C’est assez tardivement que je me suis intéressé à George Houyoux, que je croyais disparu sans laisser de traces dans le monde des Lettres. Il y a trente ans, je m’étais inquiété d’un Houyoux éditeur à Bruxelles, mais le Conservateur du Dépôt légal de la Bibliothèque Royale de Belgique m’avait, par une lettre sans équivoque, découragé de chercher dans cette direction :

« M. Georges Houyoux, des ‘Editions des Artistes’, décédé il y a quelques années, n’a absolument rien à voir avec M. Georges Houyoux, libraire à Paris, qui est son homonyme. L’existence de ces deux libraires a, dans le passé, donné lieu à mainte confusion. Je peux vous certifier que le libraire belge Houyoux n’a jamais exercé sa profession à Paris. »

Malgré tant de belle assurance, qui me détourna longtemps d’un personnage attachant, il n’y eut jamais qu’un seul Houyoux, et Mlle Catherine Gérard vint le confirmer en 1995, dans un intéressant mémoire consacré à ce libraire-éditeur.

 


    George Houyoux naît à Uccle le 1er février 1901 dans une famille de la grande bourgeoisie bruxelloise. Son père, Jean-Paul Houyoux, est architecte et avocat. Il mourra accidentellement en Norvège en 1911.

Sa mère, Marie Richald, est l’héritière de la maison Hellinckx, une quincaillerie fondée en 1839 qu’elle géra jusqu’à sa mort, en 1921. L’enseigne « A la Bêche d’or » était située au 48-50 de la rue des Pierres, à Bruxelles. George aura cinq frères et sœurs, dont un médecin, un avocat et un architecte.

Durant la Grande Guerre, George est élève à l’Athénée du Centre à Morlanwelz, considéré comme la pension chic de l’époque. Il fait un peu de théâtre, joue du piano et du violon.

Il entreprend ensuite, à l’Université Libre de Bruxelles, des études de chimie, puis prend une inscription en sciences. Quoiqu’il ait satisfait aux épreuves de première candidature en 1923-1924, il ne poursuit pas ses études.

En 1923 Houyoux se lie d’amitié avec les frères Crommelynck : Fernand [1886-1970], qui a obtenu un gros succès d’édition à Paris avec sa pièce Le Cocu magnifique [La Sirène, 1921], et surtout avec Albert, qui est peintre, graveur et décorateur de théâtre [1902-1993].

En 1925 Houyoux quitte Bruxelles pour Paris, où il retrouve les Crommelynck. Fernand est installé, depuis juin 1920, dans la maison d’Emile Verhaeren à Saint-Cloud. Albert s’est fixé en 1924 au 57 bis, rue de Varenne, dans le VIIe arrondissement.

Les débuts de George Houyoux dans l’édition sont modestes, puisqu’il sera porteur de livres chez Gründ, avant d’ouvrir une librairie ancienne et moderne au 34 de la rue Sainte-Anne (ses premières annonces publicitaires datent du 4 avril 1925).

    Ses amis belges le décrivent comme un jeune homme affable, distingué, et d’une grande culture, notamment dans le domaine de la poésie. C’est en effet surtout des éditions originales de poètes français et belges qu’il vend dans sa petite librairie, mais il est attentif à tout ce qui paraît, et il se constitue rapidement un fond d’éditions de luxe d’auteurs contemporains.

On ignore comment Robert Denoël l’a rencontré, mais il semble que des relations existaient entre les deux hommes avant que le Liégeois ne quittât la Belgique. Par des littérateurs comme Mélot du Dy, Jean de Bosschère ou les frères Crommelynck, ils ont pu faire connaissance à Bruxelles. Ou encore au sein du groupe Sélection où Houyoux avait ses entrées :

Sélection,  15 octobre 1926

Toujours est-il que Denoël est embauché par George Houyoux en tant que commis de librairie, le 20 octobre 1926, quelques jours après avoir posé le pied à Paris.

Très vite il est question d’édition de livres de luxe avec Houyoux puisque Denoël écrit à Victor Moremans, dès le 29 octobre : « Je suis donc libraire et bientôt je deviendrai éditeur : le tout en collaboration. [...] Malheureusement il manque d’argent en ce moment, vous le comprenez, et ce ne sont pas les Belges qui nous feront venir des commandes de l’étranger. »

Le 6 novembre, il écrit à Moremans que la situation matérielle de la librairie Houyoux est bien précaire : « Je suis maintenant payé pour ne rien faire ou presque. Il y a une crise terrible en librairie de luxe : on passe des journées creuses à voir deux ou trois clients. On boucle difficilement la semaine avec un chiffre d’affaire de 2 000 francs. Si vous songez que la boutique occasionne des frais généraux de 50 000 francs l’an environ, vous vous rendrez compte de l’enthousiasme actuel de mon patron. Enfin, la livre baisse, le papier va suivre et sans doute les affaires vont reprendre ».

On peut croire que c’est ce qui le décidera à accepter peu après l’offre de Champigny de garder sa galerie de peintures, au 39 de la même rue : « Vous me voyez marchand de tableaux ? Ce qui m’amuse là-dedans, c’est que je suis très capable d’accepter si vraiment les affaires d’Houyoux ne marchent pas. Il faut vous dire que cet après-midi même on est venu lui offrir l’achat de sa boutique à un prix qui l’a laissé rêveur : exactement le double de ce qu’il l’a payée et le tout au comptant. De plus, il lui resterait tous ses livres et il en a pour une somme. »

Le Figaro,  5 février 1927

En 1930 George Houyoux épouse une demoiselle Jeanne Blanck mais demeure apparemment au n° 34 de la rue Sainte-Anne durant quatre ans encore puisque son nom figure dans les annuaires professionnels de la librairie ancienne et moderne jusqu'en 1934. Il rentre ensuite à Bruxelles, où il se fixe définitivement, et où il fonde les Editions des Artistes.

Son immatriculation au registre de Commerce de Bruxelles est datée du 1er août 1935. C’est à la littérature belge d’expression française que Houyoux entend se consacrer. Editeur éclectique, il abordera tous les genres : la poésie, le théâtre, le roman, l’essai, le livre pour enfants, le livre pour bibliophiles.

C’est avec un ouvrage de grand luxe qu’il débute, un peu comme Denoël avec L’Ane d’Or : en octobre 1935 il publie un des plus beaux livres illustrés de cette époque, les Contes d’Horace Van Offel illustrés par des artistes tels que Louis Buisseret, Anto-Carte, Albert Crommelynck, James Ensor, Floris Jespers, Frans Masereel, Georges Minne, Léon Navez, Isidore Opsomer, William Paerels, Léon Spilliaert, Edgar Tytgat, Edmond Van Offel, Maurice de Vlaminck.

En 1937, lors de l’Exposition Universelle des Arts et Techniques, à Paris, Houyoux obtient une médaille d’or qui récompense le meilleur éditeur de langue française pour l’ensemble de sa production. Cette récompense étonne quand on sait qu’à cette date, il n’a publié que deux livres de luxe, quatre plaquettes de poèmes, et un roman. On peut supposer que c’est pour le soin apporté à la confection de ses volumes qu’il est récompensé.

Durant la guerre sa production s’intensifie : la fermeture des frontières amène la disparition de la concurrence française. Houyoux ne publiera pas un seul ouvrage politique. Il se tient à la littérature, mais, curieusement, c’est surtout à la littérature enfantine qu’il se consacre : pas moins de 32 ouvrages seront publiés par les Editions des Artistes entre 1940 et 1945.

Une lettre de l’écrivain Constant Malva donne une idée de son sens commercial : « si j’ai choisi Houyoux comme éditeur, c’est parce que je n’ai rien trouvé de mieux. [...] Remarque que je n’aime pas Houyoux ; je me sers de lui comme il se sert de moi. Le contrat que j’ai signé hier est plus en sa faveur qu’en la mienne. Mais je n’ai pas le choix, mon vieux. Il n’y a pas d’éditeurs en Belgique. Je n’aurai que 8 % sur la vente du livre broché. Mais il vaut mieux avoir 8 % d’un livre qui se vend que 10 d’un livre qui reste en rayon. Or Houyoux va se débrouiller. C’est un marchand de papier. » [5 octobre 1952].

Les contrats d’édition de Houyoux mentionnent souvent une participation financière des auteurs, soit directement, soit sous la forme d’un subside du Fonds des Lettres. Certains ouvrages ont aussi fait l’objet d’achats massifs par l’administration des Beaux-Arts du ministère de l’Instruction Publique. Comme d’autres éditeurs belges, Houyoux a profité des différentes formes d’aide mises à sa disposition.

En janvier 1950, Houyoux tentera à nouveau de s’implanter à Paris en créant les Editions de la Main Jetée, en association avec l’éditeur Gründ, son ancien patron. Le projet tourne court car il compte imposer la traduction d’œuvres flamandes (l’un de ses partenaires financiers est anversois).

D’autres projets verront le jour, sans plus de suite, avec le Mercure de France et la Nef de Paris. Sa situation financière se dégrade de plus en plus : en juillet 1951 Paul Desmeth [1883-1970] écrit à Mélot du Dy : « J'ai appris que George Houyoux aurait dû vendre deux maisons pour couvrir le déficit de ses éditions. Cela me fait estimer l'homme, non l'éditeur [...] » Couvert de dettes, Houyoux cesse ses activités éditoriales le 1er octobre 1968.

Entre 1935 et 1968, George Houyoux a publié près de 300 volumes. Outre des auteurs confirmés comme Marcel Lecomte, Mélot du Dy, Fernand Crommelynck, Marie Gevers, ou Constant Malva, le catalogue des Editions des Artistes peut s’enorgueillir des premiers écrits de jeunes écrivains tels que Suzanne Lilar ou Françoise Mallet-Joris.

A sa mort, en novembre 1971, Georges Sion écrira : « Editeur, il était un personnage original, qu’on pourrait mettre dans un roman. Pour sa présence ou pour ses absences. Quand on le rencontrait, il paraissait toujours revenir de loin, d’on ne sait quel voyage qu’il n’avait pas envie de raconter. C’était peut-être aussi un éditeur d’un autre âge, qui pensait plus à la qualité de son catalogue qu’à l’extension de ses affaires. » (Le Soir, 19 novembre 1971).

Qu’auront été les relations de Robert Denoël avec George Houyoux, né comme lui à Uccle ? Le jeune Denoël n’est resté à son service que trois ou quatre semaines, avant d’être engagé dans la galerie de tableaux de sa voisine, rue Sainte-Anne.

Il a gardé le contact avec son compatriote durant deux ans au moins : le 2 janvier 1928, il écrit encore à Champigny qu’il a revu Houyoux, « désolant de veulerie et d’apathie ».

Par son intermédiaire, il a rencontré Horace Van Offel, qui publiera deux livres sous sa firme, et les frères Crommelynck. Est-ce un hasard si Denoël habite, d’avril à octobre 1927, un studio au 57 bis, rue de Varenne, qui est l’adresse d’Albert Crommelynck ? On ne sait pas grand’chose de ses relations avec les milieux littéraires et artistiques « belges » de Paris, à cette époque, mais il est sûr que les frères Crommelynck accueillirent chez eux plusieurs compatriotes au cours des années 20 : on pourrait même parler d’une véritable « filière belge » qui permit à de jeunes artistes et écrivains débutants comme Mambour, Lafnet, ou même Simenon, d’y trouver refuge à leurs débuts.

En 1942, alors qu’il est au sommet de sa carrière, Denoël donne une interview à l’hebdomadaire bruxellois Voilà. Le journaliste qui retrace sa carrière évoque ses débuts, rue Sainte-Anne. Houyoux est décrit comme un « aimable fantaisiste qui voulut réaliser avec Denoël le projet qui lui était cher : fonder une maison d’édition. Au bout de six semaines, il aura changé d’avis. »

Houyoux était peut-être inconstant ou velléitaire à ses débuts, mais Denoël ne peut ignorer que son compatriote a, sept ans plus tôt, créé une maison d’édition à Bruxelles. Denoël reconnaît cependant que, dans sa librairie, il est entré en relation « avec un grand nombre d’écrivains français qui l'ont fort bien accueilli » [Voilà, 27 novembre 1942].

    En juin 1942, Denoël a publié avec succès le premier roman de Dominique Rolin, Les Marais. Or, en novembre, la jeune romancière rencontre Houyoux à Bruxelles, et celui-ci lui propose de publier une édition de luxe de ses récits et nouvelles.

Denoël, qui a dû s’assurer, par le contrat des Marais, de la production future de sa protégée, refuse : « il estime le tirage trop élevé et le prix trop bas. Il protège bien entendu son investissement. En substance il fait comprendre à Dominique Rolin que publier maintenant chez Houyoux - entendez : un petit éditeur belge - nuirait à sa carrière », écrit Frans De Haes.

On doit reconnaître qu’il y a chez Denoël, et cela dès 1928, du mépris pour George Houyoux et fort peu de reconnaissance, contrairement au sentiment qu’il a toujours témoigné à ceux qui, comme de Bosschère ou Champigny, l’avaient aidé à ses débuts. Mais aucune correspondance n’est venu témoigner de leurs désaccords.