Le 15 : Lettre à Mélot du Dy, à qui il apprend que sa décision de quitter Liège est prise : « Malgré le tableau que vous me faites de Paris et la vérité que j’y reconnais, il me semble qu’il y a encore moyen de vivre dans cette ville. Je veux y aller, d’ailleurs, pour en sortir. Il y faut de la modestie, dites-vous. Pourquoi ne pas essayer d’en avoir ?
Sitôt les fastes universitaires épuisés, et ce sera en juillet, je m’informerai des moyens de transport et de séjour. De votre côté si vous entendez des choses, prêtez l’oreille pour moi. Ici le couvercle devient trop pesant et la nouveauté s’est effacée. Attendez-moi vers le mois d’Août, Paris est vide, le moment est bon pour y entrer. »
Le 20 : la revue Sélection invite ses collaborateurs à un dîner à la Taverne Wagner de Bruxelles, pour célébrer ses cinq années d'existence. Denoël qui, depuis le début de l'année, fait partie des six membres du comité de rédaction, s'est fait excuser.
Début avril, Denoël annonce à Mélot du Dy : « avant l’hiver aussi je m’installerai à Paris (si l’on peut s’y installer)» et lui apprend qu’il a publié une nouvelle dans la revue bruxelloise Sélection : « M. Léon Pierre-Quint qui dirige la collection des Cahiers Nouveaux vient de m’écrire qu’il envisagerait avec plaisir la publication de cette nouvelle. Il me prie de lui envoyer mon manuscrit. Evidemment rien n’est fait encore mais je pense que cela se fera. »
« Un Homme de circonstances » est paru, signé Robert Marin, dans Sélection des 15 avril et 15 mai 1926. La collection pour bibliophiles « Les Cahiers Nouveaux » [36 titres parus entre 1924 et 1927], dirigée par Léon Pierre-Quint aux Editions du Sagittaire, était composée de petits volumes (16 x 11 cm) tirés à moins de mille exemplaires numérotés : on y publiait des nouvelles ou de courts romans dus à de jeunes talents et à des auteurs consacrés.
La nouvelle de Denoël sélectionnée par Pierre-Quint aurait pu y être éditée puisque dix titres au moins sont parus entre avril 1926 et décembre 1927. Mais ces textes-là étaient signés André Maurois, Robert Desnos, Michel Leiris, Henri de Régnier, ou André Salmon : le novice Denoël serait sans doute passé après ces célébrités parisiennes. Néanmoins l’affaire était peut-être sur le point de se conclure si on en croit la lettre que Denoël envoie le 2 janvier 1928 à Champigny : « J’ai corrigé " L’Homme de circonstances ". Le publierais-je ? » Léon Pierre-Quint arrêta la collection des « Cahiers Nouveaux » ce mois-là.
On note que, dans la revue, ce texte est qualifié de « nouvelle ». Le mois précédent Sélection le présentait comme un « petit roman » :
En novembre 1942, Denoël reviendra encore sur cette publication dans une interview accordée à la revue bruxelloise Voilà : « Ce roman devait être repris par une maison d'édition française, qui eut, déclare-t-il avec satisfaction, la bonne idée de faire faillite avant publication, de telle façon que sa carrière de romancier fut brisée dans l'œuf. » [cf. 1942].
L’histoire serait anecdotique si cet « Homme de circonstances », le seul texte littéraire dont il ait jamais parlé publiquement, n’était lié à sa décision de s’installer à Paris.
Le 5 : L'éditeur Octave Doin met en vente le premier ouvrage public du docteur Louis Destouches : La Quinine en thérapeutique, vendu 5 francs.
A l'occasion d'un salon de peinture à Liège, les jeunes artistes écartés de l'exposition créent un éphémère journal satirique destiné à ridiculiser les toiles, leurs auteurs, et les organisateurs.
Bien qu'aucun des textes ne soit signé, on devine que les jeunes peintres évincés, comme Auguste Mambour, font partie du groupe « Sélection » ou du « Centaure », hauts lieux de la jeune peinture belge, dont Denoël est proche. Les autres participants sont Hubert Dubois et Adolphe Lousberg.
Robert Denoël y a-t-il mis la main, c'est ce qu'assurait l'éditeur Pierre Aelberts [1899-1983], qui avait réimprimé ce numéro unique en 1975. Auguste Mambour, provocateur-né, aurait rédigé la plupart des charges relatives à la peinture, et Denoël serait l'auteur des « Souhaits de bienvenue » [cf. Presse] .
Ce texte satirique [« Approche, vil bourgeois, passe-toi trois fois la main sur le ventre en signe de soumission et écoute »] pourrait, en effet, constituer un ultime pied de nez aux bourgeois d'une ville qu'il ne supporte plus et qu'il est sur le point de quitter.
En réalité c'est la Belgique littéraire qui lui est devenue irrespirable, et cette année 1926 aura été celle de plusieurs décisions contradictoires. Depuis six mois il a intégré le comité de rédaction de Sélection (en même temps que Robert Poulet), et cette revue annonce, le 15 octobre - le jour même où Denoël quitte définitivement Liège pour Paris - qu'il fait partie de « L'Escalier », un groupe de neuf peintres et écrivains qui est sur le point d'ouvrir une galerie d'art à Liège.
Le 13 : Denoël ajourne les épreuves du 2e Doctorat. Entre le 10 et le 24, il prend des vacances dans les Ardennes en compagnie de son ami Jacques Collet. Les deux jeunes gens font en barque une « croisière » entre Marbehan et Dinant sur la Rulles, la Semois et la Meuse.
En juillet 1926, dans les Ardennes belges (coll. Yves Collet)
Le 12, Denoël se morfond à Liège : « Les
dernières heures que je passe dans cette ville m’accablent, me
rendent muet. Avant de la quitter, je vous demande d’y venir, que je
vous montre cette maison avec ses arbres, ses prairies, ses enfants. Depuis
cinq ans que je m’aperçois de ma vie, j’ai espéré ici
tout ce qui n’y sera jamais et j’ai souffert de ce que j’y
ai rencontré. » [Lettre à Mélot du Dy].
Le 26, il écrit au même : « Je n’ai pas terminé encore avec mes occupations universitaires : la semaine prochaine seulement. Alors, le temps de vider quelques tiroirs, de clouer quelques caisses et j’arriverai. Il me semble que le 20 octobre j’aurai trouvé à me loger et que nous pourrons nous voir. Mais je suis ici jusqu’au quinze. »
Le 4 : Il ajourne à nouveau ses examens. Il aura passé cinq ans à l'Université de Liège.
Le 15 : Denoël prend le train pour Paris, où il loue une chambre modeste à l’Hôtel de Versailles, 213 rue de la Croix-Nivert, à Montparnasse. La veille, il s'est fait délivrer à Liège une nouvelle carte d'identité portant le n° 140.985.
Le 15 : Sélection annonce la fondation d'un groupe littéraire et artistique à Liège : « L'Escalier », composé de neuf jeunes peintres et littérateurs - dont « Robert Marin » qui, le même jour, a quitté définitivement Liège pour Paris :
Le 17 : « Je suis ici depuis trois jours : j’ai trouvé un logement un peu petit, un peu bien éloigné de l’Opéra (mais vous savez que je n’irai pas souvent à ce temple). Il a l’avantage d’être proche de la gare Montparnasse où je pourrai aller vous chercher ». [Lettre à Mélot du Dy]. Entretemps, Mélot est rentré à Bruxelles.
Il continue à publier des articles de critique littéraire : « Je collabore aux ‘Annales’ - ou plutôt j’y ai publié un article. Profit matériel (150 frs), mais moral, je ne crois pas. La Meuse me demande des chroniques à 50 fr. Le triste est que je vais lui en fournir. », écrit-il à Moremans.
Il n’abandonne pas l’idée de publier lui-même : « Vous lirez bientôt une petite nouvelle de moi dans Sélection. D’autre part j’achève une très longue nouvelle : " Lettres datées d’un hôpital " qui me semble en grand progrès sur l’homme... que vous connaissez. »
Sur le plan matériel, rien n’est fixé : « Ma vie va changer. Peut-être du journalisme, peut-être un secrétariat de rédaction. Tout est en question pour l’instant. »
C’est quelques jours plus tard que George Houyoux [1901-1971], un jeune Bruxellois qui a ouvert, au début de l'année 1925, une librairie ancienne et moderne au 34 de la rue Sainte-Anne, dans le Ier arrondissement, l’engage en qualité de commis. Les deux jeunes gens s'étaient, selon Cécile Denoël, rencontrés à Bruxelles chez un ami commun, Jacques Collet, le dédicataire de la nouvelle « Un Homme de circonstances ».
La librairie Houyoux n'est pas une librairie ordinaire : on y vend les éditions originales des livres nouveaux, tirées à petit nombre sur papier de luxe. C'est de bibliophilie dont il s'agit, autant que de littérature. Lorsqu'un auteur publie un nouveau roman, son éditeur prévoit un tirage limité et numéroté d'exemplaires tirés sur japon, hollande, Lafuma, alfa, etc., destinés aux amateurs de beaux papiers.
Ce sont ces exemplaires de choix, dont les prix d'émission peuvent atteindre dix fois le prix de vente des exemplaires du tirage ordinaire, que proposait Houyoux. La bibliophilie de cette époque faste en tirages de luxe était basée sur un principe boursier. Tel auteur inconnu aujourd'hui sera célèbre demain : ses tirages de luxe prendront de la valeur.
C'est ainsi que Bernard Grasset créa en 1921 la collection des « Cahiers Verts », dont les premiers tirages, entièrement numérotés, pouvaient atteindre 6 000 exemplaires. En même temps il publiait les romans d'auteurs inconnus dont les couvertures portaient des mentions « 4e mille », ce qui indiquait qu'on avait atteint les deux mille exemplaires, le « mille » signifiant 500 exemplaires, quand ce n'était pas moins.
Durant les années vingt, on vit aussi se créer des maisons d'édition dévolues aux éditions de luxe illustrées : là encore, les tirages excédentaires se multiplièrent, en fonction des illustrateurs, connus ou non.
En clair, les profits issus de la Grande Guerre se retrouvèrent, entre autres, dans ce marché organisé de la bibliophilie, mis en place tout exprès pour ces nouveaux investisseurs, et qui allait se terminer avec le crach boursier de 1929.
Lorsqu'il prend ses fonctions chez Houyoux, Denoël se trouve donc au cœur d'un système dont personne ne perçoit encore la fin, mais dont chacun devine qu'elle est proche.
Sans le savoir, il se trouve aussi au sein d'un quartier cher au jeune Louis Destouches, vingt ans plus tôt : le passage Choiseul et la rue Marsollier sont tout proches.
Le 29, Denoël écrit à Victor Moremans : « D’abord je ferai le moins possible de journalisme : Houyoux m’offre de quoi vivre, de telle sorte que seul mon amour du superflu pourrait me conduire à des travaux supplémentaires et rémunérateurs. Je suis donc libraire et bientôt je deviendrai éditeur : le tout en collaboration.
C’est un métier fort plaisant quand on connaît ce que l’on vend et il est drôle de voir quelle influence on peut avoir sur le monsieur qui achète. Malheureusement il manque d’argent en ce moment, vous le comprenez, et ce ne sont pas les Belges qui nous feront venir des commandes de l’étranger. »
Dans une interview qu’il accordera quinze ans plus tard au magazine bruxellois Voilà, Denoël décrira Houyoux comme un « aimable fantaisiste qui voulut réaliser avec Denoël le projet qui lui était cher : fonder une maison d’édition. Au bout de six semaines, il aura changé d’avis. » [cf. Notices biographiques].
Denoël découvre les nuits de Montparnasse, où il rencontre et se lie avec des « gens très divertissants : Marcel Achard, Bosschère, Desnos et d’autres, mais je commence à en avoir un peu assez. Je désire plus que jamais la solitude où je pourrais travailler. [...] Je m’aperçois de plus en plus qu’il faut mener ici une vie extrêmement régulière si l’on veut arriver à quelque chose. »
La Belgique est déjà oubliée : « un pays lointain qui vit encore, pour moi, à cause de vous et de quelques autres, mais que j’aurais tôt fait de perdre de vue si je n’y étais lié par des amitiés, des affections. »
Dans l’immédiat, il n’oublie pas qu’il est commis dans une librairie : « vous devriez vous adresser à moi pour vos livres : au besoin je vous indiquerai ce qui paraît, mais c’est inutile, vous le savez mieux que moi. On trouve ici bien des choses qui n’atteignent jamais la province, beaucoup de babioles mais quelques livres fort agréables. Je suis sûr que vous auriez du plaisir à fureter chez nous. Passez-moi donc vos commandes et envoyez-nous vos amis 34 rue Ste Anne : on leur fera les plus beaux sourires du monde. » [Lettre à Victor Moremans, 29 octobre 1926].
Le 6 : La situation matérielle de la librairie Houyoux se révèle bien précaire et Denoël s’en inquiète auprès de Moremans : « Je suis maintenant payé pour ne rien faire ou presque. Il y a une crise terrible en librairie de luxe : on passe des journées creuses à voir deux ou trois clients. On boucle difficilement la semaine avec un chiffre d’affaire de 2 000 francs. Si vous songez que la boutique occasionne des frais généraux de 50 000 francs l’an environ, vous vous rendrez compte de l’enthousiasme actuel de mon patron. Enfin, la livre baisse, le papier va suivre et sans doute les affaires vont reprendre ».
Ce jour-là, Denoël a fait une rencontre qui l’a impressionné. Une voisine nommée Irène Champigny, qui possède une galerie d’art au 39 de la rue Sainte-Anne, est passée à la librairie : « ce soir on me propose de diriger une galerie de tableaux (1 200 francs par mois) dans des conditions véritablement attirantes. Vous me voyez marchand de tableaux ? Ce qui m’amuse là-dedans, c’est que je suis très capable d’accepter si vraiment les affaires d’Houyoux ne marchent pas.
Il faut vous dire que cet après-midi même on est venu lui offrir l’achat de sa boutique à un prix qui l’a laissé rêveur : exactement le double de ce qu’il l’a payée et le tout au comptant. De plus, il lui resterait tous ses livres et il en a pour une somme. Evidemment cela ne se ferait pas tout de suite. En tous cas de la façon dont je suis parti, je n’ai aucune inquiétude du côté matériel ».
Si Houyoux « peut garder tous ses livres », c’est que l’offre ne concernait que le droit au bail, et non le commerce du livre. Il n’y a donc aucun avenir pour Denoël à cet endroit ; c’est sans doute pourquoi il accepte peu après l’offre de Champigny. Il aura travaillé moins de trois semaines dans la librairie de son compatriote, lequel cèdera, le 21 juin 1927, son bail à la société Meyer et Cie, sans rapport avec le commerce du livre.
Il n’est plus guère question de littérature : « Pour l’instant mon maximum je le donne à la vie extérieure : je ne suis pas encore parvenu à trouver le moyen de travailler pour moi à cause de toutes sortes de complications : logement qui devra bientôt changer (dans le même immeuble), habitudes à inventer etc... Je suis encore dans une instabilité un peu agaçante. Trop de plaisirs m’attendent : amitiés nouvelles, spectacles nouveaux ».
Mais il rencontre ou noue des correspondances avec Max Jacob, Joseph Delteil, Jean de Bosschère, Jean Cassou, Henry Poulaille.
Irène Champigny, que tout le monde appelait simplement « Champigny », avait ouvert sa galerie de tableaux en décembre 1925, et vivait avec le peintre Christian Caillard [1899-1985]. Elle y proposait les œuvres de peintres faisant partie de l’école dite « du Pré-Saint-Gervais », et particulièrement de Maurice Loutreuil [1885-1925]. A sa mort, Loutreuil avait légué son atelier et toutes les toiles qu'il contenait à Caillard. Champigny avait donc à sa disposition un fond considérable.
Si elle avait engagé si rapidement le jeune Liégeois, c’était surtout pour garder la galerie durant son absence : elle comptait se retirer à Tavaux, dans le Jura, pour y rédiger une étude sur la vie de Loutreuil, mort le 21 novembre 1925 des suites d'une hépatite virale contractée lors d’un séjour qu'il fit un an plus tôt au Sénégal.
Elle était aussi passionnée de graphologie et de certaines sciences dites occultes. En 1929 Antonin Artaud lui dédicaçait un exemplaire de L’Art et la mort : « Pour Madame Champigny, un des voyantes de ce temps ».
Le 20, Denoël écrit à Moremans : « j’ai quitté les livres pour la peinture et je ne m’en plains pas. Je travaille 39 rue Ste Anne, de 10 à 12 et de 2 à 7. Quand vous viendrez, je serai mon maître puisque ma patronne s’absente pour deux mois ».
Il est seul maître à bord mais, sur le plan fiscal, il n’a aucune existence légale ; aussi demande-t-il à Moremans : « Demarteau (M. Demarteau, c’est plus honnête) pourrait-il me faire un faux certificat ? Je veux dire, qu’il certifie pour le fisc français que je suis correspondant de la Gazette de Liége pour la France. Ainsi j’éviterais le paiement de taxes onéreuses.
Au besoin j’enverrais (gratuitement) un article qui le mettrait plus à l’aise. Je vous laisse juge. Si vous pensez qu’on ne peut pas le demander, ne le demandez pas. En tous cas faites vite, car ma situation ici est irrégulière. Je demande d’ailleurs la même chose à de Ridder : deux précautions valent mieux qu’une. »
On peut penser que le directeur de la Gazette de Liége ou celui de Sélection auront envoyé le certificat providentiel, car il n’en sera plus question par la suite.
Le 24 : Robert Denoël se présente à la préfecture de police pour sa déclaration de résidence.
Le 28 : Denoël invite Moremans à la Rotonde.
Liaison amoureuse, qui durera six mois, avec Hélène V..., une jeune fille de 24 ans qui travaille dans une boutique de décoration du quartier et habite Le Raincy.
Le 3, lettre reconnaissante de Denoël à Champigny : « vous avez fait beaucoup mieux que me donner à manger, vous m’avez mis dans une atmosphère respirable, celle-là même que je cherchais depuis des années. »
Il rencontre à la galerie les clients et amis de Champigny et s’en déclare enchanté : Vincent Muselli, Georges Charensol, Stéphane Manier, Carlo Rim, Cami, Antonin Artaud, Roger Vitrac, et le groupe des peintres du Pré-Saint-Gervais : Eugène Dabit et sa femme Béatrice Appia, Christian Caillard, Klein, Desnoyer, Gabouraud. Il se lie aussi avec une de ses amies, antiquaire avenue de La Bourdonnais : Anne Marie Blanche [1895-1955].
Déjà Denoël donne des conseils littéraires à sa patronne : « Ecrivez cette vie d’une traite, sans rature. Allez de l’avant sans vous préoccuper des répétitions, de la gaucherie d’une phrase ou d’autres détails misérables. Ecrivez tout, et vous verrez comme vous aurez fait une chose vivante. L’épluchage, le polissage viendra après. »
Champigny a veillé à ce que Denoël, novice dans la vente de tableaux, ne dirige pas seul sa galerie. Christian Caillard « vient tous les jours régulièrement à la soirée s’entretenir des différentes choses à faire », dit-il. Mais, dans le commerce de l’art aussi, s’installe une crise durable : « Je suis vraiment honteux de n’avoir encore vendu qu’un de Brunhoff mais que faire ? Je ne peux pas m’adresser aux murs ? »
*
Quelques uns des habitués de la Galerie Champigny, où Denoël a exercé le métier de vendeur entre novembre 1926 et juillet 1927, ayant joué un rôle dans son existence, il n'est pas inutile d'esquisser leur biographie.
Christian Caillard : né le 26 juillet 1899 à Clichy. Neveu d'Henri Barbusse qui lui offre sa première boîte de peinture. Entre en 1921 à l'Académie Biloul où il fait la connaissance d'Eugène Dabit et de Georges-André Klein. Rencontre en 1923 Maurice Loutreuil qui devient son maître et son ami. Prix Blumenthal 1934. Le 29 janvier 1937 Denoël écrit à Champigny : « Christian peint des décorations pour l’Exposition. Il est front populaire en diable, comme tous les artistes, comme la plupart des écrivains. Il n’y a plus de milieu. On est pour ou contre. » Son atelier se trouve au 6 rue Clauzel, dans le IXe arrondissement ; il y demeurera jusqu'à sa mort en 1985.
Eugène Dabit : né le 21 septembre 1898 à Mers-les-Bains, dans la Somme. Entre à l'Académie Biloul en 1920, où il rencontre, l'année suivante, Caillard et Klein qui l'initient à la littérature. En 1922, aidé financièrement par ses parents, crée avec Caillard une entreprise de soie peinte, dont les créations sont vendues avec succès par Irène Champigny. En 1923, prend une inscrition à l'Académie de la Grande Chaumière où il rencontre Loutreuil et Béatrice Appia, qui devient sa compagne. La même année ses parents achètent l'Hôtel du Nord, quai de Jemappes, où il loge le plus souvent. En 1924 épouse Béatrice Appia. Le couple s'installe en 1927 rue Paul-de-Kock. A partir de 1928 Dabit, dont la peinture n'a guère de succès, se tourne vers la littérature mais, dès décembre 1926, Denoël écrivait à Champigny : « J’ai revu Dabit assez longuement le soir où l’on a parlé des pages de votre travail. Et j’ai été tout surpris de lui découvrir des goûts littéraires, presque semblables aux miens ».
Béatrice Appia : née en 1899 à Genève, fille de pasteur. En 1920 s'inscrit à l'Académie de la Grande Chaumière où elle rencontre, deux ans plus tard, Dabit et Caillard. Expose pour la première fois en 1925 dans un grand magasin parisien et, l'année suivante, à la Galerie Champigny. Après la mort de Dabit, en août 1936, elle effectue plusieurs voyages en Afrique. Rencontre à Conakry Louis Blacher, gouverneur de Guinée, qu'elle épouse en octobre 1938, et dont elle aura un fils en août 1939. Décède en 1998.
Georges-André Klein : né à Paris le 28 décembre 1901. Inscrit en 1918 à l'Académie Jullian, puis à l'Académie Biloul. Expose chez Champigny, et travaille avec Bourdelle de 1923 à 1929. Dans une lettre de septembre 1930 à Champigny, Denoël écrit : « J’ai vu Klein, hier. Il nage dans l’or mais vous garde une amitié attentive. Vous aviez raison : c’est lui le meilleur de tous. » Décède le 17 décembre 1992.
Stéphane Manier : Peu d'informations à propos de ce journaliste amateur de musique qui, en 1926, organisait des expositions de peintures et paraît avoir servi de courtier à Champigny. En réalité, ce qui le liait à la galeriste de la rue Sainte-Anne était la chirologie, dont l'un et l'autre étaient férus. En mars 1930 il soumet à Denoël le manuscrit d'un roman : « Il a écrit un livre, dont je n’ai lu que cent pages. Mais ces cent pages sont d’un écrivain singulièrement puissant et humain. Voilà un homme que personne ne pouvait estimer comme écrivain il y a deux ans. Souvenez-vous de notre gêne... Aujourd’hui, s’il le veut, je serai heureux de publier son œuvre où je mets ma confiance. » Denoël lui édite en effet deux romans en 1930 et 1931 puis Manier publie ailleurs. Il fait partie des journalistes de gauche qui « couvrent » la guerre d'Espagne pour le quotidien communiste Ce Soir. Il rejoint Londres en 1940 et paraît appartenir aux services spéciaux du général de Gaulle. Il est mort en Angleterre dans des circonstances mouvementées. Reçoit en 1947 la médaille de la Résistance à titre posthume.
Georges Charensol : né le 26 décembre 1899 à Privas. En 1918 à Paris, rencontre Henri Béraud, Henri Jeanson, Florent Fels, directeur de L'Art Vivant où il publie ses premiers articles. Secrétaire de rédaction à Paris-Journal en 1923, rédacteur aux Nouvelles Littéraires entre 1925 et 1939, co-fondateur du prix Renaudot en 1926, fréquente Rouault, Vlaminck, Kissling, Pascin, Chagall. Directeur littéraire de L'Intransigeant entre 1936 et 1938. Denoël mentionne son nom dès décembre 1926, alors qu'il vient d'être embauché chez Champigny : le journaliste est un habitué de la galerie et il prend des notes à propos des tableaux exposés. En 1931 Charensol accepte de patronner une collection chez Denoël et Steele : « Les Romanciers étrangers contemporains ». Entre 1932 et 1941 Denoël le cite régulièrement à propos des prix littéraires. C'est un allié précieux dans la course au prix Renaudot que Denoël obtient à sept reprises entre 1931 et 1939. Décède le 15 mai 1995.
Marcel Sauvage : écrivain et journaliste né en 1895, membre du jury Renaudot, dont Denoël éditera quatre ouvrages entre 1932 et 1938 et qui renouera avec lui en juillet 1945. Son nom n'apparaît pas en 1926 dans les lettres de Denoël mais Marcel Sauvage m'écrira en 1980 qu'il l'avait connu comme vendeur dans la galerie de Champigny. Deuxième allié de poids au sein du jury Renaudot. Décède en 1985.