Robert Denoël, éditeur

 

« Prélude charnel »

 

                                                                                                                 A Jean-Pierre Dutel, une fois !

 

Le contrat d'édition pour Prélude charnel, qui portait à l'origine le titre « Initiation conjugale » puis « Prélude charnel ou la nuit de noces différée » fut signé le mercredi 19 septembre 1934 entre « Robert Sermaise » et les Editions La Bourdonnais appartenant à Robert Denoël, maison située au 60, avenue de La Bourdonnais, c'est-à-dire dans la Librairie des Trois Magots, où l'éditeur avait débuté sa carrière en mars 1928.

Trois ouvrages avaient paru à cette enseigne en juin et septembre 1934. Le gérant de la Librairie des Trois Magots, Aloys Bataillard, gérant des Trois Magots depuis octobre 1930, fut assisté, à partir du 1er avril 1935, par les frères Pierre et Georges Heyman.

Les Editions La Bourdonnais n'eurent pas de numéro de registre de commerce particulier ni de fonds propres : elles dépendaient de la Société « Les Trois Magots » constituée le 28 mai 1932 et dont Robert Denoël détenait toutes les parts.

L'inscription au registre du commerce ne fut portée que le 29 septembre 1936 : il importe de savoir - pour comprendre le sens du jugement rendu en 1975 - que l'éditeur avait seulement fait ajouter dans la colonne « activités » le nom de la nouvelle raison sociale, en même temps que l' « Office de librairie générale », puis, plus tard, celui des Editions de Littérature populaire et de sa revue « Notre Combat ».

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* La première édition de Prélude charnel parut en octobre 1934, avec un copyright au nom de l'éditeur. C'est un petit volume de 190 pages, vendu 12 F, et déposé à la Bibliothèque Nationale où on lui attribua la cote 8°-Y2-81444. Le tirage était fait sur un papier ordinaire et il ne comportait pas d'illustrations. Seule la couverture était décorée avec quelque recherche.

 

 

 

 

 

 

 

    

Sauf deux « vient de paraître » dans Gringoire de novembre, la seule annonce que j'ai relevée figure dans un numéro de Noir et Blanc, un hebdomadaire appartenant à Albin Michel, mais il ne s'agit pas précisément d'une réclame pour le livre, qui est exécuté en deux lignes. L'ouvrage sera cité parmi les « romans de mauvaises mœurs » par la Revue des Lectures de l'abbé Louis Bethléem, dans sa livraison du 15 février 1935.

Noir et Blanc,  25 novembre 1934

* C'est dans un numéro de l'hebdomadaire Cyrano que paraît une première réclame, deux jours après la sortie du deuxième tirage du livre, daté du 5 février 1936. Elle est curieuse : outre le nom de l'auteur fautif, celui de la maison d'édition est orthographié en un mot. L'erreur est réparée la semaine suivante mais un bon professionnel vérifie le texte de ses annonces avant parution. Le succès du livre est qualifié de « foudroyant » alors que le volume est dans le commerce depuis plus d'un an.

        

Cyrano,  7-13 février 1936 et  14-20 février 1936

Ce volume vendu 12 F possède, comme tous les tirages ultérieurs, un copyright de 1936 ; aucun autre contrat n'a pourtant été passé depuis 1934, et aucun exemplaire « 1936 » n'a été déposé à la BnF.

* Un troisième tirage est mis en vente le 19 avril 1937 au prix de 15 F : les 15 réclames retrouvées sont concentrées dans Le Journal, entre le 21 avril et le 21 mai 1937. A deux reprises le nom de l'auteur est estropié : Sermaize ou Lemaize. On les trouvera reproduites à la page consacrée aux Editions La Bourdonnais.

* Un quatrième tirage, daté de juin 1938 et vendu 15 F, est accompagné d'une intense campagne de presse dans L'Intransigeant. Ces 9 annonces ont paru dans L'Intran entre le 15 et le 25 juin 1938. On les trouvera reproduites à la page consacrée aux Editions La Bourdonnais.

* Les Editions La Bourdonnais lancent un cinquième tirage le 28 février 1939. Après cette date ce sont, semble-t-il, des retirages non datés qu'elles mettent en vente, car on ne connait pas d'ouvrage publié par cette maison durant l'Occupation. Selon Georges Heyman, l'un des gérants, l'activité la plus lucrative de la librairie était « la vente sous le manteau de livres licencieux. Les Chansons de salles de garde étaient une des meilleures ventes. La vente était directe ou par correspondance. Le fichier d’adresses était important. Les envois se faisaient à partir du sous-sol de la librairie. »

Heyman n'a pas connu les Trois Magots après 1939 : mobilisé puis fait prisonnier, il a été remplacé par Jean Moreau et, occasionnellement, par la romancière George Day. La vente du livre ne s'est pas ralentie durant l'Occupation. Dans son Anthologie des lectures érotiques, Jean-Jacques Pauvert assure que « Denoël en fit des tirages plus ou moins clandestins qui atteignirent semble-t-il des chiffres fabuleux. Sous l'Occupation, un grossiste de Lyon m'affirma en avoir vendu à lui seul plus de cent mille exemplaires de 1934 à 1942. »

On ne sait pourquoi Denoël fit des tirages clandestins du livre, puisqu'il n'avait subi aucune condamnation - sauf au... Burundi, où une ordonnance d'interdiction fut prononcée le 23 janvier 1937 par le tribunal correctionnel de Bujumbura. Le Burundi faisait partie des pays africains approvisionnés par l' « Office colonial de librairie » situé au 60 avenue de La Bourdonnais, c'est-à-dire à la Librairie des Trois Magots.

Le défaut des ouvrages galants est d'être mal protégés. Après la mort de Robert Denoël, il ne fallut pas attendre longtemps pour que paraissent des éditions plus ou moins avouées. Le 15 juillet 1947 parut aux Editions de la Joconde une édition illustrée dans le texte par Francisque Barlet et tirée à 1 500 exemplaires numérotés sur vélin.

 

    

L'année suivante c'est une maison sans doute créée pour la circonstance qui mit en vente une édition non illustrée mais avec un « texte intégral ». Prélude charnel n'avait jamais été caviardé mais il fallait bien trouver une qualité à cette édition tirée sur un mauvais papier de bois.

    

Elle eut un autre mérite : celui d'attirer l'attention de la justice. Le 8 mai 1950 le tribunal correctionnel de la Seine condamnait les Editions E.D.T. à retirer le volume du commerce. Curieusement la cour d'appel de Paris annula, le 27 octobre 1953, la condamnation et amnistia la maison d'édition, qui, entretemps, était devenue Editions E.T.

D'autres condamnations seront prononcées contre Prélude charnel par le tribunal correctionnel, sans qu'on sache quelles éditions elles concernaient : le 18 décembre 1954, le 26 février 1955, le 22 juin 1957, le 20 novembre 1957 (cette dernière par la cour d'appel). Il peut s'agir de condamnations de libraires qui avaient proposé le livre parmi d'autres ouvrages licencieux, comme ce fut le cas pour celui d' « Anta Grey » publié en 1947 par Albert Morys.

A partir de 1950, la plupart des éditions françaises seront plus ou moins clandestines. L'année même de sa condamnation, l'éditeur parisien Georges Guillot mit en vente une édition illustrée de 25 gravures en couleurs « par une artiste célèbre » [Suzanne Ballivet] à l'adresse fictive de Buenos-Ayres, « Pour les amis de l'artiste », et antidatée de 1947. C'était le texte de Prélude charnel mais présenté sous le titre Initiation amoureuse. Il n'y avait guère de recours, d'autant que le tirage du livre avait été limité à 200 exemplaires numérotés sur papier d'Annam et, de toutes façons, Cécile Denoël, empêtrée dans ses procès avec Jeanne Loviton, avait d'autres chats à fouetter.

A la même époque François Di Dio [1921-2005], qui avait créé en 1947 les Editions du Soleil Noir, en publia discrètement une édition non illustrée.

Le 5 décembre 1953 parut aux Presses Libres, 18 rue Guénégaud à Paris une édition illustrée par Jean-Albert Carlotti [1909-2002] tirée à 2 500 exemplaires numérotés. Bien imprimée par l'Imprimerie Mazarine sur un papier vélin de qualité, elle constitue le troisième titre de la collection « Le Cœur d'amour épris ».

   

Le 8 février 1956 parut aux Editions de l'Astrée, 13 passage Dauphine, une édition signée Robert Sermaise portant le titre Interlude charnel. Il s'agit aussi d'un roman « initiatique » mais, sauf le nom de l'auteur, son texte n'a rien à voir avec Prélude charnel. Imprimée sur papier de bois par une « Imprimerie spéciale de la collection " L'Astrée " », et munie d'une couverture qui rappelle celle des Presses Libres, c'est une publication de racolage, qui fut réimprimée en mars 1958.

Le 16 octobre 1958 la Commission de surveillance en demanda l'interdiction, qui fut prononcée par un arrêté du 26 novembre 1958. Malgré quoi l'éditeur en publia une nouvelle édition en 1965, illustrée d'un frontispice de Simone Cosqueric : c'est un pseudonyme qui ne paraît pas avoir servi ailleurs.

     

 

L'année 1957 sera celle de la consécration pour Prélude charnel : les Editions des Deux-Rives en donnent une édition de grand luxe tirée à 975 exemplaires et illustrée de 12 lithographies en couleurs par Edouard Chimot. Cette édition fut démarquée l'année même de sa parution par une « Confrérie du livre hors commerce » qui en donna une édition petit format portant le titre Prélude, sans nom d'auteur.

  

Paul-Emile Bécat avait d'abord été sollicité pour ce travail mais, pour une raison inconnue, les 16 dessins qu'il avait réalisés ne furent pas retenus.

Vers 1969 un éditeur peu scrupuleux réédita encore Prélude charnel à l'enseigne des Editions de la Rose Rouge à Narbonne mais sous le titre Amours et mariages et sous le pseudonyme d'Aimé Deviort. C'est peut-être à cette édition subreptice que fait allusion Robert Kanters, directeur littéraire chez Denoël à partir de 1953, qui, ayant consulté quelques dossiers anciens, s'aperçut que Denoël « avait parfois pratiqué le compte d’auteur pour faire bouillir sa marmite ou celle d'une maison annexe dont mon ami Aloys Bataillard avait assumé la direction, et qui avait eu un énorme succès avec un mystérieux roman érotique, Prélude charnel, dont on assurait que l'auteur ne s'était jamais manifesté, même pour toucher ses droits, ce qui me valut plus tard des démêlés avec un éditeur marron désireux de faire une réimpression pirate. »

Il est curieux qu'un éditeur se soit adressé aux Editions Denoël à cette occasion car le copyright appartenait depuis 1934 aux Editions La Bourdonnais, maison disparue en même temps que la Librairie des Trois Magots qui l'hébergeait. Mais pas entièrement disparue : Robert Denoël avait, le 9 juin 1944, vendu son fonds de commerce de librairie à deux frères, Georges et Elie Alban, qui, pour l'acquérir, avaient constitué une s.a.r.l. « Aux Trois Magots » dont le domicile légal était celui de la librairie : 60 avenue de La Bourdonnais. Aucun contrat d'édition n'avait figuré dans la transaction.

Prélude charnel restait la propriété des ayants droit de Robert Denoël, en l'occurence Cécile Brusson, sa veuve, car leur fils avait renoncé à ses droits en sa faveur. Le contrat de 1934 était un « compte d'auteur » : en contrepartie de sa participation financière pour la première édition, « Robert Sermaise » avait obtenu un pourcentage important sur les tirages ultérieurs, dont les frais étaient à la charge exclusive de l'éditeur. Ces conditions ne concernaient que les rééditions procurées par les Editions La Bourdonnais : Robert Denoël en avait donc lui-même encaissé les royalties jusqu'en 1945. A dater du 1er janvier 1946, c'est à sa veuve qu'il convenait de s'adresser pour rééditer le livre.

Régine Deforges [1935-2014] avait créé en 1968 une maison d'édition, L'Or du Temps. Le premier volume qu'elle avait publié en mars 1968, sans nom d'auteur, s'appelait Irène. C'était une réédition semi-clandestine du Con d'Irène, un texte érotique publié anonymement par Louis Aragon en 1928 chez René Bonnel. L'ouvrage fut prestement saisi et l'éditrice condamnée pour outrage aux bonnes mœurs.

On ne sait si elle agit de même avec Prélude charnel, dont l'annonce parut dans Bibliographie de la France du 3 juin 1970, mais, dès le 1er juillet, le même organe professionnel publiait une mise au point énergique de la veuve de Robert Denoël :

  

Cécile Denoël reprochait à Régine Deforges d'avoir réimprimé l'ouvrage sans son autorisation et d'avoir fait figurer indûment le nom de sa maison d'édition au copyright du livre. La nouvelle éditrice régla rapidement l'affaire : le 7 juillet 1970 Cécile Denoël, « ayant droit de Robert Sermaise », cédait à Régine Deforges, gérante de la société L'Or du Temps, le droit exclusif d'éditer Prélude charnel.

Le 28 février 1972 un dénommé Robert Courau se manifeste auprès de Cécile Denoël par une lettre recommandée dans laquelle il revendique la paternité de Prélude charnel et les droits d'auteur qui lui sont dus. La veuve de l'éditeur ne donnant aucune réponse, Courau l'assigne le 10 janvier 1973, mais il meurt le 6 novembre. Le 5 juin 1974 sa veuve et son fils déclarent reprendre la procédure, et l'affaire est jugée le 14 mars 1975 par la 3e Chambre du Tribunal de grande instance de Paris.

La famille Courau est représentée par Me Georges Kiejman, Cécile Denoël par Me Françoise Rozelaar-Vigier, la fille d'Armand Rozelaar.

1° Qui est Robert Sermaise, l'auteur de Prélude charnel ?

Au cours d'une première instance, le 2 octobre 1974, Cécile Denoël avait simplement fait valoir que Courau n'avait apporté aucune preuve de la paternité de l'œuvre. Le 8 novembre, elle déclare que c'est son mari, Robert Denoël, qui en est l'auteur.

La Cour examine alors la carrière littéraire des deux auteurs possibles. Celle de Robert Denoël est tout simplement « inexistante », et sa veuve ne paraît pas avoir fait connaître ses nombreux écrits antérieurs à sa carrière d'éditeur.

Robert Saïd Courau, né le 5 novembre 1888 à Souk-Ahras (Algérie) dans une famille bourgeoise, ancien élève de polytechnique, docteur en droit, croix de guerre 1914-1918, fut président ou administrateur d'une trentaine de sociétés industrielles dans l'Est de la France, et il a publié sous son patronyme plus de vingt ouvrages techniques, historiques ou biographiques chez de grands éditeurs comme Plon, Berger-Levrault et Payot.

L'Argus,  octobre 1935

Si la Cour admet que Denoël ait pu hésiter à signer de son nom un ouvrage galant, elle comprend plus facilement encore qu'un chef d'entreprise de l'envergure de Courau, tenant à sa réputation dans le monde, ait pris un masque pour publier un livre érotique et scandaleux pour l'époque, qui devait d'ailleurs entraîner plusieurs condamnations pénales prononcées « jusqu'en 1962 au moins » par les juridictions parisiennes.

Elle comprend aussi que Courau ait pu, en 1972, alors qu'il était âgé de 83 ans, se croire rassuré pour sa réputation et qu'il ait alors jeté le masque pour revendiquer la paternité de son œuvre. Elle note que jamais Denoël ne l'a fait, se disant seulement « propriétaire », mais jamais « auteur » du livre. C'est sa veuve qui réclame aujourd'hui cette paternité, en réponse - tardive d'ailleurs, en fin de procédure - à la réclamation judiciaire de Courau.

Un manuscrit de Prélude charnel a été produit par la famille Courau. Il se présente sous la forme d'un texte dactylographié d'une frappe « apparemment déjà ancienne » et comportant un certain nombre de pages manuscrites : une « facile comparaison des graphismes » contenus à la fois dans ce document, dans le contrat d'édition de 1934, et dans une note rédigée en 1969 par Courau, fait apparaître une évidente similitude de nature à faire attribuer tous ces graphismes à un seul et même scripteur : Robert Courau.

Le pseudonyme « Sermaise » choisi par l'auteur correspond au nom d'une localité que Courau avait sous les yeux de l'autre côté de la Seine, lorsqu'il se retirait dans sa propriété des Chartrettes, en Seine-et-Marne, alors que la veuve Denoël ne peut justifier pour son mari d'aucune attache avec une localité de ce nom.

La Cour ajoute que le style même de Prélude charnel, « d'ailleurs élégant et volontiers interrogatif » [?], présente d'intéressantes analogies avec celui d'ouvrages de Courau, comme Le Patron et son équipe publié en 1930. L'Argus du 24 août 1930 assurait en effet que les réflexions contenues dans l'ouvrage était exprimées « avec cette finesse française qui rend légers à lire les sujets les plus sévères ».

Cécile Denoël s'est étonnée d'être la seule à verser aux débats le contrat d'édition de 1934, mais les héritiers d'un auteur sont « bien excusables de n'avoir pu retrouver dans les archives du défunt l'exemplaire d'un contrat conclu 39 ans auparavant ». En revanche, les documents produits par la famille Courau ne pouvaient, en bonne logique, se trouver qu'entre les mains du véritable auteur de l'œuvre à laquelle ils se rapportent.

C'est le cas du tapuscrit déjà évoqué, ainsi que d'un dossier d'édition, de presse et de félicitations qui contient notamment : une douzaine de lettres adressées par l'éditeur à « Robert Sermaise » au sujet de la publication du livre et de ses suites ; des coupures de presse relatives au livre envoyées à Sermaise par l'Argus de la presse ; des lettres de félicitations ou de demandes de service de presse.

La famille Courau a aussi produit les témoignages de trois personnes qui n'ont aucun lien avec l'édition du livre mais qui certifient savoir que Courau en est bien l'auteur. L'opinion de la Cour est faite : Robert Courau est déclaré l'auteur de Prélude charnel.

2° Qui détient les droits du livre ?

Après examen des actes et copies du registre du commerce, il s'avère que les Editions La Bourdonnais, signataires du contrat en 1934, « constituaient non la propriété d'une société ou d'un fonds, mais une simple dénomination commerciale utilisée personnellement par Robert Denoël, éditeur ».

Lorsqu'il a vendu, le 9 juin 1944, sa librairie à la Société « Aux Trois Magots » créée une semaine plus tôt par les frères Alban, aucun contrat d'édition ne figurait dans le fonds de commerce : cette société, qui existe toujours à cette adresse et qui a été citée par la famille Courau, est mise hors de cause.

C'est donc Robert Denoël, propriétaire des Editions La Bourdonnais, qui restait propriétaire des droits du livre. Après sa mort, le 2 décembre 1945, c'est son ayant droit, Cécile Denoël, qui en devient titulaire. Or elle a cédé, le 7 juillet 1970, le droit exclusif d'éditer Prélude charnel à la Société L'Or du Temps, qui est alors en liquidation.

La famille Courau demande au tribunal de résilier, à la date du 1er février 1946 (c'est-à-dire après le décès de Robert Denoël), le contrat de 1934 « pour inexécution de toutes les obligations légales et contractuelles, en particulier pour défaut de reddition de compte et transmission du contrat sans autorisation préalable de l'auteur, et ce, depuis 1946 ».

La Cour estime que la veuve Denoël n'a pas commis de faute : mal informée des affaires de son mari, elle a pu supposer de bonne foi qu'il était l'auteur du livre et se croire dégagée de toute obligation éditoriale à l'égard d'un autre auteur. Même si elle avait connu l'existence d'un auteur autre que Denoël, elle en ignorait l'identité puisque, durant près de trente ans, Courau ne s'est révélé à personne, pas même à l'ayant droit de son éditeur, auquel il n'a jamais rien réclamé. Dès lors Mme Denoël s'est trouvée dans l'impossibilité de remplir ses obligations éditoriales à son égard, en particulier celles de lui rendre compte et de lui verser des redevances.

Dans le même ordre d'idées, on ne peut lui faire grief d'avoir cédé, sans autorisation de l'auteur, les droits du livre en 1970 car la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique n'est pas applicable, lorsqu'à l'occasion d'une transmission d'un contrat d'édition portant sur une œuvre pseudonyme, l'éditeur agit comme représentant légal d'un auteur dont il est sans nouvelles depuis longtemps, qui n'a pas encore fait connaître son identité civile, ni justifié de sa qualité d'auteur. A fortiori quand il s'agit de l'héritier de l'éditeur, autorisé à penser que l'auteur de l'œuvre pouvait être l'éditeur défunt lui-même.

En conséquence, Cécile Denoël a pu, valablement, comme représentante de « Robert Sermaise », céder le droit exclusif d'édition de Prélude charnel à L'Or du Temps. La demande de résiliation du contrat de 1934 et d'allocation de dommages-intérêts est rejetée. Il reste à déterminer les droits de l'auteur et de l'éditeur, tant pour le passé que pour l'avenir.

Pour le passé, on considérera uniquement l'exécution des deux contrats, celui du 19 septembre 1934 entre Courau et Denoël, et celui du 7 juillet 1970 entre Cécile Denoël et Régine Deforges. Une expertise permettra de liquider les droits respectifs des deux parties dans l'exploitation de l'œuvre, sous l'empire du premier puis du second contrat.

Pour l'avenir, les ayants droit de l'auteur reprennent le plein exercice des droits de Robert Courau, dont l'identité déclarée est reconnue par le présent jugement. Ils sont toutefois liés désormais par le contrat conclu en 1970, sauf recours éventuel contre l'ayant droit du premier éditeur, ou contre le nouveau - sans perdre de vue que la Société L'Or du Temps est en liquidation.

L'affaire était donc entendue, sauf en ce qui concerne la liquidation des droits des uns et des autres. Un expert a été nommé pour déterminer la date et l'importance matérielle des éditions de Prélude charnel effectuées au jour de l'expertise en exécution du contrat de 1934 et de celui de 1970, et de chiffrer le montant des droits devant revenir aux ayants droit de l'auteur. Cécile Denoël est condamnée à verser à la famille Courau une provision de 12 000 francs [soit l'équivalent de 12 000 euros actuels]. Les frais de la procédure sont à partager entre Cécile Denoël pour deux tiers, et la famille Courau pour un tiers.

Je n'ai pu savoir quelle suite avait été donnée par l'expert, pour autant qu'il y en ait une : le tribunal l'avait aussi mandaté pour « constater la conciliation des parties, le cas échéant ». C'était la solution la plus sage car il est douteux que Cécile Denoël ait pu produire les documents commerciaux, bancaires et fiscaux concernant une affaire qui s'est étalée sur plus de trente ans. Me Françoise Rozelaar-Vigier croit se rappeller qu' « il n'y a pas eu d'expertise et que l'affaire en est restée à ce stade. »

A dater du 14 mars 1975, Mme Henriette Escarpit, veuve de Robert Courau, et Paul Courau, son fils, sont donc devenus légalement les ayants droit de cet ouvrage érotique datant de 1934 et dû officiellement à Robert Courau.

Depuis lors, aucune édition de Prélude charnel n'est parue en France. Les traductions, en revanche, se sont multipliées. Le texte initial a-t-il été respecté ? On peut en douter car les traducteurs, qui ne signent pas toujours leur travail, ont dû s'adapter aux exigences commerciales des éditeurs.

Est-ce que les héritiers de Robert Courau, si sourcilleux en 1975, se sont préoccupés de ces rééditions aux couvertures racoleuses qui ne portent jamais le nom de l'auteur « réhabilité » ? Sans doute non, car ils ont dû comprendre rapidement que « Courau » est sans valeur sur le marché du livre galant, alors que « Sermaise » figure dans tous les ouvrages de référence.

Allemagne

Ce sont les Allemands qui se sont montrés les plus friands de ce texte initiatique. En 1966 une traduction due au bibliophile Karl Ludwig Leonhardt [1922-2007] a été publiée chez Gala Verlag à Hambourg, et réimprimée en 1970, 1980 et 1990.

  

En 1974 une édition portant le titre Zartliches Vorspiel [« Tendres préliminaires »] parut chez Bertelsmann à Gütersloh, et fut réimprimée en 1982 sous le titre Die Hochzeits reise [« La Lune de miel »].

 

  

En 1976 c'est chez Carl Stephenson à Hambourg que parut une édition sous son titre français, qui fut réimprimée l'année suivante. En 1979 une édition portant le titre Die Hochzeits reise [« La Lune de miel »] parut chez l'éditeur Heyne Verlag, qui la réimprima en 1981,1983 et 1987.

   

 

Angleterre

Les Anglais furent les premiers à traduire le roman qui parut en 1938 sous le titre : The fleshy prelude aux Editions Vendôme Press à Paris. Cette maison d'édition créée en 1929 par Henry Babou et Jack Kahane le réimprima en 1939, 1947,1948, 1950,1952 et 1955. Hormis la jaquette, le volume, de même format in-12 que l'édition française, ne contient aucune illustration.

   

 

Autriche

Un éditeur de Perchtoldsdorf a publié en 1980 une édition de Prélude charnel dans sa collection « Exquisit modern » sous le titre Die Hochzeits reise [« La Lune de miel »] :

 

Espagne

Thomas Kauf a traduit l'ouvrage sous le titre littéral de Preludio carnal. Il est paru en 1994 à Barcelone aux Editions Tusquets, et a été réimprimé en 1995 et 2002.

 

Etats-Unis

En 1968 Pendulum Books, une maison d'édition située à Atlanta, a publié une incroyable version préfacée par Dale Koby, qu'un libraire américain présentait en ces termes : « Two provocative examples of Vintage French erotica, with undertones of incest, oralism, cunnilingus, sodomy, and - believe it or not - cannibalism ». Je suppose que c'est le second texte qui contient ces charmantes pratiques, à moins qu'on ait réécrit Prélude charnel dans un sens plus conforme aux goûts du jour.

        

 

Italie

L'ouvrage a été traduit sous le titre : La Vergine et i sensi [« La Vierge et les sens »] et publié en 1970 par Forum Editoriale. L'année suivante, le même éditeur l'a proposé sous le titre La Moglie sensuale [« L'épouse sensuelle »] dans sa collection « Gli integrali ».

    

 

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Il reste bien des éditions à identifier en France et ailleurs, car elles furent parfois publiées sous des titres différents, sous d'autres pseudonymes, ou anonymes. En 2007 Gérard de Villiers, auteur des romans d'espionnage S.A.S., a publié aux Editions Vauvenargues un Prélude charnel qui n'a rien à voir avec le roman dont nous parlons.

La bande ci-dessous appartient à une édition parisienne due aux Editions EPC et préfacée par René Rémon, auteur de livres galants entre 1930 et 1965, mais je n'ai pu trouver le volume qu'elle accompagnait.

 

Que représente Prélude charnel, pour les initiés ? Il ne trouve pas sa place dans les bibliographies érotiques, ni même dans l'enfer de la Bibliothèque Nationale puisqu'il est disponible en libre accès. On est loin de 1929, ou du Con d'Irène : Prélude charnel est un roman galant qui ne renverse rien, mais dont le style, assez daté, a permis à des traducteurs de lui donner une seconde jeunesse.

Quant aux illustrateurs qui l'ont agrémenté de leurs crayons, je ne suis pas assez connaisseur en livres érotiques pour les qualifier mais il me semble que l'illustration la plus plaisante était de Paul-Emile Bécat, celle-là même qui fut refusée par son éditeur, en 1957.