Robert Denoël, éditeur

Editions de la Tour

 

La société au capital minimal de 25 000 francs créée le 15 octobre 1937 par Robert Denoël sous la dénomination « La Publicité Vivante » s'est transformée, le 20 novembre 1940, en « Nouvelles Editions Françaises » avant de devenir, le 14 novembre 1944, « Les Editions de la Tour ».

Au greffe du Registre du commerce de la Seine, cette société à dénominations successives a conservé le même numéro d'enregistrement, qui est : 275 126 B.

Le 10 juillet 1945 Albert Morys, gérant de la société, a déposé au Registre du commerce un acte s.s.p. par lequel il déclarait que les Editions de la Tour, domiciliées chez lui, 5 rue Pigalle, seraient à dater du 1er juin 1945, domiciliées au 162 boulevard Magenta.

[Acte passé devant Georges Hagopian, 24 rue de Bondy à Paris 10e, enregistré le 11 juillet 1945 au greffe du Tribunal de commerce de la Seine sous la cote n° 389]

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Il est rare que les inscriptions au Registre du commerce précèdent l'activité réelle d'un éditeur : le premier volume des Editions de la Tour, paru le 20 mars 1945, portait déjà l'adresse du boulevard de Magenta.

Si Morys était un homme de paille pour nombre d'inscriptions de complaisance, il fut réellement l'homme-orchestre de cette petite maison d'édition dont on peut se demander quand elle a vraiment débuté, et à quelle adresse. Il ne peut s'agir de la rue Pigalle puisque son appartement est situé au deuxième étage.

Morys écrit dans ses mémoires, à la date du 17 septembre 1944 : « Je cherche une boutique à louer dans le 6e arrondissement, Robert avait demandé que je m'en occupe. »

 

Ce Soir,  12 octobre 1944

Dans Ce Soir des 12, 18 et 19 octobre 1944, on trouve en effet l'annonce ci-dessus. Le 22 décembre 1944, Gustave Bruyneel note : « Je remplace Maurice aux Editions. »

Les Editions de la Tour ont-elle eu une activité dès la fin de l'année 1944 ? C'est ce qui ressort d'une lettre du 14 août 1945 de Robert Denoël à Morys : « il faut absolument que nous paraissions à la bonne date, sans quoi nous risquons de tomber sur un échec cuisant comme l’année dernière avec les cartes. » Lorsque les deux hommes signeront, le 31 octobre 1945, une convention de rupture de contrat (dont on lira le texte plus bas), Denoël parle de services rendus par Morys « depuis le 1er octobre 1944 ».

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C'est en avril 1945 qu'Albert Morys interrompt sa carrière de comédien pour se consacrer entièrement aux Editions de la Tour : « dans la journée, gérant d'une maison d'édition dont j'étais à la fois : le technicien de fabrication, le directeur commercial et le vendeur car je ne disposais que d'un coursier [...] Mes appointements de 6 500 F par mois n'étaient vraiment pas excessifs ! », écrit-il.

Le 20 septembre 1946 il a donné d'autres précisions aux enquêteurs de la Brigade Criminelle : « Dans la société des Editions de la Tour, j’étais en fait un salarié. Tous les profits revenaient à M. Denoël. Il ramassait d’ailleurs la caisse tous les soirs, mais mon salaire réel était de 4 000 francs par mois, plus 3 % sur les affaires. Le docteur Percheron n’était pas appointé. Il ne venait d’ailleurs jamais au siège des Editions. »

Le 31 janvier 1950 Morys déclara encore aux nouveaux enquêteurs de la Police Judiciaire : « Denoël venait presque tous les jours au siège et me traçait tout le travail en détail. C’est lui qui, par ailleurs, raflait la caisse au cours de ses passages, ne laissant même pas toujours le fonds de roulement nécessaire à la bonne marche de la maison, mais il faisait personnellement face à des échéances ».

Ces conditions de travail devenaient contraignantes et des discussions avaient surgi entre Denoël et lui : « En août 1945, j’ai fait comprendre à M. Denoël que le salaire mensuel qui me revenait pour la gestion des Editions de la Tour, était par trop faible et ne correspondait pas aux engagements verbaux intervenus entre nous [...] Au mois d’octobre, je lui ai à nouveau présenté mes griefs et nous avons établi un accord aux termes duquel M. Denoël reconnaissait me devoir la somme précitée et s’engageait à me régler cette somme. De mon côté, je prenais l’engagement de quitter la maison à l’époque fixée, c’est-à-dire le 31 décembre. » [Déclaration à la police, 18 octobre 1946].

Maurice Percheron, l'autre associé dans l'affaire, proposa une autre version de l'incident : « Une quinzaine de jours avant sa mort, Robert Denoël m’avait mis au courant d’un grave différend qu’il avait eu avec M. Bruyneel qui, selon Denoël, avait commis des malversations et avait exercé envers lui une tentative de chantage. Denoël avait rétabli la situation en faisant signer à Bruyneel un accord par lequel celui-ci résiliait sa fonction de gérant et liquidait ses comptes » [Déclaration à la police, 8 octobre 1946].

Me Armand Rozelaar, l'avocat de Cécile Denoël, présenta plus objectivement la situation : « M. Bruyneel consulta un avocat et ce dernier lui expliqua que, dans la mesure où R. Denoël, dont il n’était que l’homme de paille, lui avait promis de lui verser un fixe et des commissions atteignant un certain taux, il lui suffisait, à lui, Bruyneel, d’user de ses fonctions et de ses pouvoirs de gérant dans la société d’Edition de la Tour et de ne remettre, en définitive, à R. Denoël que l’argent se trouvant dans la caisse, défalcation faite de ce qui lui était dû à lui, Bruyneel. Ceci fut fait. Mais Denoël en conçut aussitôt un vif dépit. Il s’en ouvrit à Mme Loviton et l’on décida de mettre à la porte M. Bruyneel, d’utiliser les cessions de parts signées en blanc et de réunir un certain nombre de personnes intéressées aux affaires Denoël, le 3 décembre 1945 » [Lettre au juge Gollety, 21 décembre 1949].

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Le 31 octobre 1945 une convention est signée entre les deux hommes :

Robert Denoël reconnaît devoir à M. Maurice Bruyneel [Albert Morys], comme convenu au début de la gestion de celui-ci dans la Société « Les Editions de la Tour », précédemment « Les Nouvelles Editions Françaises », en paiement des services rendus depuis le 1er octobre 1944 et jusqu’au 31 décembre 1945, et pour solde de tout compte, la somme de 191.190 fr., 50. Cette somme sera prélevée purement et simplement sur les ventes des Editions de la Tour par M. Bruyneel.

D’autre part, M. Bruyneel s’engage à céder à titre gracieux à toute personne que lui indiquera M. Denoël les 32 parts qu’il possède dans la Société « Les Editions de la Tour ». Cette cession s’accomplira dès que M. Bruyneel sera en possession de la somme qui lui est due. Aussitôt le règlement fait et la cession des parts accomplie, M. Bruyneel enverra sa démission de gérant de la Société et la Société lui donnera décharge et quitus complet de sa gestion.

M. Bruyneel s’engage à ne réclamer aucune indemnité du fait de la cessation de ses fonctions.


[Pièce déposée par Jeanne Loviton auprès du commissaire de police Lucien Pinault le 10 octobre 1946]

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A la mort de l'éditeur, les 50 parts sociales de la Société « Les Editions de la Tour » se trouvaient donc réparties entre Albert Morys (32) et Maurice Percheron (18).

Le 20 septembre 1946 Morys déclara à la police : « Dans la semaine qui a suivi sa mort, j’ai reçu la visite du docteur Percheron qui, à ma grande stupéfaction, me proposa de reconnaître avec lui que les parts fictives qui nous avaient été attribuées, nous appartenaient réellement. N’ayant pas accepté cette proposition malhonnête, il chercha alors à faire valoir qu’il avait avancé 200 000 francs à M. Denoël, lequel lui avait donné ses parts en contrepartie, le tout verbalement, bien entendu. »

Le 8 octobre 1946 Percheron s'en expliqua devant le commissaire Pinault : « M. Denoël m’avait demandé d’être co-actionnaire des Editions de la Tour et il était entendu que je lui signerais en même temps une rétrocession en blanc. En mars 1945, après avoir demandé à mon confrère le Dr Marette, une somme de l’ordre de 200 à 250 000 frs, et celui-ci n’ayant pu le satisfaire dans le délai demandé, Robert Denoël a donc eu recours une fois encore à moi pour lui consentir ce prêt. Il me donnait en garantie les actions dont je devais alors toucher le rapport, avec néanmoins la promesse de lui recéder ses actions lorsqu’il pourrait me rendre les 200 000 frs, ce qu’il prévoyait dans un délai d’environ 18 mois. Nous avons omis tous deux d’annuler la rétrocession en blanc. »

La version de Maurice Percheron n'était pas crédible car les 18 parts qu'il détenait lui avaient été cédées le 8 mai 1944 par Auguste Picq, et la société était alors celle des « Nouvelles Editions Françaises », dont la dénomination n'a été modifiée en « Editions de la Tour » que le 14 novembre 1944.

Il avait été convenu que les deux bailleurs se retrouveraient le 3 décembre 1945 chez l'homme d'affaires de Denoël, Georges Hagopian, qui détenait les rétrocessions de parts en blanc.

Les 32 parts d'Albert Morys auraient dû être cédées à Françoise Pagès du Port, l'amie de Jeanne Loviton, tandis que les 18 parts de Percheron seraient transmises à George-Day, pressentie en outre dès novembre 1945 par Denoël pour la gérance des Editions de la Tour.

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Après la mort brutale de Robert Denoël, la maison d'édition a poursuivi ses activités durant deux ans, sous la direction d'Albert Morys et de Cécile Denoël, tout d'abord en menant à bien les publications mises en route par Denoël, puis en éditant deux ou trois auteurs proches de Cécile.

La question des parts sociales restées en possession des deux prête-noms s'est révélée plus délicate à régler. Ce sont les déclarations de Georges Hagopian à la police judiciaire qui ont permis d'en suivre les péripéties. Le 21 janvier 1950 il déclare qu'après la mort de l'éditeur, il a reçu la visite de Mme Denoël, et il lui a appris qu’il détenait des actes qu’il comptait remettre au notaire chargé de la succession. Peu après, il les a déposés « dans l’étude d’un notaire [Jean Brunel] dont l'étude est située rue de la Paix, en présence de Mme Denoël, de l’avoué de cette dernière, Maître Danet, rue de Richelieu, et de son avocat [Armand Rozelaar]. »

Il a reçu aussi, deux mois après sa mort, « la visite d’un monsieur qui s’est dit être docteur en médecine. Il m’a dit savoir que je détenais à mon cabinet, des actes de cession de parts et m’a demandé que je les lui remette. Il a précisé que je n’aurais pas à m’en repentir, que je " serais largement satisfait ". [...] Bien entendu, je n’ai pas accepté la proposition qui m’était faite et je lui ai fait connaître mon indignation. »

Les policiers trouvent les déclarations de l'homme d'affaires trop vagues, et ils l'interrogent à nouveau, deux jours plus tard. Hagopian déclare : « En ce qui concerne les 3 premiers originaux de l’acte de cession de 32 parts, je l’ai remis à M. Bruyneel, avec le consentement de Mme Denoël. En ce qui concerne les originaux de l’acte de cession de 18 parts, je l’ai remis à Me Danet, avoué, en l’étude du notaire de la rue de la Paix. »

Il reconnaît avoir en sa possession deux reçus ainsi libellés :

« Reçu de Mr Georges Hagopian, demeurant à Paris, 24 rue de Bondy, trois originaux d’un acte de cession en blanc de 32 parts de la Société Les Nouvelles Editions Françaises, inscrite au registre du Commerce de la Seine sous le n° 275.126, signés par Mr Maurice Albert Bruyneel. Paris le 6 février 1946.
Signé : Cécile Robert Denoël et Bruyneel ».

« Reçu de Mr Georges Hagopian, conseil juridique demeurant à Paris, 24 rue de Bondy, à titre de séquestre amiable trois originaux d’un acte de cession en blanc de 18 parts de la Société Les Nouvelles Editions Françaises, inscrite au registre du Commerce de la Seine sous le n° 275.126, signés par Mr le Docteur Percheron (Maurice). Paris le 6 février 1946.
Signé : Danet ».

Hagopian avait déclaré précédemment avoir reçu deux ou trois coups de téléphone anonymes « d’un homme et d’une femme qui ont insisté auprès de moi pour la remise des actes, ajoutant que je serais rémunéré mais sans qu’aucune somme soit fixée.» Il est prié de s'en expliquer : « Maintenant je suis certain que c’est bien le docteur Percheron qui s’est présenté à mon cabinet quelques mois après le décès de M. Denoël, pour me demander que lui soient remis les actes de cession de parts signés par lui. Ainsi que je l’ai précédemment déclaré, j’ai refusé de les lui remettre malgré les offres qu’il me faisait. D’autre part les coups de téléphone anonymes concernaient uniquement les actes de cession de parts du docteur Percheron. »

Dans son rapport final daté du 25 mai 1950, le commissaire Henri Mathieu écrit que ses inspecteurs ont réentendu Maurice Percheron à propos de ses démarches auprès de Georges Hagopian. Il a déclaré : « Je ne le connaissais pas avant la mort de M. Denoël. J’avais appris par M. Denoël que nous devions avoir un rendez-vous chez ce M. Hagopian, le mercredi 5 décembre, pour nommer une nouvelle gérante des Editions de la Tour. J’allai donc le voir à peu près à cette époque pour qu’il me remette les rétrocessions en blanc des Editions de la Tour. Je le revis une seconde fois. Les parts représentaient la garantie de l’argent prêté à Denoël et les rétrocessions n’avaient plus lieu de jouer du fait de la mort de Robert Denoël, éditeur. La cession des 18 parts était réelle et temporaire. »

Percheron nie avoir fait des propositions malhonnêtes à l'homme d'affaires, tant dans son bureau qu'au téléphone. Dans ses conclusions, le commissaire déclare : « Quant au docteur Percheron, il semblerait qu’il y ait lieu de faire quelques réserves sur la sincérité de ses déclarations. En tout cas les démarches qu’il semble avoir entreprises auprès d’Hagopian après le crime, en vue de s’emparer de cessions de parts dans les Editions de la Tour le laisse supposer.»

Me Armand Rozelaar, l'avocat de Cécile Denoël, a bien résumé cette affaire embrouillée dans une lettre adressée au procureur de la République, le 21 décembre 1949. Les cessions de parts en blanc avaient été réclamées par Jean Brunel, le notaire chargé de la liquidation de la succession de Robert Denoël. Morys avait accepté qu’elles lui fussent restituées, mais pas Percheron, qui « s’opposa à ce que M. Hagopian, contentieux, demeurant à Paris, 24 rue Boulanger, les remît au notaire et ces parts firent l’objet d’un accord aux termes duquel Me Roger Danet, avoué, en fut nommé séquestre amiable. »

Dans son réquisitoire du 1er juillet 1950, le procureur de la République Antonin Besson situa Maurice Percheron à sa juste place en évoquant les entreprises de Robert Denoël, dont les « Editions de la Tour 162 Boulevard Magenta - qu’il faisait diriger par des prête-noms (Bruyneel et Percheron) ».

Et Me Rozelaar de conclure : « Quant à la Société des Editions de la Tour, dans laquelle M. le Docteur Percheron n’a même pas réclamé les sommes dont il se prétendait jadis créancier, elle a fait faillite [le 20 janvier 1948] ».