Robert Denoël, éditeur

Des effets personnels

Au cours du mois de décembre 1945, Jeanne Loviton distribua différents effets qui avaient appartenu à son amant : « J’ai cru qu’il aurait été sa volonté de donner des costumes aux personnes qui l’avaient loyalement servi », déclara-t-elle.

A René Barjavel, elle offrit sa montre : « Quelques temps après le meurtre de Monsieur Denoël, Madame Loviton m’a remis, en souvenir de lui, sa montre-bracelet. Au moment du meurtre, cette montre était en réparation chez Hermès. Quand elle me l’a remise elle m’a déclaré qu’elle était heureuse de me remettre ce souvenir. Il s’agit d’une montre en acier, qui n’a d’autre valeur que celle du souvenir. Je l’ai toujours en ma possession », déclara l’écrivain à la police.

Une montre en acier sans valeur, dit Barjavel. Ce n’est pas exactement ce que disent les rapports à son sujet. Dans les attendus du jugement de la Cour de Paris, on lit « qu’en ce qui concerne une montre-bracelet en or ayant appartenu à Denoël, la dame Loviton fait valoir que l’objet litigieux aurait été acquis par elle en échange d’une montre du même genre, restée en possession du défunt ». Mme Loviton aurait-elle conservé la montre en or de l’éditeur et offert une montre « du même genre » à René Barjavel ?

Le 10 octobre 1946, elle avait déclaré à la police : « J’ai donné la montre à Monsieur Barjavel un peu plus tard. Cette montre qui lui avait appartenu et qui ne marchait pas. Il l’avait échangée avec moi contre la montre de mon père, qu’il portait au bras le jour de sa mort. J’estimais donc que l’autre montre qui se trouvait en réparation à mon nom m’appartenait et que j’étais libre d’en disposer [...] Je précise que la montre est ma propriété bien que Mme Denoël m’ait fait remettre depuis peu de temps la montre de mon père par M. Fallon, son frère. »

Ce serait donc bien la montre en or Hermès de Denoël qu’a reçue Barjavel. Peu importe puisque, pour lui, elle n’avait « d’autre valeur que celle du souvenir »... Et Jeanne Loviton, qui a récupéré la montre de son père, considère que celle de Denoël restait sa propriété, puisqu'elle avait été déposée chez Hermès à son nom.

Elle n’oublia pas son fidèle chauffeur : « Après la mort de Monsieur Denoël, Mme Loviton m’a remis, à titre de cadeau, deux vieux costumes usés avec lesquels Monsieur Denoël avait l’habitude de faire de la motocyclette. Ces costumes étaient inutilisables, même pour moi. L’un d’eux a été mis aux chiffons, et l’autre a été donné à un malheureux de passage », dit Abel Gorget aux enquêteurs.

    Pour le reste, il n’y avait, rue de l’Assomption « que sa robe de chambre, ses pantoufles et un peu de linge de corps. » On peut penser que ces vêtements furent remis à Gustave Bruyneel lorsqu’il se rendit, le 3 décembre 1945, chez Mme Loviton : « Mme Denoël m’ayant chargé de me rendre à son domicile, 11 Rue de l’Assomption, pour y demander une chemise, un caleçon et une cravate afin d’ensevelir son mari. »

D’autres objets personnels furent réclamés par Mme Denoël, notamment le 28 janvier 1946, lorsqu’elle tenta de faire apposer les scellés au domicile de Mme Loviton, laquelle, après s’y être opposée, déclara que « la motocyclette Peugeot, revendiquée par Mme Denoël, était la propriété des ‘Cours de Droit’ et qu’en ce qui concerne la bicyclette, celle-ci n’existait plus depuis un an. »

Le 4 février 1946 des scellés furent effectivement apposés dans la garçonnière de l’éditeur, 39 boulevard des Capucines, sur « une valise porte-manteaux portative, et sur trois cartons renfermant des effets personnels de son mari. Dans le procès-verbal, il est indiqué que ce sont les seuls objets que Mme Loviton a déclaré appartenir à Monsieur Denoël. »

Ce jour-là Mlle Pinet, clerc de Me Danet, avoué, 85 rue Richelieu, agissant à la requête de Mme Denoël, a fait «toutes réserves» contre les déclarations de Mme Loviton, en ce qui concerne les objets suivants : « un appareil Rolleiflex, environ 3 000 volumes, romans, livres anciens, livres de luxe, livres reliés, manuscrits de divers auteurs, contrats avec les auteurs, nombreux papiers personnels, meubles, portrait de Monsieur Denoël, objets d’art, monnaie d’or, et devises. »

Dans une lettre adressée, le 8 janvier 1950, au juge Gollety, Cécile Denoël écrit : « on avait fait disparaître les livres, la correspondance, les contrats, les manuscrits, l’appareil photographique et même les photos de mon fils et de moi-même, que des témoins avaient pu voir encadrées dans la glace surmontant la cheminée du cabinet de travail de mon mari, boulevard des Capucines. »

On ignore combien de volumes Denoël avait amenés dans sa garçonnière mais il est sûr que c’est bien là qu’ils se trouvaient, comme en témoigne une lettre qu’il adresse à Jeanne Loviton le 17 juillet 1945 : « Il faudra sans doute installer tous ces volumes dans la petite maison du fond quand je quitterai les Capucines. A moins qu’à ce moment, je m’installe en bibliothèque personnelle une pièce de la rue Amélie. Nous verrons cela. »

Auguste Picq m’avait écrit, le 30 janvier 1980, que « les archives personnelles de Robert Denoël ont été transférées par lui chez Mme Voilier, rue Saint-Jacques, et aussi au pied-à-terre qu’elle avait boulevard des Capucines. Les autres archives sont restées à leurs places respectives dans chaque bureau. Les ouvrages de luxe personnels de Denoël ont été portés chez le docteur Percheron par Denoël et moi-même. Une liste avait été établie. Mme Voilier a dû les récupérer après le décès de Robert Denoël ».

« Chez Mme Voilier, rue Saint-Jacques » : il s'agit du siège des Editions Domat-Montchrestien, 160 rue Saint-Jacques, près de la Sorbonne. Maurice Percheron habitait 15 rue Las-Cases, à 500 mètres de l'endroit où fut assassiné Robert Denoël..

Mme Denoël déposa plainte pour « faux, usage de faux et vol » : le jugement de la Cour de Paris, qui la déboutait, le 20 décembre 1946, contient d’intéressants « attendus » [cf. Procès], notamment sur la destination des objets disparus : « la dame Loviton a fait rapporter 34 Boulevard des Capucines, où ils seraient encore sous scellés, certains objets qu’elle avait cru pouvoir distribuer, à titre de libéralités, après le décès de son amant ».

En examinant les dossiers et correspondances qui composent « l’affaire Denoël », on se rend vite compte que l’éditeur ne fréquentait que les bons restaurants, s’habillait chez les meilleurs couturiers, s’adressait aux meilleurs fleuristes, aux meilleurs bijoutiers.

Quand on lit les déclarations des employés et amis de Mme Loviton, qui ont été priés de conforter la thèse selon laquelle Denoël n’avait pas un sou en arrivant chez elle, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils en «remettent» énormément. Imagine-t-on Robert Denoël, dont le dernier costume de chez Lanvin avait coûté 12.182 francs 40, circuler avec des vêtements juste bons à être distribués à des « malheureux de passage » ?

Jeanne Loviton ne s’est pas embarrassée longtemps des effets personnels ayant appartenu à son amant, qu’elle a distribués dès « la mi-décembre 1945 ». Le seul objet auquel elle paraissait tenir était l’agenda Hermès de Denoël, un « objet sans valeur » auquel elle accordait « un prix sentimental». Il semble bien que ce soit la seule pièce de son héritage qui lui ait échappé.

Qu’est-il advenu des livres, manuscrits, objets d’art, dont elle se serait, selon Cécile Denoël, emparée dans la garçonnière du boulevard des Capucines ? Certaines pièces sont réapparues très tôt.

Le 2 décembre 1946, Jeanne Loviton remettait au commissaire Lucien Pinault le brouillon d’une lettre que Denoël destinait à sa femme, mais qu’il n’a jamais envoyée. Ce courrier explosif fut lu par Raymond Rosenmark, l’avocat de Jeanne Loviton, au cours de l’audience du 2 novembre 1949. Provenait-il des papiers personnels de l’éditeur ? Cette lettre paraît avoir été écrite en vue d’un divorce qui serait prononcé aux torts de la partie adverse. Ce serait son avocate, Me Simone Penaud, qui la lui aurait demandée.

Mais alors, pourquoi aurait-elle détenu un brouillon ? D’autre part, la procédure de divorce engagée par Cécile Denoël était une procédure de divorce amiable où une telle lettre n’avait pas sa place. Mme Loviton donna cette explication : « Il me l’avait donnée en me disant qu’elle pouvait servir dans la suite du procès si sa femme ne tenait pas ses engagements d’un divorce d’accord. »

Le même jour, Mme Loviton avait remis au commissaire Pinault une copie de l’acte de cession des 1 515 parts représentant la totalité des parts possédées par Robert Denoël dans sa société : cette pièce avait sa place dans ses propres archives, mais que dire de l’accord transactionnel passé entre Maurice Bruyneel et Robert Denoël le 31 octobre 1945 [cf. Documents], dont elle lui donna aussi copie ?

Mme Loviton fit cette réponse au policier : « Je précise également qu’au moment de sa mort M. Denoël s’était séparé de M. Bruyneel en tant que gérant des Editions de la Tour. Comme il désirait, en raison des avances que je lui avais faites pour cette société, que j’en devienne propriétaire par personne interposée, il m’avait remis l’abandon de gérance de M. Bruyneel et avait sollicité une de mes amies, Mlle Pagès du Port, 22 Rue Ravignan, pour qu’elle acceptât la succession de Bruyneel en ce qui concerne les parts fictives qu’il détenait. »

Jeanne Loviton avait réponse à tout. Ce n’est que bien plus tard qu’elle baissa un peu sa garde et commit quelques imprudences. Quand je lui rendis visite, en 1980, elle me montra un album contenant les lettres que Denoël lui avait adressées. Ce beau volume, qu’elle avait fait relier en maroquin par un bon artisan parisien, contenait aussi ses propres lettres à Denoël, et il ne s’agissait pas de minutes qu’elle aurait conservées.

Elle me remit la copie de deux lettres adressées à Denoël par Lucien Rebatet et par Max Jacob [cf. Chronologie 31 août 1942 et 13 juillet 1945]. La seconde avait servi à l’éditeur pour sa défense devant la cour de Justice, le 13 juillet 1945. Les deux provenaient indiscutablement des archives de l’éditeur.

En 2003 Mireille Fellous, sa fille adoptive et sa seule héritière, a déposé au Musée de la Littérature de Bruxelles sept lettres autographes de Dominique Rolin à Robert Denoël ; ces lettres, jointes à celles que Denoël avait adressées à Dominique Rolin, et que Mme Rolin y avait déposées trois ans plus tôt, forment un bel ensemble qui sera publié prochainement par Frans De Haes. L’histoire littéraire saura gré à Mme Fellous-Loviton de ne pas avoir fait disparaître les archives de Robert Denoël.