Robert Denoël, éditeur

1945

Janvier

 

« Vers le début de 1945 », dira Maximilien Vox à la police, en janvier 1950, « en vue d’obtenir le concours financier d’établissements bancaires, sous forme de découvert, en raison de l’incertitude de la trésorerie, j’ai provoqué une réunion en vue de déterminer dans quelles conditions M. Denoël pourrait céder ses parts à Mme Loviton, soit à titre privé, soit en tant que gérante des Editions Domat-Montchrestien. [...]

A l’issue de cette réunion, tout le monde s’est trouvé d’accord sur le principe de la cession de parts qui était souhaitable, mais qu’elle [ne] serait réalisable qu’avec l’assentiment de l’Administration des Domaines, en tant que porteur de parts de l’associé Andermann. J’ignore par la suite dans quelles conditions la cession de parts faite par M. Denoël aux Editions Domat-Montchrestien a été réalisée, m’étant désintéressé de la question, vu l’amélioration de la trésorerie des Editions Denoël. »

Le 3 : Albert Lejeune, l’un des éditeurs qui ont participé à la spoliation des Editions Calmann-Lévy, est fusillé, non pas pour son activité dans l'édition mais pour son implication dans une affaire de presse concernant Le Petit Marseillais. Il fut convaincu d'avoir dénoncé les administrateurs du journal en vue de s'en approprier les titres de propriété.

Le 6 : la presse annonce les premières publications des Editions Denoël depuis la Libération :

L'Aube,  6 janvier 1945

Le 8, le fils de Robert Denoël repart pour la Mayenne. Il rentrera à Paris en juillet, et habitera désormais avec sa mère, rue de Buenos-Ayres.

Le 9 : Arrestation de l’éditeur Jean-Renard. Exécution de Paul Chack, condamné à mort le 18 décembre 1944.

Le 12 : Philippe Hériat publie dans France-soir un courageux article qui tranche radicalement avec ceux qu'on trouve dans la presse issue de la Résistance. Sous le titre « Les Moutons de Gringoire », il met en cause le public qui, quelques mois plus tôt, se délectait à la lecture des livres et articles d'écrivains et journalistes aujourd'hui poursuivis, et qui applaudit à leurs condamnations : « Alors, ne serait-il pas équitable de faire allusion, au moins une fois, à un autre complice des écrivains collaborateurs, à un autre responsable : le troupeau de leurs lecteurs ? »

France-soir,  12 janvier 1945

Si les tirages des périodiques cités étaient aisément vérifiables, qui, à cette époque, était en mesure de dire que Denoël avait tiré Les Beaux draps à 30 000 exemplaires, et Les Décombres à 60 000 - chiffres d'ailleurs exacts ? Hériat avait été lié avec Denoël durant plus de six ans mais il l'avait quitté en 1937 pour Gallimard, et leurs rapports avaient cessé durant la guerre. D'où tenait-il donc ses informations ?

Le 13 : Henri Béraud [1885-1958], qui avait été condamné à mort en décembre 1944, est gracié.

Le 15 : « Déjeuner ici avec Robert, Cécile, Paul et Madeleine Vialar et Maurice », note Gustave Bruyneel.

Le 15 : L’Office professionnel du Livre, émanation du ministère de la Guerre, adresse aux libraires une première liste d’ouvrages à retirer de la vente et à retourner aux éditeurs.

Chez Denoël, on trouve six titres : les trois pamphlets de Céline, Les Décombres de Rebatet, Propos sur l’Angleterre [sic pour L’Angleterre contre l’Europe] de Charles Albert, les Discours d’Hitler. Aux Nouvelles Editions Françaises, les quatre titres de la collection « Les Juifs en France ».

On notera que c'est sous la rubrique « Denoël » que sont rangés ces dix ouvrages : on ne fait, dès cette époque, aucune distinction entre ces deux maisons d'édition.

Les autres maisons sont : Balzac (ex-Calmann-Lévy], Baudinière, Debresse, les Editions littéraires et artistiques, les Editions de France, les Editions du livre moderne [ex-Ferenczi], Grasset et Sorlot.

Pourquoi seulement celles-là ? En juillet le Contrôle militaire précisera que ces listes ont été établies en vue de retirer de la circulation non seulement des œuvres d'esprit collaborationniste, mais encore des livres s'inspirant des principes de la Révolution nationale ou de l'idéologie pétainiste : les mesures d'épuration frappent les ouvrages en particulier et non pas les auteurs en général.

Pourquoi alors les avoir regroupés par maisons d'édition ? N'y avait-il donc aucun ouvrage répondant à cette définition dans le catalogue de Gaston Gallimard ? Quatre listes d'interdiction, représentant quelque 250 titres, seront publiées entre janvier et juillet : aucun livre paru rue Sébastien-Bottin n'y figurera.

Par ailleurs, il reste aujourd'hui à définir le statut de ces listes d'interdiction, dont je ne crois pas qu'elles aient été abrogées. Les pamphlets de Céline, par exemple, restent-ils interdits par la volonté de leur auteur ou parce qu'ils y figurent ? On connaît l'histoire des pièces scabreuses des Fleurs du mal condamnées en 1857 et réhabilitées en 1949...

Enfin, il convient de remarquer que les listes d'interdiction émises en 1945 s'adressent aux libraires. On ne connaît pas de listes envoyées directement aux éditeurs, mais il est avéré qu'ils ont été contactés précédemment, et par des services de police plus expéditifs, comme en témoigne Auguste Picq dans une déclaration du 19 février 1946 à un inspecteur de la police judiciaire chargé de réquisitionner des ouvrages aux Editions Denoël :

      Rapport du commissaire de la police judiciaire A. Agreige, 22 février 1946 [dossier CA D13]

Le 17 : Fernand Sorlot est remis en liberté.

Le 19 : A l'issue d'un procès dont la presse s'est largement fait l'écho, Robert Brasillach est condamné à la peine capitale. Dans ses Souvenirs Maurice Bardèche écrit que le procès dura deux heures, et qu'aucun témoin ne fut cité. Le soir même Brasillach est transféré dans une cellule isolée, on lui met des chaînes aux pieds et un vêtement de bure réservé aux condamnés à mort.

Le 20 : Article de Vercors dans Les Lettres Françaises intitulé « La Gangrène », à propos « des maisons d’édition comme Grasset, Jean Renard, Denoël (celle-ci sous un administrateur provisoire [Maximilien Vox] curieusement choisi : l’éditeur du plus luxueux album de propagande vichyssoise) ».

    Vercors déplore que les journaux publient avec satisfaction les condamnations d’écrivains collaborateurs à côté de publicités pour des maisons d’édition qui les ont publiés et qui annoncent aujourd’hui leur nouvelle production à dominante résistantialiste.

En fait, l’écrivain s’aperçoit que le Comité d’épuration de l’Edition dont il fait partie n’a aucun pouvoir ; son ami Pierre Seghers l’a déjà quitté, et il est prêt à en faire autant.

Le 26 : Gilbert Baudinière, qui avait été arrêté le 8 octobre 1944, est remis en liberté provisoire pour raisons de santé.

Le 27 : Charles Maurras est condamné à la réclusion perpétuelle et à la dégradation nationale : « C'est la revanche de Dreyfus ! », dira-t-il.

Le 30 : Le prix Femina 1944 est attribué à l'ensemble de la collection des volumes publiés clandestinement par les Editions de Minuit. Leurs auteurs le refusent collectivement.

 

Février

 

Le 2 : Le ministre de l’Information, Pierre-Henri Teitgen, nomme officiellement une Commission consultative d’épuration de l’Edition. Président : Raymond Durand-Auzias. Parmi les neuf autres membres : Vercors et Pierre Seghers.

Le 6 : Raymond Durand-Auzias envoie au ministre de l’Information une lettre dans laquelle il regrette que l’on ne puisse traiter l’édition comme n’importe quel commerce, et que l’ordonnance du 16 octobre 1944 sur l’épuration dans les entreprises ne prévoie pas que certains noms de firmes trop compromises puissent être changés : « Il serait aussi préjudiciable, pour le prestige français, de voir subsister certains noms de firmes comme " Editions Denoël " que de laisser par exemple subsister le nom de certains journaux comme Gringoire ou Le Pilori, même avec une direction nouvelle ».

L’éditeur-épurateur propose une échelle de sanctions : le blâme simple ; le blâme avec interdiction temporaire ou définitive de faire partie de la corporation ; l’interdiction provisoire d’exercer, assortie de la nomination d’un administrateur provisoire ; l’interdiction à vie, avec nomination d’un administrateur provisoire.

Dans les deux derniers cas, l’administrateur aura pour tâche de faire disparaître le nom de l’éditeur et de vendre l’entreprise « en s’assurant que les acheteurs ne sont pas des prête-noms de l’éditeur condamné. »

Le 6 : Malgré de nombreuses interventions en sa faveur auprès du général de Gaulle, Robert Brasillach, condamné à mort le 19 janvier, est fusillé au fort de Montrouge.

François Mauriac avait obtenu du préfet de police que son corps fût inhumé dans le carré des condamnés du cimetière de Thiais. Fin avril son beau-frère, Maurice Bardèche, le fait transférer au Père-Lachaise où il avait acheté une concession.

Par la suite, Brasillach fut, selon sa volonté, enterré discrètement dans le petit cimetière de Charonne (XXe arrondissement), où Bardèche le rejoignit le 12 septembre 1998, et sa sœur Suzanne, le 28 mai 2005.

  

     Tombe de Robert Brasillach en 1945 et en 2006

 

Le 6 : Robert Denoël, inquiet des attaques dont il fait l'objet dans la presse depuis plusieurs mois, se présente spontanément devant le juge d’instruction Achille Olmi [1893-1968]. Ce magistrat d'origine niçoise est aussi auteur de romans policiers sous le pseudonyme d'André Lormeau.

   Annuaire général des lettres pour 1933-1934

Dans « Cécile ou une vie toute simple » Albert Morys prétend que c'est le juge Olmi qui l'avait convoqué à son adresse, rue de Buenos-Ayres, que c'est Cécile qui reçut le pli et qui demanda au magistrat un délai de deux ou trois jours, son mari étant « momentanément absent de son domicile ». Morys dit avoir remis la convocation à Denoël à son pied-à-terre, boulevard des Capucines.

Le 15 : Le journaliste Claude Jamet [1910-1993], qui avait été arrêté le 9 novembre 1944 et incarcéré à Fresnes, est libéré. Ami de Robert Denoël, professeur à Louis-le-Grand et ancien rédacteur à l'hebdomadaire Germinal, Jamet sera acquitté en cour de justice grâce à Me Albert Naud, le 25 avril, mais il resta néanmoins mis à l'index par le CNÉ, c'est-à-dire interdit de publication, et fut radié de l'enseignement. Il gagna ensuite sa vie comme correcteur d'imprimerie au Figaro.

Le 15 : Denoël écrit à l'Administration des Domaines pour l’aviser de son intention de céder ses parts dans sa société, pour le cas où celle-ci aurait désiré exercer son droit de préemption.

Le 15 : Un commissaire de police se présente au domicile du couple Aragon, muni d’un questionnaire factuel. Les deux écrivains sont priés de répondre par oui ou par non à des questions précises concernant des sommes d’argent que Denoël leur a prêtées ou avancées durant l'Occupation, et à des Israélites que l'éditeur a aidés à passer en zone libre.

Jeanne Loviton expliquera plus tard qu’elle a imaginé ce stratagème à cause du refus essuyé fin octobre 1944 par Denoël. Elsa Triolet écrira, à propos de cet épisode peu glorieux, dans sa préface à l’édition « Folio » du Cheval blanc : « Tout ce que nous avons pu faire, c’est témoigner en sa faveur, par écrit, lors de son procès. »

Le 16 : Dans son Journal depuis la Libération Jean Galtier-Boissière note, à propos de la liste d'ouvrages à retirer de la vente parue le 15 janvier : « Résultat des récentes interdictions de vente : aucun libraire n'a renvoyé aux éditeurs un seul des volumes interdits, de même qu'aucun libraire n'avait retourné les ouvrages inscrits sur les fameuses listes " Otto ".  Mais, sur les quais, les Céline se vendent maintenant 400 francs pièce et Les Décombres de Rebatet 1 500 francs, de même qu'il y a un an Autant en emporte le vent, les livres anglais, russes et juifs interdits faisaient prime sur le marché du livre. »

Le 16 : Jacques Bernard est interrogé et inculpé d’intelligence avec l’ennemi, mais laissé en liberté.

Le 18 : Jean Renard est remis en liberté.

Le 19 : Le juge Olmi inculpe Robert Denoël pour infraction à l’article 75 du Code pénal et atteinte à la sûreté de l’Etat, mais le laisse en liberté.

Le 22 : Mort de Jacques Doriot, dont la voiture a été mitraillée sur une route allemande par un avion allié.

Le 25 : Bernard Steele est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur à titre étranger par décret du 25 février 1945, en qualité d’« Officier de Liaison de l'État Major du Vice Amiral commandant USNF in NW.A.W auprès des Forces Navales Françaises ».

Le 26 : Denoël charge Morys de mettre au point les couvertures de brochures à paraître aux Editions de la Tour : une vingtaine de titres signés du « Commandant de Guyenne » seront publiés durant l’année sous le titre générique « La Guerre des hommes libres ».

Ces petits livres « patriotiques », munis de couvertures illustrées par Pribyl, et qu’on vendra surtout dans les kiosques et dans les gares, sont tous dus à la plume de Maurice Percheron, mais c'est Denoël qui se charge de la mise au point des textes pour André Brulé, l'imprimeur de Fontenay-aux-Roses.

A ce propos Morys écrit : « Pour éviter d’inutiles frais de transport (en accord avec les Messageries) les fascicules étaient directement livrés chez Hachette sans être inutilement entreposés chez nous ; peu de temps après on nous en redemandait et nous faisions immédiatement de nouveaux tirages des fascicules les plus demandés. Pour la facturation définitive, il fallait attendre le retour des invendus, ce qui était assez long mais nous avions touché des avances.

Au dernier moment, nous apprenions que le nombre des invendus était si important qu’il nous fallait rembourser une partie des avances, plus les frais de magasinage ; d’où un déséquilibre " impossible " de notre faible trésorerie. C’est alors qu’intervenait un représentant du trust qui proposait une aide moyennant la majorité des parts sociales... nous avons préféré faire faillite. Le plus curieux c’est que nous avons su que les fameux " invendus " n'avaient quitté ni les entrepôts d’Hachette ni leur emballage d’origine. »

Premier titre de la collection

Le 27 : « Robert vient à 14 h 30 voir la première couverture. Maurice n'est pas satisfait de lui quoiqu'elle est bien. Il y a eu, paraît-il, une discussion, Cécile s'en est mêlée et a donné raison à Robert », écrit Gustave Bruyneel à propos de la collection « La Guerre des hommes libres ».

 

Mars

 

Contrat pour La Mort est un commencement chez Domat-Montchrestien : « Ce contrat a été signé par l’intermédiaire de M. Denoël qui m’avait mis en rapport avec Mme Loviton au mois de mars 1945 », dira Paul Vialar à la police, en janvier 1950.

 

Le 7 : Premier procès d’un éditeur, celui de René Debresse, qui comparaît en Cour de justice « pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ». Deux livres seulement lui sont reprochés, et d’autre part il a été résistant dès mars 1944. Il bénéficie d’un non-lieu. Dominique Boiziau dit René Debresse est mort le 16 mai 1968.


    Les procès d’éditeurs et de maisons d’édition se poursuivront  jusqu’en octobre 1955.

Le 8 : Premier titre de la collection « Au Voilier » chez Domat-Montchrestien : Voltaire par Paul Valéry. Il s'agit d'un discours prononcé à la Sorbonne le 10 décembre 1944 à l'occasion du 250e anniversaire de la naissance de Voltaire.

Le 8 : Cécile regagne son appartement, rue de Buenos-Ayres, que les Vialar ont quitté : « elle trouve un appartement très sale, beaucoup de vaisselle cassée, deux belles carafes, ses fauteuils de salon abîmés, etc. », écrit Morys.

Ce jour-là Cécile écrit une lettre qu’elle charge Morys de remettre à son mari : « Mon chéri, Je voulais te voir pour te demander quelque chose. Je te l'écris, cela te donnera le temps d'y réfléchir avant de me répondre. Comme tu le sais, je rentre aujourd'hui à la maison que nous avons quittée avec tristesse lors des événements. Penses-tu que nous y voyant, le Finet et moi, tu ne regretteras pas notre vie familiale ? Il est encore temps Bobby de la reprendre si tu le désires. Dis moi ce que tu en penses. En tous cas fais-moi le plaisir d'accepter ce petit cadeau en souvenir de notre première rencontre, il y a vingt ans aujourd'hui déjà. Comme le temps passe. Quelle que soit ta réponse je te garde toute ma tendresse. Cécile ».

« Lorsque Robert lut cette lettre dont j'ignorais le contenu il était ému aux larmes. Il m'a dit simplement : " Mon petit Morys, dites-lui que, pour Noël, c'est sûr. Avant, je ne peux pas." J'ai alors à peu près deviné ce que Cécile lui demandait et savais pourquoi il ne pouvait pas retourner auprès de sa femme ; je me demandais même comment il arriverait à se dépêtrer de ce guêpier où il s'était laissé entraîner : il n'y avait aucune raison pour que le chantage que l'on exerçait sur lui se termine avant la Noël car l'organisation qui le tenait était puissante », écrit Morys.

Denoël ne reviendra jamais au domicile conjugal ; il prendra néanmoins des nouvelles de son fils par téléphone. « Il était toujours question de divorce entre eux, bien que chacun restait sur ses positions, c’est-à-dire que personne ne prenait la responsabilité d’engager l’instance devant le tribunal », dira Morys à la police.

Le 15 : L’Office professionnel du Livre adresse aux libraires une deuxième liste d’ouvrages à retirer de la vente.

Chez Denoël, deux ouvrages : Guignol’s Band de Céline, et L’Angleterre contre l’Europe de Charles Albert, qui figurait déjà sur la liste du 15 janvier, mais sous un titre erroné.

Aux Nouvelles Editions Françaises, Les Beaux Draps, qui se trouvait déjà sur la première liste, mais sous le nom des Editions Denoël.

Deux petites listes seront encore publiées en avril et juin. Sur la dernière figure l’ouvrage de René Gontier, Vers un racisme français, dont Denoël dira à son procès qu’il avait été saisi en 1940 par les Allemands.

Le 16 : Suicide à Paris de Pierre Drieu la Rochelle.

  

Pierre Drieu la Rochelle                        Maurice Bardèche

Le 19 : Maurice Bardèche est libéré du camp de Drancy, où il a passé plus de six mois.

Le 22 : Article relatif à Céline dans La France au combat : « Encore un dont on était sans nouvelles. On le croyait réfugié en un coin secret de l'âpre et chatoyante Espagne, à l'ombre de Franco en fleurs (en fleurs fanées). Et voilà que le télégraphe complaisant nous annonce qu'il a succédé, en qualité de médecin de Pétain, au docteur Ménétrel, ex-porte-coton et secrétaire extrêmement particulier du Maréchal. Ainsi se confirme la vocation de Céline, qui ramasse dans la cour fétide de Sigmaringen la consécration logique de sa carrière. »

La presse parisienne, grâce au « télégraphe complaisant », retrouve la trace de Céline à Sigmaringen au moment même où il s'apprête à quitter la ville allemande pour gagner le Danemark.

Le 24 : Jacques Bernard est à nouveau interrogé et arrêté. L’enquête a établi « qu’il avait été en rapport avec l’Institut allemand, auquel il avait offert de publier, à titre bénévole, des ouvrages de propagande », écrit Combat.

Le 25 : Parution chez Denoël de Le Premier accroc coûte deux cents francs. L'ouvrage d'Elsa Triolet contient quatre nouvelles dont deux inédites, notamment celle qui donne son titre au recueil. L’exemplaire que l’auteur offre à Cécile Denoël porte la dédicace : « A Cécile, comme toujours ».

Le 27 : Céline et sa femme débarquent à Copenhague.

Le 31 : Parution chez Fayard de Première page, cinquième colonne. Jean Quéval [1913-1990] fut critique de cinéma, traducteur, romancier et journaliste sportif. Son livre est une dénonciation des écrivains et journalistes qui se sont compromis dans la presse de la collaboration.

 

  

 

Dans son pamphlet Après le déluge [1956], Pierre-Antoine Cousteau a consacré un chapitre à ce livre et à son auteur, qu'il avait connu à l'agence collaborationniste Inter-France :

« Il y avait une fois, sous l'occupation allemande, un petit journaliste besogneux fils d'un illustre marchand de tissus qui s'appelait Jacques Dormeuil et se faisait appeler Jean Quéval. [...] Pendant les années noires qui précédèrent les années roses, M. Quéval écrivit peu et copia énormément. Il copia tout ce que ses confrères écrivaient de marquant, de vigoureux, de décisif. Il copia le tout sur des fiches. Comme les flics de la Tour Pointue. [...]

Quelle meilleure preuve pouvait-il donner de son civisme que le balançage des petits copains ? Ainsi font les chevaux de retour qui briguent — quelle zoologie ! — la bienveillance des poulets. Restait à trouver un éditeur pour le rapport de police. Ce fut extrêmement facile. La firme Fayard se rua sur l'aubaine. Comme tout le monde, elle avait un petit peu besoin, elle aussi, d'afficher son esprit de résistance, de faire oublier la publication en zone sud d'un Candide très orthodoxement maréchaliste. [...]

Battant pavillon Fayard, le rapport de police parut donc sous le titre pimpant de « Première Page, Cinquième Colonne ». Du coup, la besogne des juges d'instruction chargés de tourmenter les écrivains se trouva faite. Plus besoin d'aller perdre des heures fastidieuses à consulter les collections de la Nationale. Tous les textes pendables (avec références, bien sûr) s'alignaient dans la dénonciation-digest de l'ex-rédacteur d'Inter-France. Il ne restait plus qu'à en donner lecture (avec des inflexions outragées) aux inculpés, à traduire ces mal-pensants devant les jurés-terrassiers des Cours de Justice, et à dénombrer ensuite, en rigolant, les cadavres et les siècles de bagne. [...]

En 45, dans la clandestinité autrichienne, j'avais lu cette compilation avec un furieux écoeurement. Parce que les bourriques me donnent des nausées. Parce que dans la hiérarchie des vilenies, Première Page, Cinquième Colonne est sans doute ce que l'on peut concevoir de plus vil. »

Certains ont objecté que l'ouvrage parut en mars 1945 et que les « listes noires » du CNÉ. avaient depuis longtemps été constituées et publiées. Ils oublient que le premier chapitre du livre, intitulé « Cinquième colonne », parut en décembre 1944 dans le n° 227  des « Œuvres Libres » d'Arthème Fayard. On ne sait si c'est pour cette raison que Jean Quéval a désavoué son livre par la suite.

Relevons-y simplement les noms des auteurs Denoël épinglés par le journaliste patriote : René Barjavel, Jacques Boulenger, Louis-Ferdinand Céline, Léon-Paul Fargue, Lucien Rebatet, Georges Suarez.

Cette « liste noire », qui a dû appartenir à un membre du CNÉ, comporte 154 noms. Elle a été « mise à jour » après le 15 mars 1945 : les noms rayés sont ceux d'écrivains décédés avant cette date, ou « blanchis ». Une vingtaine de ces réprouvés ont publié chez Robert Denoël. Je ferai le point à leur sujet dans la rubrique « Listes noires ».

 

Avril

 

Morys a du mal à assumer la gérance des Editions de la Tour, et il s’en expliquera plus tard : « Lorsqu'après la Libération Robert fonda les Editions de la Tour et me demanda d'en être le gérant, il ajouta : " Bien entendu, cela ne doit pas vous empêcher de poursuivre votre carrière. " Mais voilà : j'eus à jouer le soir 'Les Hauts de Hurlevent' au Théâtre -Hébertot, à tourner la nuit " Le Jugement Dernier " [un film de René Chanas où Morys tenait un petit rôle], et à redevenir dans la journée gérant d'une maison d'éditions dont j'étais à la fois : le technicien de fabrication, le directeur commercial et le vendeur car je ne disposais que d'un coursier.

A ce rythme-là, qui aurait pu tenir ? Il me fallait choisir : d'un côté Robert que j'aimais et qui avait besoin de moi; de l'autre, le Théâtre qui était la passion de ma vie. Coupant avec ma passion et ma vie, j'ai choisi l'amitié. »

Et de conclure : « Je n'ai pratiquement plus quitté ni Robert ni Cécile, les voyant chaque jour ou presque, assurant la liaison entre eux, comblé du bonheur d'être le lien entre deux êtres qui, malgré les apparences, ne faisaient toujours qu'un et ne pouvaient se passer l'un de l'autre. Ineffable amour que le leur. Étrange amour que le mien. »

Le 1er, dimanche de Pâques, Jeanne Loviton annonce à Paul Valéry, rue de l'Assomption, son intention d’épouser Robert Denoël.

« Valéry était abasourdi. Il n'avait jamais été amoureux à ce point auparavant. Il comprit ce que cette déclaration signifiait, non seulement pour l'avenir, mais hélas aussi pour le passé. Le ciel lui était tombé sur la tête. Il essaya en vain de la chasser de son esprit et de finir son travail sur Faust. Il n’y arriva pas. Sa santé se dégrada peu à peu et l'été suivant, il était mort », écrit Carlton Lake.

      Jeanne Loviton et Paul Valéry au château de Béduer, 1944

 

Au cours des semaines suivantes, le vieux poète blessé jette sur le papier des notes amères à propos de sa muse : « Tu es vouée à la vulgarité puisque tu as choisi la voie de la vie de prévision et des échanges de valeurs [...] Depuis que vous m'avez donné ces Pâques, ce jour de lumière foudroyante, je ne vis plus. Je n'ai pas dormi deux heures depuis. Je suis écrasé. [...] Je vis loin de toi dans mes ruines. Je suis mes ruines. [...]

Tu sais bien que tu étais entre la mort et moi mais hélas il paraît que j'étais entre la vie et toi. [...] Ta tête calculatrice et féconde en combinaisons avait organisé avec précision, froideur, et une lucidité parfaite le changement que tu avais décidé ; aussi net que ceux que tu opères dans le personnel de ton industrie. Tu as, du reste, eu le souci de te défaire de moi avec un certain ménagement, et tu as imaginé de m'offrir une sorte de situation honoraire ! [...]

Tu as essayé de me réduire à cet honorariat en manifestant toute la joie que nous aurions, toi libre de soucis et de ton temps, à nous voir à loisir et à jouir de rencontres délicieuses et faciles ! [...] Tu as donc choisi le jour de la résurrection pour une mise au tombeau bien réglée [...] Qu'est-ce que je perds ? Rien réellement parlant vu le peu que tu me donnais depuis longtemps déjà. Jamais, jamais, je ne recevais rien de toi spontanément [...]

Tu es une prodigieuse femme d'affaires et tu ne peux plus te passer des soucis que tu crées et qui te dévorent. Les affaires t'ont déjà pris bien des choses, que j'ai vu disparaître de toi. Je souffrais de voir, de jour en jour, cette intime dégradation et dissipation d'un être qui fut admirable. Tu n'as pas conscience de cela, tu croyais, et tu crois ne perdre que du temps, mais garder tes virtualités. Mon rêve a été de les développer en toi, d'en venir à une intime collaboration, qui te distinguât enfin de tant de femmes écrivantes. Je sentais que tu pouvais être placée au-dessus de toutes. Mais il te manquait ce que je pouvais te donner - et peut-être moi seul. Tu devais être mon œuvre et mon chef-d'œuvre. Chef-d'œuvre d'amour et de l'esprit, œuvre vivante et brûlante que tu aurais été... Je rêvais de te féconder en esprit. Ce fut avec douleur que je vis cet immense espoir s'exténuer de mois en mois - sous la pression de ta nécessité [...]

Ton visage changeait. Ton cœur durcissait. Tous les êtres te devenaient des instruments, des agents possibles. Si tu regrettais quelque chose de la vie, c'étaient les plaisirs de n'importe qui. Tu te plaignais de ne pas aller aux films, aux spectacles, aux dîners. Je puis dire que j'ai assisté à l'altération d'une sensibilité qui pouvait devenir exquise - au sens propre du terme - et produire pour soi et pour l'art, des fruits incomparables. Je me trompais. [...]

Comme par deux fois tu as tué ce qui devait naître de toi. Ainsi tu viens de tuer froidement un être incomparable, un éon dont la beauté ne t'a pas attendrie. Tu l'as tué au nom de ta vie... Soit. Mais tu l'as fait sans émotion, secrètement. Tout ceci sera payé. [...] Ce que je puis te reprocher, c'est de m'avoir blessé par telles paroles récentes, et inutilement blessé. Ensuite c'est aussi et surtout ce calcul, cette savante combinaison bien méditée, dans laquelle je jouais le rôle d'une pièce de jeu à sacrifier pour gagner la partie. [...]

Tout ceci bien arrêté, bien calculé, et ayant fait le pas décisif, elle choisit le jour d'une fête solennelle, et recevant l'amant condamné, elle étant dans son lit... Elle dirige la conversation vers ce qu'il fallait enfin qu'il apprît. Cela se dessine, les considérations générales, la nécessité de changer sa vie, tout s'expose - puis éclate l'arrêt. Même la date d'exécution. L'autre se sent tué, exige, obtient le nom qui était bien celui qu'il pressentait... Ici se place une étrange comédie. On l'assure que rien ne sera changé... Qu'on sera, au contraire, plus libre, qu'on se verra bien plus souvent. Et une grande gaieté est fabriquée pour achever cette perspective tendre...Mais... L'homme jouira de ses droits ? Mais comment en serait-il autrement ? On ne peut pas cependant lui demander de ne pas toucher... Alors, ce lit... »

Dans un texte publié depuis dans la Pléiade, Valéry a tracé à cette même époque un portrait à l'acide de son égérie volage intitulé « Histoire de Héra » :

« Cette belle tête rêvait et imaginait, se faisait tous les contes qu'une personne qui se sait séduisante et sensible peut se faire; mais il arrivait toujours que la raison et le calcul s'imposassent à sa pensée avec un tel empire et une telle netteté qu'ils l'emportaient sur toutes les puissances de son coeur, même très attaché à quelque objet vivant par les plus tendres liens.

Elle croyait sincèrement aimer, mais comme les baigneurs prudents qui nagent de trois membres et reprennent pied dès qu'ils sentent la terre manquer sous eux, elle savait un certain point d'abandon qu'il ne fallait passer. Son pas léger foulait alors durement et délibérément toutes les fleurs nées d'elle-même ou toutes autres, qui entravaient sa marche vers un but. Sa voix changeait et son regard devenait brillant par l’effet de l'idée arrêtée. Elle voyait ce qu'elle voulait jusque dans le moindre détail, et il n'était rien dans les manoeuvres et conditions de l'exécution de son dessein qu'elle n'imaginât le plus précisément et ne discutât minutieusement et longuement avec elle-même.

Elle n'était jamais assez distraite pour oublier que l'amour n'est pas tout. Tout ceci faisait d'elle un être superbe et redoutable. Rien de sacré en elle. Rien n'avait plus de prix que son désir de vivre aussi agréablement et richement que possible. »

Le 3 : Constitution des Editions de la Table Ronde, dirigées par Roland Laudenbach, neveu de Pierre Fresnay. On lit communément que cette jeune maison (dont l'origine remonte à 1929) accueillit les manuscrits des proscrits de la liste noire du CNÉ : on y trouve en effet des livres de Montherlant (1946) ou Giono (1947). Pour le reste, il s'agit d'auteurs de droite non réprouvés.

Le 5 : Denoël, qui vient d'achever la lecture du manuscrit de L'Homme foudroyé, écrit à Blaise Cendrars : « Je suis comme saoul et débordant d'enthousiasme. Voilà un livre enfin avec de la force, du souffle, du foisonnement, des grandes images, des idées, du frisson. Jamais tu n’as été aussi libre, abondant. Tu es le seul à nous faire toucher du doigt notre époque brûlante et explosive. »

Le 9 : Nationalisation d'Air France et des usines de moteurs Gnome et Rhône.

Le 13 : Paul Valéry écrit à Jeanne Loviton : « Je ne pardonnerai jamais cette avilissante défaite. Je finis cette vie en vulgarité, victime ridicule à mes propres yeux, après avoir cru l'achever dans un crépuscule d'amour absolu incorruptible et de puissance spirituelle reconnue par tous comme sévèrement et justement conquise. »

Le 14 : Mort de Maurice Sachs. Incarcéré au camp de Fuhlsbüttel, près de Hambourg, depuis novembre 1943, il faisait partie d'un convoi de 600 prisonniers acheminés à pied vers le port de Kiel. Après deux jours de marche, n'ayant pu reprendre la route, il a été abattu d'une balle dans la nuque par un S.S. flamand.

Le 17 : Les reproches de Valéry ont fini par toucher Jeanne Loviton qui, suivant son habitude, s'enferme chez elle, s'alite, se dit souffrante et le lui fait savoir, ce qui ajoute encore au marasme du vieux poète déchiré qui écrit à : « Ma malade, ma pauvre malade... Mais puis-je encore dire MA ? puisque entre vous et moi, entre toi et moi, il y a eu ce coup de hache. [...] Je suis tombé de très haut. Mais à ta voix douloureuse, l'amour brisé te répond du fond du précipice. [...] Comment veux-tu que je résiste, moi, à ta souffrance ? Je me dis vainement que tu m'as sacrifié en exécution d'un calcul sage, bien raisonné, nécessaire peut-être, - mais bien caché pendant que nos relations demeuraient intimes et confidentes. Cela est atroce à penser, que tu m'avais condamné et qu'au moment de t'engager tu n'avais pas senti je ne sais quel pincement au cœur, imaginé ce qui se passerait en moi quand j'apprendrais que j'étais trahi ; et dans les conditions les plus banales et même les plus ridicules - qui feront certainement rire de nous deux et triompher divers amis ou amies - car je sais quelle envie existe dans ce monde abject à l'égard de tout ce qui est noble et se sent pur. Mais après tout ce ricanement n'est rien [...] J'attends anxieusement tes nouvelles. Je suis suspendu à ta vie comme je le fus et le suis, hélas, à ton cœur. »

Le 19 : Le juge d’instruction Alexis Zousmann [1908-1978] lance un mandat d’arrêt assorti, le 31 octobre, d'une demande d'extradition contre Louis-Ferdinand Céline.

      Fiche signalétique à l'usage de la police des frontières

Le 24 : Date probable de la mort du docteur Fernand Querrioux. Il avait disparu au cours de l'été 1944 et s'était réfugié à Baden-Baden puis à Sigmaringen. Il serait mort en Allemagne dans un convoi bombardé par l'armée américaine.

Le 25 : Les biens de Lucien Rebatet restés à son domicile de Neuilly sont placés sous séquestre :

Journal Officiel,  9 juin 1945

Le 25 : La Gazette de Lausanne annonce un non-lieu dont aurait bénéficié Simenon, assigné à résidence aux Sables-d'Olonne depuis la Libération. En réalité, c'est après intervention de l'ambassade de Belgique que le préfet de Vendée a levé la mesure d'assignation, mais un dossier a bien été ouvert à Paris par le Comité d'épuration des gens de lettres, et le romancier liégeois est sur le point de quitter la France pour les Etats-Unis.

Gazette de Lausanne,  25 avril 1945

Le 25 : Paul Valéry reproche à Jeanne Loviton d'avoir sacrifié la poésie qu'il pressentait en elle à ses affaires : « Peut-être ton besoin de luxe a-t-il eu sur toi trop de prise ? Tout se paye surtout ce qui se paye. Ce n'est pas ta santé seulement que cette vie infernale a compromise. La tête en affaires, les problèmes pratiques pressants, les jours sans cœur et sans poésie, la volonté tendue, l'usage habituel de ta séduction, tout cela et surtout le calcul perpétuel, l'obligation de ne penser qu'en fonction des intérêts, oui, tout cela atteint la sensibilité dans ses parties divines. [...] Et j'ai peur que tu ne te vulgarises. Car la poursuite exclusive d'un but matériel cela rend vulgaire, cela finit par exténuer la substance de tendresse que tu avais à un point si extraordinaire. »

Le 30 : Suicide d'Adolf Hitler à Berlin.

 

Mai

 

Séjour à Paris de Dominique Rolin qui apporte à Denoël le manuscrit de Les Deux Sœurs ; contrairement à son habitude, Denoël ne lui a pas réservé de chambre à l'hôtel. Il lui avoue alors sa liaison avec Jeanne Loviton.

 

Le 5 : Ordonnance prévoyant qu’aucune poursuite en cour de justice ne pourrait plus être engagée après le mois de novembre 1945. Seuls les dossiers transmis avant cette date pourront être pris en compte.

Le 7 : Armand Bernardini est arrêté par les troupes françaises à Feldkirch, sur la frontière entre l'Autriche et la Suisse. Son procès aura lieu le 27 novembre 1946 devant la Cour de justice de la Seine. L'exposé du parquet est assez accablant pour lui : « Comme l'affirme le médecin psychiatrique qui l'a examiné, Sjoestedt [c'est son vrai nom] est un déséquilibré, un vaniteux, un exalté, qui employait un vocabulaire pseudo-scientifique. Sa responsabilité est atténuée en raison de ses anomalies mentales. »

Condamné à la dégradation nationale et à la confiscation de ses biens, il fait appel de cet arrêt et, le 6 juin 1947, obtiendra une réduction de peine, avant d'être amnistié le 28 février 1949.

Bernardini se retire ensuite en Touraine, puis va finir ses jours en Belgique, dans la ville natale de sa femme, Henriette Crabbe, qui est aussi celle de Robert Denoël, de George Houyoux et de Jean de Bosschère : Uccle, où il meurt le 18 août 1972.

Le 8 : Capitulation allemande.

Le 11 : Par commission rogatoire du juge Alexis Zousmann, chargé du dossier Céline, la police perquisitionne l'appartement de l'écrivain à Montmartre (occupé par Yvon Morandat), plusieurs librairies, et les Editions Denoël, afin de se procurer un exemplaire de chacun de ses pamphlets et la préface de Bagatelles pour un massacre, dans l'édition de 1943 [sic pour L'Ecole des cadavres, 1942]. Rue Amélie, il fut répondu que « tout avait été détruit à la demande des autorités ».

Le 13 : Assemblée générale des membres de la Société des gens de lettres, au cours de laquelle est lue pour ratification la liste des écrivains sanctionnés. Mis à part cinq cas « en instance de révision » et trois blâmes, les autres ont été radiés de la société. Trois d'entre eux ont publié chez Denoël.

Le 15 : Parution, aux Editions Domat-Montchrestien, du second titre de la collection « Au Voilier » : Henri Bergson, par Paul Valéry. Le texte de cette allocution prononcée le 9 janvier 1941 à l'Académie française constitue le dernier ouvrage publié par le poète.

Le 17 : Procès de l'éditeur Sorlot, qui admet que ses principaux clients étaient la librairie Rive Gauche et l'Institut Allemand. La Commission consultative d’épuration de l’Edition a réclamé son exclusion à vie de la profession. La Commission nationale d'épuration ne prononce qu’un simple blâme sans publicité.

Cette mansuétude inattendue provoqua des heurts entre les membres des deux commissions, dont certains démissionnèrent avec éclat. Les Lettres Françaises, qui annonçait, le 1er février 1946, cette démission, expliquait que la Commission nationale n'avait pas cru devoir suivre les propositions de la Commission consultative : « Dans certains cas, des éditeurs sur lesquels l'unanimité s'était faite pour exiger leur éviction définitive de la profession, ont été acquittés ou frappés d'un simple blâme ».

Jean Martin, chef de service chez Larousse représentant les cadres de l'édition, qui faisait partie des huit membres démissionnaires de la Commission consultative, déclara, le 27 février 1946 : « Il [Fernand Sorlot] prétendit encore que s'il avait fait l'objet de l'avis voté par notre Commission, c'était à l'instigation de MM. Vercors et Seghers, qui nourrissaient une certaine animosité contre lui. Il ajouta que ces deux éditeurs cherchaient à " avoir sa peau ", ainsi que cela s'était produit pour Denoël. Sorlot estime en effet, que Denoël n'a pas été tué par des rôdeurs, comme la presse a tenu à le faire croire, mais par la Résistance. » [Dossier d'instruction Sorlot aux Archives Nationales].

Le 29 : France-soir publie une liste de collaborateurs toujours en fuite et activement recherchés par les autorités :

France-soir,  29 mai 1945

Le 30 : Ordonnance relative à l'épuration des gens de lettres, auteurs et compositeurs, des artistes peintres, dessinateurs, sculpteurs et graveurs. Les comités d'épuration auront à prononcer des peines professionnelles qui ne pourront excéder une durée de deux ans : interdiction de jouer, d'éditer, d'exposer, de vendre, de percevoir des droits d'auteur, de prononcer des conférences, etc.

 

Juin

 

Le 1er : Le siège des Editions de la Tour est transféré de la rue Pigalle n° 5 au boulevard Magenta n° 162.

Denoël a demandé à Maurice Percheron de lui écrire des textes à caractère patriotique destinés à la jeunesse. Les premières brochures de « La Guerre des hommes libres » publiées par les Editions de la Tour, et dues au « Commandant de Guyenne » commencent à circuler, bientôt distribuées par les Messageries Hachette. Il y en aura vingt, en tout.

   

Pour se déplacer dans Paris, l'éditeur dispose d'une bicyclette mais, généralement, il utilise une motocyclette Peugeot appartenant aux Editions Domat-Montchrestien. Pour les livraisons, il peut compter sur Abel Gorget, le chauffeur de Jeanne Loviton qui, en avril, a fait l'acquisition d'une Peugeot 302 d'occasion.

Quand il ne peut utiliser ces véhicules, faute de carburant, il emprunte, comme la plupart des Parisiens, le seul moyen de transport efficace depuis la suppression des tramways : le métro.

       Entre 1940 et 1950, les quais du métro présentaient invariablement cet aspect de fourmilière infernale

 

Le 1er, Jean Brunel donne à Champigny, recluse à Mézels depuis des années, des nouvelles de Robert Denoël et de sa maison d'édition : « Oui, les Editions Denoël continuent mais sans lui, tout au moins au départ puisqu'un administrateur avait été nommé et que cet administrateur était Maximilien Vox. Quant à Barjavel, je ne sais quel rôle exact il joue dans la maison. Dans les premiers jours de la Libération, il était question de blâme et d'index pour lui. »

.René Barjavel avait figuré sur la première liste noire publiée le 16 septembre 1944 par le CNÉ ; il en fut retiré de celle dite « définitive » qui parut le 21 octobre suivant. L'administrateur provisoire, Maximilien Vox, nomma peu après son arrivée rue Amélie, en octobre 1944, Barjavel et Guy Tosi comme directeurs littéraires des Editions Denoël.

Le 12 : Arrêté stipulant la suppression de la censure de guerre et donc du « contrôle préalable des livres » ; il sera appliqué dès le 8 septembre.

Le 15 : Camille Fégy [1902-1975], journaliste à Je suis partout, au Fait et à La Gerbe, est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Le 19 : Marcel Déat [1894-1955], qui s'était réfugié à Sigmaringen, est condamné à mort par contumace. Il finira ses jours dans un monastère de Turin, où il a trouvé asile dès avril 1945. La France n'a jamais demandé son extradition.

Le 22 : Louis Thomas, écrivain collaborateur et administrateur des Editions Balzac, ex-Calmann Lévy, qui avait fui la France et vient d’y rentrer, est écroué à Fresnes. Le 15 avril il avait tenté de passer en Suisse, où on l'avait immédiatement arrêté. Apparemment, ce sont les autorités suisses qui l’ont remis à la police française. Son procès aura lieu le 12 octobre 1949.

Le 26 : Le physicien Georges Claude [1870-1960] est condamné à la réclusion à perpétuité.

Le 29 : Cécile Denoël s’adresse à un avocat, Me Roger Danet, 85 rue de Richelieu, pour entamer une procédure de divorce : « d’accord entre les parties, Mme Denoël avait fait à son mari une sommation de réintégrer le domicile conjugal et celui-ci avait répondu par le refus formel qui était prévu. »

 

Juillet

 

Parution des Amusements naturels. Dans sa préface à l'édition de 1955 de Grabinoulor, Pierre Albert-Birot [1876-1967] écrit : « Vers 1944, je donnai à Denoël le manuscrit des Amusements naturels. Ce livre devait sortir en 1945 et il était convenu qu'aussitôt après il éditait en un seul énorme volume le 1er et 2e livre de Grabinoulor inimaginablement remanié, plus toute la suite qui était écrite à ce moment-là, c'est-à-dire un très gros 3e livre et une partie du 4e. Hélas, avant même la sortie des Amusements, Robert Denoël était assassiné. J'allai voir le Directeur littéraire qui, très ami de Grabinoulor, me dit : " Nous tiendrons les engagements pris par Denoël ". Mais il y avait le Comité directeur à dictature féminine, non possumus, non possumus. »

L'écrivain commet plusieurs erreurs de chronologie. Le contrat pour Les Amusements naturels a été signé le 9 février 1943 et le livre est bien sorti avant la mort de l'éditeur puisqu'il est annoncé dans la livraison des 3-10 août 1945 de Bibliographie de la France. Il n'eut guère de succès : en juin 1947, l'ouvrage figurait dans le catalogue des livres soldés par l'éditeur.

Le 1er décembre 1948 Guy Tosi lui écrivait : « L’encombrement de nos magasins nous met dans l’obligation d’éliminer un certain nombre d’ouvrages dont la vente a fortement diminué et est devenue maintenant presque nulle ». C'était le cas des Amusements naturels dont il restait quelque 600 invendus, qu'il se proposait de faire pilonner.

Quant à Grabinoulor : « On me proposa ceci : tout ce que nous pourrions faire serait une nouvelle édition du volume déjà édité ici, mais à condition que vous ajoutiez partout de la ponctuation. Je n'ai pas besoin de dire quel effondrement ce fut pour moi. Bien, j'accepte, je vais tout récrire avec des points et des virgules, mais, à mon tour, à condition que vous fassiez une ÉDITION TÉMOIN du texte original sans ponctuation, texte précédé d'une préface racontant l'histoire. Cette édition-témoin sera dans toutes les grandes bibliothèques et l'édition ponctuée portera la même préface. On me refusa net, prétextant un excès de frais, alors que cette édition vraiment exceptionnelle pouvait être tirée à un très petit nombre d'exemplaires que les bibliophiles eussent été heureux d'acheter un gros prix, et ainsi les frais étaient couverts. C'était fini. Encore une fois Grabinoulor n'avait pas d'éditeur. »

Le 2 : Le prix Goncourt 1944 est attribué à Le premier accroc coûte deux cents francs d'Elsa Triolet, le prix Renaudot à Roger Peyrefitte pour Les Amitiés particulières publié chez Jean Vigneau, un éditeur marseillais qui s'est installé à Paris le mois précédent. Les Editions Corrêa présentaient De blanc vêtu, un roman de Pierre Molaine qui avait quelques chances mais, comme l'écrit Edmond Buchet : « Cette année, les pressions politiques sont toutes-puissantes ». Et le livre couronné ne répondait pas exactement au vœu des Goncourt : ce n'est pas un roman, il a été publié en 1945 (c'est le Goncourt 1944 que l'on décernait), et son auteur n'est pas français.

 

Au second tour, Elsa Triolet a obtenu cinq voix, celles de Francis Carco, Roland Dorgelès, Léo Larguier, Colette et Rosny jeune. Lucien Descaves et André Billy, qui n'avaient pas à se concilier les bonnes grâces des maîtres de l'heure, ont voté pour Roger Peyrefitte.

Cécile Denoël écrit, le 10 juillet, à Jean Rogissart :  « Oui, ce prix Goncourt était bien le dû de Robert, après tant d’années d’efforts. J’ai beaucoup de chagrin, quand je pense qu’il n’était pas dans sa maison pour le recevoir ».

Robert Denoël, qui a préféré ne pas assister à la remise du prix, à moins qu'on l'ait prié de rester chez lui, écrit, le 18 juillet, à Jeanne Loviton : « la vente du Goncourt commence la semaine prochaine et les vingt mille qu’ils ont tirés sont vendus. Par conséquent, dirigée par des feignants la maison réalisera au moins 15 millions de chiffre cette année. »

Consécration littéraire ou expédient politique ? Paul Léautaud écrit dans son Journal : « La dame Triolet est russe, juive et communiste. C'est un prix cousu de fil rouge ».

Et Jean Galtier-Boissière : « Dorgelès est un politique. Il a fait comprendre à plusieurs de ses collègues que le comportement de La Varende, Sacha, Ajalbert et autres Benjamin, risquait de discréditer l'Académie et qu'il convenait, par un heureux choix à l'extrême-gauche, de reconquérir, à l'occasion du prix, la faveur de l'opinion. Les mauvaises langues ajoutent que, quand Dorgelès rentra à Paris, il ne laissait pas d'être inquiet : n'avait-il point été de 1939 à 1942, à de très gros appointements, le leader de la " feuille infâme " , du Gringoire de Carbuccia ? Comment l'auteur des Croix de bois serait-il accueilli dans les milieux littéraires, et en particulier par la Résistance ? Par qui serait-il dédouané ? » [Journal 1940-1950].

La presse de droite a fustigé certains votes opportunistes, comme celui de Colette, « dont la signature s'étalait dans Gringoire jusqu'à l'arrivée des vert-de-gris en zone nono », qui aspire « à se refaire une virginité démocratique et qui s'évertue à renouer, sur sa gauche, des amitiés particulières » [L'Aurore, 4 juillet 1945].

Elsa Triolet paraît ignorer la polémique, qui répond à un journaliste venu l'interroger rue de la Sourdière : « Le livre rassemble quatre nouvelles dont deux, surtout, ont pour objet la Résistance. Elles furent éditées clandestinement aux Editions de Minuit, à la fin de 1943. La première, " Les Amants d'Avignon ", témoignage de la lutte héroïque, eut en clandestinité même un profond retentissement. » [Le Figaro, 3 juillet 1945]. Et puis, l'année 1945 n'est-elle pas celle de l'instauration du suffrage féminin ?

Il n'empêche : la presse communiste a beau applaudir au prix décerné à sa favorite, sa maison d'édition sent un peu trop le soufre. Si l'on modifiait son nom ? C'était aussi l'avis de l'éditeur-épurateur Raymond Durand-Auzias, qui écrivait au ministre de l'Information, le 6 février 1945 : « Il serait aussi préjudiciable, pour le prestige français, de voir subsister certains noms de firmes comme " Editions Denoël " que de laisser par exemple subsister le nom de certains journaux comme Gringoire ou Le Pilori, même avec une direction nouvelle ».

Point de vue,  19 juillet 1945

Le 4 : Abel Bonnard, ministre de l'Education nationale du gouvernement de Vichy entre 1942 et 1944, et qui s'est réfugié en Espagne, est condamné à mort par contumace par la Haute Cour de justice.

     Abel Bonnard [1883-1968] © Roger-Viollet

Le 6, Denoël écrit à Marcel Sauvage, qu’il a perdu de vue et qui habite l’Algérie : « J’ai eu de vos nouvelles par Barjavel qui a dû se mettre en rapports avec vous au sujet de vos livres. Ces dernières années j’ai à peu près ignoré ce que vous étiez devenu. Barjavel me dit que vous avez l’intention de venir à Paris, ne manquez pas de me faire signe. J’attends toujours " Les Secrets de l’Afrique Blanche " et le livre sur la souffrance. Il y a eu beaucoup de changements et de bouleversements dans ma vie depuis 2 ans, je vous raconterai tout cela. »

Le 6 : Jeanne Loviton quitte Paris pour Béduer en compagnie de Mireille Fellous, sa secrétaire et amie, et de son chauffeur, Abel Gorget, qui conduit sa Peugeot.

Le 7 : Denoël, qui passe souvent aux Editions Domat-Montchrestien durant la journée, et rentre le soir rue de l’Assomption, écrit à Jeanne : « Tout ce matin, j’ai couru sur la moto qui pétaradait à merveille. Le petit est venu prendre sa leçon de latin avant de partir au camping. Ton bureau a été muet mais lundi, si je n’ai pas de nouvelles, j’appellerai [Germaine] Decaris. »

Le 8 : Céline envoie de Copenhague un télégramme à Marie Canavaggia : « Serions bien heureux avoir nouvelles votre famille et Robert ».

Le 8 : Denoël écrit à Jeanne Loviton : « Dès octobre, ta vie va prendre une autre tournure parce que je pourrai y jouer un rôle vraiment actif. Mes petites affaires seront sorties de la période préparatoire et seront en plein rendement. Quant aux tiennes, je les conjuguerai avec les miennes pour une part tout au moins et tu commenceras tout doucement à t’en éloigner pour les quitter ou, en tout cas, en secouer la servitude dans le courant 1946. A ce moment j’aurai repris un rôle actif au grand ou au demi-jour, peu importe ».

Aux Editions de la Tour, l’éditeur ne reste pas inactif : « L’almanach [Le Bonheur du jour] marche mais piano-piano. La phototypie des dessins intérieurs sera terminée le 25 pour la forme qui comporte des pochoirs. Le coloris pourra donc être fini pour le 1er septembre. J’espère arriver à terminer la mise en pages du texte avant mon départ. Le tirage du texte ne sera pas long mais je ne compte pas l’achever avant le 15 septembre. Les opérations diverses se chevaucheront. La couverture sera achevée au même moment que l’impression et le relieur n’aura plus qu’à faire l’emboîtage.

J’espère donc avoir les premiers exemplaires en main dans les premiers jours d’octobre. J’aurai deux bons mois et demi pour la vente. Mais dès le 15 septembre je ferai la publicité. Le troisième volume " Rouge et noir " [Le Mouchoir rouge] partira à la reliure le 20 juillet et j’en trouverai des exemplaires à mon retour. Le quatrième [La Double Méprise] sera mis sous presse en septembre et sortira fin octobre. Pour les petites brochures [La Guerre des hommes libres], j’en ai huit d’avance, textes et dessins. Et mes livres d’étrennes sont à la composition : je viens de trouver le papier du premier volume. Fircsa dessine des indiens à longueur de journée ».

Le 9 : Lettre à Jeanne, arrivée à Uzerches : « Aujourd’hui, par un soleil torride, j’ai beaucoup couru : j’ai sué dans tous les métros pendant des heures, ma moto ayant encore fait des blagues. Je me heurte à de nouvelles difficultés : fermeture de la plupart des maisons à partir du 20 juillet, absence de main d’œuvre etc... Sans doute devrai-je renoncer à mes petites brochures [La Guerre des hommes libres] du mois d’août, les commissionnaires partant en vacances ! D’autre part mes livres d’étrennes prennent tournure. Chez toi, bonnes nouvelles dont Decaris te donnera le détail : les radio-cours et les devoirs ne semblent plus devoir inspirer d’inquiétudes ».

Le 10 : Albert Morys déclare au greffe du tribunal de Commerce de la Seine que le siège social et le lieu d’exploitation de la société Les Editions de la Tour, 5 rue Pigalle, seront situés, à dater du 1er juillet 1945, au 162 boulevard de Magenta.

162 boulevard de Magenta (état actuel)

Le 10 : Lettre de Cécile Denoël à Jean Rogissart : « Oui, ce prix Goncourt était bien le dû de Robert, après tant d’années d’efforts. J’ai beaucoup de chagrin, quand je pense qu’il n’était pas dans sa maison pour le recevoir. Ainsi va la vie ! Je souhaite quand même qu’un jour il aura sa revanche. Que devenez-vous tous ? Et votre fils au si beau talent, fait-il toujours beaucoup de dessin? J’ai mon fils avec moi à Paris maintenant. Il est grand et fort. Il fait beaucoup de latin avec son père. Je vais donner votre lettre à Robert, qui vous écrira certainement. Il vous dira où lui faire parvenir votre manuscrit. Ou si vous le voulez, envoyez-le moi et je le lui donnerai. Le Finet et moi allons passer nos vacances à Trélon dans le Nord. Est-ce très loin de chez vous ? »

Trélon, petite ville proche de la frontière belge, est à une heure de Charleville-Mézières, où habitait Rogissart.

Le 11 : Paul Ferdonnet, « le traître de Stuttgard », passe en cour de justice. Condamné à mort, il sera fusillé le 4 août.

Le 13 : Robert Denoël comparaît en Cour de justice, défendu par Me Suzanne Penaud-Angelelli, avocate à la Cour et amie intime de Jeanne Loviton. Il lui est reproché d’avoir cédé des parts de sa société à un éditeur allemand, et d’avoir publié des ouvrages à tendance pro-allemande.

Il justifie cette cession par les difficultés dans lesquelles il s’est trouvé après la saisie des ouvrages figurant sur la liste Otto. Pour mémoire, cette saisie représentait, selon le comptable de la société, une perte de 1.700.000 francs.

Il a fait appel au Crédit National et à plusieurs bailleurs de fonds, sans succès. Le prêt d’Andermann le sauvait de la ruine. Il en a remboursé la moitié le 2 décembre 1943. Les événements d’août 1944 et son évincement de sa maison d’édition l’ont empêché de rembourser le solde en décembre 1944.

Les 360 actions acquises par l’éditeur allemand ne lui ont jamais été livrées, ce qui a permis leur mise sous séquestre à la Libération. D’autre part Andermann n’a joué aucun rôle dans l’orientation éditoriale de sa société, et s’est borné à en contrôler la comptabilité.

Sur les quelque 113 ouvrages qu’il a publiés entre 1940 et 1944, une douzaine lui sont reprochés.

Tout d’abord, les réimpressions des trois pamphlets de Céline : Denoël explique qu’elles ont été faites à la demande de l’écrivain, et qu’il était impossible de refuser de réimprimer l’auteur « le plus lu pendant la période d’avant 1939 ». D'autre part Bagatelles pour un massacre et L'Ecole des cadavres ont fait l'objet de contrats antérieurs au 16 juin 1940 : ils ne peuvent donc entrer dans la catégorie des ouvrages condamnables aux termes de l'ordonnance du 28 novembre 1944.

« Quelque regrettable que soit la diffusion des ouvrages de Céline sous l'occupation, on ne saurait retenir cette réimpression pour un acte d'intelligence avec l'ennemi », écrit dans son rapport le juge Zousmann.

        

Les titres suivants se retrouvent tous, sauf celui de Gontier, à des titres divers, sur les deux « Gesamtliste des fœrdernswerten Schriftums » établies en décembre 1942 et mars 1944 par la Propaganda : on peut donc les considérer comme étant favorables à l’occupant.

Denoël considère les Discours d’Hitler comme un document, au même titre que les écrits de Roosevelt et de Staline qu’il a publiés avant guerre.

    

L’ouvrage de René Gontier, Vers un racisme français, date de 1939 et a d’ailleurs été saisi par l’occupant en juin 1940, dit-il, ce qui est faux : l'ouvrage est repris à son catalogue de 1941 et n'a jamais figuré sur les différentes listes Otto. De plus, il fait partie des ouvrages à retirer de la vente figurant sur la liste publiée en juin 1945 par l'Office professionnel du livre, ce qui indique que le volume était toujours en circulation. Pourtant Denoël ne ment pas : Vers un racisme français figure sur la « Liste des ouvrages retirés de la circulation et interdits en Belgique » publiée en septembre 1941 par les autorités d'occupation en Belgique.

Deux ouvrages politiques lui sont reprochés : L’Angleterre contre l’Europe de Charles Albert, préfacé par Marcel Déat, et une traduction de l’allemand : La Mort en Pologne d’Edwin Erich Dwinger. L’éditeur n’a aucun mal à convaincre la Cour qu’ils ont été imposés par les Allemands ; d'autre part Charles Albert a été acquitté pour son livre par la Cour de justice.

    

Les Décombres a été mis en vente le 6 août 1942, quelques jours après la grande rafle du Vélodrome d'Hiver. Ce n'est pas ce qui est reproché à l'éditeur : le pamphlet de Rebatet est postérieur à l’association avec Andermann, il pourrait donc constituer une première prise en main des Editions Denoël par l'éditeur allemand. Il n'en est rien :   « ce n’est pas la germanophilie ou l’antisémitisme de l’auteur qui m’a intéressé mais plutôt la variété des aperçus, notamment sur la vie des partis politiques français et plus particulièrement sur le maurrassisme ». Denoël ajoute qu’en dépit de son succès il ne l’a pas réimprimé et qu’il s’est opposé « formellement » à ce qu’il soit traduit, même en Allemagne.

La collection « Les Juifs en France » devait comporter une dizaine de titres : Denoël dit qu’il l’a arrêtée après le quatrième volume « en voyant les mesures prises contre les Juifs ». Le dernier volume est paru en avril 1941, et les premières arrestations massives de juifs étrangers dans l'agglomération parisienne ont débuté en mai.

            

Dans son exposé, le commissaire du Gouvernement estime que l’affaire Denoël se présente comme une infraction à la législation des changes, pour laquelle l’éditeur a déjà été condamné, et non comme une affaire d’intelligence avec l’ennemi.

Il ne retient pas davantage le grief de la publication d’ouvrages pro-allemands, « considérant que toutes les maisons d’édition, même celles figurant à juste titre parmi celles dont le patriotisme est incontestable, ont publié des ouvrages qui traitent de questions à tendance collaborationniste », et d’autre part, Denoël a publié avant la guerre bien des ouvrages contre Hitler, saisis par les Allemands : « Sa responsabilité au regard de l’article 75 du Code Pénal, si elle existe, sera examinée à l’occasion des poursuites exercées ou à exercer contre chacun des écrivains dont il a édité les œuvres et contre lesquels seront établies des charges suffisantes du crime d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ».

Voilà un commissaire du Gouvernement bien accommodant, qui pourrait être une connaissance de Jeanne Loviton, laquelle dira plus tard qu’en effet, elle « avait fait quelques démarches utiles en juillet 1945 ». Dans son Histoire de l'épuration Robert Aron écrit que M. Fouquin a fait preuve dans cette affaire d' «une objectivité qui confine à l'indulgence ».

Denoël a sollicité et obtenu des témoignages en sa faveur. Des gens traqués par la Gestapo ont été cachés par lui chez des amis ; trois Israélites viennent témoigner, dont un représentant de l’imprimerie Diéval que Denoël a envoyé en zone sud pour le cacher.

On fait état de la déposition d’Aragon et d’Elsa Triolet devant un commissaire de police : Denoël les a hébergés à plusieurs reprises, il leur a remis à titre d’avances et de droits d’auteurs des sommes s’élevant à 374 000 francs, il a mis en lieu sûr, dès l’automne 1944, le manuscrit du recueil de nouvelles Le premier accroc coûte deux cents francs, qu’il a publié en mars et qui vient d’obtenir le prix Goncourt.

On porte à son crédit la vente, durant l’Occupation, d’ouvrages interdits de Freud, de Sacha Nacht, de Marie Bonaparte, d’Aragon, de Tristan Tzara et de Jean Malaquais.

Denoël produit une lettre datée de décembre 1943 de Max Jacob, qui est mort d’une pneumonie au camp de Drancy, le 5 mars 1944, et dans laquelle le poète le remercie chaleureusement : « Tu es le seul éditeur qui m’envoie des livres - et quels livres ! - car tout ce que tu m’envoies est de la crème, le dessus du dessus. J’écrivais hier à Jean Milo : " le seul critique littéraire que nous ayons c’est Denoël ; ses ‘vient de paraître’ sont des chefs d’œuvre de justesse et de justice. " Mais oui ! Garde et conserve tes " Vient de paraître " et quand tu en auras cinq cents, publie-les en volume avec le titre et une petite préface de... Edmond Jaloux - lequel pourra l’être ‘jaloux’. J’ai toujours la même affection pour toi mais avec le safran de la reconnaissance ». Denoël était en correspondance avec lui depuis 1924.

Il a traité en décembre 1942 avec Georges Sadoul pour la publication prévue d’un ouvrage sur le cinéma [il paraîtra effectivement chez Denoël en 1946]. Membre du Parti communiste et militant clandestin, Sadoul [1904-1967] se félicitait, dans une lettre de cette époque, de devenir un auteur de la maison Denoël.

L’éditeur peut aussi compter sur le témoignage de Yannick Floch, fils de l’imprimeur de Mayenne, un jeune ouvrier réfractaire qu’il a fait travailler chez lui de mars à juillet 1944 sous un faux nom.

Le personnel de la rue Amélie, du directeur commercial au manutentionnaire, soit quinze personnes, a envoyé le 20 mai précédent une déclaration collective attestant que Denoël s’est toujours montré un chef d’entreprise soucieux du bien-être moral et matériel de ses collaborateurs ; que, malgré la fermeture de la maison de juin à octobre 1940, il a continué à assurer leur subsistance ; que, malgré ses difficultés, il a gardé tout son personnel, évitant notamment les départs en Allemagne.

L’un d’eux, frappé par le S.T.O., s’est enfui à sa première permission avec l’appui de l’éditeur. Le personnel atteste qu’il a toujours aidé ses auteurs et continué à vendre leurs livres, et que plusieurs ouvrages qui lui sont reprochés aujourd’hui ont été imposés par l’occupant.

En conséquence, les signataires « expriment le vœu de le voir reprendre la direction de ses affaires, persuadés comme les écrivains qui publient sous sa firme, comme les libraires de Paris et de province qui peuvent témoigner de la qualité de sa production, comme tous les fournisseurs, imprimeurs, brocheurs, relieurs et tous corps de métier qui ont concouru à la fabrication de ses livres, que l’activité de M. Denoël contribuera très utilement à la reconstruction française. »

Une quinzaine de libraires de Paris et de la région parisienne ont en effet signé une déclaration collective attestant que les Editions Denoël pendant la guerre « se sont distinguées par leur souci de présenter au public des œuvres de valeur », qu’elles n’ont pas craint de publier et de vendre des ouvrages d’auteurs interdits, qu’elles n’ont exercé aucune pression pour la diffusion des livres qui leur étaient imposés par l’occupant, « que les Editions Denoël semblent avoir publié beaucoup moins d’ouvrages de ce genre que les grandes maisons auxquelles aucun reproche n’a été fait » et, enfin, que Robert Denoël s’est montré, depuis la fondation de sa maison, l’éditeur qui a découvert le plus de talents nouveaux, contribuant ainsi au prestige de la littérature française.

Ce n’est pas mentionné dans le dossier mais Paul Vialar m'assura en 1980 qu’il avait assisté au procès : « et je me suis trouvé le seul parmi les écrivains à témoigner en sa faveur [...] Aragon, par exemple, écrivit une simple lettre qui fut lue au tribunal, mais il ne parut pas à l’audience. »

Il l'avait déjà écrit dans Ligne de vie [1960], où il mentionnait Denoël, « cet éditeur de génie assassiné après la Libération, que j'ai défendu alors devant la Haute Cour car s'il avait pendant l'occupation, et parfois sans assez de discernement, publié des œuvres qu'il eût mieux fait de garder pour une autre époque, il avait aussi mis à l'abri des hommes poursuivis comme je le fus, moi, par la Gestapo, ou d'autres tels qu'Aragon dont il n'ignorait pas l'action clandestine. »

Denoël, on le voit, avait bien ficelé son dossier, et on n’est pas surpris qu’au vu de tous ces témoignages, le commissaire du Gouvernement conclue « qu’il ne résulte pas de charges suffisantes contre Denoël d’avoir commis le crime d’intelligence avec l’ennemi » et demande « le classement de la procédure le concernant sous réserve de poursuites possibles devant toute autre juridiction ».

Cette dernière réserve concerne les poursuites qui seront éventuellement exercées contre les écrivains et leurs œuvres, dont l’éditeur est solidairement responsable, mais aussi sa société d’édition qui, comme pour tous les éditeurs « compromis », reste poursuivie.

Le 14 : Le Figaro annonce que Paul Valéry est gravement malade. Paule Gobillard, belle-sœur du poète, tient, depuis son départ de Paris, Jeanne Loviton au courant de l'évolution de sa maladie.

Le 15 : Denoël, qui s’impatiente parce qu’il n’a pas encore reçu la notification officielle de la décision de classement de son dossier, écrit à Jeanne : « Rien encore de Simone [Penaud] qui ne semble pas alarmée du tout. Elle explique le retard par l’encombrement des dactylos, qui dépasse, paraît-il, toute imagination. Mais comme toi, je tiens à voir et toucher le papier en question pour me sentir tout à fait libre. »

Le 16 : Procès des éditeurs Jacques Bernard et Jean d’Agraives. On reproche au premier, directeur du Mercure de France depuis juillet 1940, ses relations avec les autorités allemandes.

Il fut l’un des premiers éditeurs à prendre contact avec la Propaganda pour relancer la publication du Mercure de France ; si la revue ne reparut pas, c’est sur décision des Allemands, qui avaient déjà choisi la NRF dirigée par Drieu, et se méfiaient un peu de ce germanophile extrémiste, dont il semble qu’aucun livre de propagande ne lui ait été imposé : il allait au devant de leurs désirs.

On lui reproche d’avoir renvoyé Léautaud et tenté de prendre le contrôle de la société en évinçant Duhamel, principal actionnaire. Quoique les témoignages ne l’accablent pas trop (il est présenté comme irresponsable depuis une chute de moto, en 1936), Jacques Bernard est condamné à cinq ans de réclusion, à la confiscation de ses biens et à l’indignité nationale. Il est mort le 26 octobre 1952.

Directeur des Editions Colbert et collaborateur à Radio-Paris de 1940 à 1941, Frédéric Causse dit Jean d’Agraives est accusé d’avoir publié cinq traductions de l’allemand et un seul ouvrage collaborationniste.

Mais il a aussi employé des résistants, dont Jean Blanzat, l’un des fondateurs du CNÉ, et fourni du papier destiné à l’impression d’un journal clandestin.

Quant à l’ouvrage du colonel Lucien Nachin [Charles de Gaulle, général de France] qu’il a publié en septembre 1944 et dont la presse lui a fait grief, c’est dès 1942 qu’il l’avait commandé à l’auteur. Il est condamné à huit mois de prison et à cinq ans d’indignité nationale. Il est mort le 21 octobre 1951.

Le 16, Life rend compte d'une exposition d'artistes américains, Floyd et Gladys Davis, intitulée : « Paris 1945. Life's Artists show how the freed city has fared », qui ont représenté Paris telle qu'ils l'ont vue durant leur séjour, cette année-là. L'un d'eux montre une boutique appartenant à un « collaboteur » dont les vitrines sont agrémentées de croix gammées et d'inscriptions humiliantes - les mêmes qu'on trouvait en Allemagne, dix ans plus tôt, relatives aux juifs - et dont un GI décrypte l'orthographe déficiente :

Life,  16 juillet 1945

Le 17 : Denoël n’a pas encore reçu le « papier » tant escompté, mais déjà il fait des projets avec Jeanne, qui est pensionnaire de « La Maison Verte » à Divonne-les-Bains : « Il faudra sans doute installer tous ces volumes dans la petite maison du fond quand je quitterai les Capucines. A moins qu’à ce moment, je m’installe en bibliothèque personnelle une pièce de la rue Amélie. J’ai vécu une année beaucoup trop riche en angoisses pour penser à des vacances. Je te dirais même que dans mon esprit il n’en était pas question. Je ne croyais pas arriver à la solution aussi tôt. Et pour toi, Béduer me paraissait tout indiqué.

Quant à mon intervention personnelle dans les commodités de notre vie future, n’en doute pas un instant. Mais il m’a été à peu près impossible toute cette année de faire une démarche utile. Ce n’est que très lentement que se dessine pour moi un statut à peu près normal. Je n’ai qu’une ambition, te voir abandonner au plus vite une vie qui n’est pas faite pour toi. En 1946 ce sera chose accomplie, cela je te le jure.

Songe que j’ai vécu pendant tout un an sous la pire des menaces. Il a fallu mon horreur de l’inaction pour que me décide à reprendre une activité qui pouvait chaque jour être interrompue. Ce n’est pas que je doutais de ceux qui t’avaient promis de me tirer d’affaire mais je redoutais tous les impondérables, les sursauts de l’opinion. Et depuis un an, par surcroît, je vis dépouillé de tout le crédit d’un homme qui a un peu de pouvoir. Des amis, certes, mais mal placés ou inactifs ou que je ne pouvais pas solliciter... »

Le 18 : Denoël donne à Jeanne des nouvelles de sa maison d’édition, dont il suit de près l’activité : « La vente du Goncourt commence la semaine prochaine et les vingt mille qu’ils ont tirés sont vendus. Par conséquent, dirigée par des feignants la maison réalisera au moins 15 millions de chiffre cette année. Et cela avec quelques réimpressions et deux ou trois nouveautés.

C’est dire que quand tout l’orchestre fonctionnera, on l’entendra de loin. Cela me donne un vif plaisir, car je pense que dès l’heureux moment venu, tu pourras envisager notre avenir avec tranquillité. Je laisserai volontiers quelques plumes à l’opéra pour reprendre au plus vite le contrôle de mon petit théâtre personnel.

Le plus drôle, c’est qu’après le prix Goncourt, le flot des manuscrits qui avait beaucoup décru, a repris avec une ampleur digne des plus beaux jours. »

Personnellement, il ne va guère dans le monde : « Je ne vois personne sauf une fois les Percheron qui t’adorent décidément et les Beckers. Je prends presque tous mes repas à la maison. Je vais ce soir à la présentation de la " Grande Meute " mais par devoir ».

Le 18, Lettre à Paul Vialar : « De plusieurs côtés, l’argent vient me semble-t-il. Si l’on est à peu près exact du côté de l’empereur (on n’a pas idée de s’appeler Maximilien quand on pourrait briguer la gloire du plus petit conscrit de France) vous devez envisager la fin de l’été sans trop de soucis. N’en ayez plus pour moi en tout cas.

J’ai gagné la difficile partie ou plutôt Jeanne l’a gagnée pour moi. Il ne s’agit plus que d’attendre le vent favorable pour faire voguer le bateau. Et j’ai l’impression qu’avec l’escorte du Voilier, il va faire une course fastueuse.

En attendant, Jeanne éreintée par tant de travail et de soucis, est partie pour Divonne où des soins judicieux et un large repos la mettront en état de passer de bonnes vacances avec moi au mois d’août. »

      


    Il est allé au cinéma voir le film que Jean de Limur a tiré de La Grande Meute : « C’est mauvais, peut-être commercial, je n’en sais trop rien, mais c’est mauvais. Cela n’a pas grande importance car, comme je le pensais, les gens à la sortie ne parlaient que du livre. Cela fera une publicité excellente.

Moralité, gagnons beaucoup d’argent et choisissons nous-mêmes nos metteurs en scène. Le seul possible, c’était Renoir. Je quitte Paris le 3 août. Aurai-je les manuscrits avant mon départ ? Cela me plairait. »

Le 18 : Denoël a reçu en fin de journée la notification du classement de son dossier et il a tenu à remercier ceux qui ont contribué à cette heureuse issue : « Suis passé tout à l’heure chez Lachaume d’où j’ai envoyé fleurs à Nane, Françoise et Simone. Après avoir téléphoné à Georges et à Françoise, ravis. Mais j’aurais voulu t’envoyer les plus belles fleurs de France et du monde. », écrit-il à Jeanne.

Qui sont ces personnes à qui Denoël téléphone ou envoie des fleurs ?

Françoise : on devine sans trop de peine qu’il s’agit de Françoise Pagès du Port, une amie intime de Jeanne Loviton, née le 28 octobre 1903 à Castelfranc, dans le Lot, et qui habite 22 rue Ravignan, dans le XVIIIe arrondissement.

      Françoise Pagès à Béduer, 1941

C'est elle que choisira Denoël, en novembre 1945, pour reprendre les actions d'Albert Morys dans la Société des Editions de la Tour. C'est aussi, avec Yvonne Dornès, l'une des deux amies que Jeanne Loviton appelera à son aide, le soir du meurtre de Denoël. En 1946 elle se déclarait sans profession, et en 1950 : « représentante de commerce ». Dans sa biographie de l'éditeur, Louise Staman, relayant une affirmation de Me Rozelaar, assure que Françoise Pagès « avait d'importantes relations dans l'administration, particulièrement avec le préfet de police ». Françoise Pagès est morte à Boulogne-Billancourt le 5 juin 1963.

Simone : il s'agit de Simone Penaud-Angelelli, avocate communiste et amie de Jeanne Loviton, que Denoël a choisie pour le représenter dans son affaire de divorce et pour le défendre devant la Cour de justice.

Nane doit être le petit nom familier d'Yvonne Dornès, l'amie intime de Jeanne Loviton, aux appuis politiques très importants.

Ces trois femmes étaient, depuis longtemps, des relations privilégiées de Jeanne Loviton. Paul Valéry les appelait « les trois parques ».

Georges reste inconnu. On hésite à désigner Georges Bidault, alors ministre des Affaires Etrangères et futur mari de Suzanne Borel, autre amie intime de Jeanne Loviton. C'est plutôt en 1949-1950, lorsqu'il fut président du Conseil, que ses interventions furent déterminantes. Il existe un autre Georges dans l'entourage de Denoël : son conseiller financier, Georges Hagopian, mais ce n'est pas un familier de Jeanne Loviton.

Dans la même lettre, Denoël écrivait, dans un registre différent : « Cela m’a beaucoup amusé de savoir que tu lisais ce fameux Voyage. Tu lis un livre écrit il y a quinze ans, un livre que l’on a beaucoup démarqué, beaucoup imité. Je ne sais plus très bien ce que j’en pense. Au moment où je l’ai publié, je l’ai lu plusieurs fois, manuscrit, épreuves etc... avec la sensation du génie.

Je crois d’ailleurs qu’il n’y a pas d’œuvre achevée dans le roman. Tous les grands chefs d’œuvre du roman sont pleins de trous, de bavures, de pages inutiles. Cela est vrai de Stendhal, de Flaubert, de Laclos, de Dostoïevski, de tout le monde. Les petits livres, genre Adolphe, mais c’est aussi limité qu’un sonnet, peuvent seuls donner l’impression du fini.

Je vois dans cette lecture une preuve de tendresse, mieux, un désir de connaître le pourquoi de mes admirations, qui me va au cœur. Tu devrais cependant t’arrêter après le premier et lire autre chose.

Pour revenir plus tard à un second ouvrage du même auteur : il faut se défier de la saturation. Si je retrouve l’article de Gide sur l’auteur, je te le ferai lire, tu verras sur quels points peuvent s’accorder deux tempéraments aussi opposés ».

Le 20 : Mort de Paul Valéry.

Le 21 : Denoël a reçu un courrier de Jeanne à propos de la mort du poète : « J’ai reçu tout à l’heure ton petit mot si triste, mon Chéri, j’avais bien pensé comme tu aurais du chagrin et je t’avais écrit tout de suite.

Le hasard a fait que j’ai déjeuné tout à l’heure chez Quinchon avec le Dr Gutmann qui était un de ses médecins. Sa mort a été inopinée et sans souffrance. Depuis la veille il n’avait plus conscience. Le médecin, assisté d’une infirmière, lui préparait un sérum quand, soudain, il s’est affaissé.

A ce moment, la fenêtre de la pièce s’est ouverte avec fracas et le vent s’est engouffré dans les rideaux. Pendant qu’il racontait ce signe étrange, comme on en notait chez les Grecs à la naissance et à la mort des grands hommes, je pensais avec une conviction accrue, que tu avais apporté à ton ami ses dernières joies.

C’est toi qui as imprimé ses deux dernières œuvres [Henri Bergson et Voltaire] et il en a eu, j’en suis certain, un plaisir délicieux. Pense à tout ce qui est perdu, mais pense aussi à tout ce qui a été créé entre vous, pense à ses tourments, mais pense surtout à l’aiguillon que tu as été pour sa pensée et pour son cœur.

Après la soixantaine, la plupart des écrivains ne font plus que balbutier : grâce à toi, il a vécu avec une agilité de l’esprit et un goût de la vie, une passion d’homme en pleine force. Le médecin, d’ailleurs, affirmait que de toute évidence la maladie remontait à plusieurs mois, qu’elle gagnait à son insu et que son développement n’avait rien que de très naturel.

Le choc dont il t’a parlé n’a été qu’une coïncidence. Que ton chagrin soit profond, je le comprends, mon Chéri, mais n’y laisse se mêler aucune amertume. Tu ne pouvais pas agir autrement, la destinée a été implacable mais il ne t’a pas été donné d’en changer le cours. »

Le docteur René Gutmann décrira plus tard, dans la Nouvelle Presse médicale, les derniers moments du poète, dans des termes assez proches : « Je voudrais, en terminant, raconter un épisode qui m'a, sur le moment, fortement ému, mais je crains qu'on ne croie à un récit truqué, enjolivé par une sorte de romantisme.

Ce lundi matin du 20 juillet, il y avait un orage sur Paris. Au moment même, à neuf heures et quart, où, dans les bras de sa femme, Valéry rendait le dernier soupir, la fenêtre de la chambre s'ouvrit avec fracas, les rideaux tourbillonnèrent, l'infirmière se précipita, referma la fenêtre et j'eus la bouleversante et immédiate sensation que cette âme venait de s'envoler dans la tempête. » [Denis Bertholet. Paul Valéry, p. 410].

Le « choc » dont parle Denoël est fort probablement celui qu'a causé Jeanne Loviton au vieux poète malade en lui annonçant, le 1er avril, son projet de mariage avec l'éditeur.

Le 23 : Ouverture du procès Pétain, qui se clôturera le 15 août par une condamnation à mort, peine commuée par le général de Gaulle en réclusion à perpétuité.

      Déclaration du maréchal Pétain à l'ouverture de son procès (© Roger-Viollet)

 

Le 23 : Début du procès de Robert Poulet devant le Conseil de guerre de Bruxelles. On lui reproche essentiellement sa collaboration au Nouveau Journal dont il fut le rédacteur en chef politique entre octobre 1940 et janvier 1943.

Journaliste talentueux et désintéressé, Poulet avait acquis une grande audience en Belgique : cela lui sera compté plus lourdement que s’il avait porté les armes contre son pays. Le substitut de l’auditeur militaire réclame la peine de mort : le tribunal le condamne, le 26, à la détention perpétuelle et à cinq millions de francs de dommages-intérêts.

Mais la presse communiste s’insurge et exige la peine la plus sévère ; aussitôt la Cour militaire fait appel du jugement rendu en première instance et renvoie l’accusé à un second procès qui aura lieu le 1er octobre.

Le 24 : Funérailles nationales de Paul Valéry. Yvonne Dornès, qui a assisté, la veille, à l'enterrement du poète, écrit à Jeanne Loviton, demeurée à Divonne : « Beaucoup de monde, de fleurs - les tiennes, magnifique gerbe de glaïeuls de chez Lachaume - mais très peu d'émotion. Occasion de rencontres, de bavardages, de mondanités - Les fils très guillerets. La veuve, à qui j'exprimais tes condoléances (absence, maladie), a été sublime : elle m'a dit qu'elle pensait à toi, devinait ta peine, que ta lettre était arrivée après la mort (elle a dû la lire), qu'elle l'avait mise près de lui, et l'y a laissée jusqu'au départ. J'avoue que cela m'a beaucoup émue, et je lui ai promis de te le dire. Voilà qui est fait. [...] Seul Billy [Robert de Billy] s'est étonné auprès de moi de ton absence, je lui ai dit que tu étais trop bouleversée et malade et que moi-même t'avais suppliée de ne pas rentrer. »

Dans un registre plus intime elle ajoute une goutte de fiel pour son rival Denoël : « sache que je serai toujours là pour ton plaisir, si tu crois encore en trouver avec moi. Je suis ravie d'apprendre que Robert a mal supporté la séparation. »

Le 29, lettre de Denoël à Jeanne : « Ces derniers jours m’apportent un gros travail, correction d’épreuves, mises en pages, illustrations des livres d’étrennes etc... Mais dans l’ensemble, il n’y a pas trop de retard. Si tout va bien ou même à peu près bien, le dernier trimestre 1945 me paiera largement de mes loisirs forcés de l’année dernière.

Et je mets au point mes projets 1946 ! Ne te soucie pas de la question argent. J’ai tout réglé ici. J’emporte avec moi assez d’argent pour notre séjour. Nous réglerons ces comptes à la rentrée. Et à partir de novembre, je crois bien que la question d’argent ne se posera plus du tout entre nous. »

Le 30, lettre à Jeanne : « J’ai déjeuné hier avec Marion [Delbo] qui voulait me consulter au sujet de Monsieur Durey pris au cinéma. Elle est en grand progrès, presque propre, sans démonstrations hystériques, assez grossie mais nettement mieux équilibrée. Elle m’a menacé d’un livre de nouvelles.

Aujourd’hui j’ai déjeuné avec Robert, ravi de sortir avec son père. C’est vraiment un curieux petit bonhomme, très mûr par certains côtés mais cramponné à sa petite enfance qu’il ne veut pas lâcher. Comme j’allais acheter un jouet pour le petit Fircsa, il a manifesté une envie si forte d’une Jeep que je n’ai pas pu lui refuser en lui jurant solennellement d’ailleurs que c’était son dernier jouet de petit garçon.

A côté de cela, il m’a fait pendant le repas une critique sévère des ‘leçons de choses’ que l’on trouve dans les manuels. Il m’a expliqué avec une abondance de termes techniques et de précision qui m’a ébloui, le labourage, les semailles et la récolte du blé en Mayenne, qui n’ont, il est vrai, aucun point commun avec les descriptions scolaires. Nous effleurons le sujet famille sans y entrer encore. Mais cela vient. Au mois de septembre ce sera chose faite. »

Pour son séjour à Divonne il a besoin « d’un sauf-conduit que je dois faire timbrer à l’arrivée et renouveler au bout de 15 jours par le maire ou le commissaire de police de Divonne. Que de chinoiseries. Mon billet n’était pas arrivé ce matin, je retourne au Ministère demain, car c’est par les Travaux Publics que ce billet m’est alloué ! »

 

Août

 

Le 2 : La Cour de justice de la Seine prononce une ordonnance de classement du dossier de Sacha Guitry. Arrêté le 23 août 1944 et incarcéré à Drancy, il avait été libéré le 24 octobre suivant, mais restait poursuivi pour intelligence avec l'ennemi.

Le 30 mars 1945 il avait envoyé à la Cour un mémoire en défense de 38 pages dans lequel il répondait à tous les chefs d'accusation, relayés avec beaucoup de complaisance par la presse communiste :

On l'accusait : 1° d'avoir été pro-allemand, alors qu’il a été élevé dans la haine de l’Allemagne et s’est abstenu de vendre ses pièces à l’Allemagne. 2° d'être antisémite alors qu’on l’a accusé d’être juif, et que son avocat, son médecin, son associé et son producteur étaient tous israélites : « il est pour le moins paradoxal de considérer comme antisémite un homme qui confie son honneur, sa santé et ses intérêts à des juifs ». 3° d'avoir reçu le maréchal Goëring , qu’il fut sommé de suivre. 4° d'avoir exposé le buste d’Hitler au foyer du Théâtre de la Madeleine, en réalité celui de son père.

Le 3 : Lettre à Robert Brassy, dont Denoël a publié en 1943 un premier roman, La Petite Musique :

« Depuis la fin juin, j’ai été en effet très occupé et très soucieux. Heureusement le principal de mes soucis est écarté aujourd’hui ; je vous le dis encore confidentiellement car je ne pense pas reprendre la direction de ma maison avant la fin du mois de janvier prochain. En attendant de pouvoir faire mieux, je vous envoie un petit billet qui vous aidera sans doute quelques jours. »


    Sachant que Denoël a obtenu un non-lieu quinze jours plus tôt, et qu’il est tenu au courant de tout ce qui se fait rue Amélie, cet écrivain s’adresse à son éditeur plutôt qu’à la nouvelle direction, mais il est singulier que Denoël doive lui faire à titre personnel une avance sur ses droits d’auteur.

Le 3, lettre à Jean Proal : « J’aurais bien cru vous revoir avant mon départ, et j’espérais vous dire à cette occasion combien votre amitié m’avait été précieuse durant cette année à plus d’un égard pénible. Les quelques contacts que nous avons eus, m’ont beaucoup aidé dans la lutte pénible que j’ai menée.

Ce sont des choses que l’on a du plaisir à garder en mémoire. Je vais me reposer, bien fatigué, éreinté même, mais l’âme sereine, j’ai gagné la partie, il ne reste plus qu’à régler le montant des enjeux, ce sera l’affaire de quelques mois et je reprendrai mon travail avec la certitude qu’il sera fécond.

Je vois d’une manière précise la place que vous y tiendrez l’année prochaine et je m’en réjouis profondément. »

Le 3, lettre à Jean Rogissart : « En ce qui concerne ma grande affaire, je puis dire maintenant que j’ai gagné la partie, je ne le dis pas encore sur la place publique, mais je me fais une joie de l’annoncer à mes amis. Cela ne signifie pas qu’il soit raisonnable de prendre la direction de ma maison avant plusieurs mois, je ne veux provoquer personne. »

Le 3 : Denoël règle la plupart de ses comptes avant de partir en vacances, et il s’informe auprès de Paul Vialar si « le chèque habituel est bien arrivé. »

Le 4 : Condamné à mort le 11 juillet, le journaliste français Paul Ferdonnet, « la voix de Radio-Stuttgart », est exécuté.

Le 5, lettre à Jeanne, avant d’aller la rejoindre à Divonne : « C’est sans doute le dernier mot que je t’écris avant mon départ mais qu’il soit pour te redire, mon amour, que tu es le sel de ma vie, qu’un mot de toi peut me rendre heureux ou malheureux, un mot, un regard, une inflexion.

Mais je ne puis t’écrire longuement, il faut courir à droite et à gauche. Je dîne ce soir avec Steele, j’ai dîné hier chez les Fircsa. Tout va bien, tout va aller mieux encore mais je ne serai content que lorsque tu m’apparaîtras à l’arrivée. Quelle joie ! Quelle attente ! »

Le 10 : De Béduer, où Jeanne et lui sont allés en rentrant de Divonne, Denoël écrit à l’imprimeur André Brulé : « Je joins ci-inclus un texte de La Guerre des Hommes libres destiné à la 4e série. [...] du tirage du Tueur de daims [...] Bruyneel vous enverra un chèque de frs : 60.000 environ le 15 août [...] 150.000 sur les trois tonnes de papier nécessaires au tirage du Tueur ».

Le 14, Denoël demande à Morys, lui-même en vacances en Ardenne, de rentrer à Paris pour le 27 : « Il faudrait que vous commenciez aussitôt la tournée des fournisseurs dont je n’entends plus parler. Il faut absolument que nous paraissions à la bonne date, sans quoi nous risquons de tomber sur un échec cuisant comme l’année dernière avec les cartes. »

Il lui demande de voir Brulé, et de lui apporter « le chèque Hachette qui représente ce qu’on lui doit. Si la somme n’est pas exacte, verser ce chèque à Worms et tirer sur cette banque le chèque exact. »


    Il le charge ensuite de voir les artisans qui s’occupent de la fabrication des nouveaux ouvrages des Editions de la Tour : « Le Coloris », Girard, le taille-doucier, Creté, Fournier, le relieur, Brodard et Taupin, etc.

Enfin, « En arrivant, vous trouverez à la Tour, une autre lettre contenant des traites pour une valeur de 300.000 frs. Les remplir à la machine et les porter chez Worms de manière que nous puissions disposer du crédit dès mon retour. »

Le 21 : Denoël rappelle à Morys de déposer à la Banque Worms, rue de la Chaussée d’Antin, les quatre traites acceptées pour 303 000 francs : « Je voudrais disposer du crédit le 4 septembre quand je rentrerai. »

Le 27 : Céline, qui reçoit avec quelque retard la presse française à Copenhague (c'est sa secrétaire qui la lui envoie de Paris), a appris que son éditeur avait bénéficié, le 13 juillet, d'un non-lieu en cour de justice, et il écrit à Marie Canavaggia : « J’ai pensé aussi énormément à Bobby à sa maladie. Je suis bien heureux qu’il soit hors de danger. Qu’il se remette vite au travail. »

Le 30 : Création des Messageries françaises de presse. Afin de mettre fin au monopole du « trust vert », le gouvernement provisoire avait réquisitionné, dès le 8 janvier 1945, les immeubles des Messageries Hachette.

Le 30 : Le journal Libération établit le bilan de l’épuration, un an après la Libération. Dans les cours de justice, ont été prononcés : 1630 condamnations à mort, 750 travaux à perpétuité, 5 345 travaux forcés à temps, 1 140 peines de réclusion, 11 010 peines d’emprisonnement, 3 520 acquittements. Dans les chambres civiques : 21 810 peines d’indignité nationale, 8 000 acquittements.

Au total, près de 54 000 affaires ont été jugées, il en reste 25 000 en souffrance. « Si la justice n’a pas été très rapide, c’est qu’elle a dû faire face à un certain nombre de problèmes inaccoutumés, à commencer par celui du temps, car il ne faut pas moins d’une journée pour régler une affaire d’épuration moyenne, dont l’instruction a demandé plusieurs mois. »

Peu à peu, la justice a réussi « à augmenter son rendement et le record des affaires d’épuration jugées a été obtenu au mois de juillet dernier : 6 650 sont passées en cour de justice et 4 500 en chambre civile. » Avec une telle cadence, conclut le quotidien, « l’épuration sera terminée à la fin de l’année ».

Contrairement à ces prévisions optimistes, l'épuration s'est poursuivie durant quelques années de plus. Voici les chiffres donnés, le 30 octobre 1950, par J.-P. Moulin, correspondant à Paris de la Gazette de Lausanne :

Au 1er avril 1950, les cours de justice avaient jugé 50 597 affaires, et en avaient classé 45 047. Elles ont prononcé 2 640 condamnations à mort dont 791 ont été exécutées, et 4 397 peines de mort par contumace ; 2 777 travaux à perpétuité, 10 434 travaux forcés à temps, 2 173 peines de réclusion, 23 816 peines de prison, 692 dégradations.

Sur 67 965 affaires jugées, les chambres civiques ont prononcé 48 486 dégradations nationales, dont 8 829 ont été relevées, et 19 881 relaxes.

Le 31 : Première réunion légale du Comité central du parti Communiste français.

 

Septembre


    Billy Fallon, le demi-frère de Cécile, est à Paris, de retour d’Angleterre. Comme Bernard Steele qui exhibait fièrement son uniforme de la Navy, Billy porte celui de la Royal Air Force. Il a d'abord fait escale à Liège pour y voir sa mère, Elvire Herd, et se faire tirer le portrait chez un artisan de la ville.

Billy Ritchie-Fallon à Liège en 1945 (collection Lambert Grailet)

Vive discussion entre Denoël et Morys à propos du salaire que le gérant perçoit aux Editions de la Tour, qui est « par trop faible et ne correspondant pas aux engagements verbaux intervenus entre nous. »

A l’époque, expliqua Morys à la police, Denoël lui « devait déjà une somme qu’il m’est difficile de préciser aujourd’hui, mais qui a été fixée entre nous à la date du 31 décembre 1945, à 191 190 francs. »

 

Mise en vente du Tueur de daims de Fenimore Cooper aux Editions de la Tour, qui publient peu après, dans la même collection, La Roche aux mouettes de Jules Sandeau. Ce sont des éditions de demi-luxe tirées à 975 exemplaires, avec des illustrations de Dominique, pseudonyme habituel de Laszlo Fircsa.

Denoël aurait confié à Guy Tosi son intention de céder ses parts des Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien, dont Mme Loviton était gérante : « C’est à cette époque que j’ai fait connaissance de cette personne », dira Tosi à la police en 1946.


    Le 2 : Denoël est de retour à Paris. Il s’installe chez son amie, rue de l’Assomption.

Le 3, Jeanne, qui est restée à Figeac, lui écrit : « Que ma petite maison t’accueille à Paris comme celle-ci l’a fait. J’ai travaillé pour toi, pour un Valéry qui n’a appartenu qu’à moi, à moi seule, un être d’une sensibilité et d’une tendresse uniques.

J’ai bien autre chose à te dire ce soir, d’un autre ordre - des choses de cette vie qui continue sans lui, sans eux, de cette vie qui désormais pour moi continuera avec toi seul et où il faudra qu’à nous deux nous ayons un peu de ce génie sans lequel je ne peux vivre.

Après avoir battu la campagne, payé d’audace, je ne veux plus te parler de Valéry ce soir. Il est tard. J’ai pleuré à travers bois et champs cet après-midi. Je mesure ma perte, pour moi elle est immense, pour lui je crois qu’il valait mieux qu’il disparaisse, il n’aurait pas supporté mon bonheur.

C’est l’être qui m’a le plus aimée au monde, par minute il m’a totalement comprise. Je n’oublierai jamais qu’au récit de quelque mauvais souvenir que je lui racontais sans le regarder, lorsque mes yeux brouillés de larmes se sont retournés vers lui des larmes coulaient lourdement sur ses joues [...]

Prévoyante de notre union, ma tâche est accomplie, les nids sont construits pour mon grand oiseau. Je vais employer ces 6 jours à assurer la continuité de ce qui est et nous a permis de vivre ces beaux jours ».

Le jour où elle écrit cette lettre, elle a reçu la visite d'Henri Langlois [1914-1977], venu récupérer les films précieux qu'il avait entreposés au début de l'occupation dans les caves du château de Béduer, et l'entrevue s'était mal passée : « Ta dépêche est arrivée comme je me querellais avec l'homme de la Cinémathèque (ça, c'est un aspect de moi que tu ne connais pas). Je matais ce freluquet arrogant quand la " copie poste " fut remise. J'ai lu, mis dans ma poche et repris ma dispute. J'ai eu du mal à conserver le ton. Je n'avais plus envie que de lui dire " va te f... f... le 11 sera un beau jour ". Ah, chéri, comme ce serait beau si le 11 c'était ici que nous puissions le vivre. »

Henri Langlois vers 1940 (© La Cinémathèque française)

En acceptant, à la demande de son amie Yvonne Dornès, de cacher des centaines de films précieux anciens dans une cave de son château, Mme Loviton avait commis un authentique acte de résistance mais à son corps défendant. Il est vrai que ce « freluquet arrogant » de Langlois l'avait d'emblée indisposée à cet égard.

« Mais que va-t-il se passer de si heureux pour lui ce 11 septembre ? », se demande Célia Bertin, qui publie cette lettre dont je n'avais que la première partie. On ne le saura pas. Mme Bertin, qui dit avoir eu accès à la correspondance Loviton-Denoël, ne paraît pas avoir vu toutes les lettres de Denoël à sa maîtresse.

Le 4 : Front National publie une liste d'artistes mis à l'index, parmi lesquels : André Derain, Charles Despiau, André Dunoyer de Segonzac, Othon Friesz, Aristide Maillol, Maurice Vlaminck. Chez les gens du spectacle : Arletty, Alice Cocéa, Lucienne Delforge, Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Robert Le Vigan, Serge Lifar, Gaby Morlay, Edith Piaf, Yvonne Printemps, Tino Rossi.

Le 7 : Lettre de Paul Vialar à Cécile Denoël à propos de son appartement, pour la cession duquel une personne s’est manifestée, après avoir, affirme-t-elle, versé des arrhes à l’écrivain : « Bob m’a aussi parlé d’une invraisemblable histoire de coup de téléphone concernant ton appartement. Ni Magdeleine ni moi, je te jure, en dehors de Lacloche à qui nous t’avions présentée, n’avons jamais promis quoi que ce soit - qui ne nous appartenait pas ! - à un individu, mâle ou femelle quelconque. »

Commentaire de Morys : « Le reste de la lettre se confond en serments d’amitié, selon ses habitudes, mais il avoue là, à mots couverts, que si Lacloche, qui guignait l’appartement, avait voulu... Tout Vialar est là. Il avait déjà brouillé Marie Mauron avec les Denoël, en lui demandant asile à Saint-Rémy de Provence de leur part. »

Le 21, plusieurs conseillers municipaux communistes de Paris s'inquiétent de la présence dans les bibliothèques municipales d'ouvrages dus à des réprouvés, et demandent au préfet de la Seine quelles mesures il compte prendre pour expurger sans délai les établissements publics de telles publications :

    Bulletin municipal de la ville de Paris, 21 septembre 1945

Le 21,  lettre de Céline à sa secrétaire: « Bobby va commettre des imprudences. Son impétuosité est légendaire. C’est son côté très sympathique et aussi fatal. »

Le 22, lettre de Céline à la même : « Je vois qu’Elsa est à Moscou avec son mari triomphal. Tout cela est excellent je présume pour Bobby - mais il pourrait y avoir par là de tragiques retours - Oh ne pas s’occuper de ce qui ne vous regarde pas ! [...] J’ai entendu dire qu’Ajalbert avait été très malade. Sans doute Bobby a-t-il de ses nouvelles précises. »

   Le Populaire du Centre,  8 mars 1945

Jean Ajalbert [1863-1947], conservateur du château de la Malmaison de 1907 à 1917, puis administrateur de la Manufacture de Beauvais, académicien Goncourt, avait été mis à l’index par le CNÉ. En mars 1945, il avait été emprisonné durant quelques semaines au fort de Hâ, près de Bordeaux, puis à Fresnes. Céline a dû lire dans la presse qu'Ajalbert devait comparaître, le 13 septembre, devant la chambre civique de la Cour de justice.

Retiré dans son appartement de la rue Servandoni, le vieil académicien se désolait du spectacle qu'offraient les rues de son VIe arrondissement :

Lettre à un ami,  28 juillet 1945

Denoël avait publié trois de ses livres [en 1931, 1933 et 1936] et avait sans doute conservé d’excellentes relations avec lui, mais son nom n’apparaît nulle part dans sa correspondance.

Le 26, Céline écrit à Marie Canavaggia : « Bobby je le vois déjà lancer " Petits héros du maquis " , " Benjamins au combat ", la collection d’enfants qu’il a toujours préméditée - et puis Notre Combat - Nme mouture - dont la carrière Dieu merci n’est pas close ! mais cette fois-ci humoristique ! enfin ! La tribu Monod est partout, là donc aussi. Ils ne relèveront pas la maison avec les Triolet et les Artaud !

Mais je n’ai pas envie qu’elle se relève aux frais de l’auteur que vous savez ! Je m’étais toujours demandé pourquoi Bobby ne montait rien en Belgique - port traditionnel des navires pourchassés par les simouns. [...] Je ne discerne pas très bien quelle situation vous offre Bobby ? Il ne faut pas que cela vous tue de labeur. »

Le 30 : Céline évoque pour Marie Canavaggia son ami danois Herman Dedichen, qui « s’est mis sous ma tutelle à traduire en Danois le " Voyage " qui sera peut-être ainsi enfin traduit en scandinave. Vous pouvez l’annoncer à Bobby. »

 

Octobre

 

Le 1er : La légation de France signale au Quai d’Orsay la présence de Céline à Copenhague. Le même jour, Céline, qui songe à être réédité en Belgique, écrit à sa secrétaire : « Lorsque vous verrez Bobby vous lui parlerez du projet belge. Car je vois que les jugements saisissent tous les biens présents et à venir. »

La presse parisienne, dès ce moment, publie d'inquiétants échos relatifs à l'écrivain, ses livres, et son éditeur :

 

                                         L'Aurore, 9 octobre 1945               Le Figaro, 25 octobre 1945

Le 1er : Nouveau procès de Robert Poulet à Bruxelles. Le président de la Cour militaire interdit à l’écrivain de s’exprimer, les réquisitoires sont accablants, et ne reconnaissent plus à l’accusé de circonstances atténuantes. Deux jours plus tard, la Cour le condamne à la peine de mort par fusillade.

Ce nouveau jugement durant lequel les droits de la défense on été bafoués, a été rendu alors qu’aucun fait nouveau n’avait été apporté au cours de la seconde instruction. Le 10, Poulet se pourvoit en cassation, mais sa requête est rejetée le 5 novembre.

Le 2, Denoël écrit à Blaise Cendrars, qui habite Aix-en-Provence : « J’ai été très content de voir sortir enfin cet Homme foudroyé que je considère comme une sorte de récompense de mes efforts d’éditeur depuis 15 ans. C’est décidément un très beau livre et, je le crois, en outre extraordinairement expressif de notre époque.

Je vais pousser autant que je pourrai la rue Amélie à une prompte réimpression, car j’imagine que le tirage actuel sera épuisé très rapidement. Je ne mets toujours pas les pieds dans cette maison qui sera peut-être tout de même bientôt et définitivement la mienne.


    En attendant, et comme il faut bien vivre, je m’intéresse à une autre affaire qui travaille à la fois dans le populaire et dans le demi-luxe. Le demi-luxe me paraît condamné à brève échéance, nos prix sont beaucoup trop élevés, mais l’édition courante a encore ses chances pendant un certain temps.

C’est pour cela que je retiens ta proposition de réimpression de Le Plan de l’Aiguille et Dan Yack en un seul volume. S’il n’est pas trop tard, je te propose un contrat à tes conditions habituelles pour un tirage qui évoluerait, selon les fournitures de papier, entre 10.000 et 15.000 exemplaires. Le prix de vente serait probablement de 160 frs. Si tu étais d’accord, je te ferais envoyer un contrat par la firme en question dont je te garantis la régularité et l’exactitude. Le paiement des droits pourrait avoir lieu comme suit :

50.000 frs à la signature du contrat.

50.000 frs à la mise en vente qui aurait lieu vers le 15 décembre.

Le solde, 3 mois après la mise en vente.


    Si tu es d’accord, je ferai mettre l’ouvrage en composition tout de suite et je te ferai envoyer chèque et contrat. Que penserais-tu d’une réédition éventuelle de l’
Anthologie Nègre pour faire suite ? »

                                                                                       L'exemplaire de Maximilien Vox


    L’Homme foudroyé est sorti chez Denoël le 31 août, et Maximilien Vox ne s'est pas fait prier pour le réimprimer dès le 8 décembre. Apparemment Cendrars a aussi signé le contrat proposé par Denoël puisque les Editions de la Tour ont publié Dan Yack en février 1946. C’est Corrêa qui rééditera Anthologie Nègre en septembre 1947.

Le 4 : Début du procès de Pierre Laval devant la Haute Cour de justice. Au terme d'une procédure indigne, il sera exécuté le 15.

 © Roger-Viollet

 

Le 4, Céline écrit à Marie Canavaggia : « Bobby est célèbre pour son inexactitude aux rendez-vous. Il a dû bien me voler depuis mon départ - mais qui ne m’a pas volé ! Le satané Bobby n’a pas réussi à imprimer Scandale ! Je m’en doutais - Il sabotait d’ailleurs à ce moment ».

Le 5, Céline écrit à la même : « Vous avez donc vu Bobby actuellement. Entendu je reprends donc Scandale et je l’insérerai selon mon habitude dans Bataille où il ira à ravir, dites-le à Bobby. » Céline travaille alors à « La Bataille du Styx », qui deviendra Féerie pour une autre fois.

Le 6 : Incarcération à Fresnes de Lucien Rebatet. Arrêté à Feldkirch le 8 mai, il a été interné successivement à Lindau, puis à Karlsruhe, en vertu du mandat d'arrêt lancé contre lui dès le 18 décembre 1944 par le juge Alexis Zousmann.

Le 9, Céline écrit à sa secrétaire : « Bobby n’a rien à voir dans les traductions sauf de Voyage - Tous les autres livres m’appartiennent en totalité traductions comprises. [...] Sacré Bobby il a été bavocher au village - et avec Pol la plus mauvaise langue du village - Qu’il se méfie ! Il ferait battre des montagnes ». Denoël a rencontré Gen Paul à Montmartre. Le peintre raconte partout que Céline est à Copenhague et qu'il vit « sur un tas d'or ».

Le 10 : Joseph Darnand, chef de la Milice, condamné à mort le 3 octobre, est exécuté.

Le 10 : La cotation des valeurs étrangères, interrompue depuis le 10 mai 1940, reprend à la Bourse de Paris.

Le 11 : Condamné à mort le 17 septembre, Jean Herold-Paquis est exécuté au fort de Chatillon. Dès le mois d'août Le Figaro a entrepris de publier en feuilleton, sous le titre : « Le début du châtiment », les mémoires du journaliste [édités trois ans plus tard en volume chez Bourgoin sous le titre : Des illusions... Désillusions !]

 Le Populaire du Centre,  4 janvier 1945

Simone Delbe, sa secrétaire, qui avait cru pouvoir rester à Paris, avait été arrêtée et condamnée début 1945 aux travaux forcés à perpétuité. Sa peine a été ramenée en septembre à un an de prison.

Le 13 : Création de « Zig-Zag » au Théâtre Agnès Capri, 26, rue de la Gaîté à Montparnasse. Ce très ancien café-concert créé en 1868 sous le nom de « Théâtre de la Gaîté-Montparnasse » avait accueilli des artistes célèbres à leurs débuts, comme Maurice Chevalier, Colette, ou Georgius.

  

                                Le Figaro, 16 octobre 1945                                                                Agnès Capri [1907-1976]


    Agnès Capri, née Sophie Friedmann [1907-1976], issue d'une famille juive ayant fui la révolution russe, ancienne élève de Dullin, était membre de l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires.

Elle avait loué le cabaret début 1945, et l’avait relancé en changeant son répertoire. On y récitait des vers de poètes contemporains comme Prévert, ou Desnos, et son théâtre d’avant-garde était devenu la plaque tournante de l’intelligentsia parisienne, notamment « une clientèle homosexuelle des deux sexes », Agnès Capri étant elle-même lesbienne.


   « Zig-Zag », suite de sketches musicaux, parodies, tour de chant et récital poétique, avec une chorégraphie de Roland Petit, était l’une des premières créations d’Agnès Capri, et elle eut rapidement grand succès, au point de demeurer à l’affiche durant plusieurs mois. C’est à ce spectacle que se rendront Denoël et Jeanne Loviton, le 2 décembre.

Jean Galtier-Boissière qui, le 20 octobre, assiste à ce divertissement bigarré, nous donne le sentiment des spectateurs : « La moitié du public, les " bourrés " habitués des boîtes de nuit pendant l'Occupation, applaudit à tout rompre ; l'autre moitié paraît figée de stupeur, mais, par respect humain, n'ose pas avouer qu'elle ne goûte guère cet humour assez spécial. Quant aux anciens titis rouspéteurs de Chez Jamin, ils sont absents. Peut-être parce que le fauteuil coûte 165 francs ? » [Mon Journal dans la drôle de paix].

Le 14 :  Aragon et sa femme qui, depuis quelques mois, parcourent l'Europe dans de somptueux véhicules officiels, sont de retour à Paris. Elsa Triolet, dont un prix littéraire et le bombardement récent de villes japonaises ont fortifié les dispositions belliqueuses envers l'Allemagne, propose quelques solutions pour Berlin en ruines, qu'elle a visité en septembre : « Il faudrait niveler, faire table rase, nettoyer, désinfecter et recommencer tout comme s'il n'y avait jamais rien eu à cette place. Après tout, la bombe atomique a peut-être son utilité dans un cas pareil ? » [Les Lettres Françaises, 3 novembre 1945].

Le 15 : Constitution officielle de la société anonyme des Editions de Minuit, dont Jean Bruller dit Vercors, est nommé président-directeur général.

Le 17 : Julien-Pierre Monod [1879-1963] écrit à Jeanne Loviton qu'il a retrouvé les lettres qu'elle avait adressées à Paul Valéry durant leur liaison, et qu'il va les lui renvoyer. Tenant à ce que sa relation avec Valéry soit conforme à l'image qu'elle en a présentée à Robert Denoël, elle les avait réclamées à cet ami et exécuteur testamentaire du poète. Certes l'éditeur respectait ses nombreuses affections mais il était sans doute préférable qu'il ignorât le côté charnel de celle-ci. Ces lettres, si elles n'ont pas été détruites, sont restées inédites.

Le 18, lettre de Céline à Marie Canavaggia : « Je me demande ce qu’il arrivera lorsque Vox retirera les livres que vous savez ? où iront les bénéfices ? à Vox ? au séquestre ? à l’Etat ? à la Pénitence ? au bourreau ? au Pape ? Encore de bons prétextes à vols et quels vols lâches ! au nom de je ne sais quelle vertu inventée par ces coquins. »

Le 20 : Louis Aragon et Elsa Triolet rentrent à Paris, au terme d'un voyage d'un mois à Moscou, où ils ont donné sept conférences, en russe et en français. Sur le chemin du retour, ils se sont arrêtés quelques heures à Varsovie, à Berlin, « la capitale en poussière », puis à Prague, où on voulait les garder huit jours mais, déclare Aragon : « Nous voulions être là, à Paris, pour le 21 octobre ».

Ce Soir,  21 octobre 1945

Pourquoi le 21 octobre ? Parce que lors de l'élection de l'Assemblée constituante qui avait lieu ce jour-là, les femmes pouvaient participer au scrutin, pour la première fois. Elsa se disait heureuse de retrouver Paris, « et Paris lui répondait : " Merci de ce que vous avez fait tous les deux pour que l'on se rappelle toujours le vrai visage de la France, là-bas où le soleil se lève », écrivait Jean Roire, l'auteur de cet article lyrique. On avait failli l'oublier : le soleil se lève en effet à l'Est.

Le 22 : Procès des Editions Elcé, créées en 1941. Il est reproché à ce petit éditeur de Saint-Ouen deux ouvrages favorables à la collaboration dont l’un fut interdit par la Propaganda elle-même. Son directeur, Lucien Coquet, est cependant condamné : on lui interdit de conserver un poste de commandement dans la profession d’éditeur.

Le 23 : Curzio Malaparte signe avec Maximilien Vox un contrat pour la publication, par les Editions Denoël, de la traduction française de Kaputt, qui paraîtra l'année suivante dans la collection « Ailleurs ».

Le 24 : Cérémonie funèbre en l'église de Saint-Germain-des-Prés à l'occasion du retour des cendres de Robert Desnos, et dépôt de l'urne funéraire dans le caveau familial au cimetière Montparnasse.

Photo Philippe Landru

Comme l'explique le photographe qui a pris ce cliché en décembre 2006, le nom de Desnos est presque effacé de la pierre, c'est pourquoi des visiteurs alignent des cailloux pour composer son nom. Mais c'est aussi une tradition juive que de déposer un caillou sur une tombe.

Le 25 : Robert Denoël « cède toutes ses parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien ».

L’acte de cession « a été complété par le nom de Mme Loviton et par la suite le 25 octobre 1945, la signature n’a pas eu lieu plus tôt, M. Denoël étant jusqu’alors sous le coup d’une instance en Cour de justice », dira le chargé d’affaires Jean Lucien en janvier 1950.


    Cette cession ne sera enregistrée que six jours après la mort de l'éditeur. Jean Lucien explique ainsi cette anomalie : « Quelques temps après, le 30 novembre, je crois, M. Denoël m’a téléphoné en m’informant qu’il avait été réglé du prix de sa cession et que je pouvais faire enregistrer l’acte, ce qui a été fait le 8 décembre. »

Le 26 : Avant-dernière lettre de Dominique Rolin à Robert Denoël :

« Nos deux lettres se sont croisées, je suppose que vous avez la mienne, j'espère qu'elle vous est arrivée sans encombre. La vôtre a produit sur moi une réaction violente et délicieuse. Je me suis sentie de nouveau inondée d'une paix que j'avais perdue et je n'ai pas fermé l'œil pendant la nuit suivante tellement j'étais joyeuse.

Mais cette violence et cette joie qui étaient en moi, qui s'y cachent encore maintenant que je vous écris, ne peuvent pas jaillir, elles éclatent au-dedans de moi et risquent de me dévorer. Non, je n'ai aucune amertume, seulement mon existence a changé complètement d'orientation intérieure.

Je suis comme un pommier - pardonnez-moi cette nouvelle comparaison avec un arbre, ce n'est pas un procédé, c'est une chose que je sens profondément. Mes branches s'élevaient toutes droites et tout à coup elles commencent à se tordre, à se nouer sous l'effet d'une douleur très grande, elles hésitent puis repartent dans une autre direction.

Chaque fois qu'une souffrance me sera infligée, un nœud nouveau se formera, et c'est ainsi que peu à peu je serai la sœur d'âme des jolis pommiers torturés. Rassurez-vous cependant, cher, je suis encore capable de me couvrir de fleurs, de chanter et de rêver. Je pense qu'il ne pouvait en être autrement pour moi.

Je voudrais seulement que vous me rassuriez sur un point : N'y a-t-il pas au dedans de moi un vice étrange de caractère qui écarterait de moi toute possibilité de bonheur durable? Vous m'aviez fait prendre l'habitude de me donner confiance en moi-même, et j'ai très peur de perdre cette confiance si lentement acquise.

D'ailleurs vous êtes un peu triste, vous aussi, j'en ai l'intuition. Nous vivons sous l'empire d'un jeu de forces supérieures à notre volonté, tous tant que nous sommes. Nous ne pouvons rien et, même quand nous croyons forcer le sort, nous ne sommes que ses instruments inconscients.

Oh ! je sais tant et tant de choses, si vous saviez. Parfois même il me semble être beaucoup plus âgée que vous : et vous n'êtes peut-être qu'un tout petit garçon aveugle. C'est pourquoi je dépose un baiser maternel sur votre front plein de soucis. »


    Dominique Rolin a mal vécu la rupture avec son amant, ce qui explique le ton déchirant de sa lettre, mais il s’y trouve une ou deux lignes prémonitoires assez troublantes. Et peut-être Denoël n'est-il, après tout, qu'un « tout petit garçon aveugle », comme le confirmera plus tard Jeanne Loviton : « J’ai toujours pensé, du jour où j’ai connu Robert Denoël, qu’il était un homme enfantin et vulnérable, et qu’il avait besoin de moi à tous les instants, et je souligne, à tous les instants. J’ai pensé qu’il avait suffi que je le quitte 5 minutes pour qu’il lui arrive malheur. » [Déclaration au juge Gollety, 28 avril 1950].

Le 28, lettre de Céline à sa secrétaire, qui constitue un portrait à l'acide de son éditeur :

« Vous avez raison pour Bobby, il met en garde... La crapule est toujours bien proche. Il n’a aucune parole, il ment comme il respire. Il crapulaille le plus ingénument du monde. C’est un Belge - c’est un jésuite, c’est un homosexuel c’est un éditeur. Cela fait beaucoup.

Comme " refoulé " lui alors est servi. Ses démêlés avec Dabit sont fameux. Brouille d’amants, brouille d’argent, brouille littéraire - aussi quelle haine pour finir.

Mais il a des qualités de jésuite, habile en affaires, tenace, audacieux - et belge, déjà un peu germanique - plus efficace que les français. Mais cependant brouillon, gâcheur, aucun respect du boulot.

Mais encore de l’enthousiasme et une certaine spiritualité ratichonne - Ses mains sont terribles regardez-les et quand il mange - une brute avide sans merci - un curieux mélange. Charmant avec ceci. Enfin pour le moment un maheureux, donc sacré - Vous verrez Billy [Birger Bartholin] - bien des points communs. Mais en faible en féminin - plus dégueulasse par conséquent - gentil chacal.

Je pense bien que Bobby a acquis " Clichy " ! Je vais vous dire comment. C’est le mécène qui a largement subventionné Serouille pour ce livre. Il n’a pas coûté un sou à Bobby. Il peut à présent se donner le luxe de cracher dessus l’arlequin ! Même tabac pour Bezons !

Je trouve quant à moi ces deux livres passionnants. Evidemment ce sont pas des " monuments de la pensée " ni des " Niagaras d’émotions " comme il s’en publie tant à longueur d’année chez Bobby. Mais ce sont des petits ouvrages qui répondent exactement et assez finement ma foi à leur objet qui est de faire revivre assez poétiquement des petits coins qui me sont chers ».


    Denoël avait publié Bezons à travers les âges d’Albert Serouille en février 1944. Le 14 mars, il écrivait à Céline: « vous savez fort bien que j’ai pris ce livre pour vous faire plaisir, que ce n’est pas du tout une affaire ».

Il est douteux que l’éditeur ait accepté de publier l’histoire de Clichy sans l’assurance de couvrir ses frais. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est resté inédit. Quant au « mécène » évoqué, il s'agit d'Etienne Bignou, le marchand de tableaux de la rue La Boétie auquel Céline a vendu plusieurs manuscrits durant l'Occupation.

Le 29 : Procès des Editions Littéraires et Artistiques, dont le directeur, Pierre Leroyer, a été arrêté le 8 décembre 1944.

En avril 1942 il avait créé cette maison pour publier des ouvrages pour la jeunesse. Six romans populaires sont parus avant qu’il s’aperçoive de leur contenu antisémite et anti-anglais, et qu’il décide d’arrêter la collection.

Comme le directeur des Editions Elcé, la semaine d’avant, il lui est interdit de conserver un poste de commandement dans la profession d’éditeur. Sa société sera jugée le 14 février 1947 et condamnée à la dissolution, avec confiscation de son patrimoine.

Le 30 : En prévision de la fermeture prochaine des Cours de Justice, et pour éviter la forclusion, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration transmet au ministre de l’Information, Jacques Soustelle, les dossiers de maisons d’édition à examiner.

Le 31 : La Commission consultative de l'épuration de l'Edition, présidée par Raymond Durand-Auzias, rédige son rapport sur la maison d'édition Grasset. Ses conclusions sont sévères : l'éditeur a « largement collaboré avec l'ennemi. Cette collaboration n'est nullement intervenue sous la contrainte de l'ennemi. Elle était à l'initiative personnelle de Bernard Grasset qui, de ce fait, a encouru les plus graves sanctions qui puissent être appliquées à un éditeur français. »

En conséquence, la commission propose pour Bernard Grasset : l'interdiction à vie d'exercer sa profession, la suppression et la liquidation de sa maison d'édition.

Jean Bothorel, qui publie le texte du rapport, ajoute que Raymond Durand-Auzias, « dont l'influence est grande, n'a pu adoucir l'appréciation de ses collègues. Il a essayé. Il défend et défendra toujours l'éditeur. »

Le 31, aux Editions de la Tour, nouvelle discussion entre Morys et Denoël : « je lui ai à nouveau présenté mes griefs et nous avons établi un accord aux termes duquel M. Denoël reconnaissait me devoir la somme précitée et s’engageait à me régler cette somme. De mon côté, je prenais l’engagement de quitter la maison à l’époque fixée, c’est-à-dire le 31 décembre. »


    Sur cet « engagement signé sur timbre » figurait aussi une mention concernant la cession « à titre gracieux » des 32 parts que possédait Morys dans la société « à toute personne que m’indiquera M. Denoël ».


    Après avoir assuré qu’il était resté en bons termes avec l’éditeur, Morys expliquera aux enquêteurs cette mention « par le fait que je n’étais que propriétaire fictif de ces parts et que cette nouvelle cession ne pouvait se faire que fictivement à un homme de paille de M. Denoël. J’ignore totalement à qui M. Denoël voulait céder ses parts. Mon impression toutefois est que M. Denoël voulait, sous la pression de Mme Loviton, céder ses parts à l’une de ses amies. »

 

Novembre

 

Gaston Gallimard sollicite, auprès d’une trentaine de personnalités, des témoignages attestant de sa bonne conduite pendant l’Occupation. La stratégie de l’éditeur est de « charger de tous les péchés » la NRF de Drieu, afin d’en dégager la maison d’édition dirigée par Paulhan, résistant notoire : Chamson, Salacrou, Mondor, Queneau, Paulhan, Bousquet, Malraux, Eluard, Sartre, Camus, et quelques autres résistants, lui écrivent des lettres qui vont toutes en ce sens.

Denoël rencontre George Day, une amie dont il a publié un roman en 1936, et qui a remplacé durant trois mois un employé de la Librairie des Trois Magots.

Il s’agirait cette fois de travailler pour lui dans l’édition : « Aucune proposition ferme ne m’a été faite ce-jour-là, mais toutefois, dans mon esprit, j’ai pensé que M. Denoël pourrait peut-être avoir besoin de mes services », dira l’écrivain à la police.  Apparemment, Denoël avait pressenti cette amie en vue de remplacer Morys à la gérance des Editions de la Tour.

Au cours d’un dîner chez sa maîtresse, à la même époque, il aurait fait plus formellement une proposition semblable à Françoise Pagès du Port, une amie de Jeanne Loviton, mais il s’agissait de servir de prête-nom pour les parts possédées par Albert Morys dans la société des Editions de la Tour.


    Dans sa déclaration à la police, Françoise Pagès dira que l’opération devait avoir lieu le 3 décembre « chez M. Hagopian », et que les autres parts, détenues par Maurice Percheron, devaient être confiées à George Day, qui assurerait aussi la gérance des Editions de la Tour. La réunion chez Hagopian avec George Day et Maurice Percheron aurait dû avoir lieu, selon ce dernier, le 5 décembre.

Le 2 : Procès de Maurice Kahane dit Girodias. A vingt-et-un ans, il a créé les Editions du Chêne en novembre 1940 et n’a guère publié que des livres d’art, et sans doute les plus beaux de cette époque en France, mais il s’est trouvé des confrères pour le dénoncer.

C’est qu’il a fait des versions allemandes de ses livres, et même des éditions anglaises, ce qui était interdit : s’il a pu le faire, c’est avec l’aval des Allemands. La Cour de justice a le bon goût de classer son affaire, mais sa société reste poursuivie. Le 29 novembre 1946, elle bénéficiera à son tour d’une décision de classement.

Le 5 : Robert Denoël comparaît dans le bureau du juge Alexis Zousmann, rue Boissy-d'Anglas, en tant qu'éditeur de Lucien Rebatet. Il déclare au juge chargé, depuis le 18 octobre, d'instruire le dossier de l'auteur des Décombres que pour lui, seul comptait le talent, persuadé que « les trois quarts des lecteurs ont dû se dire : quel dommage qu'un homme de talent se fourvoie ainsi », mettant ses excès sur le compte de la psychologie du personnage : un être «hypersensible et peut-être à cause de cela, par moments, beaucoup trop violent, presque pathologiquement violent »

Le 5 : Le ministre de l’Information signe un « avis favorable pour l’ordonnance de poursuites » contre dix-sept maisons d’édition : Gallimard, Baudinière, Sorlot, Elcé, Le Chêne, Plon, Grasset, Denoël, Office du Livre, Flammarion, Artisan du Livre, Editions de France, Peyronnet, Editions Littéraires et Artistiques, Editions Extérieures et Coloniales, Laffont, et Jean Renard.


    Dans une note interne du 28 novembre, il sera précisé que cet avis ne préjuge pas de la culpabilité ou non de ces maisons, mais que c’est la nécessité d’éviter la forclusion qui l’a rendu nécessaire. Il n’empêche que, parmi elles, Baudinière, Grasset, Sorlot et Denoël sont seules considérées par la Commission consultative de Durand-Auzias comme « pouvant encourir des sanctions judiciaires ».

Pour les autres, il s’agit tout au plus de sanctions professionnelles. Deux maisons, Stock et Albin Michel, contre lesquelles on n’a retenu que la publication de deux ouvrages tendancieux, ont été écartées de la liste.

Le 6 : Son pourvoi en cassation ayant été rejeté la veille, Robert Poulet introduit un recours en grâce auprès du Régent de Belgique. A l'initiative de Franz Hellens, une pétition comportant une centaine de signatures y est jointe. Des personnalités belges de tous bords l'ont signée : André De Ridder, Paul Dresse, James Ensor, P.-L. Flouquet, Marcel Lecomte, Mélot du Dy, Pierre Nothomb.

La suite de l'affaire Poulet se confondant ensuite avec l'affaire royale, et la compliquant durant des années, en raison de l'attitude floue du roi et de son entourage durant l'Occupation, disons simplement que Robert Poulet, au terme d'une détention qui dura plus de six ans, fut libéré le 24 mars 1951 et s'installa ensuite en France, où il est mort le 6 octobre 1989.

Le 8 : Le Commissaire du Gouvernement informe Denoël qu’une plainte a été déposée contre sa société, en l’invitant à produire un mémoire de défense dans un délai de dix jours.

L’examen de ce dossier par la police, en 1946, montrera qu’il contient « un exposé qui paraît être un relevé du livre des délibérations de la Société des Editions Denoël faisant état des diverses modifications apportées à la société depuis sa création, et un état du chiffre d’affaires, de la production et des attributions de papier, portant sur les années 1938, 1941, 1942 et 1943. Il est évident que ces documents paraissent avoir été versés au dossier par une personne susceptible d’avoir pu se documenter dans la comptabilité des Editions Denoël, M. Durand-Auzias n’a pu nous dire par qui, M. Monod prétend que ce n’est pas lui. »

Denoël entreprend de constituer un nouveau dossier qu’il compte soumettre pour sa défense à la Commission d’Epuration du Livre, dont le siège est 117 Boulevard St-Germain, devant laquelle il devra comparaître, mais aucune date précise n’est arrêtée.

Quant au contenu du dossier, Morys écrit : « Pratiquement tous les livres publiés en France et dans les pays francophones sont indiqués et font de la publicité dans la Bibliographie de la France. Il suffisait de découper et rassembler dans un dossier, qui devint " le dossier noir ", les publicités parfois dithyrambiques des ouvrages allemands ou pro-allemands publié par TOUS les éditeurs durant l’Occupation. Ne pouvant faire rapidement ce travail lui-même, il demanda à des amis sûrs de l'y aider ; son collaborateur, auteur et ami René Barjavel y prit une grande part, parmi quelques autres dont je me flatte d'avoir été pour une modeste participation. »

Auguste Picq reconnaîtra qu’il n’a jamais vu le dossier de Denoël, mais que ce dossier « existait car Denoël devait le lui communiquer le lundi 3 décembre, à un rendez-vous qu’ils s’étaient fixé à 12 heures, au Bar des Capucines. »


   « Il avait », dira encore Picq à la police, « la ferme conviction d’obtenir la levée de l’administration provisoire de Maximilien Vox, puisqu’il lui avait dit qu’il espérait refaire marcher ses affaires au mois de janvier 1946. » C'est en effet ce qu'écrivait Denoël à Jeanne Loviton, le 8 juillet 1945, mais en parlant de « courant 1946 ».

Le 13 : Le général de Gaulle est réélu Chef du gouvernement provisoire par l'Assemblée constituante.


    Denoël se rend, en compagnie d’Elsa Triolet, dans l’atelier de Rémy Hétreau en vue de mettre au point une édition illustrée de Mille Regrets.

Le 17 : Procès de l’éditeur Jean Renard. Il a créé sa maison d’édition en 1937, a été mobilisé en 1939, fait prisonnier en juin 1940 et libéré en février 1942.

On lui reproche, parmi les 138 titres publiés durant l’Occupation, 19 livres favorables à l’occupant. Ils lui ont été proposés par la Propaganda, dit-il, et, ne pouvant les refuser, il a choisi les plus anodins. A partir de 1943 il n’a plus publié de livres de propagande et a même entrepris de détruire ceux qu’il avait édités auparavant.

La Cour de justice ordonne le classement de son dossier. Sa société, qui reste poursuivie, obtiendra à son tour un classement, le 14 mars 1947. Dès le 28 août 1945 il avait changé la dénomination de sa maison en Editions Ariane. Elle sera mise en liquidation le 7 mai 1948.

Le 19, lettre de Céline à Marie Canavaggia : « Vous ne me dites pas ce que sont devenus nos grands astres - Guitry ? S. Lifar ? Montherlant ? Giono ? Comment se débrouillent-ils ? En quelle ombre ? en quels périls ? en quels espoirs ? Demandez-le à Bobby ! [...] Quelle est donc la " rescapée " de Sig. [Sigmaringen] qui a vu Bobby? Vous m’intéressez fort ! »

Le 20 : Début des procès de Nuremberg.

Le 20, Céline, qui cherche à se faire réimprimer à l’étranger, écrit à sa secrétaire :

« Bobby n’a pas beaucoup d’imagination dans ce sens. Il faut le chatouiller - Il faut sortir de cet ahurissement d' " intouchables ". Les autres ont la partie trop belle avec une collection pareille d’hébétés de la pénitence ! [...]

Je vous vois travaillant à perte de souffle et de santé. Tout ceci est honteux. Vos capacités exceptionnelles devraient vous donner une place sans exténuations. Bobby devrait mieux se débrouiller avec vous.

Sa place n’est plus à Paris en ce moment à tourner autour de son repaire Amélie. Il devrait être en Belgique ou en Hollande à préparer l’avenir. Il est intoxiqué par les poisons parisiens. Il en crèvera si cela continue. [...]

Faire courir éventuellement le bruit y compris à Bobby le terrible bavard - qu’après un séjour bref en Suède je suis filé - incognito en Amérique ».

Le 21 : Formation du gouvernement provisoire du général de Gaulle, comprenant cinq ministres communistes dont Ambroise Croizat qui investit le ministère du Travail deux jours plus tard. Comme le soulignent plusieurs journaux conservateurs suisses, les communistes s'assurent ainsi le contrôle de tout le secteur économique en détenant les trois portefeuilles de l'économie, de la production industrielle et du travail.

France-soir,  24 novembre 1945

Le 21 : Dernière lettre de Dominique Rolin qui, « bourrée de projets pour Paris », écrit à Denoël son intention de reprendre sa liberté.

Le 21 : L’Artisan du Livre est une petite maison d’édition qui a publié quelques livres de luxe durant l’Occupation. On reproche à sa gérante la publication, en 1941, d’une brochure contenant un article d’Abel Bonnard paru précédemment dans La Gerbe.

Il s’agit d’une brochure de commande dont tout le tirage a été diffusé par l’Université de Paris. La Cour de justice estime qu’il y a eu contrainte, et classe l’affaire.

Le 24, lettre de Céline à Marie Canavaggia : « Bobby est bavard - Dites-lui que vous pensez que je suis parti en Suède - que je n’écris plus... [...] Mais si Bobby se fixait à Bruxelles il pourrait dès à présent réimprimer mes ours - qui seraient certainement vendus au moins à l’étranger et sans doute aussi en France en catimini ».

C'est une idée qu'il reprendra quatre jours plus tard dans une lettre à son ami le docteur Alexandre Gentil : « Mon éditeur Denoël est en repasse d'emmerdements - J'ai grande peur qu'on l'épure pour finir. Il est Belge il devrait foutre le camp en Hollande - et là remonter une maison d'Edition  selon la tradition huguenote. » [L'Année Céline 2012, pp. 63-64].

Le 26 : Robert de Beauplan, journaliste à L'Illustration, est condamné à mort. Il sera gracié en février 1946 et sa peine commuée en prison à perpétuité.

Le 29 : La Cour de justice examine les cas de René Philippon, Marcel Rives et Henri Filipacchi, contre lesquels une plainte a été déposée, le 28 septembre 1944, par un « Comité de libération du Livre » dirigé par le libraire Albert Pouzergues.

Ces trois personnes sont accusées d’avoir mis en place la liste Otto et, de par leurs hautes fonctions, cautionné la politique allemande dans l’édition française. L’enjeu est donc considérable.


    Président du Syndicat des Editeurs depuis 1938, René Philippon [1891-1972] a servi de « tampon » entre la Propaganda et les éditeurs durant l’Occupation. Les témoignages en sa faveur sont nombreux et importants :

Georges Duhamel, qui atteste de sa bonne foi ;

André Gillon, directeur de la librairie Larousse, qui écrit que l’action du président n’a eu qu’un but : « tenter de sauver l’Edition française libre de l’étranglement » ;

Raymond Durand-Auzias : « Il n’est pas inutile de remarquer que tous ceux qui ont accusé M. Philippon sont des confrères connus pour leurs sentiments collaborateurs, ceux-là mêmes qui avaient formé un syndicat dissident, et qui sont aujourd’hui condamnés ou incarcérés ; tous les éditeurs propres, et ils sont heureusement la majorité, ne peuvent que féliciter M. Philippon de son action pendant l’occupation. L’assemblée générale du Syndicat s’est d’ailleurs prononcée dans ce sens à l’unanimité des 126 éditeurs présents.

En ce qui me concerne, j’étais tellement certain des sentiments de M. Philippon que, lorsque j’ai prêté mon appartement à des personnalités de la Résistance, qui y ont tenu des réunions, M. Philippon est la seule personne à qui je me sois confié. »


    Durand-Auzias n’aborde pas la question de fond, il met en cause l’honorabilité de confrères dissidents, sans oublier de rappeler qu’il a aidé la Résistance, si discrètement qu’il n’en a parlé qu’à Philippon lui-même. Mais enfin, d’autres témoignages vont dans le même sens, et M. Philippon a été inscrit chez les F.F.I. en février 1944.


    Marcel Rives [1902-1977], président du Comité d’organisation du Livre, peut compter sur des témoignages établissant qu’il a eu une action bénéfique dans le domaine de l’imprimerie française, et qu’il était au courant d’un réseau de résistance qui a évité le départ d’ouvriers en Allemagne.

D’autre part il a remis à la police un extrait du casier judiciaire du libraire Pouzergues « qui a émis de faux bons de commandes » ; on règle des comptes personnels. Il n’y a pas d’autre plainte que celle de ce libraire, sauf une de Gilbert Baudinière, mais il s’est rétracté.


    Henri Filipacchi, beau-frère de Jean Luchaire, était le chef du service Librairie des Messageries Hachette, où d’aucuns l’accusent d’avoir fait la pluie et beau temps durant la guerre.

       Henri Filipacchi [1900-1961]

On lui reproche d’avoir « désigné aux autorités allemandes, les livres dont il était désirable d’interdire la diffusion, fournissant par ailleurs à l’ennemi, alors que les Messageries Hachette étaient repliées à Clermont-Ferrand, les moyens de distribution rationnelle dans toute la France des brochures de propagande ».


    Filipacchi répond que la réquisition des Messageries rendait impossible de s’y soustraire, mais que leur diffusion a été freinée le plus possible. Pour la liste Otto, il dit que ce sont les Allemands qui l’ont élaborée et qu’il sont venus aux Messageries pour la compléter. Il a réussi à en faire retirer de nombreux ouvrages à caractère purement littéraire.

Il reconnaît néanmoins avoir demandé aux éditeurs de fournir eux-mêmes des listes de livres « qu’ils étaient mieux à même de juger que lui comme pouvant déplaire à l’occupant ». Gilbert Baudinière est son principal accusateur à ce propos, mais on apprend qu’un différend a éclaté entre les deux hommes dès décembre 1940 et que, depuis, l’éditeur ne cesse d’attaquer Hachette.


    En conclusion, le commissaire du Gouvernement déclare qu’il « convient de classer cette affaire [...], aucun fait caractérisé d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat ne pouvant être retenu à l’encontre des sieurs Rives, Filipacchi et Philippon. »

Le 30 : Cette avant-dernière journée de la vie de Robert Denoël a été particulièrement chargée en opérations financières et en rendez-vous, au point que Me Armand Rozelaar en fit réaliser une photocopie à l'intention du juge Gollety.

 

 

Sa transcription ci-dessus est due au professeur Harry Steward qui n'avait qu'une connaissance imparfaite du dossier et de l'écriture de l'éditeur : certains noms sont manifestement contrefaits. Seule une relecture complète du calepin, dont j'ai offert une copie photographique intégrale à la BLFC et qui se trouve aujourd'hui à l'IMEC, où elle n'est plus accessible, permettrait une interprétation cohérente de son contenu. Dans la rubrique Créanciers, j'ai reproduit l'argumentation de Me Rozelaar devant la juridiction civile.

 

Décembre

 

Le 1er : Denoël et Morys reçoivent aux Editions de la Tour la visite de Fernand Houbiers, cousin de Cécile. Houbiers, qui est « agent commercial », semble avoir été pressenti par Denoël pour lui procurer des pièces d’or.


    Dans la déclaration qu’il fera à la police en janvier 1950, Houbiers précisera : « Je lui avais conseillé d’acheter de l’or et je puis affirmer que trois ou quatre fois il m’a montré, dans l’un des tiroirs de son bureau de la rue Amélie, une vingtaine de pièces d’or qu’il me disait avoir achetées. Il m’a dit un jour en avoir pour un million cinq cents mille francs.

La dernière fois que j’ai vu Robert Denoël, il était porteur d’une petite mallette qui contenait, d’après ses dires, tout son or. Il m’a dit avoir l’intention d’échanger cet or contre des dollars et m’a demandé mon avis à ce sujet. Il m’a fait soupeser la mallette et j’ai estimé son poids très approximativement à 2 ou 3 kilos. »

Les déclarations de Houbiers sont intéressantes mais manquent toujours de précision. C'est pourquoi, sans doute, elles furent systématiquement écartées par la police et par le procureur général. Quand avait-il conseillé à Denoël d'acheter de l'or ? Il ne le dit pas.

Si l'éditeur lui a montré des pièces qu'il serrait dans un tiroir de son bureau, rue Amélie, c'était bien avant le mois d'août 1944, et il les avait acquises ailleurs que chez lui. Lorsque Denoël lui dit, qu'au total, il en a acquis pour plus d'un million et demi de francs, on ne sait pas à quand remonte cette conversation. En fait, Houbiers ne paraît pas lui en avoir procuré : il a surtout servi de conseiller.

Mais quand Houbiers déclare que « la dernière fois » qu'il a vu Denoël, il portait une mallette qui contenait «tout son or » et qu'il avait l'intention de le convertir en dollars, on comprend que cette rencontre avait eu lieu peu avant que les banques soient nationalisées, l'or interdit, et la monnaie française dévaluée, c'est-à-dire le 3 décembre 1945.

Albert Morys avait été plus précis. Lors de son audition par la police, le 31 janvier 1950, il déclara : « Le 1er décembre 1945, veille de la mort de Mr Denoël, j’ai reçu au siège des Editions de la Tour, 162 Bd de Magenta, la visite de Mr Houbiers. Mr Denoël se trouvait présent. Ils sont sortis ensemble et d’après ce que m’a dit Mr Houbiers, quelques jours après le décès, en quittant les Editions de la Tour, ils sont allés au café où Mr Denoël a montré une poignée d’or, d’un geste nerveux, en disant : " Que veux-tu que je fasse de ça...? " »

Si Denoël, le samedi 1er décembre, se demande nerveusement ce qu'il peut faire de ses pièces d'or, c'est qu'il n'ignore pas que deux jours plus tard, les opérations sur l'or entreront dans la clandestinité. L'éditeur avait-il donc tardé à convertir ses pièces en dollars ? D'autre part, Houbiers n'a parlé que d'une poignée de pièces exhibées dans un café, et non d'une mallette remplie d'or qu'il aurait soupesée.

Le 1er, Denoël achète un billet de théâtre pour deux fauteuils d'orchestre à une représentation, le lendemain soir, de « Zig-Zag » chez Agnès Capri, 26 rue de la Gaieté à Montparnasse. Ce billet acquis auprès de l'Agence des Théâtres, 14 boulevard de la Madeleine, porte le n° 3214, et les sièges réservés les n° 55 et 57.

      

L'Epoque,  1er et 12 décembre 1945

Le 1er, Céline écrit à Marie Canavaggia : « Je suis inquiet aussi pour Bobby. Gallimard ne le lâchera jamais. Il s’agit de régler les rancunes personnelles. Vous parlez si les idées on s’en fout bien ! surtout Gallimard. Bobby était aussi un peu cassant et avantageux - mauvais diplomate - cajoleur mais lourd - parmi tant de qualités - Enfin tenez-moi au courant. »

Dans sa lettre du 5, qu’il joint à la première, ignorant les événements survenus entre-temps, il écrit : « Pourvu que du côté de Bobby les choses ne se soient point non plus très aggravées. Je tremble. »

En novembre, déjà inquiet, il avait écrit au docteur Alexandre Gentil : « Mon éditeur Denoël est en passe d'emmerdements. J'ai grand peur qu'on l'épure pour finir. » [lettre inédite, vente Artcurial Paris, 9 mai 2011].

Le 1er : Parution du troisième numéro des Temps Modernes, dans lequel Jean-Paul Sartre publie son célèbre « Portrait de l'antisémite » où il met en cause Louis-Ferdinand Céline : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des Nazis, c'est qu'il était payé. »

 

 

 

Ce texte indigne n'a pu causer directement de tort à Céline ni, sans doute, à Denoël. Mais Sartre faisait aussi partie, depuis septembre 1944, de la Commission d’épuration de l’Edition et, à ce titre, il était tenu à un devoir de réserve dont il a fait bon marché.

On peut croire que sa parole, qui avait du poids à cette époque, a permis les commentaires les plus désobligeants au lendemain de la mort de l'éditeur. Si seulement le philosophe, qui plaidait si éloquemment la cause de Gaston Gallimard devant ses pairs, avait fait preuve de mansuétude dans ses jugements quant aux autres éditeurs, peut-être les éditorialistes parisiens auraient-ils hésité à qualifier le meurtre de Robert Denoël de règlement de comptes partisan, qui permettait toutes les interprétations.

Deux ans plus tard Céline réglait ce compte avec Sartre : « Il faut que je lise absolument, paraît-il, une sorte d'article, le Portrait d'un Antisémite, par Jean-Baptiste Sartre (Temps modernes, décembre 1945). Je parcours ce long devoir, jette un œil, ce n'est ni bon ni mauvais, ce n'est rien du tout, pastiche... »

Le 2 : L'Humanité publie la composition des différents cabinets ministériels investis par les communistes, dont celui d'Ambroise Croizat :

 

Le 2, Comme tous les dimanches au matin, Robert Denoël voit son fils : « Ils visitèrent la maison de Victor Hugo, place des Vosges ; puis passant quai de la Mégisserie, Robert acheta un couple de perruches, une cage, et remit le tout au Finet pour qu'il les remette de sa part à sa maman », écrit Morys.

Robert Denoël et Jeanne Loviton sont invités à déjeuner chez Marion Delbo, qui habite la Tour de Nézant, à Saint-Brice-la-Forêt, en Seine-et-Oise. Ils y passent la journée en compagnie de quelques amis : Charles Baron et sa femme, Claude Rostand, critique musical [1912-1970].

De retour rue de l’Assomption, ils se rendent ensuite au Théâtre Agnès Capri, à Montparnasse, où l’on joue «Zig-Zag » à 21 heures.

Un pneu de leur voiture crève à proximité de l’esplanade des Invalides. Pendant que l’éditeur entreprend de changer la roue, son amie va demander un taxi au poste de police de la rue de Grenelle.

Point rouge : le lieu de l'attentat

A 21 heures 30, un appel de Police-Secours avertit qu’un attentat vient d’avoir lieu à l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle.

Les agents y découvrent le corps de Robert Denoël, qui a été abattu d’une balle dans le dos. Transporté à l’hôpital Necker, il y meurt à 22 heures, sans avoir repris connaissance [cf. Assassinat].

Dans son portefeuille, on trouve ses papiers, son agenda personnel, un carnet de métro, et une somme de 12.000 francs : « Ce n'était pas le prix du dernier costume que Robert s'était fait faire et dont la maison Lanvin envoya la facture à sa veuve peu après : 12 182 francs 40 », écrit Morys.

Le 3 : A 14 heures, le corps de l'éditeur quitte la morgue de l'hôpital Necker pour l'Institut médico-légal, rue d'Assas, où il sera autopsié le lendemain par le professeur René Piédelièvre.

Le 3 : Nationalisation des banques, suivie, le 26, de la dévaluation du franc.

Le 3 : Edmond Buchet consacre une page de son journal à l'assassinat de Robert Denoël, en reprenant les informations qu'on trouve dans la presse, y compris les erreurs à propos de « la voiture de Mme Domat », et en concluant : « Il figure encore à la première page des journaux du soir. Même sa mort aura été publicitaire. »

Aujourd'hui comme en 1975, quand j'ai lu Les Auteurs de ma vie dans son édition de 1969, j'ai eu des doutes quant à la spontanéité de ce journal qui, trop souvent, sent la réécriture et le « toilettage ». Buchet n'est entré dans l'édition qu'en 1935 et on se demande s'il en connaît bien les coulisses.

Il est néanmoins le seul à écrire : « Ce qu'il y a de troublant, c'est que Denoël se trouvait à la veille de passer devant un tribunal qui l'aurait probablement blanchi car il avait multiplié les démarches, et que, d'autre part, il avait menacé d'ouvrir un dossier qu'il avait constitué à propos d'un de nos plus grands confrères. »

Si Edmond Buchet a bien rédigé cette note le 3 décembre, il faut bien constater qu'aucun journal n'a, avant le 4 décembre, mentionné le dossier constitué par Denoël, et, d'autre part, quand la presse a commencé à en parler, c'était pour révéler que Denoël avait l'intention de « mouiller » d'autres confrères qui « en avaient fait autant que lui ». Et si l'éditeur avait revu son texte, il aurait probablement corrigé « Mme Domat » en « Mme Loviton ».

Aucun journal n'a jamais parlé d'un grand éditeur mis en cause par Denoël, et n'a affirmé que la Commission interprofessionnelle d'épuration de l'Edition l'aurait probablement blanchi en raison des démarches qu'il avait multipliées. Buchet donne peut-être là, l'un des seuls témoignages directs de ce qui se disait au sein de la corporation.

Le même jour Jean Galtier-Boissière, qui est aussi éditeur, note dans son propre journal :

Un confrère qui qualifie de publicitaire sa mort violente, un autre qui improvise un jeu de mots à partir du titre d'un film à succès de 1941... L'animosité de la profession envers Denoël n'a pas connu d'éclipse depuis 1930.

Le 3 : Procès de l’éditeur Gilbert Baudinière, à qui on reproche l’édition de seize ouvrages tendancieux. Sa maison emploie trente-trois personnes et son catalogue comporte 450 titres.

Il se défend en disant qu’ils ne représentent qu’un pourcentage infirme de sa production (2 %) et qu’ils lui ont été imposés par l’occupant. Sa tentative d’épurer l’édition en septembre 1944 en confirmant les exclusions du Syndicat des Editeurs, sauf la sienne, ne plaide pas en sa faveur. Il n’obtient d’ailleurs qu’un seul témoignage à décharge, celui de son personnel qui signe une pétition demandant son retour à la tête de la maison d’édition.

Décision de la Commission interprofessionnelle : il lui est interdit « de conserver un poste de commandement dans la profession d’éditeur ». Baudinière introduit une requête contre cette décision auprès du Conseil d’Etat, qui la rejettera le 21 mars 1947.

Le 4 : Le Courrier de Paris publie, sous la signature d’Emmanuel Car, un article à sensation qui présente le témoignage d’un témoin oculaire de l’assassinat de l’éditeur Denoël [cf. Presse].

Ce pseudo-témoignage, sur lequel s'appuiera la première enquête de police pour conclure au crime d'un rôdeur, est entièrement fabriqué.

Le 4 : Antonin Artaud, interné à Rodez, écrit à Henri Parisot qu’on empêche « par envoûtements » ses amis de venir le voir, notamment Raymond Queneau : « Est-il lui aussi devenu par magie un autre qui ne m’aime plus et me renie quand c’était un de mes meilleurs amis ? Et depuis hier soir dimanche 2 décembre à 10 heures n’est-il pas de nouveau éclairé ? »


    Artaud veut sans doute dire à Parisot : « Voyez ce qui arrive aux amis qui ne viennent plus me voir ». Mais par quelle étrange prescience a-t-il deviné qu’un événement extraordinaire avait eu lieu la veille à cette heure-là ? Il n’a appris la nouvelle de la mort brutale de son éditeur que deux jours plus tard puisqu'il écrit, le 6 décembre, au même Parisot : « J'ai appris ce matin aussi l'assassinat de Robert Denoël. » (Œuvres complètes, XIV, p. 73).

D’autre part Artaud lui gardait une ancienne rancune : « N’oubliez pas que Denoël, qui a depuis été assassiné, m’a fait transférer à Rodez pour ne pas devoir mes payer mes droits d’auteur sur une nouvelle édition des Nouvelles Révélations de l’être et de Héliogabale (au moins 50 à 80 000 francs d’avant la guerre », écrit-il le 12 décembre à Parisot. A ma connaissance, ces deux titres n'ont pas été réimprimés avant 1945.

Le 4 : Sortie sur les écrans parisiens de « La Ferme du pendu », un film de Jean Dréville tiré du roman éponyme de Gilbert Dupé que Denoël a publié en 1944. Dans le rôle principal, Charles Vanel ; dans un petit rôle : André Bourvil, alors débutant.

  

                                                 Edition de 1944                             Réimpression de 1945

Le 6 : Le prix Femina est attribué à Le Chemin du soleil d'Anne-Marie Monnet publié aux Éditions du Myrte.

Le 8 : Enregistrement, au tribunal de Commerce de la Seine, de la cession par Robert Denoël, de toutes ses parts dans sa société d'édition à la Société des Éditions Domat-Montchrestien, représentée par Jeanne Loviton.

Le 8 : Céline, enfin avisé du meurtre de son éditeur, écrit à Marie Canavaggia : « Je me méfiais je vous écrivais qu’il devait quitter Paris et la France... Evidemment il voulait se défendre sur place... où serais-je si j’avais suivi son conseil ? il s’étonnait que je partisse... Et lui à présent. Quelle tristesse... [...] Envoyez-moi je vous prie tout ce qui paraîtra au sujet de ce malheureux quelles ordures vont-ils déterrer ?...»

Le 8 : Les Lettres Françaises dont Aragon est directeur consacrent un entrefilet à l’affaire : « L’éditeur Denoël assassiné. Crime crapuleux, c’est infiniment probable. Il n’en reste pas moins vrai que s’il avait été arrêté - comme c’eût été justice - il serait sans doute encore en vie, murmurait un quidam. Les autres éditeurs vont-ils se constituer prisonniers ? »

C'est un choix que Denoël paraît avoir fait en se présentant spontanément, le 6 février 1945, devant un juge d'instruction qui, deux semaines plus tard, l'a inculpé mais sans le priver de liberté. L'éditeur cherchait-il à se mettre à l'abri ? Il ne semble pas. Confiant dans les relations de sa compagne, il ne voulait pas paraître « en fuite » plus longtemps.

Champigny était d'avis qu'il aurait dû se constituer prisonnier : « J’ai souvent pensé qu’avec son goût du risque, il eût mieux fait de risquer six mois de Fresnes. Grâce à la puissance occulte de J.V. [Jean Voilier] et de ses entours, certes, son nom ne fut jamais prononcé, son dossier fut enfoui, le non-lieu décrété. Mais dans un procès, il avait tant de chances de son côté. Il ne faisait pas de politique, il avait édité des auteurs de tous les bords et cela bien avant 1939, même avec le Document ses travaux même plaidaient sa cause. La fatalité de son destin voulut qu’il résolut de se cacher au lieu d’admettre qu’il s’était trompé et avait perdu. » [Lettre à Cécile Denoël, 22 décembre 1945].

Le 10 : Le prix Goncourt est attribué à Mon village à l'heure allemande de Jean-Louis Bory (Flammarion), le prix Renaudot à Le Mas Théotime d'Henri Bosco, publié par Edmond Charlot, un éditeur installé à Paris depuis mai 1945.

Le 10, lettre de Céline à sa secrétaire : « J’attends les nouvelles du meurtre de ce malheureux. Il n’en reviendra pas bien sûr. La nuit s’épaissit. Il divorçait encore en plus ! Voilà tout un pan de mon passé qui s’effondre... et dans ces atroces circonstances. [...]

Voulez-vous écrire à Mr Bonabelle [...] Il tient je crois un magasin de vieux disques Rue de Tournon - C’est un homme très fin très honnête très artiste mais très timide et malade - Il connaît à fond le milieu de l’édition et l’édition. Il a édité lui-même. Il connaissait très bien Denoël qu’il détestait et ses affaires - (il a été empilé par lui).

Je voudrais que vous le voyiez, et que vous lui fassiez comprendre que j’ai pleine confiance en lui et que je voudrais qu’il m’édite lui lorsque ce sera possible, si la boîte Denoël tombe en liquidation déconfiture ce qui est à présent bien probable. Que deviennent alors dans ce cas mes livres et mes contrats ?

Il connaît aussi très bien Philipacci de chez Hachette (là gros danger et silence). Il le sait il est très discret - Ce qu’il pense d’une édition en Belgique etc... qu’il voie non seulement un service mais une collaboration très intéressante pour nous trois. Il est très capable de suivre très bien cette affaire. Il a beaucoup de goût (bien plus que le malheureux Bobby) ».

On ignore si Charles Bonabel a été « empilé » jadis par Denoël : le témoignage qu'il a donné en 1969 permet seulement de confirmer qu'il avait, en 1932, été chargé par l'éditeur d'étudier les possibilités techniques de lancer un journal pour enfants [cf. 1969].

Le 11 : Enterrement de Robert Denoël dans un caveau provisoire du cimetière du Sud-Montparnasse. Une messe a été célébrée à midi à l’église Saint-Léon, place Dupleix, dans le XVe arrondissement.

 

Le 12, Céline écrit à Marie Canavaggia, qui a assisté à l’enterrement : « Voilà. Cette tombe est refermée. Une de plus... avec ce malheureux s’ensevelissent bien des choses... tant de choses que la vie s’arrête... Que cela ne palpite plus. Que le cœur reprend sur un autre rythme. Pauvre Denoël son Renaudot ! nous deux si misérables alors déjà... et puis ce Goncourt truqué escamoté... et puis l’essor et puis cette espèce de gloire si menacée si périlleuse si méchante si précaire déjà toute pétrie de venins de haines et puis l’issue... ce bas crime... tout de même bien douteux... il est mort comme Jérôme Coignard une nuit d’accident de voiture... était-ce le même meurtrier ?...

Vous êtes seule là-bas à recevoir tout ce poids de chagrin et drame. [...] Qui peut le remplacer à présent ? évidemment personne n’a la taille... Barjavel ? Quelle est ma situation dans ce cas (déjà si complexe) ? Bonabelle saura tous les dessous des combinaisons qui se présenteront (par Hachette). [...] Voilà, la besace aux chagrins s’est accrue d’un poids bien amer bien démoralisant - il faut tout de même poursuivre la route ».

Le 13, article dans Midi-Soir : « L’affaire Denoël pourrait rebondir ». Selon l’échotier, l’hypothèse du crime crapuleux semble devoir être abandonnée au profit d’un crime inspiré par la vengeance ou par quelque mobile encore mystérieux. Une lettre signée « V.N. » aurait été adressée à la préfecture de police, dans laquelle son auteur se déclarait prêt à faire des révélations par l’entremise d’un quotidien. L’affaire n’aura pas de suite.

Le 14, lettre de Céline à sa secrétaire : « Je reçois à l’instant votre lettre après l’enterrement. Ce calvaire des souvenirs est atroce et irrésistible. Juste au moment du Goncourt. 15 années plus tard... Quelle courbe... quel périple maudit. Le pauvre homme la destinée le rattrape comme en un filet... Vous avez dû attirer l’attention des curieux à ces funérailles... Quelle était l’impression des gens ? Il était extrêmement connu dans le milieu.

Je ne peux pas me détacher de cette minute abominable. Il me semble que j’ai laissé en France un double qu’on écorche à plaisir, tantôt ceci, tantôt cela. Une malédiction lente et féroce qui me lacère à plaisir. Et si impuissant ! [...] Ah ! ma pauvre amie quels deuils nous écrasent. Je ne sais plus à quel cimetière me vouer. J’ai partout à présent des morts en souffrance. C’est toujours terrible pour un celte de ne même plus pouvoir aller se recueillir. On m’aura fait toutes les peines ».

Céline trouve les mots justes pour qualifier son éditeur : un double qu'on a écorché en son absence. Mais jamais, par la suite, il ne trouvera le temps d'aller se recueillir sur sa tombe. Dans une première version de Féerie rédigée durant son incarcération, il écrit : « Enfin une lettre de Marie ! Denoël vient d’être assassiné - les journaux - Je le vois encore Denoël - place des Invalides - Il a payé. » Robert Denoël est, en effet, le seul qui ait payé.

Quelques jours plus tard, Albert Morys met en vente le dernier volume conçu par Denoël : Le Bonheur du jour, un charmant almanach tiré à 1 000 exemplaires auquel il avait apporté tous ses soins durant l'été 1945.

 

     

Robert Denoël aura terminé, contre son gré, sa carrière comme il l'avait commencée : avec un livre de luxe dû à un auteur belge, Lucien François étant le neveu d'Albert  t'Serstevens.

Le 15 : Samedi-Soir révèle la présence de Louis-Ferdinand Céline à Copenhague : « Avec la complicité des nazis, il avait pu faire porter dans une banque danoise l'énorme total de ses droits d'auteur. Mais Denoël mort, qui pourra éditer ses œuvres ! »

Ce Soir,  19 décembre 1945

Le 17 : Céline et sa femme sont arrêtés à Copenhague et incarcérés. « Drôle ?... drôlerie ?... que le lendemain de l’assassinat, Esplanade des Invalides, moi, mon tour, j’étais agrafé ! à l’autre bout de l’Europe !... et pas pour rire !... pour le compte ! » [D'un Château l'autre].

Le 17 : Le prix Interallié est attribué à Drôle de jeu de Roger Vailland, publié chez Corrêa.

Le 18 : L’éditeur Emile-Paul, président du « Groupement de la Fidélité française » créé en décembre 1944, écrit à la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration pour protester contre les sanctions trop indulgentes qu’elle prononce : « Non seulement les éditeurs et libraires sont émus par l’abandon de toutes poursuites contre les éditeurs coupables de collaboration avec l’ennemi, mais le public lui aussi est surpris qu’il n’y ait aucune sanction. »

Le 19 : Procès des Editions du Livre Moderne. Ses directeurs, emprisonnés, ont dirigé durant l’Occupation une maison d’édition aryanisée, Ferenczi. On se doute qu’il seront sévèrement sanctionnés : Jean de La Hire et André Bertrand sont en effet exclus de la profession.

Jean de La Hire, emprisonné depuis le 21 mai, prendra la fuite durant un transfert à l'hôpital, le 3 février 1946. Condamné par contumace le 30 avril 1948 à dix ans de réclusion et à la dégradation nationale, il se constituera prisonnier le 3 décembre 1951. Il est mort le 6 septembre 1956.

Le 21 : La Commission nationale interprofessionnelle d’épuration envoie sa démission au ministre de l’Information.

Elle n’a pas été écoutée : « La Commission nationale d’Epuration n’a pas cru devoir suivre les propositions faites par la Commission consultative. Dans certains cas même, des éditeurs sur lesquels l’unanimité s’était faite pour exiger leur éviction définitive de la profession ont été acquittés ou frappés d’un simple blâme. »


    En conséquence, les membres de la Commission, jugeant « qu’il est profondément immoral que des écrivains soient sévèrement, parfois mortellement frappés pour leurs écrits, et que les éditeurs qui ont diffusé ces écrits soient absous », se désolidarisent de l’épuration ainsi conçue et donnent leur démission.


    Les membres de cette Commission qui n’avait qu’un rôle consultatif s’étaient vite aperçu que le gouvernement ne souhaitait pas une épuration trop stricte de l’Edition française : les principaux dirigeants des maisons d’édition, même compromis, continuaient à s’occuper de leurs maisons sous la même raison sociale que celle qu’ils utilisaient pour publier les livres de propagande sous l’Occupation.

Le 22 : Champigny, qui vit seule près de Vayrac, en Dordogne, écrit à Cécile Denoël : « Toujours seule dans ma chaumière, je n’avais pas ouvert l’appareil de radio depuis bien des semaines ; quand, le lundi [3 décembre], sans savoir l’heure... sans regarder, sans chercher un poste, mue par un geste forcé, j’ouvris pour entendre le milieu de la phrase sans espoir "...diteur Robert Denoël a été abattu hier..." Je restai là, hébétée, ne sachant pas bien si je ne venais pas une fois de plus d’être empoignée par l’une de ces hallucinations (visuelles ou auditives) qui sont le pire de mes souffrances quand mon cerveau malade frôle la folie...

Je me mis à guetter les pas sur la petite route, ne pouvant marcher, donc sortir, j’envoyai porter un papier au téléphone pour demander aux garagistes de Vayrac de courir acheter les journaux... ils le firent... appelèrent la cabine le soir, puis encore le lendemain pour dire : rien...

Le mercredi une lettre de Mme Delpech (l’amie de Tosi) disant : je ne veux pas, sachant combien vous aimiez Denoël, que vous appreniez par des journaux hostiles ou indifférents la terrible nouvelle. Elle me disait que tu étais seule, que l’on t’avait appelée en pleine nuit pour aller le reconnaître ».

Le 23 : Sous le titre « Ces messieurs ont peur », Week-End consacre un entrefilet ordurier à l’éditeur assassiné. C’est le seul que j’aie rencontré : il fallait que ce fût dans un hebdomadaire belge ! [cf. Presse].

Le 28 France-Belgique, un autre hebdomadaire belge dirigé par Jean Bardanne, s'en prend avec autant d'élégance à Céline, dont il vient d'apprendre l'arrestation : « Après un long séjour à Copenhague, Louis-Ferdinand Céline - de son nom actuel Ferdinand Destouches - écrivain scatologue, insulteur de la France et nazi frénétique notoire, a été arrêté par la police danoise.

Il se fit connaître par son Voyage au bout de la nuit, qui obtint presque le Goncourt. Son livre suivant, Mort à crédit, eut également un gros succès. Mais alors churent, coup sur coup, Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et Les Beaux Draps, ouvrages antisémites qui font confondre la plume de Céline avec un tuyau d'égoût. Dès l'arrivée des Allemands en France, il se mit à leur service pour continuer ses campagnes contre les Juifs, les Protestants, le Pape, les francs-maçons, les rois de France, etc. Ce demi-délirant va refaire son voyage à l'envers, pour s'entendre condamner à mort... sans crédit... Une bagatelle... »

L'Impartial,  3 janvier 1946

Le 28 : Mariage de Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, avec Suzanne Borel, directeur adjoint de son cabinet : « J’ai eu le privilège assez rare d’être l’agent d’un département ministériel avant d’en épouser le chef», écrira-t-elle.