Robert Denoël, éditeur

Un Colt 45

L’arme de poing qui a tué Robert Denoël n’a jamais été retrouvée mais, le soir même de l’attentat, les policiers trouvent la balle qui l’a frappé : « Les gardiens de la paix nous remettent une balle du calibre de 11 mm, paraissant avoir été tirée par un pistolet du type ‘Colt’. Un morceau de tissu adhère à cette balle qu’ils disent avoir trouvée dans les vêtements de la victime. Nous avons déposé cette balle à Monsieur Pinault, commissaire divisionnaire, chef de notre service », écrit l’inspecteur Ducourthial dans son rapport du 25 janvier 1946.

De ses premières constatations faites à la morgue de l’hôpital Necker, il ressort que «La mort était consécutive à une blessure par balle dont l’orifice d’entrée se remarquait au-dessous de l’omoplate gauche et la sortie, en dessous du téton droit. Le corps avait été traversé de part en part, en diagonale, suivant une trajectoire sensiblement horizontale, par le projectile qui a été retrouvé dans les vêtements de la victime.

On relevait des traces correspondant à ces orifices sur les vêtements qui ont été saisis. Aucune trace de poudre ni de brûlure ne se trouvant sur le veston, nous permettait de déduire que le coup de feu n’avait pas été tiré à bout portant.»

Un second élément a été localisé : « La douille du projectile a été retrouvée sur les lieux de l’attentat, le lendemain matin par les gardiens de la paix. Elle se trouvait sur le trottoir, à environ un mètre en avant de la voiture ; ce qui paraît indiquer que le coup de feu a été tiré à cet endroit ».

Dans ses conclusions l’inspecteur écrit, qu’à son avis, le tireur, qui « se trouve en avant de la voiture, tire et atteint sa victime au moment où elle se trouve déjà sur le trottoir d’en face, à 25 mètres environ de la voiture. »

Quant à l’identité de l’agresseur, il pourrait s’agir d’ « un soldat américain, d’autant plus que l’arme est un pistolet de marque américaine, et que des militaires de l’armée américaine, notamment des noirs, stationnaient avec leurs camions dans le parc aménagé sur l’esplanade des Invalides. »

Plusieurs agressions ayant eu lieu dans le quartier les jours précédents, les policiers effectuent, en voiture, une surveillance discrète du lieu de l’attentat et appréhendent, le lendemain à 20 heures 30, deux jeunes vauriens non armés qui « commettaient des vols dans les camions américains stationnés sur l’esplanade des Invalides ; ceux-ci remisaient leur butin, avant de l’emporter, dans le square tout proche ». Comme il s’agit de voleurs âgés de 13 et 15 ans, il était improbable qu’ils fussent mêlés à un attentat où une arme de poing de gros calibre avait été utilisée.

Ducourthial fait alors diffuser un télégramme dans tous les services de la Préfecture de police, « afin que l’on nous fasse connaître toutes opérations en cours desquelles des individus auraient été ou viendraient à être appréhendés en possession de pistolets du type ‘Colt’. Seuls, en effet, l’examen et la comparaison des projectiles tirés par ces pistolets avec ceux (la balle et la douille) retrouvés soit sur les lieux de l’attentat, soit dans les vêtements de la victime, peuvent nous permettre de nous mettre sur une piste intéressante. »

Il y avait peu de chances pour qu’on mît la main sur un récidiviste, mais la police arrêta néanmoins, au cours du mois de décembre 1945, trois individus porteurs d’un Colt du calibre 11 mm 43, qui avaient commis des vols à main armée dans différents quartiers de Paris. Deux d’entre eux étaient âgés de 30 ans, le troisième, de 16 ans, à peine.

En février 1950 encore, au cours de la troisième enquête de police, des Colt 45 appartenant à un individu emprisonné pour détention illégale d’armes sont comparés avec la douille et la balle ayant tué Denoël, sans succès.

Le 4 décembre 1945, le professeur René Piédelièvre, pratique l’autopsie du corps de l’éditeur : « A la partie postérieure du thorax, 1/3 inférieur, côté gauche, un orifice de projectile (entrée) typique. Il est caractérisé par l’orifice proprement dit, avec collerette d’érosion. L’ensemble mesure environ un centimètre. Il n’y a pas de tatouage par grains de poudre. Un orifice de sortie du projectile se trouve en avant, sur la partie antérieure du thorax, à 7 centimètres au-dessous et très légèrement en dedans du mamelon droit. Il mesure près de 2 centimètres. »

Dans ses conclusions, il écrit : « Le projectile, vraisemblablement balle provenant d’une arme à feu courte, devait être d’un calibre assez important. Le trajet a été d’arrière en avant, de gauche à droite et très légèrement de bas en haut. La mort a été rapide. Par ailleurs, bien que les vêtements aient pu arrêter les grains de poudre, l’examen de l’orifice d’entrée dans la peau oriente vers un coup de feu tiré de loin, par une arme à feu courte. »

Le 14 janvier 1946, le professeur Charles Sannié, Directeur du Service de l’Identité Judiciaire de la Préfecture de Police, fait retirer du greffe trois scellés contenant « un veston et un gilet bleu marine rayé blanc, une douille calibre 11 mm retrouvée sur les lieux, et une balle de colt 45 à laquelle adhère un petit morceau de tissu ».

Un mannequin a été habillé du veston et du gilet de la victime, et son équipe a procédé à une reconstitution afin d’établir la direction du tir : « Il est probable que la victime était penchée au moment du coup de feu tiré dans le dos, et que le veston n’était pas boutonné, laissant flotter ses pans. »

Les vêtements ne portant aucune trace de brûlure, il est probable que le tir « a été effectué à une distance égale ou supérieure à 50 centimètres. »

    Quant au projectile : « La douille du scellé 2, du calibre américain 45, correspond au calibre millimétrique français 11 mm 43 ».

Le médecin légiste considère que le coup de feu a été tiré de loin, « à moins que les vêtements aient pu arrêter les grains de poudre », ce qui n’est pas le cas.

Le 25 mai 1950, l’inspecteur Voges, qui a repris l’enquête, remet au juge Gollety son rapport dans lequel il donne de nouvelles précisions : « D’après les constatations faites à l’hôpital Necker dans la nuit du drame, le cadavre ne portait aucune trace de violence, à l’exception d’une blessure par balle, dont l’orifice d’entrée se situait au-dessous de l’omoplate gauche et la sortie en-dessous du téton droit. Le corps a été traversé de part en part, en diagonale suivant une trajectoire sensiblement horizontale par le projectile qui était à fleur de peau (d’après le brigadier Lefèvre), retrouvé dans les vêtements (d’après les enquêteurs).

Les traces correspondantes à ces orifices ont été relevées sur les vêtements, qui ont été saisis. Le projectile, une balle de 11 mm, a été remis aux enquêteurs par le gardien au début de leurs investigations, ainsi que la douille du projectile, découverte le lendemain sur le trottoir à un ou plusieurs mètres en avant de la voiture, par les gardiens de la paix. »

Dans son réquisitoire, le procureur Besson écrit, le 1er juillet 1950 : « Une douille du calibre américain 45, correspondant au calibre français 11 mm 43, fut retrouvée dans la soirée, à quelques mètres en avant de la voiture automobile que conduisait Denoël et qui était arrêtée à l’entrée du boulevard, le long d’un trottoir bordant un square, de l’autre côté de la chaussée par rapport au ministère du Travail.

Les constatations ont amené l’Identité Judiciaire à supposer que Denoël, atteint d’une balle près de sa voiture, avait traversé le boulevard pour appeler à l’aide, mais s’était affaissé sur le trottoir près du ministère du Travail. »

Cécile Denoël et son avocat se sont interrogés sur l’arme utilisée. Le 8 janvier 1950, la veuve de l’éditeur écrit au juge Gollety : « Le lieu de l’attentat, la position du corps, la blessure, la balle qui l’avait frappé, le fait que ni son portefeuille ni son pardessus n’avaient disparu, me laissaient penser qu’il s’agissait d’autre chose. En effet, mon mari a été retrouvé de l’autre côté du boulevard des Invalides, ayant à proximité de ses mains le cric et la manivelle.

Il a été frappé d’une balle de 11 mm, alors que le calibre du ‘Colt’ américain dont est dotée l’armée depuis 1941 est du calibre 11 mm 43. Il s’agissait donc d’un ancien modèle et le fait m’a été révélé après la première enquête. Puis, il s’agit d’une arme légèrement déviée, ainsi qu’en font foi les constatations opérées sur la douille retrouvée dans le ruisseau ; donc d’une arme ancienne ayant déjà servi. »

Le 17 janvier, le journaliste Paul Bodin, qui avait fait sa petite enquête, écrivait dans Carrefour : « L'arme du crime était celle d'un tueur et il semble bien que le même genre d'arme ait été employé, ultérieurement, dans des règlements de compte sensationnels. »

Dans un mémoire remis, le 15 mai 1950, au procureur Besson, Jeanne Loviton elle-même avait écrit : « La police suppose-t-elle, un instant, que M. Roland Lévy, actuellement membre du Conseil de la Magistrature, et M. Hanoteau, dans les loisirs que leur laissent leurs occupations, font métier de tueurs à gage ? »

Examinons cette arme américaine de fort calibre, appelée communément « Colt 45 » à cause de la munition de calibre 45ACP [Automatic Colt Pistol] qui lui est destinée. Conçu en 1911 par John-Moses Browning, ce pistolet automatique porte le nom officiel de « Colt 1911 » et il fut adopté par L’U.S. Army dès le 23 mars 1911.

 

Sa munition a une efficacité redoutable avec son projectile blindé à noyau de plomb d'un poids de 15 gr soit 230 grains et une énergie cynétique de 49 Kgm (477 joules).

C’est une balle de gros calibre lourde et lente qui développe un recul important pour une énergie réduite. Elle mesure 35 mm et son diamètre est de 12 mm. La notice qui lui est consacrée sur Wikipédia précise qu'un tel projectile « transmet, à taux d'expansion égal, davantage d'énergie à la cible qu'un plus petit calibre. Cela augmente les chances d'endommager un organe vital, ce qui se traduit par un bon pouvoir d'arrêt ».

Très apprécié pour cette puissance d'arrêt, le Colt modèle 1911 a été quelque peu modifié en 1926 pour aboutir au modèle 1911 A1. La puissance d'arrêt d'une arme ou plutôt d'une munition désigne sa capacité à mettre un individu hors d'état de nuire, ce qui ne signifie pas forcément le tuer, disent les spécialistes, qui ajoutent : « elle réduit la capacité du projectile à traverser la cible, fait intéressant car un blessé nécessitera alors une intervention médicale plus lourde, un chirurgien devant extraire la balle qui ne sera pas ressortie d'elle même ».

C’est un modèle semi-automatique, avec un chargeur de 7 cartouches de 11,43 mm, capable de tirer 20 coups à la minute. Son « pedigree » indique qu’il est d’une précision moyenne, et que sa portée est de 50 mètres. Il pèse 1 kg 06 [chargé : 1,271 kg] et mesure 218 mm de long. Les officiers américains, auxquels il était destiné, le considéraient comme « maniable, compact et solide ».

Qui est capable de se servir d’un Colt 45 ? A peu près tout le monde, semble-t-il. Comme l’explique un spécialiste, une arme à feu « est un simple outil et ce qui compte est ce qui se passe dans la tête. C'est le cerveau qui est l'arme, le pistolet n'est qu'une extension de la volonté. N'oubliez pas les trois secrets : vision nette du guidon, alignement de la visée, contrôle de la détente, ce sont les trois règles essentielles qui permettent de ne pas rater la cible. »

Le pistolet qui a servi à abattre Denoël était-il un « 1911 » ou un « 1911 A1 » ? En d'autres termes, s’agissait-il d’un ancien modèle disponible sur le marché civil, ou bien d’un pistolet réservé à l’armée américaine ?

Les rapports de police indiquent que la balle retrouvée sur la victime est du calibre 11 mm., alors, dit Mme Denoël, que le « Colt utilisé depuis 1941 par l’armée américaine tire des balles de 11 mm 43 ». La veuve de l’éditeur se base sur le rapport Ducourthial, qui parle tantôt de calibre 11 mm, tantôt de 11 mm 43. Mais l’expert en balistique est formel dans son rapport : la douille retrouvée devant le square des Invalides était du « calibre américain 45, ce qui correspond au calibre millimétrique français 11 mm 43 ».

L’argument de Cécile Denoël n’était donc pas déterminant : la production du Colt 45 avait été si considérable [plus de 2 500 000 unités en 1945], qu’il s’en trouvait un peu partout dans le public, surtout à la Libération.

De nos jours, historiens et amateurs participent, sur l’Internet, à des « forums » concernant les armes. L’un d’eux écrivait : « Le 11.43, plus précisément le Colt 45 ( 11.43 étant le calibre de la munition utilisée par le Colt 45, mais aussi par d'autres armes ), a été l'arme la plus utilisée par les truands en tous genres depuis la 2ème Guerre Mondiale. Pour la simple raison que les Américains en ont amené des tonnes pendant la guerre... et qu'ils en ont ‘oublié’ sur place une bonne partie, ainsi que les munitions qui allaient avec. Donc le Colt 45 et sa munition étaient relativement facile à trouver. »

Plusieurs rapports mentionnent des parachutages, en août 1944, de centaines de pistolets Colt 45 par les alliés : c’était l’arme de poing des maquisards.

D’autres rappelent que, « puisqu'il n'était normalement donné qu'aux officiers et aux chefs d'escouade, le Colt 45 n'était pas une arme réglementaire pour les soldats américains durant la dernière guerre. Cela n'empêcha pas de nombreux soldats de s'en procurer, et l'interdiction inscrite dans les règlements fut rarement appliquée. »

Si l’on ajoute que le Colt 45 était, à cette époque, vendu au marché noir l’équivalent de 150 euros, on ne s’étonne pas de lire, dans le rapport Ducourthial, que des délinquants parisiens de 15 ans en détenaient.

 

En résumé, Denoël a été abattu au moyen d’une arme extrêmement répandue dans plusieurs corps d’armées (y compris l’armée française), la Résistance, et le « milieu ». Il serait donc hasardeux de conclure que cette arme de poing est celle d’un tueur à gages, sauf si le coup a été tiré à plus de vingt mètres : l’effet de recul demande une maîtrise que ne possède pas un tireur occasionnel.

Mais on ne perdra pas de vue que l'assassin de Robert Denoël connaissait la puissance de son arme et qu'il la maîtrisait parfaitement, puisqu'il n'a tiré qu'une seule balle.

Albert Morys avait vu le corps de l'éditeur à la morgue de l'hôpital Necker : « il n'avait plus de vêtements, juste un drap le recouvrait d'où dépassaient sa tête dont les cheveux avaient brusquement blanchi, et ses pieds livides. Le visage était calme mais la décoloration des tempes prouve une intense émotion. J'avoue qu'ayant vu la plaie, je n'aurais jamais pensé qu'un seul projectile puisse faire autant de dégâts. »