Robert Denoël, éditeur

 

Un billet de théâtre

 

Quoi de plus ordinaire qu’un billet de théâtre ? Pourtant, quand on déclare à la police que le but de son périple, un dimanche soir à 21 heures, est un spectacle auquel on n’a pu assister, pour cause d’assassinat, mieux vaut le conserver précieusement, car il constitue un excellent alibi.

Après une garde à vue au poste de police de la rue de Grenelle, qui s’est terminée à trois heures du matin, Mme Loviton est rentrée chez elle, rue de l’Assomption, où sa bonne, Sidonie Zupanek, l’a prévenue que Cécile Denoël avait appelé, à 2 h. 30, pour annoncer que son mari avait été assassiné. La bonne avait fondu en larmes et répondu à Mme Denoël que « Mme Loviton n’était pas encore rentrée, qu’elle était sortie le soir même avec des amis ».

Avant - ou après - le coup de téléphone de Mme Denoël, Sidonie Zupanek avait reçu la visite de l’inspecteur Ducourthial, auquel elle avait déclaré que Denoël et sa patronne étaient sortis vers 20 h. 30 « sans lui faire part de leurs intentions ».

A 3 h. 30, Jeanne Loviton appelait Mme Denoël : « Vous voulez sans doute savoir ce qui s’est passé ce soir ? J’allais ce soir au théâtre avec Robert. Un pneu de la voiture a éclaté. Robert m’a dit d’aller chercher un taxi au commissariat de police et de l’attendre au théâtre », écrit Cécile Denoël dans son mémoire du 8 janvier 1950 au juge Gollety.

Quand les témoins de la dernière journée passée par Denoël à Saint-Brice furent invités à dire ce qu’ils savaient, leurs versions correspondaient, peu ou prou.

Charles Baron déclara que « Vers 18 heures, Mme Marion Delbo nous a priés de rester dîner, mais M. Denoël et Mme Jean Voilier ont décliné cette invitation, disant qu’ils devaient se rendre au théâtre chez Agnès Capri, à une générale, je crois. Je me rappelle parfaitement qu’ils devaient, pour une raison quelconque, passer chez eux avant de se rendre au théâtre. Peut-être était-ce pour se changer ou prendre les places déposées chez eux. »

Mme Baron dit que « Mme Loviton a déclaré qu’elle devait, ainsi que M. Denoël, assister à une première dans un théâtre dont je ne me rappelle pas le nom. Elle a ajouté qu’ils devaient retrouver des " amis’ " qui devaient, eux aussi, assister à cette première. Elle disait craindre d’être en retard, ajoutant qu’elle devait passer chez elle pour se changer.

En ce qui concerne les amis que M. Denoël et Mme Loviton devaient retrouver dans la soirée, je me rappelle que Mme Loviton en a parlé chez Mme Jeanson, mais je n’ai aucun souvenir qu’elle en ait à nouveau parlé dans la voiture lors du voyage de retour. Je crois que le lieu de rendez-vous était le théâtre, mais je n’en suis pas certaine. Etait-ce pour dîner et aller au théâtre ensuite, je ne puis dire. »

Marion Delbo déclare : « Vers 17 heures ou 18 heures, j’ai proposé à M. Denoël de rester dîner, il a accepté mais m’a demandé de consulter Mme Loviton. Je me suis rendue auprès de cette dernière, qui a accepté également, mais dix minutes environ après, elle est revenue vers moi, me disant qu’il ne leur était pas possible de rester dîner car, disait-elle, ils devaient rejoindre un ami puis se rendre au Théâtre Agnès Capri.

J’ai insisté, lui proposant de téléphoner à cet ami ou à cette amie mais elle a refusé, disant qu’on ne pouvait le ou la prévenir, qu’il était impossible de joindre cette personne, qu’il fallait à tout prix se rendre au théâtre. J’ai pensé à ce moment qu’elle employait un moyen poli pour décliner mon invitation. »

Robert Beckers, qui avait parlé au téléphone durant vingt minutes avec Denoël « peu avant 20 heures », sans plus très bien savoir de quoi, dit : « Il ne m’a pas parlé en tout cas qu’il se rendait au théâtre ce soir-là ».

Le 9 février 1950, réentendue par les enquêteurs, Sidonie Zupanek donne de nouvelles précisions : « je savais que Mme Loviton et Monsieur Denoël devaient se rendre au théâtre. Ils m’avaient demandé à ce que le dîner soit prêt de bonne heure. Ils sont rentrés vers 19 heures 30. Ils ont dîné très rapidement, en laissant leur dessert.

C’est M. Denoël qui pressait ma patronne, laquelle, fatiguée, manifestait le désir de rester à la maison. Lorsqu’ils sont partis, c’est moi qui ai donné les billets de théâtre à Monsieur Denoël, je les avais trouvés dans la chambre de M. Denoël et les avais pris pour les placer sur la cheminée de la chambre de Mme Loviton. »

L’inspecteur Ducourthial s’était déjà préoccupé de ces billets de théâtre. Dans son rapport du 15 novembre 1946, il écrit : « Elle [Mme Loviton] nous a également représenté le billet de théâtre que nous avions vu le soir du meurtre. Ce billet, pris à l’Agence des Théâtres " La Madeleine ", 14 Boulevard de la Madeleine, porte le numéro 3214. Il est délivré pour deux fauteuils d’orchestre n° 55 et 57, pour la représentation de la soirée du dimanche 2 décembre 1945, au Théâtre Agnès Capri, levée du rideau à 21 heures. »

Sidonie Zupanek a-t-elle voulu faire plaisir à Mme Loviton en donnant une version de la soirée du 2 décembre 1945 conforme aux vœux de son ex-patronne ? Toujours est-il qu’elle commet une bourde de taille : il n’y avait pas deux billets de théâtre, mais un billet pour deux places.

Ducourthial, lui, s’appuyant sur les déclarations de la bonne, conclut que personne n’accompagnait Denoël et sa maîtresse en quittant la rue de l’Assomption puisque « Mme Loviton ne possédait qu’un billet de théâtre pour deux places »...

Réinterrogée le 15 janvier 1950 par l’inspecteur Voges, Jeanne Loviton n’avait pas été plus précise : « nous avions des places depuis la veille au théâtre Agnès Capri, rue de la Gaîté. »

- Combien de places ? demande l’inspecteur.
    - Deux. »

Jeanne Loviton donne, à cette occasion, un détail intéressant : le billet a été délivré « la veille », soit le samedi 1er décembre 1945. En fait, elle l’avait déjà déclaré le 3 décembre 1945 à l’inspecteur Ducourthial, mais en parlant d’une « décision » d’aller au théâtre.

L’avocat de Mme Denoël tient, le 26 avril 1950, un autre discours au juge Gollety : « Je pense que le billet de théâtre produit ne correspond à aucune réalité. Laissez-moi tout d’abord vous dire que des personnalités connues dans le monde des Lettres à Paris, n’ont pas besoin pour aller au théâtre, d’acheter des places dans une agence.

Je suis persuadé que Mme Agnès Capri connaissait très bien Mme Loviton, et il leur eût suffi de se présenter au contrôle pour être placés, d’autant plus que Denoël était porteur d’une carte de presse qui lui donnait ses entrées dans tous les théâtres. J’ai demandé à l’un des inspecteurs chargés de l’enquête de bien vouloir faire vérifier si la vendeuse, dont la signature figure sur ce papier, exerçait déjà ses fonctions en 1945. En tout état de cause, le millésime 1945 a été ajouté après coup, d’une autre écriture et au crayon. Qui veut trop prouver ne prouve rien ou prouve même quelquefois le contraire.

D’ailleurs chez Mme Marion Delbo, pour s’excuser de ne pas rester dîner, Mme Loviton avait émis deux prétextes : des amis qu’elle devait rencontrer le soir même, et une répétition générale ou une première à laquelle elle était tenue d’assister. Or, ce soir-là, il n’y avait, au Théâtre de la Gaîté Montparnasse, chez Agnès Capri, aucune générale ni aucune première. Au surplus, les agences ne délivrent pas de billets pour les générales et les premières, qui ont lieu généralement à bureaux fermés et sur invitation. »

Les arguments de Me Rozelaar étaient convaincants : les « premières » et les « générales » ne sont pas payantes, elles font l'objet d'une invitation, telle qu'en envoya le Théâtre Agnès Capri en janvier 1946 pour le spectacle qui suivit Zig-Zag :

Le billet pour deux personnes acquis par Denoël, le 1er décembre 1945, n'avait-il pas été contrefait ? Sans doute non, puisque Ducourthial l'avait eu en mains le soir même de l'attentat, mais enfin on l'avait entretemps agrémenté d'une date qui n'y figurait pas.

C’est le procureur général Besson qui, le 1er juillet 1950, s'en expliqua dans son réquisitoire : « Le billet de location a cependant été vérifié lors des premières enquêtes et photographié par la suite ; il a été délivré par l’agence de la Madeleine, pour deux places et il est libellé pour la soirée du dimanche deux décembre. Même si le chiffre de l’année " 1945 " a été rajouté par la suite, cette inscription n’entache en rien la régularité du billet puisque, de 1943 à 1950, le 2 décembre n’est tombé qu’une seule fois un dimanche et ce, en 1945. La dame Villeplane, employée de l’agence et qui rédigea ce billet, a d’ailleurs confirmé son authenticité. »

Puisque le billet 3214 délivré par l'agence du boulevard de la Madeleine n'était pas fictif, à quelle séance correspondait-il, exactement ? La presse ne mentionne aucune représentation, le dimanche 2 décembre 1945 à 21 heures. S'il s'agissait d'une soirée privée, Denoël n'aurait pas eu besoin d'un billet payant pour s'y rendre.

Quant à la « première », elle avait eu lieu le samedi 13 octobre 1945 à 21 heures, et la répétition générale, le lendemain à la même heure.

   

L'Epoque et France-soir,  13 octobre 1945

 

En novembre, les représentations ont lieu tous les soirs à 21 heures ; à partir du 18 novembre, elles ont aussi lieu le dimanche à 15 heures 30, jamais en soirée. La seule exception que j'ai relevée dans les horaires concerne les réveillons :

    

                                                  L'Epoque,  28 novembre 1945                                                      France-soir,  30 novembre 1945                                                   

La question reste donc posée. Quant à Zig-Zag, elle poursuivit sa brève carrière jusqu'au 20 janvier 1946, après avoir atteint 120 représentations.

L'époque,  16 janvier 1946

 

La presse a consacré une quinzaine d'articles à ce spectacle d'avant-garde qui fit courir les snobs de la capitale. Jean Galtier-Boissière qui, le 20 octobre, avait assisté à ce divertissement bigarré, donna le sentiment des spectateurs : « La moitié du public, les " bourrés " habitués des boîtes de nuit pendant l'Occupation, applaudit à tout rompre ; l'autre moitié paraît figée de stupeur, mais, par respect humain, n'ose pas avouer qu'elle ne goûte guère cet humour assez spécial. Quant aux anciens titis rouspéteurs de Chez Jamin, ils sont absents. Peut-être parce que le fauteuil coûte 165 francs ? » [Mon Journal dans la drôle de paix]. Max Favavelli a bien résumé l'impression générale :

  

La Dépêche de Paris,  28 octobre 1945

Dans l’ultime courrier qu’elle adressa au président de la cour d’Appel de Paris, le 10 juillet 1950, Cécile Denoël écrivit : «La partie civile n’a jamais contesté que Denoël et Mme Loviton aient eu l’intention ce soir-là de se rendre au Théâtre Agnès Capri. Mais ils devaient s’y rendre après... après le rendez-vous qui avait réuni tout le monde aux environs de 21 heures à l’angle de l’Esplanade des Invalides et de la rue de Grenelle. »

 

 Le Théâtre Agnès Capri  en mai 1946 (photo Nina Leen, © Life)

 

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