Robert Denoël, éditeur

Un cric, une manivelle

 

Les objets les plus insolites qu'on ait trouvés sur les lieux de l’attentat sont un cric et une manivelle destinés à dépanner la voiture de Jeanne Loviton. Tous les témoignages indiquent que Denoël avait entrepris de changer la roue défaillante de la Peugeot 302, puisque « Le gardien de la paix stagiaire Testud Yves, n° de collet 17.950 du 7ème arrondissement, qui avait été le premier à intervenir immédiatement après avoir entendu la détonation d’un coup de feu, avait trouvé le corps étendu sur le dos, les bras en croix, la tête en direction de la station du métropolitain ‘Varenne’. A côté de l’une des mains de la victime, se trouvait un cric d’automobile et à proximité de l’autre, une manivelle, non déployée, servant à manoeuvrer le cric. »

Selon l’inspecteur Ducourthial, l’éditeur avait été tué « au moment précis où M. Denoël se disposait sans doute à lever l’essieu avant de la voiture pour changer sa roue, se trouvant en avant du véhicule devant lequel il avait disposé un sac et un morceau de caoutchouc, formant genouillère pour protéger son pantalon. Il n’avait pas encore commencé cette manoeuvre puisqu’il tenait d’une main son cric, et de l’autre la manivelle de ce cric. »

Ducourthial décrit, dans son premier rapport, la scène à laquelle il a été confronté : « La roue avant droite était à plat, le coffre arrière était ouvert. Sur le trottoir se trouvaient le couvercle de la roue de secours, ainsi que le cric et la manivelle de cric qui avaient été rapportés auprès de la voiture par les gardiens de la paix. A l’avant du véhicule, on remarquait une toile et une genouillère en caoutchouc, ce qui paraissait indiquer que M. Denoël se disposait à changer la roue lorsqu’il a été agressé. »

Dans la lettre qu’il a bien voulu écrire à la police le 3 décembre 1945, Roland Lévy écrit : « Nous nous sommes précipités et avons découvert, étendu sur le trottoir, le corps d’un homme qui râlait. Un cric d’automobile se trouvait à quelques mètres du corps, ainsi que la manivelle de ce cric. »

Son compagnon, Guillaume Hanoteau, déclare, en 1950, aux policiers : « A notre gauche et sur le trottoir du boulevard des Invalides un homme gisait, étendu sur le dos, les pieds tournés vers la rue de Grenelle, la tête en direction de la bordure du trottoir et à environ 3 mètres de celle-ci. A portée de sa main droite se trouvait une manivelle de cric de voiture. »

La plupart des témoins directs ont vu ce cric et sa manivelle à proximité des mains de l’éditeur : il ne s'agissait donc pas, comme l'ont écrit certains journalistes, de la manivelle qui sert à faire démarrer la voiture.

Cric et manivelle furent rapidement ramenés par les policiers près de la voiture « accidentée » puisque, à 23 heures, Ducourthial et ses inspecteurs les trouvent à leur place normale : celle où se serait déroulé une réparation, mais à vingt-cinq mètres de là, sur le trottoir d’en face. De prise d'empreintes préalable, il ne fut jamais question.

Dans son rapport du 15 janvier 1946, l’inspecteur Ducourthial écrit : « Il apparaît, en effet, que M. Denoël se disposait à changer la roue de sa voiture lorsqu’il a été interpellé au moment même où il allait introduire son cric sous l’essieu avant du véhicule et que, n’obtempérant pas à la demande qui lui était faite, il s’est sauvé en traversant le boulevard, et en criant ‘Au voleur’.

Craignant sans doute de se voir arrêtés, le ou l’un des malfaiteurs qui, d’après l’endroit où fut retrouvée la douille, se trouvait en avant de la voiture, tire et atteint sa victime au moment où elle se trouve déjà sur le trottoir d’en face, à 25 mètres environ de la voiture. Ce raisonnement nous apparaît d’autant plus logique que la victime, tenant encore son cric et sa manivelle, a été atteinte par le projectile de dos et de biais, ce qui correspond à la trajectoire établie entre le point où la balle est tirée et celui où le corps a été retrouvé.

M. Denoël peut également avoir esquissé un geste de défense mais, considérant la lutte inégale en raison de l’arme qu’il a devant lui, il crie ‘au voleur’, veut se sauver, son agresseur tire immédiatement et il va s’écrouler quelques mètres plus loin. »

Ducourthial estime que le tireur a fait feu à partir de l’emplacement où est arrêtée la Peugeot, et qu’il atteint sa cible, un soir où il « brouillasse », à 25 mètres de là : Denoël aurait ensuite traversé le boulevard chargé du cric et de sa manivelle « non déployée ».

Armand Rozelaar a bien résumé l’invraisemblance de la situation dans une lettre du 24 mars 1950 au juge Gollety : « Le coup de feu, ainsi qu’il résulte du fait que la douille a été retrouvée le long du trottoir de droite (direction Montparnasse) a été tiré environ à 10 mètres en avant de la Peugeot en stationnement.

Par conséquent, Denoël n’a pas été attaqué par derrière au moment où il voulait introduire son cric sous la voiture, sinon la douille aurait été retrouvée beaucoup plus près. Le fait qu’elle a été découverte dix mètres plus loin, prouve que Denoël était en discussion avec son ou ses agresseurs.

Certains gardiens de la paix ont d’ailleurs précisé que d’après la position du corps, Denoël pourrait fort bien avoir été tué tandis qu’il poursuivait quelqu’un en direction de la rue de Grenelle. »

Le 26 avril 1950, l’avocat écrit au juge Gollety : « Il est possible que Denoël ait ouvert le coffre à outils et en ait tiré le cric et la manivelle pour se défendre ou même, pour attaquer ses contradicteurs. Il est abattu alors que, disent les policiers, la position du corps paraît établir qu’il poursuivait quelqu’un en direction de la rue de Grenelle.»

Le procureur Besson, dans son réquisitoire, écrit : « C’est ainsi que le couvercle de la roue de secours avait été dévissé et enlevé, qu’une couverture et une genouillère avaient été disposés près de la roue à réparer, qu’enfin près du corps de Denoël se trouvaient un cric et sa manivelle, sans doute emportés par la victime avant qu’elle ne tombât.  »

Il convenait de s'interroger sur ces accessoires proposés par toutes les marques automobiles. La figure ci-dessous est extraite d'une brochure publicitaire publiée par la marque Peugeot et représente le cric d'origine fourni avec la « 302 », entre 1936 et 1938 : il est composé de deux pièces séparées [1 et 4 kilos] mais ne comporte pas de manivelle.

Avec ce modèle de cric il faut, lorsque l'on doit changer une roue, quelle qu'elle soit, introduire la « potence » dans un emplacement prévu (appelé « point de cric ») sous le véhicule au niveau du montant de la portière centrale, avant de soulever la voiture avec le levier.

Il était donc impossible, avec cet instrument, de changer la roue avant droite en plaçant la potence sous l'essieu concerné. Pour cela il eût fallu disposer d'un cric spécial « cantilever » (en porte-à-faux) que la marque Peugeot fournissait avec le modèle « break » de la 302 et qui permettait le levage des roues séparément. Avec ce cric, il n'y avait pas non plus de manivelle, mais un levier.

Puisque Jeanne Loviton n'a acquis cette Peugeot d'occasion qu'en avril 1945, on peut supposer qu'elle ne contenait pas le cric d'origine et que son chauffeur en a acheté un autre chez un accessoiriste.

 

 

 

Les modèles ci-dessus sont conformes aux modèles proposés après la Libération. Celui de gauche comporte une manivelle mais elle n'est pas dépliable.

Le second pourrait correspondre au modèle utilisé par Denoël ce soir-là. C'est un cric à colonne avec manivelle amovible. L'ensemble pèse quelque 14 kilos, manivelle dépliable comprise, et permet de soulever un véhicule en glissant l'instrument sous n'importe quel point de la carrosserie.

Résumons les possibilités d’utilisation de ce cric et de sa manivelle :

Un pneu de la Peugeot a été crevé et Denoël se prépare à le réparer. La voiture est stationnée devant le square des Invalides, et il sort du coffre les instruments nécessaires : le cric, la manivelle, un sac, et une genouillère « pour ne pas salir son costume neuf ».

Dans sa déposition du 10 octobre 1946, Jeanne Loviton déclare : « Robert Denoël portait ce soir-là un costume neuf pour lequel je m’inquiétais et je m’apprêtais à l’aider pour changer la roue. J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils. Il me fit remarquer qu’il y avait un sac qui allait lui servir et protégerait ses vêtements. »

Denoël déploie tous ces instruments près de la roue avant droite de la Peugeot. C’est alors qu'un des malfaiteurs lui aurait tiré dans le dos, « au moment précis où M. Denoël se disposait sans doute à lever l’essieu avant de la voiture pour changer sa roue, se trouvant en avant du véhicule devant lequel il avait disposé un sac et un morceau de caoutchouc, formant genouillère pour protéger son pantalon. Il n’avait pas encore commencé cette manoeuvre puisqu’il tenait d’une main son cric, et de l’autre la manivelle de ce cric », écrit Ducourthial.

Le meurtrier, écrit l’inspecteur, a « incontestablement tiré d’un point que nous avons situé en avant et à droite du véhicule, en raison de la découverte de la douille dans le sable, sur le trottoir ».

Ducourthial privilégie le tir à moins de cinq mètres, puisque la douille a été retrouvée à 10 mètres en avant du véhicule. Ce serait donc avec un projectile de fort calibre chevillé dans le corps, dont les experts en balistique disent qu’il a « tué rapidement », que Robert Denoël aurait traversé le boulevard des Invalides, chargé du cric et d’une manivelle non déployée pesant au moins 14 kilos, pour poursuivre un voleur, avant de s’abattre, au coin du boulevard et de la rue de Grenelle...

En réalité, Ducourthial est forcé de conclure au tir de loin parce que les vêtements de la victime ne présentent pas de traces de poudre, mais il ne peut expliquer la présence du cric et de sa manivelle, à portée des mains de la victime.

Si Denoël a bien traversé le boulevard, chargé de ces objets lourds, était-ce avant ou après le coup de feu mortel ? La douille retrouvée avait-elle servi à tirer sur l'éditeur, ou dans le pneu de la 302 ?

D'autre part Ducourthial a épinglé, dans son second rapport du 15 novembre 1946, une contradiction dans les déclarations de Jeanne Loviton. Au cours de la nuit tragique, elle lui a dit : « Il [Denoël] a ajouté qu’il allait réparer la voiture et qu’il me rejoindrait au théâtre. Lorsque je l’ai quitté, il portait son pardessus sur lui et il se préparait à ouvrir le coffre arrière de la voiture pour en sortir des outils. Quant à moi, j’ai pris la rue de Grenelle pour me rendre au poste de police ».

Interrogée le 10 octobre 1946 par le même policier, elle a déclaré : « Robert Denoël portait ce soir-là un costume neuf pour lequel je m’inquiétais et je m’apprêtais à l’aider pour changer la roue. J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils. Il me fit remarquer qu’il y avait un sac qui allait lui servir et protégerait ses vêtements [...] je partis dans la direction de la rue de Grenelle et me retournai pour le voir aux prises avec les outils ».

Qui a ouvert le coffre pour en tirer les outils ? Denoël portait-il son pardessus pour entamer la réparation, ou l'avait-il retiré, ce qui explique que Jeanne s'inquiète pour son costume neuf ? Ce qui est avéré est que le pardessus fut retrouvé, bien plié, sur le siège avant de la voiture.

Armand Rozelaar écrit au juge Gollety : « Pourquoi cette dernière image de Robert Denoël vivant, qui aurait dû se graver dans sa mémoire, change-t-elle sans cesse ? ».