Robert Denoël, éditeur

Une Peugeot 302

 

La voiture que pilotait Robert Denoël, le 2 décembre 1945, était une Peugeot de couleur grenat du type 302, immatriculée sous le n° 4848 RN 5, qui appartenait à la Société des Editions Domat-Montchrestien.

 

 

Cette « 302 » est un modèle « berline quatre portes » dont la ligne « fuseau Sochaux », très moderne pour l’époque, est caractérisée par ses phares placés derrière la grille de calandre.

 

Avec son moteur 1700 (10 cv), elle pouvait atteindre 105 km/h. Peugeot en sortit 25 083 exemplaires entre août 1936 et avril 1938, avant d’en arrêter la fabrication. Dans les catalogues de l’époque, son prix de vente était de 19 500 francs, soit environ 9 750 euros.

  

 

En septembre 1943, Jeanne Loviton avait engagé un homme de peine nommé Abel Gorget, 53 ans, qui devint ensuite son chauffeur : « A cette occasion, j’ai eu à connaître Monsieur Denoël, pour lequel il m’arrivait de faire des courses, jusqu’au moment de sa mort, notamment des transports pour le compte des Editions de la Tour », déclara Gorget aux enquêteurs.

La plaque minéralogique de la Peugeot indique que son immatriculation date d’avril 1945 (avant la guerre Jeanne possédait une Salmson, immatriculée 733). Cette date a son importance : durant l'Occupation, seule une minorité de privilégiés bien vus de l'occupant circulaient en voiture.

Le 6 juillet 1945 Jeanne Loviton quitte Paris en compagnie de Mireille Fellous pour gagner son château de Béduer, dans le Lot, puis Divonne-les-Bains. C’est Gorget qui conduit la voiture.

Le 7, Denoël, qui redoute pour elle un voyage aussi long et pénible, lui écrit : « je pensais que tu en souffrais dans cette mauvaise voiture, que Gorget se lamentait et qu’avec Mireille tu supputais les ennuis qui t’attendaient à l’arrivée ».

Le 8, Denoël a reçu un télégramme de son amie : la Peugeot est tombée en panne près de Châteauroux. Il lui répond le jour même : «Ton télégramme est daté d’un village appelé ‘Vatan’. Aller tomber en panne dans un pays qui vous invite aussi expressément à partir, c’est vraiment jouer de malheur. Tu avais raison de redouter cette voiture. Que lui est-il donc arrivé ? Comment allez-vous continuer le voyage ? »

Dans son témoignage du 9 janvier 1980, Paul Vialar écrit : « J'ai vu Robert Denoël quarante-huit heures avant sa mort. Nous avions, ce jour-là, été tous deux dans Paris à bord de sa vieille voiture dont l'un des pneus avait rendu l'âme et que nous avions dû réparer ».

Comme Vialar avait déclaré, en janvier 1950, à la police : « J’ai regagné Paris vers le début de l’hiver 1945 ; j’ai revu M. Denoël à cette époque puis ma femme ayant eu un accident d’automobile fin novembre, je n’ai plus revu M. Denoël jusqu’à sa mort », on ne retiendra pas son témoignage qui est de pure complaisance pour Jeanne Loviton.

Mais on peut penser que la voiture de Mme Loviton était probablement une voiture d’occasion datant de sept ou huit ans, et qu’elle n’était pas très fiable. Qu’en était-il des pneus, on l’ignore.

Le dimanche 2 décembre 1945, Robert Denoël et Jeanne Loviton ont été invités chez Marion Delbo, à Saint-Brice-la-Forêt, en Seine-et-Oise. Marion leur a demandé de prendre au passage le couple Baron, qui habite Neuilly.

Charles Baron déclare à la police, le 16 février 1950 : « Entre midi et midi et demi, M. Denoël et une dame, que j’ai su par la suite être Mme Jean Voilier, se sont présentés à notre domicile. Je ne les connaissais pas ; c’est la première fois que je les voyais. M. Denoël s’est présenté. Nous sommes arrivés à Saint-Brice vers 13 heures. [...] Nous avons quitté Saint-Brice vers 19 heures et M. Denoël nous a reconduits à notre domicile où nous sommes arrivés vers 19 h 35 ou 19 h 40. »

Jeanne Baron, sa femme, déclare : « Je me souviens qu’en cours de route (au retour), mon mari et moi avons proposé à M. Denoël et à Mme Loviton qu’ils nous laissent à un certain endroit de Paris, puisqu’ils étaient pressés. Nous ne voulions pas en effet les retarder en les obligeant à nous reconduire à notre domicile. Ils n’ont pas accepté et mon mari et moi avons été reconduits chez nous, rue de Sablonville, à Neuilly. »

Antonin Besson, dans son réquisitoire du 1er juillet 1950, écrit : «Retenus à dîner, ils avaient décliné l’invitation, étaient partis de St-Brice vers 19 heures, avaient ramené à leur domicile à Neuilly-sur-Seine les époux Baron, vers 19 heures 40, étaient rentrés chez la dame Loviton rue de l’Assomption [...]  Si, comme l’ont affirmé la dame Delbo et le Gouverneur Baron, le départ de St-Brice n’a eu lieu que vers 19 heures, si les époux Baron n’ont été déposés à Neuilly chez eux que vers 19 heures 35 ou 19 heures 40, il semble que les consorts Denoël-Loviton n’aient pu être rue de l’Assomption avant 20 heures. »

Marion Delbo déclare, le 15 février 1950 : « M. Denoël et Mme Loviton sont partis de chez moi vers 18 h 30 ou 19 heures. Il faisait nuit. Ils circulaient en voiture automobile ».

Jeanne Loviton déclare, le 3 décembre 1945 : « Nous sommes rentrés de Saint-Brice vers dix-huit heures quarante-cinq, et nous avons dîné chez moi, M. Denoël et moi-même. Nous avons quitté mon domicile vers vingt heures quarante-cinq, pour nous rendre au Théâtre de la Gaîté, ainsi que nous l’avions décidé la veille.

Nous avons pris ma voiture, qui stationnait devant l’immeuble, et nous sommes partis en direction du boulevard des Invalides. Arrivés à l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, nous avons constaté qu’un pneu de la voiture était crevé et nous nous sommes rangés le long du trottoir à cet endroit. Il pouvait être alors environ 21 heures, ou un petit peu plus. »

Elle déclare, le 10 octobre 1946 : « Nous sommes allés ce jour-là déjeuner à St-Brice, chez Mme Marion Delbo. Nous en sommes revenus en raccompagnant deux personnes à leur domicile à Neuilly et nous avons regagné la rue de l’Assomption vers 7 heures et demie. [...] nous sommes partis pour le théâtre un peu en retard. Il était environ 9 heures moins 10. Je dis cela, n’ayant pas regardé l’heure au moment de mon départ, ne me basant simplement que sur le fait de notre retard pour arriver à 9 heures au théâtre. »

Elle déclare, le 15 janvier 1950 : « Nous sommes partis de Saint-Brice assez tard, probablement vers 18 heures. Nous avons reconduit M. et Mme Baron à leur domicile. Nous sommes rentrés rue de l’Assomption aux environs de 19 heures. »

Sidonie Zupanek, la bonne de Mme Loviton, a déclaré, le 3 décembre 1945, à la police : « Hier, 2 courant, ils étaient sortis à l’heure du déjeuner pour ne rentrer que vers 19 heures, avec la voiture. Ils ont ensuite dîné ensemble pour ressortir une heure et demie après environ, sans me faire part de leurs intentions. »

Réentendue quelques mois tard par la police, elle déclare : « Le jour du drame, je savais que Mme Loviton et Monsieur Denoël devaient se rendre au théâtre. Ils m’avaient demandé à ce que le dîner soit prêt de bonne heure. Ils sont rentrés vers 19 heures 30 [...] J’ai l’impression qu’ils ne sont restés qu’une heure à peine à la maison, après leur retour. Je les ai accompagnés jusqu’à la voiture dont M. Denoël a pris le volant. »

Dans son rapport du 15 novembre 1946, l’inspecteur Ducourthial écrit : « si le pneu a éclaté vers 21 heures 05, nous pouvons nous-mêmes fixer l’heure du départ de la rue de l’Assomption vers 20 heures 55, puisqu’il faut, paraît-il, de 5 à 7 minutes pour effectuer le trajet de la rue de l’Assomption au boulevard des Invalides. Y avait-il de quoi épiloguer lorsque Mme Loviton nous déclare avoir quitté son domicile approximativement à 20 heures 45, disant être en retard pour le spectacle à 21 heures. [...]

Elle nous déclare maintenant avoir quitté la rue de l’Assomption vers 20 heures 50, en se basant sur le seul fait qu’ils étaient en retard pour arriver au spectacle à 21 heures, comme elle fixe leur retour de Saint-Brice vers 19 heures 30 au lieu de vers 18 heures 45, lors de ses précédentes déclarations. Mlle Zupanek est également en contradiction avec elle-même en situant cette heure de retour également vers 19 heures 30 au lieu de vers 19 heures ».

*

Si l’on tente de reconstituer la chronologie des événements, en tenant compte des différentes déclarations, on obtient à peu près ceci :

Arrivée chez les Baron, à Neuilly :

* Entre 12 h. et 12 h. 30

Arrivée à Saint-Brice :

* A 13 h.

Départ de Saint-Brice :

* Vers 18 h. [Loviton, en 1950]
    * Vers 19 h. [Baron, Besson, Delbo]

Arrivée chez les Baron, à Neuilly :

* Vers 19 h. 35 ou 19 h. 40 [Baron, Besson]

Arrivée rue de l’Assomption :

* Vers 18 h. 45 [Loviton, en 1945]
    * Vers 19 h. [Loviton, en 1950 et Zupanek, en 1945]
    * Vers 19 h. 30 [Loviton, en 1946 et Zupanek, en 1946]
    * Vers 20 h. [Besson]

Départ rue de l’Assomption :

* Vers 20 h. 30 [Zupanek, en 1945 et en 1946]
    * Vers 20 h. 45 [Loviton, en 1945]
    * Vers 20 h. 50 [Loviton, en 1946]

Arrivée boulevard des Invalides :

* Vers 21 h. [Loviton]

Le minutage étant approximatif pour tous les témoins, il est bien difficile d’acquérir la moindre certitude quant à l’heure précise de l’arrivée de la Peugeot au boulevard des Invalides.

On peut cependant relever que, lorsque des inspecteurs de police viennent l’interroger rue de l’Assomption, durant la nuit du 3 décembre 1945, Sidonie Zupanek dit spontanément que Denoël et sa patronne sont rentrés «vers 19 heures, avec la voiture. Ils ont ensuite dîné ensemble pour ressortir une heure et demie après environ, sans me faire part de leurs intentions », ce qui situerait leur départ pour le théâtre vers 20 h. 30.

Robert Beckers, pour une fois précis, dit aux enquêteurs que Denoël lui a téléphoné « peu avant 20 heures » et que la conversation a duré « vingt minutes ». On peut penser que le couple s’est mis en route peu après : 20 heures 30 paraît donc bien l’heure de départ, rue de l’Assomption.

Certes, dans sa déclaration de 1946, Mlle Zupanek a modifié sa version : Denoël et Jeanne Loviton sont rentrés vers 19 h. 30, elle ne peut plus fournir la moindre précision sur l’heure de leur départ, mais a l’impression qu’ils ne sont restés qu’une heure à peine à la maison avant de partir pour le théâtre. Sidonie ment [voir Témoins], mais le fait mal, puisque l’heure de départ reste bien 20 heures 30.

Le 1er mars 1950, le juge Gollety a procédé à une reconstitution basée sur les déclarations de Jeanne Loviton, laquelle a insisté sur la vétusté des pneus de sa Peugeot, qui aurait obligé Denoël à rouler lentement. Armand Rozelaar n’aura aucune peine à démontrer que la voiture avait, le 2 décembre 1945, parcouru les allez et retour entre Neuilly et Saint-Brice à bonne allure.

Le juge Gollety a donc effectué en voiture le même parcours que la Peugeot de Denoël entre la rue de l’Assomption et le boulevard des Invalides : il a suivi les quais de la rive droite, traversé la Seine au pont de l’Alma, emprunté le quai d’Orsay puis la rue de Constantine, avant de s’immobiliser devant le ministère du Travail.

Ce trajet a duré exactement neuf minutes, « en plein jour avec l’encombrement actuel des rues et deux arrêts à des carrefours [...] Lorsque j’ai toujours soutenu qu’il fallait entre 7 et 8 minutes pour effectuer ce trajet de nuit et sans être arrêté, j’étais donc dans le vrai », écrit Armand Rozelaar.

On trouvera la suite du « timing » ailleurs [cf. Commentaires], mais retenons que, le 2 décembre 1945, la Peugeot a dû s’immobiliser devant le square des Invalides, bien avant 21 heures.

*

Dans son rapport du 25 janvier 1946, l’inspecteur Ducourthial décrit la scène qu’il découvre en arrivant sur les lieux, plus d’une heure après l’attentat : « La voiture [...] stationnait à l’angle du bld des Invalides du côté du square, le long du trottoir opposé à celui où la v ictime s’était écroulée. La roue avant droite était à plat, le coffre arrière était ouvert. Sur le trottoir se trouvaient le couvercle de la roue de secours, ainsi que le cric et la manivelle de cric qui avaient été rapportés auprès de la voiture par les gardiens de la paix.

A l’avant du véhicule, on remarquait une toile et une genouillère en caoutchouc, ce qui paraissait indiquer que M. Denoël se disposait à changer la roue lorsqu’il a été agressé. Son pardessus se trouvait sur le siège avant de la voiture. »

Quand Ducourthial a interrogé Jeanne Loviton, le soir même de l’attentat, elle lui a déclaré : « Lorsque je l’ai quitté, il portait son pardessus sur lui et il se préparait à ouvrir le coffre arrière de la voiture pour en sortir des outils. »

Le 10 octobre 1946, elle a donné d’autres détails à l’inspecteur : « Nous sommes descendus de voiture et nous avons discuté de ce qu’il y avait lieu de faire. J’ai proposé d’abandonner là la voiture, il m’a fait remarquer que c’était une idée qui n’avait pas de sens puisqu’il n’y avait pas moyen de prendre là où nous étions un autre moyen de transport et que, d’autre part, nous ne pouvions abandonner cette voiture sur la voie publique.

Robert Denoël portait ce soir-là un costume neuf pour lequel je m’inquiétais et je m’apprêtais à l’aider pour changer la roue. J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils. Il me fit remarquer qu’il y avait un sac qui allait lui servir et protégerait ses vêtements [...] angoissée par une sorte de pressentiment, je partis dans la direction de la rue de Grenelle et me retournai pour le voir aux prises avec les outils. »

La partie civile ayant vivement critiqué la première enquête de Ducourthial, notamment à propos de cette voiture qu’il n’a pas examinée, l’inspecteur écrit : « Et quand bien même il aurait plu, peut-on relever des empreintes de pieds sur le tapis d’une voiture après le passage de quelqu’un, et à plus forte raison plusieurs heures après. Sur quelle partie de la voiture aurait-on pu, par ailleurs, relever des empreintes digitales. Pour quelle raison la voiture de Mme Loviton aurait-elle été saisie, alors que le meurtre s’est déroulé non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur.

Le meurtrier a incontestablement tiré d’un point que nous avons situé en avant et à droite du véhicule, en raison de la découverte de la douille dans le sable, sur le trottoir. Il a tiré au moment précis où M. Denoël se disposait sans doute à lever l’essieu avant de la voiture pour changer sa roue, se trouvant en avant du véhicule devant lequel il avait disposé un sac et un morceau de caoutchouc, formant genouillère pour protéger son pantalon. Il n’avait pas encore commencé cette manoeuvre puisqu’il tenait d’une main son cric, et de l’autre la manivelle de ce cric. »

Que devient ensuite la Peugeot ? Dans son rapport du 25 mai 1950, l’inspecteur Voges écrit : « La voiture utilisée par Denoël et restée sur les lieux du drame, n’a pas été examinée alors qu’il aurait été intéressant de connaître les origines de la panne dont il a été victime. »

La réponse se trouve dans le réquisitoire du procureur général : « le véhicule dut être remorqué au Commissariat - ainsi qu’en font foi les registres du poste - à l’aide d’une voiture dépanneuse spéciale. Tous ces indices soulignent, à l’évidence, qu’une roue avait crevé ou éclaté et qu’une réparation avait commencé ». Le procureur parle d’indices, pas d’un rapport précis.

Antonin Besson répondait ainsi aux questions d’Armand Rozelaar qui se demandait comment la Peugeot était arrivée là : « quelqu’un a donc dû la conduire avec la roue avant crevée, sur un trajet de 500 mètres. Cela paraît peu vraisemblable, d’autant plus qu’après ce trajet, le pneumatique eût été définitivement hors d’usage, étant donné son mauvais état antérieur. »

La voiture, non placée sous scellés, est donc simplement « déposée » devant le poste de police de la rue de Grenelle. La suite est plus ahurissante encore et Ducourthial l’apprendra en interrogeant Abel Gorget : « C’est moi-même qui, le lundi 3 décembre, suis allé chercher cette voiture devant le poste de police de la rue de Grenelle, où elle me fut remise contre le vu d’un bulletin d’autorisation qui m’avait été délivré par le commissariat de police de la rue St-Guillaume, après entente avec le commissariat de police de la rue Amélie. Cette remise m’a été faite dans la soirée, entre 17 et 18 heures.

Lorsque j’eus l’occasion de réparer la roue avant droite, crevée, j’ai constaté que cette crevaison s’était produite à la suite d’un éclatement du pneumatique, dû au mauvais état de celui-ci. Je précise que cette voiture, conduite intérieure Peugeot 302, est de couleur grenat. »

Ducourthial vérifie ensuite les dires du chauffeur de Mme Loviton, qui ont dû le surprendre : « Nous mentionnons que d’après les vérifications faites au poste de police de la rue de Grenelle, la voiture Peugeot 302, immatriculée sous le n° 4848 RN 5 rouge, appartenant aux Editions Domat-Montchrestien, 160 rue St-Jacques à Paris, a bien été enlevée le 3 décembre 1945, sur bulletin de restitution délivré par le commissariat de police du quartier St-Thomas d’Aquin, ce qui confirme les dires de Monsieur Gorget. L’heure de l’enlèvement n’est pas indiquée, mais il a eu lieu au cours du service de 12 à 18 heures. »

Le chauffeur de Jeanne Loviton s’est donc présenté au commissariat de la rue Saint-Guillaume, lequel, après «entente» avec celui de la rue Amélie, lui a donné un « bulletin d’autorisation » d’enlèvement du véhicule. Qui était responsable du commissariat de la rue Amélie ? Le commissaire Joseph Duez, celui-là même qui avait assisté l’inspecteur Ducourthial le soir du 2 décembre 1945.

« Assisté » ? Dans son premier rapport du 25 janvier 1946, Ducourthial écrit : « Nous fûmes rejoints par la suite par M. Duez, commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, lequel nous assistâmes au cours de ses constatations, tant sur les lieux de l’attentat, qu’à l’hôpital Necker, lors de l’examen du cadavre et de ses vêtements. »

Faut-il comprendre que Duez assista Ducourthial, qui menait l’enquête, ou que Ducourthial assista Duez ? Le fait est que, dès le lendemain de l’assassinat de Denoël, on trouvait dans la presse le nom du commissaire Duez. Libération-Soir écrit : « M. Duez, commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, commence son enquête. »

Dans Ce Soir, on apprend que « M. Duez, commissaire de police du quartier du Gros-Caillou, sans vouloir se prononcer sur les origines du meurtre, croit cependant à un crime crapuleux. »

En réalité l'enquête a débuté sous la direction du commissaire Duez parce que l'attentat a eu lieu dans un quartier qui dépend du commissariat du Gros Caillou. Dès le lendemain une commission rogatoire du juge Gollety confie l'enquête à la Brigade Criminelle et le commissaire Duez disparaît de l'enquête. Apparemment, Ducourthial a eu souvent recours par la suite aux conseils du commissaire Duez « qui connaissait les Editions Denoël dont le siège se trouve, comme le commissariat du quartier du Gros Caillou, rue Amélie. »

Une troisième enquête, menée par l’inspecteur Voges, démarre en janvier 1950 ; Voges interroge tous les témoins entendus précédemment par Ducourthial, et notamment Gorget qui, le 25 février 1950, a un peu modifié sa déclaration : « Je n’ai pas examiné le pneu, je ne peux dire s’il s’agissait d’une crevaison ordinaire ou d’un éclatement, mais je crois me souvenir qu’il s’agissait d’un éclatement, ce qui n’était pas anormal étant donné son état. »


    Il n’a donc pas réparé ce pneu : « Je l’ai donné à réparer dans un garage à proximité du domicile de Mme Loviton, entre les quais et la rue La Fontaine », où il n’est jamais allé le rechercher. D’autre part, il a quitté le service de Mme Loviton depuis le mois de décembre 1947.

Selon son nouveau témoignage, Gorget aurait ramené la voiture à Auteuil et confié à un garagiste le soin de changer le pneu avant droit. Comment a-t-il pu conduire, sur une telle distance, la 302 avec un pneu éclaté ? Le procureur général Besson n'avait-il pas affirmé que la 302 avait été tractée avec une dépanneuse spéciale jusqu'au poste de police de la rue de Grenelle ? Est-ce que Gorget a remplacé la roue accidentée par la roue de secours avant de ramener la voiture à Passy ? Il ne le dit pas. Et le policier ne lui pose pas la question.

Armand Rozelaar, hors de lui, écrit le 24 mars 1950 au juge Gollety : « En ce qui concerne le pneu, Mr Gorget, ancien chauffeur de Mme Loviton, a menti, comme ont menti systématiquement tous ceux qui travaillaient, à l’époque, pour Mme Loviton, ou qui travaillent encore pour elle [...]

Et il faudra tout de même bien déterminer si le pneu était réellement crevé au moment où la voiture est arrivée boulevard des Invalides ou bien si quelqu’un n’aurait pas volontairement crevé ce pneu pour empêcher Denoël de démarrer. Il conviendra à ce propos, d’essayer de savoir ce qu’est devenue cette voiture ».

La réponse fut donnée peu après à l’inspecteur Voges par Auguste Picq, qui lui déclara que, « peu de temps après le crime, Mme Loviton avait vendu la voiture ‘Peugeot’ qu’on a bien eu tort de ne pas mettre sous scellés depuis le départ, et qu’elle aurait circulé dans une voiture immatriculée T.T.X. (Transit temporaire). »

    J’ignore ce qu’impliquait, à cette époque, l’acquisition d’une voiture immatriculée « TTX », plaque qu’on réserve d’habitude aux résidents étrangers, mais Armand Rozelaar écrivit, le 11 mars 1950 au procureur Besson : « Il conviendrait également de poser à Mme Loviton certaines questions, sur les conditions dans lesquelles elle a pu acheter personnellement ou par personne interposée, une voiture immatriculée en France T.T.X. »

On peut penser que l'avocat fait allusion aux nombreux voyages effectués « pour raisons de santé » en Suisse, après la mort de Denoël, par Jeanne Loviton.

 

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Pour être complet sur la question des « véhicules », il faut mentionner un quiproquo qui va, inutilement, perturber, durant quelques mois, l’enquête du juge Gollety.

Lors de son audition, le 11 octobre 1946, Gustave Bruyneel, le père d’Albert Morys, déclare au commissaire Pinault : « Au début de l’hiver 1944 Mme Denoël ayant appris que son mari avait une liaison avec Mme Loviton, me chargea d’aller me renseigner sur cette personne. C’est ainsi que je me présentai aux Editions Domat-Montchrestien où, sous un prétexte, je fus reçu par Mme Loviton, ce qui me permit de la décrire physiquement à Mme Denoël.

Par la suite je n’ai jamais revu celle-ci, si ce n’est que le lendemain du meurtre, Mme Denoël m’ayant chargé de me rendre à son domicile, 11 Rue de l’Assomption, pour y demander une chemise, un caleçon et une cravate afin d’ensevelir son mari. Ce jour-là, en arrivant rue de l’Assomption, je vis une femme descendre d’une voiture qu’elle pilotait elle-même. Je ne la reconnus pas comme étant Mme Loviton. Et comme je sonnais à sa porte, elle me demanda ce que je voulais, en s’annonçant comme étant Mme Loviton. Elle me fit donner satisfaction par sa bonne au sujet du but de ma visite. La voiture pilotée par Mme Loviton était une conduite intérieure de couleur noire, je crois, je ne saurais dire la marque.

J’ai évidemment rapporté à Mme Denoël que j’avais vu Mme Loviton au volant d’une voiture mais je ne lui ai jamais dit que celle-ci était la voiture avec laquelle son mari circulait lorsqu’il a été assassiné. Je n’avais d’ailleurs jamais vu Denoël au volant d’une voiture car il circulait toujours en motocyclette. »

En effet, Denoël circulait essentiellement en moto, mais il avait dû apprendre à conduire une voiture durant son service militaire. Bruyneel a vu une « conduite intérieure noire » que pilotait Jeanne Loviton, et il s’est trompé sur cette voiture, qui était celle d’Yvonne Dornès.

Cécile Denoël signala à la police qu’on avait aperçu Jeanne Loviton au volant de sa voiture, le lendemain de l’attentat, et celle-ci dut s’en expliquer. L’inspecteur Ducourthial écrit dans son second rapport « Mme Loviton nous précise encore certains points, à savoir : qu’il est impossible que quelqu’un ait pu la voir au volant de sa voiture, le lendemain du drame, puisque celle-ci a été enlevée du poste de police, le 3 décembre, dans l’après-midi, par Monsieur Gorget, son chauffeur ».

Retenons de cette méprise que Mme Loviton, qui avait passé une bonne partie de la nuit du 3 décembre 1945 au commissariat de la rue de Grenelle, se trouvait dès le lendemain au volant d’une autre voiture. Apparemment, elle n’avait pas encore trouvé le temps de s’aliter, comme le prétendit par la suite son avocat : « Après le crime, la malheureuse femme est restée alitée trois semaines, veillée nuit et jour, ne pouvant trouver de repos que grâce à des piqûres. »

Quant à Cécile Denoël, elle commit, en décembre 1945, d’autres confusions qui feront perdre un temps considérable aux enquêteurs, mais qui eurent le mérite de « débusquer » ceux et celles qui étaient favorables à Jeanne Loviton, alors qu’elle les croyait dans son camp.