Robert Denoël, éditeur

Un dossier disparu

 

Le 6 février 1945, le juge Achille Olmi [1893-1968] a officiellement inculpé Robert Denoël « pour infraction à l’article 75 du Code pénal et atteinte à la sûreté de l’Etat ». L'éditeur comparaît en cour de justice le 13 juillet suivant. Tous les témoins sont d’accord pour reconnaître qu'il a bien préparé son dossier en défense. Le commissaire du Gouvernement demande « le classement de la procédure le concernant sous réserve de poursuites possibles devant toute autre juridiction ».

Cette dernière réserve concerne les poursuites qui seront éventuellement exercées contre les écrivains et leurs œuvres, dont l’éditeur est solidairement responsable, mais aussi sa société d’édition qui, comme pour tous les éditeurs compromis, reste poursuivie.

En prévision de la fermeture prochaine des Cours de Justice, et pour éviter la forclusion, la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration transmet, le 30 octobre, au ministre de l’Information, Jacques Soustelle, les dossiers de maisons d’édition à examiner.

Le 5 novembre, le ministre de l’Information signe un « avis favorable pour l’ordonnance de poursuites » contre 17 maisons d’édition, dont celle de Denoël. Dans une note interne, il sera précisé que cet avis ne préjuge pas de la culpabilité ou non de ces maisons, mais que c’est la nécessité d’éviter la forclusion qui l’a rendu nécessaire.

Le 8 novembre, le commissaire du Gouvernement informe Robert Denoël qu’une plainte a été déposée contre sa société, en l’invitant à produire un mémoire de défense dans un délai de dix jours.

La « plainte » résultait donc de l’examen de son dossier et non d’une dénonciation tardive. Pourtant Cécile Denoël crut que certains, notamment Maximilien Vox, avaient eu intérêt à l’ouverture d’une nouvelle information. Interrogé par la police, René Barjavel déclara : « Je n’ai jamais dit à Mme Denoël que Monsieur Vox était à la base de cette nouvelle inculpation de son mari devant cette Commission d’épuration, pour moi sa comparution devant cette Commission était une conséquence normale de l’inculpation dont il avait fait l’objet devant la Cour de Justice. »

Dans son rapport du 15 novembre 1946, l’inspecteur Ducourthial, qui a examiné le dossier Denoël établi par la Commission nationale interprofessionnelle d’épuration, écrit qu’il contient « un exposé qui paraît être un relevé du livre des délibérations de la Société des Editions Denoël faisant état des diverses modifications apportées à la société depuis sa création, et un état du chiffre d’affaires, de la production et des attributions de papier, portant sur les années 1938, 1941, 1942 et 1943.

Il est évident que ces documents paraissent avoir été versés au dossier par une personne susceptible d’avoir pu se documenter dans la comptabilité des Editions Denoël, M. Durand-Auzias n’a pu nous dire par qui, M. Monod prétend que ce n’est pas lui. »

Denoël entreprend de constituer un nouveau dossier qu’il compte soumettre pour sa défense à la Commission d’Epuration du Livre devant laquelle il devra comparaître, mais aucune date précise n’est arrêtée.

Il ne fait, pour moi, aucun doute que l’éditeur aura préparé sa défense avec autant de soin que pour son procès en cour de justice, d’autant qu’il sait que la Commission consultative de l’épuration de l’Edition, qui siège au 117 boulevard St-Germain, est présidée par Raymond Durand-Auzias, qui lui est hostile.

Le 6 mars 1945, Durand-Auzias avait écrit au ministre de l’Information une lettre dans laquelle il regrettait que l’on ne puisse traiter l’édition comme n’importe quel commerce, et que l’ordonnance du 16 octobre 1945 sur l’épuration dans les entreprises ne prévoie pas que certains noms de firmes trop compromises puissent être changés : « il serait aussi préjudiciable, pour le prestige français, de voir subsister certains noms de firmes comme ‘Editions Denoël’ que de laisser par exemple subsister le nom de certains journaux comme Gringoire ou Le Pilori, même avec une direction nouvelle ».

Interrogé le 8 octobre 1946 par le commissaire Pinault, Durand-Auzias avait déclaré : « Nous avons notamment transmis le dossier de Denoël et avons demandé la sanction la plus grave contre lui, c’est-à-dire l’exclusion définitive de la profession. »

C’était bien la confiscation de sa maison d’édition que risquait Robert Denoël. Il disposait de dix jours pour faire parvenir son mémoire en défense à la Commission nationale Interprofessionnelle d’épuration, 47 rue Dumont d’Urville.

Il fit alors appel à plusieurs collaborateurs et amis pour l’aider à constituer sa défense, mais on ignore la part qu’ils prirent dans l’élaboration du dossier.

René Barjavel déclare, le 9 octobre 1946 au commissaire Pinault : « Je savais que Denoël avait préparé un mémoire en vue de sa comparution prochaine devant la Commission d’Epuration interprofessionnelle du Livre. Denoël m’avait lu une partie de ce mémoire. Il y expliquait ses difficultés financières et se défendait d’être le bouc émissaire de l’Edition. Il montrait d’autre part qu’il n’avait pas été le seul à publier des livres compromettants, alors qu’il était un des seuls à être poursuivis. »

Barjavel ne dit pas qu’il a aidé son patron à constituer son dossier, il dit que Denoël lui en a lu une partie. Il faut se souvenir que Barjavel a figuré sur la première « liste noire» établie par le CNÉ et qu’il est, à cette époque, très prudent pour tout ce qui concerne l’épuration.

Robert Beckers déclare, le 7 octobre 1946 : « Personnellement je savais que Robert Denoël devait passer devant la Commission du Livre Interprofessionnelle car il me l’avait dit 8 ou 10 jours avant. Je pense que sa comparution devant cet organisme devait avoir lieu prochainement, d’après ce qu’il m’avait dit. Il n’était pas très rassuré car aucune décision de ce comité n’était encore connue, par moi tout au moins. Il m’avait dit avoir établi un dossier de défense dans lequel il minimisait son cas par rapport aux cas de ses confrères non inquiétés. Je n’ai jamais vu ce dossier et je n’ai jamais su où il pouvait se trouver, naturellement il devait l’avoir en sa possession. »

Raymond Durand-Auzias déclare, le 8 octobre 1946 : « Denoël a été invité à présenter un mémoire en défense en novembre et il devait comparaître devant la Commission en décembre. Il n’y a pas trace de convocation le concernant dans les dossiers de la rue Dumont d’Urville mais je crois pouvoir affirmer que cette convocation devait être lancée peu de jours après la date à laquelle il a été assassiné. »

Fernand Houbiers déclare, en janvier 1950 : « Denoël m’a dit avoir préparé un dossier, pour la Commission d’Epuration du Livre, en vue d’assurer sa défense. Il m’a dit que s’il était inculpé, beaucoup d’autres éditeurs le seraient en même temps que lui car son dossier contenait des preuves. Il m’a affirmé avoir été menacé mais sans me donner de détails. »

Jeanne Loviton déclare, le 10 octobre 1946 : « Quant aux pièces constituant la défense de Robert Denoël, elles étaient dans les mains de son avocat, je crois pouvoir affirmer qu’il est absolument faux que dans sa défense devant le Comité d’Epuration, il ait eu le projet de mettre en cause d’autres éditeurs parisiens. Je crois savoir qu’il était convoqué à la date du 17 décembre pour comparaître devant cette Commission d’Epuration. Il avait la ferme conviction qu’il allait être absout. »

Le 28 avril 1950, lors d’une confrontation entre Jeanne Loviton et Cécile Denoël dans le cabinet du juge Gollety, a lieu ce dialogue :

La partie civile : « Le témoin peut-il nous dire ce qu’est devenu le dossier que Denoël avait préparé en vue de sa comparution devant le Comité du Livre ? »

Le témoin : « Voilà 4 ans que j’entends parler d’un dossier qui n’a jamais existé. Robert Denoël avait lu tous les livres de collaboration publiés pendant la guerre, il était au courant de la situation exacte de l’édition, il n’a jamais été dans ses intentions de se conduire en dénonciateur. C’est Maître Joisson qui a plaidé le dossier en Cour de Justice de la Société. C’est lui qui devait avoir les éléments. »

Philippe Marette déclare, le 14 octobre 1946 : « D’après Denoël, que j’avais eu l’occasion de rencontrer 3 jours avant, sa conviction était qu’il pensait reprendre la direction de ses affaires après avoir passé devant la Commission d’Epuration interprofessionnelle. »

Albert Morys déclare, le 20 septembre 1946 : « En décembre 1945, il avait la ferme conviction de reprendre la direction des Editions Denoël au début de l’année 1946. Il devait comparaître devant un Comité Interprofessionnel dans les premiers jours de décembre. Il s’était promis de produire un dossier renfermant uniquement des extraits de la Bibliographie de la France, prouvant que tous les éditeurs français, à l’exception d’un, avaient édité, comme lui, des livres ayant servi la propagande allemande ou celle de l’Etat français. Il ne s’agissait pas, pour lui, de défendre son cas personnel, sa défense était basée sur le fait que tous les éditeurs français se trouvaient dans son cas, alors que tous n’étaient pas frappés.

J’ai vu ce dossier entre ses mains en août 1944. Il m’en a aussi souvent parlé par la suite, d’après ce que j’ai cru comprendre, il devait l’avoir remis à son avocat, Me Joisson, 3 rue de Chaillot. Il l’avait également fait photographier en cas de perte ou de vol. J’ignore ce que sont devenus ces documents. Je signale seulement qu’il possédait des archives 39, boulevard des Capucines, archives qui n’ont pas été retrouvées après son décès. »

Le 31 janvier 1950, il déclare : « J’ignore ce que sont devenus les meubles et les archives qui se trouvaient à cette adresse [39 boulevard des Capucines]. Certains documents ayant été produits à la Police et en Justice me laissent supposer que Mme Loviton avait fait procéder à un déménagement. J’estime que c’est dans ces conditions qu’a dû disparaître le dossier constitué par Mr Denoël, en vue de sa défense, devant la Commission d’Epuration du Livre, où il devait comparaître quelques jours après sa mort. Ce dossier m’a été montré, un jour, par Mr Denoël, rue Pigalle, domicile de mon père, où il venait déjeuner tous les jours. »

Auguste Picq déclare, le 18 septembre 1946 : « Je n’ai jamais eu connaissance du dossier constitué par M. Robert Denoël à l’intention du Comité d’Epuration du Livre, mais celui-ci existait car il devait me le communiquer le lundi 3 décembre à un rendez-vous, qu’il m’avait fixé à 12 heures au ‘Bar des Capucines’. Ce dossier doit être actuellement entre les mains de Mme Loviton. »

Le 1er février 1950, il déclare : « J’ai vu M. Denoël pour la dernière fois le vendredi 30 novembre, vers 12 heures 30. Il m’a mis au courant de l’évolution favorable de son affaire devant la Commission interprofessionnelle d’épuration du Livre, car il avait constitué un dossier important pour réfuter les arguments de ses adversaires. »

Il me manque la dernière page de sa déposition mais, dans son rapport du 25 mai 1950, l’inspecteur Voges restitue les paroles du comptable : « Le dossier devant constituer la défense de M. Denoël a été vu par moi, dans le bureau de M. Tosi, à un moment où il le compulsait, après le décès de M. Denoël. »

Guy Tosi déclare, en janvier 1950 : « Je ne connaissais aucun ennemi à M. Denoël, mais je savais, comme tout le monde, que son activité d’éditeur sous l’occupation ayant été à tort, les jugements ultérieurs l’ont prouvé, suspectée, avait suscité des ressentiments et peut-être des haines. Il m’avait parlé, je dois dire sans inquiétude particulière, de quelques lettres anonymes de menaces. »

 

*

 

Le mémoire en défense de Robert Denoël a fait couler beaucoup d’encre, surtout dans la presse. Libération l’évoque dès le 4 décembre 1945 : « Denoël avait, paraît-il, affirmé qu'il ferait des révélations mettant en cause d'autres éditeurs. A-t-on voulu l'empêcher de parler ? »

Mais c’est surtout en 1950, alors qu’une nouvelle information vient d’être ouverte, que les journaux évoquent ce « dossier noir ». La Presse écrit : « En dehors du meurtre politique, qui pouvait avoir intérêt à supprimer Robert Denoël ? Ses concurrents ? On fait état d'un mystérieux dossier qu'il avait préparé pour assurer sa défense au Comité d'épuration professionnelle de l'édition, devant lequel il devait comparaître le 15 décembre.

Or, ce dossier ne contenait suivant un de ses proches collaborateurs qui l'aida à le constituer, que des coupures de la Bibliographie de la France (années 1941 à 1944) démontrant que la plupart des grands éditeurs avaient publié des livres imposés par les Allemands, alors que trois maisons seulement étaient poursuivies : Grasset, Sorlot et la sienne. »

Dans son rapport du 15 novembre 1945, l’inspecteur Ducourthial avait écrit : « Quant au dossier constitué par Monsieur Denoël en vue de sa comparution devant la Commission d’Epuration du Livre, dossier que Mme Loviton prétend se trouver entre les mains de Maître Joisson, avocat, domicilié 5 rue de Chaillot, nous mentionnons qu’aucune confirmation n’a pu être obtenue à ce sujet, Maître Joisson, consulté, ayant déclaré se retrancher derrière le secret professionnel et n’avoir rien à dire. »

Dans ses conclusions, Ducourthial écrit : « Il apparaît par ailleurs à peu près certain que M. Denoël avait constitué un dossier pour sa défense, non pas seulement en vue de sa comparution devant la Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration, mais aussi en vue de sa comparution en Cours de Justice, car M. Bruyneel dit l’avoir vu dès le mois d’août 1944.

D’après ce dernier, il l’aurait remis à son avocat, Me Joisson, après l’avoir fait photographier. Mme Loviton le dit également, sans parler de photocopie. D’autres témoins en avaient entendu parler, mais ils ne savent ce qu’il est devenu. Quant à Me Joisson, il se retranche derrière le secret professionnel.

Il n’a pas été possible de déterminer la date exacte à laquelle M. Denoël devait comparaître devant la Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration. Il apparaît néanmoins probable qu’il aurait été cité dans le courant du mois de décembre. Mais peut-on voir dans cet état de choses une relation de cause à effet ?

En admettant aussi que certains éditeurs, redoutant d’être mis en cause, aient eu intérêt à le voir disparaître, et que M. Monod ait été à l’origine de ces nouvelles poursuites, y compris celles engagées contre les Editions Denoël à la Cour de Justice, on s’explique difficilement pourquoi Mme Loviton, qui l’avait protégé jusque là dans sa clandestinité, puisse s’être associée subitement à ses ennemis. »

Pour l’inspecteur Voges, qui a repris l’enquête le 17 janvier 1950, ce mémoire est d’une importance capitale :

« Denoël, qui avait œuvré toute sa vie pour monter son affaire, et on sait avec quel art consommé, n’était pas homme à se laisser abattre.

C’est ainsi que pour se justifier, il aurait constitué un dossier important, comportant notamment la photocopie des titres d’ouvrages publiés par ses confrères pendant l’Occupation, la plupart blanchis par ce Comité d’Epuration.

Certains minimisent l’importance de ce dossier, disant que les ouvrages parus en faveur de la collaboration sous l’Occupation étaient connus non seulement du Comité d’Epuration mais de tous les milieux littéraires. Nous ne contesterons pas ce point, mais il convient de remarquer que si les responsables de la publication d’ouvrages autant ou plus compromettants que les siens avaient été absous, ou bien Denoël devait bénéficier de la même mesure de faveur, ou bien le cas de ceux-ci devait être révisé.

Les intentions de Denoël, dont il ne paraissait pas faire mystère, ont pu indisposer certains de ses confrères qui avaient escompté, peut-être, l’élimination dans la profession d’un concurrent dangereux et en éprouver un certain ressentiment.

D’ailleurs la question se pose de savoir pourquoi ce dossier soi-disant sans importance n’a jamais été retrouvé.
D’autres pièces sans grand intérêt ont été produites dans cette affaire. Sans doute en eût-il été de même du dossier en question s’il avait été jugé sans intérêt, car personne ne conteste son existence.

Il n’est pas interdit de penser que ce dossier, au contraire, peut être la cause indirecte de l’assassinat de Denoël.

Denoël paraissait en effet accorder une grande importance à ce dossier, si nous en jugeons d’après son attitude agressive au moment où il devait être appelé à se justifier devant le Comité d’épuration du Livre, et son attitude a pu inspirer des craintes dans le monde des éditeurs, ce qui nous permet de supposer que certaines personnes pouvaient avoir intérêt à s’emparer de son dossier, soit par la violence, soit en le monnayant.

Une ou plusieurs de ces personnes auraient pu, sous un prétexte quelconque, provoquer un rendez-vous, non pas pour l’abattre, mais uniquement dans le but de s’assurer de son dossier. »

Dans ses conclusions, Voges écrit « que M. Denoël aurait pu trouver la mort à l’issue d’un rendez-vous consécutif à cet appel téléphonique, à la suite d’une longue discussion dont l’objet reste indéterminé, mais qui pourrait avoir eu pour objet la possession du dossier qu’il avait constitué en vue de sa comparution devant le Comité d’épuration du Livre ».

Le rapport de l’inspecteur Voges est daté du 25 mai 1950. Le 1er juillet, le procureur de la République, Antonin Besson, prononce son réquisitoire, sans en tenir le moindre compte :

« Denoël devait être, cependant, traduit devant le Comité interprofessionnel de la Librairie qui pouvait prononcer contre lui l’exclusion de la profession. Quoique la date de sa comparution devant ce Comité ne fût pas fixée, il aurait, selon la partie civile, préparé un mémoire en défense dans lequel il se proposait de mettre en cause d’autres éditeurs qui, bien qu’ils eussent également publié des ouvrages collaborationnistes, ne furent nullement poursuivis ni inquiétés.

Ce mémoire de défense n’ayant pas été retrouvé par la suite, il a été allégué que Denoël aurait pu être assassiné, soit pour l’empêcher de mettre en cause diverses personnalités, soit même pour pouvoir lui enlever ce dossier. Cette thèse ne s’appuie sur aucun des témoignages recueillis. En effet, ni la partie civile ni aucun des témoins entendus n’a pu désigner de groupe de personnalités ni de personnalité pour qui des accusations éventuelles de Denoël eussent pu être gênantes.

D’autre part, un tel mémoire de défense est généralement dactylographié et il est loisible de penser que si l’original peut se trouver entre les mains de l’intéressé, des copies peuvent également avoir été remises à ses conseils ou à des tiers. Le vol d’un tel dossier eût, par conséquent, risqué de rester inopérant. »

La dernière phrase du procureur est de bon sens, mais comment imaginer que plusieurs témoins, y compris Jeanne Loviton, aient affirmé que le mémoire en défense de Denoël ou, tout au moins, une copie de son mémoire, se trouvait chez son avocat, Me Joisson, et que la police ait permis à cet avocat de se retrancher derrière le secret professionnel ?

Si ce mémoire a pu constituer, comme le pense l’inspecteur Voges, une des raisons de l’assassinat de l’éditeur, il était essentiel de se le faire remettre par Me Joisson qui, dans le cas d’un meurtre, ne pouvait invoquer le secret professionnel. On notera encore que c'est ce même avocat qui, en avril 1948, plaidera le dossier de la Société des Editions Denoël appartenant à Jeanne Loviton, et obtiendra son acquittement devant la Cour de justice.

D’autre part, lorsque Voges a interrogé Auguste Picq, le comptable lui a déclaré avoir vu le mémoire en défense de Denoël dans les mains de Guy Tosi, rue Amélie, après la mort de l’éditeur. C’était une déclaration stupéfiante, et qui mettait Tosi en cause, mais l’inspecteur se contente de noter les propos de Picq, sans les commenter.

Les témoins qui ont évoqué le mémoire de Denoël disent tous qu’il avait basé sa défense sur la comparaison de son catalogue avec celui de ses confrères : il ne voulait pas, disait-il, être le bouc émissaire de sa profession. Tous, sauf Jeanne Loviton, qui va jusqu’à dire qu’il n’a jamais existé.

Quand on voit avec quel soin Denoël avait préparé sa comparution devant la Cour de justice, en juillet 1945, on ne peut que mettre en doute les déclarations de Mme Loviton. D’autant que l’éditeur, prévenu le 8 novembre qu’il disposait de 10 jours pour remettre un mémoire en défense à la Commission d’épuration du Livre, ne l’avait pas envoyé. On peut penser qu’il s’était donné un délai supplémentaire pour le peaufiner. Mme Loviton voudrait détourner l’attention de ce mémoire qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.

Qu’y avait-il dans le dossier constitué par Denoël ? Morys prétend qu’il ne contenait que des extraits de la Bibliographie de la France. Cette revue destinée aux professionnels de l’édition et de la librairie pouvait être consultée par tous les membres de la Commission d’épuration, et l’a d’ailleurs été pour constituer les dossiers contre les éditeurs compromis.

Morys assure qu'il a vu ce dossier dans les mains de Denoël en août 1944, chez son père, rue Pigalle. Or, Denoël a pris ses repas chez Gustave Bruyneel entre septembre 1944 et mars 1945 : à cette époque, il n’était pas encore question de comparaître devant la Commission d’épuration du Livre. Morys commet certainement une confusion entre le mémoire destiné à la Cour de justice, en juillet 1945, et celui que l’éditeur a entrepris de constituer en novembre.

D’autre part, on ignore quelles étaient, en novembre 1945, les relations entre les deux hommes. Morys a été «remercié» le 31 octobre aux Editions de la Tour : Denoël ne lui accorde sans doute plus sa confiance. Il y a donc peu de chances pour que Morys ait vu le « bon » dossier.

Jeanne Loviton a raison de déclarer que Denoël « était au courant de la situation exacte de l’édition » mais pourquoi ajoute-t-elle que l’éditeur n’avait pas l’intention de se conduire en « dénonciateur » ?

Il y avait d’autres choses à évoquer devant la Commission, que les publications compromettantes de ses confrères : les sociétés écrans, les capitaux douteux, le marché noir du papier, les relations avec les autorités allemandes... Denoël était bavard, et il semble bien qu’il ait annoncé très tôt son intention de « mouiller » d’autres éditeurs.

D'autre part, si l'on en croit Arthur Petronio [1897-1983], qui avait rencontré Denoël peu avant la Libération, il avait peut-être aussi l'intention d'évoquer d'autres personnalités : « Robert me confia qu’il détenait dans un coffre-fort, ailleurs que chez lui, des documents très compromettants pour une haute personnalité de la Résistance, et que si on voulait lui faire des ennuis après la guerre, il aurait de quoi clouer le bec à ses adversaires. »

On ne saura jamais ce que contenait ce dossier noir, comme l’appelaient les journaux, mais, ainsi que l’écrivait l’inspecteur Voges : « la question se pose de savoir pourquoi ce dossier soi-disant sans importance n’a jamais été retrouvé ».