Robert Denoël, éditeur

Pierre Roland Lévy

 

Il y a peu d’informations sur ce témoin important de l’assassinat de Robert Denoël. Les documents de police et la presse orthographient son nom de plusieurs manières : Roland Lévy, Pierre-Roland Lévy, Pierre Roland-Lévy, ou Pierre Rolland-Lévy. Dans le seul document rédigé de sa main que j’aie trouvé, il signe « Pierre Roland Lévy », puis « Roland Lévy ».

Son acte de décès ne lève pas tous les doutes quant à la bonne orthographe : « Pierre Roland Georges Roland-Lévy », né le 22 décembre 1908 à Paris (8e), fils de Georges Lazare Lévy et de Jeanne Marie Bonn, est mort le 9 novembre 1990 à Saint-Mandé (Val-de-Marne).

En fait, sa famille n’a été autorisée à prendre légalement le nom de Roland-Lévy que par un décret du 27 avril 1965. A l’époque qui nous occupe, Pierre Roland Lévy s’appelle donc exclusivement Lévy.

Il s’est marié quatre fois. Le premier mariage eut lieu à Paris le 21 mars 1931 avec Yveline Pachon. Le deuxième eut lieu à Puteaux le 14 novembre 1939 avec Jacqueline Pinel, dont il divorça le 6 mars 1940. Le troisième eut lieu à Paris le 21 décembre 1946 avec Georgette Glodek [1928-2004], qui lui donna deux enfants : Danielle et Fabien, et dont il divorça le 11 juillet 1951. Le quatrième eut lieu à Poitiers le 30 juin 1952 avec Janice Gorin, d'origine américaine, qui lui donna trois enfants : Christine, Caroline et Jean-Pierre. Un jugement de séparation de corps fut prononcé par le tribunal de grande instance de Paris le 29 octobre 1975, et confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Paris le 5 janvier 1977.

Avocat à la Cour de Paris, il avait été nommé chef de Cabinet au ministère du Travail, dirigé par un Communiste, Ambroise Croizat [1901-1956]. Dans une lettre du 10 juillet 1950 aux membres de la cour d’Appel, Cécile Denoël écrit que sa nomination datait de « quelques jours » avant l’attentat. En effet, elle datait du 23 novembre. Croizat lui-même n’avait été nommé ministre du Travail que le 23 novembre 1945, deux jours après la formation du nouveau gouvernement du général de Gaulle. Le 27 janvier 1946 Lévy fut nommé directeur de Cabinet du même ministre.

 

    

Journal Officiel,  1er décembre 1945 et 6 février 1946

 

Fondateur et président de l’Amicale des déportés au camp d’Oranienbourg où il fut détenu en tant qu'employé de la « Schreibstube » entre le 25 janvier 1943 et le 22 avril 1945, date de la libération du camp par la 47ème Armée Soviétique.

Ce camp situé au nord de Berlin hébergea quelque 8 000 prisonniers français. Roland Lévy, numéro matricule 58 128, fit partie du convoi qui partit de Compiègne le 24 janvier 1943 et fut interné au « Grand Camp » de Sachsenhausen. J'ignore s'il fut arrêté en qualité de résistant, de juif, ou de communiste, et s'il fut dénoncé. Avant sa déportation, Lévy avait séjourné à la Santé et à Fresnes.

En juillet 1941 Lévy, qui gérait un immeuble du XVIIe arrondissement, avait eu maille à partir avec l'Institut d'Etude des Questions Juives du capitaine Paul Sézille à l'occasion d'un différend immobilier qui l'opposait à son locataire, le cinéaste Louis Salabert. A la suite d'une altercation les deux hommes avaient déposé plainte au commissariat mais Salabert avait alors demandé l'arbitrage de l'IEQJ, qui s'était prononcé en sa faveur, considérant sa qualité d'ancien prisonnier de guerre et d'adhérent aux « Amis de l'IEQJ » [document CDJC n° XIa - 360]. On ne sache pas que cette affaire ait eu une suite fâcheuse pour l'avocat.

Portail principal du camp de Sachsenhausen

Dans le premier numéro de « Oranienbourg Sachsenhausen », bulletin de cette amicale, paru en avril 1948, Lévy, qui signe l’éditorial de bienvenue, écrit : « Voilà déjà deux ans et demi que nous sommes rentrés ». Cela indiquerait qu’il est rentré de déportation en octobre ou novembre 1945. J'ignore où il s'est trouvé entre avril et octobre 1945. Peut-être, en tant que membre du parti communiste, a-t-il bénéficié de l'hospitalité soviétique. Un autre interné communiste du camp, Charles Désirat [1907-2005], était de retour à Paris dès le 25 mai 1945. Ancien directeur de l'hebdomadaire La Défense, il y a séjourné entre 1943 et 1945, peut-être dans le même service que Lévy. Dès le mois de juin il reprend son travail au journal.

  La Défense,  30 novembre 1945

L'Amicale des anciens déportés d'Orianenburg a été constituée le 22 juillet 1945, dans la Salle des Métallurgistes, rue Jean-Pierre Timbaud (XIe arrondissement). La Défense, qui rend compte de l'événement, cite sept anciens déportés qui ont constitué le conseil d'administration de l'Amicale, dont Charles Désirat. Le nom de Pierre Roland Lévy n'apparaît nulle part.

Il surgit un vendredi 30 novembre 1945 dans La Défense, au bas d'un article insolite intitulé « Pour un théâtre au service du peuple », et n'y reparaît plus avant 1948.

Le 7 janvier 1948 s'est réuni un Conseil du Secours Populaire Français, où siégeaient les caciques du PCF, et un certain nombre de personnalités invitées, dont Lévy, « du Bureau Fédéral de la Seine, membre du Conseil supérieur de la magistrature ».

Le 10 décembre 1948 il signe un article sur « Gabriel Péri dans sa prison ». L'auteur anonyme du chapeau de présentation le présente comme l'avocat de Péri, et Lévy parle d'ailleurs des visites presque journalières qu'il rendait au journaliste interné durant l'été et l'automne 1941. Or la notice consacrée à Péri sur Wikipédia indique que son avocat fut André Berthon [1882-1968], ce qui surprend, puisque Berthon avait rompu avec le PCF dès avant la guerre.

Le nom de l'avocat devenu magistrat, et qui signe désormais Pierre Roland-Lévy, disparaît ensuite de l'hebdomadaire.

 

Dans une lettre du 26 mars 1950 au juge Gollety, Armand Rozelaar écrit : « C’est peu après le crime qu’il a donné sa démission du Barreau, pour entrer dans la magistrature, où il fut nommé Substitut près le Tribunal de Grenoble, puis membre du Conseil supérieur de la Magistrature. D’après les annuaires officiels, il était à l’époque Directeur du Cabinet de M. Marius Patinaud, sous-secrétaire d’Etat au Travail et, normalement, son bureau de directeur devait se trouver au siège du Sous-Secrétariat d’Etat, 1 place de Fontenoy. Mais il est établi, par ailleurs, qu’il possédait réellement un bureau au ministère même, 127 rue de Grenelle ».

Le Conseil supérieur de la magistrature, dont le siège se trouve 15 quai Branly, est composé de neuf membres. Son rôle est de soumettre au président de la République les propositions de nomination de certains hauts magistrats, et de donner son avis sur les propositions de nomination faites par le ministre de la Justice pour les autres magistrats. Il statue aussi comme conseil de discipline des magistrats.

En mars 1951, Lévy fut suspendu de ses fonctions au conseil supérieur de la magistrature, pour avoir commis une indiscrétion au profit de la presse communiste, à propos d’une demande de grâce formulée par un condamné malgache. A cette époque, il n’y avait pas de sanctions prévues contre les membres de cette honorable institution, c’est pourquoi Lévy ne fut pas révoqué : il fut invité à présenter sa démission.

Dans sa lettre, Mme Denoël assurait que Lévy « avait été délégué par le parti Communiste au Conseil supérieur de la Magistrature mais, qu’ayant été exclu du Parti Communiste au cours de l’hiver 1949-1950 et mis en demeure de donner sa démission, il s’était néanmoins maintenu dans ses fonctions. »

Selon Mme Denoël, Lévy était, en décembre 1945, « lié d’une amitié très vive avec Mlle Simone Penaud-Angelelli, et je crois savoir également (il sera facile de le vérifier) qu’il était avant la guerre le collaborateur de Me Rosenmark », l’avocat de Jeanne Loviton. Simone Penaud, sympathisante communiste et amie de Jeanne Loviton, était l’avocate de Robert Denoël pour son affaire de divorce, après l'avoir défendu devant la Cour de justice, le 13 juillet 1945.

Le 22 mai 1949, il figure, avec Georges Séguy, futur secrétaire général de la CGT, parmi les membres fondateurs du MRAP [Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples].

Le comédien Claude Lacloche, qui connut Lévy au camp de Sachsenhausen, a donné ce témoignage : « J'ai bien connu Pierre-Roland que je voyais régulièrement jusqu'à son départ de Paris pour la Côte d'Azur. Il me paraît être représentatif de ce que l'emprise insidieuse du camp pouvait opérer sur le psychisme des rescapés, en modifiant peu à peu, voire en brisant, la personnalité de certains d'entre eux. Après avoir longtemps exercé sa profession d'avocat, Pierre-Roland devint magistrat. Père de deux enfants, il en eut trois autres avec sa seconde épouse, Janice, une Américaine. Avant que celle-ci ne mourût d'un cancer, il devint progressivement sujet à des phases de rages subites, non démentielles, mais peu compatibles avec sa fonction de juge pour enfants. Par chance, sa morale et son comportement professionnels n'en furent pas modifiés. Au cours de l'une de ces crises et pour un motif futile, il menaça Janice d'un revolver qu'il conservait dans le tiroir de sa table de nuit. Avec l'âge, il devint de plus en plus misanthrope et mourut, il y a plusieurs années, à Menton où il s'était retiré. » [Trois vies pour un seul homme, 2004, p. 161].

 

*

 

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1945, quand l’inspecteur Ducourthial est allé interroger sommairement André Ré, le gardien du ministère du Travail, celui-ci a révélé qu’il avait appris la nouvelle de l’attentat par Roland Lévy.

Le policier a contacté Lévy, lequel lui a envoyé le lendemain cette lettre :

« Hier vers 21 h 15, je sortais accompagné d’un ami, du ministère du Travail, lorsque nous avons entendu une violente détonation, immédiatement suivie d’un cri. Le bruit provenait de la direction du bd des Invalides. Nous nous sommes précipités et avons découvert, étendu sur le trottoir, le corps d’un homme qui râlait. Un cric d’automobile se trouvait à quelques mètres du corps, ainsi que la manivelle de ce cric.

Nous sommes retournés en direction de la rue de Grenelle où nous avons immédiatement prévenu un gardien de la paix qui est retourné avec nous sur les lieux du crime. Quelques personnes se trouvaient déjà rassemblées à ce moment-là autour du corps.

L’une de celles-ci, un homme coiffé d’un chapeau sombre, a déclaré au gardien qu’il avait entendu crier «au voleur» avant le coup de feu. Ce témoin se serait trouvé, à ce moment-là, de l’autre côté du boulevard, en direction de l’esplanade des Invalides.

En ce qui me concerne, je n’ai vu personne s’enfuir ni dans la rue de Grenelle où je me trouvais, ni quelques secondes plus tard sur le boulevard des Invalides.

Mon ami ne peut certainement rien ajouter à ces déclarations, il n’a rien vu ni entendu de plus que moi-même.»

Dans son rapport du 25 janvier 1946, Ducourthial écrit : « Nous n’avons pas jugé utile d’entendre l’ami de M. Roland Lévy dont ce dernier n’a d’ailleurs pas cru [devoir] nous communiquer le nom et l’adresse. »

Roland Lévy ne fut jamais entendu par la police ; le 27 mai 1950, il avait réagi à un article à sensation paru le 30 avril dans Express Dimanche, dans lequel il avait été mis en cause [cf. Presse]. L’hebdomadaire publia sa réponse le 4 juin ; c’était une mise au point dont je n’ai retrouvé que deux phrases : « Mon ami et moi arrivâmes sur le lieu du meurtre quelques instants plus tard... Je suis retourné immédiatement au ministère donner l’ordre au concierge d’appeler Police-Secours. »

La seconde est, en tout cas, conforme à la déposition qu’il a faite en juin 1950 devant le juge Gollety puisque, dans sa lettre du 10 juillet 1950 au président de la cour d’Appel, Cécile Denoël écrit : « Police-Secours a été alertée par un coup de téléphone donné de la borne de Police-Secours par l’agent Testud. Or, apprenant je ne sais comment, que le portier Ré avait relaté une conversation que M. Pierre Roland-Lévy aurait eue avec lui après le crime, M. Pierre Roland-Lévy s’est empressé de déclarer au Juge d’Instruction qu’il avait prié le portier de téléphoner à Police-Secours, ce qui justifiait du même coup sa rentrée dans le ministère et sa conversation avec ledit portier. Or, ceci est manifestement un mensonge flagrant. »

Sur sa présence un dimanche soir au ministère du Travail, Roland Lévy s’est peu exprimé. En juin 1950, il a déclaré au juge Gollety qu’il y avait donné rendez-vous à Guillaume Hanoteau avant d’aller dîner avec lui.

Guillaume Hanoteau, au cours d’une confrontation avec Cécile Denoël dans le cabinet du juge Gollety, a déclaré qu’ils avaient décidé « d’aller à la Chambre des Députés où il y avait une séance importante ». Cécile Denoël écrit, dans sa lettre du 10 juillet 1950 au président de la cour d’Appel : « la Chambre tenait ce soir-là une séance sans intérêt qui se clôtura d’ailleurs à 21 heures. »