Robert Denoël, éditeur

Jeanne Loviton

 

Née Jeanne Pouchard le 1er avril 1903 à Paris, avocate, écrivain sous le pseudonyme de Jean Voilier, et éditrice, Jeanne Loviton est évoquée un peu partout sur ce site. Il m'a paru préférable à cet endroit, qui est le plus délicat, de laisser parler les documents officiels.

Lorsqu'il arrive sur les lieux de l'attentat, vers 23 heures, l'inspecteur principal Ducourthial examine le boulevard et ses alentours puis se rend au poste de police, où « se trouvait une dame Loviton, se disant amie de la victime. »

Jeanne Loviton, qui avait accompagné Denoël dans le car de « Police - Secours » jusqu'à l'hôpital Necker, a été priée ensuite de suivre les policiers jusqu'à son point de départ, c'est-à-dire le poste de police qui est au n° 116 de la rue de Grenelle, où elle est en garde à vue. C'est là que Ducourthial prend sa déposition, entre 23 heures et trois heures du matin :

« Nous avons déjeûné ensemble chez des amis communs à Saint-Brice (S.O.) et très exactement chez Mme Marion Delbo (épouse de M. Henri Jeanson), dont le numéro de téléphone est " 14 " à Saint-Brice.

Nous sommes rentrés de Saint-Brice vers dix-huit heures quarante-cinq, et nous avons dîné chez moi, M. Denoël et moi-même.

Nous avons quitté mon domicile vers vingt heures quarante-cinq, pour nous rendre au Théâtre de la Gaîté, ainsi que nous l’avions décidé la veille.

Nous avons pris ma voiture, qui stationnait devant l’immeuble, et nous sommes partis en direction du boulevard des Invalides.

Arrivés à l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle, nous avons constaté qu’un pneu de la voiture était crevé et nous nous sommes rangés le long du trottoir à cet endroit. Il pouvait être alors environ 21 heures, ou un petit peu plus. Nous sommes descendus tous deux de la voiture qu’avait conduite jusque là M. Denoël.

Comme nous étions déjà en retard, M. Denoël m’a conseillé de me rendre au poste de police le plus proche pour y demander un taxi, sachant que j’étais en possession d’un certificat médical qui m’aurait permis d’obtenir satisfaction.

Il a ajouté qu’il allait réparer la voiture et qu’il me rejoindrait au théâtre. Lorsque je l’ai quitté, il portait son pardessus sur lui et il se préparait à ouvrir le coffre arrière de la voiture pour en sortir des outils.

Quant à moi, j’ai pris la rue de Grenelle pour me rendre au poste de police que M. Denoël m’avait signalé comme se trouvant dans cette rue.

Peu avant d’arriver à ce poste, j’ai croisé un gardien de la paix auprès duquel je me suis renseignée et qui m’a indiqué que je pouvais effectivement demander un taxi. J’ai continué mon chemin jusqu’au poste où j’ai pénétré.

Je me trouvais à l’intérieur de ce local depuis cinq minutes environ, lorsque j’ai entendu les agents de police parler d’envoyer un car de police secours à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides, où venait de se produire un attentat.

J’ai immédiatement fait un rapprochement entre les circonstances dans lesquelles j’avais laissé M. Denoël à l’endroit que je viens d’indiquer, et cette nouvelle.

J’ai donc voulu voir immédiatement ce qui s’était passé et je me suis fait conduire par le taxi qui avait été mis à ma disposition, jusqu’à l’angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides. Je suis arrivée au moment où des agents plaçaient le corps de M. Denoël à l’intérieur du car de police secours.

Sous le coup de l’émotion, je me suis écriée : " J’aurais dû rester, c’est de ma faute ", voulant dire ainsi que si j’étais restée auprès de M. Denoël, les malfaiteurs n’auraient peut-être pas oser l’attaquer.

J’ai accompagné M. Denoël dans le car de police secours jusqu’à l’hôpital Necker, il n’a prononcé aucune parole pendant la durée du parcours.

C’est tout ce que je puis dire dans cette affaire. Je précise qu’au moment où nous avons constaté la crevaison et où nous avons stoppé à l’endroit que je vous ai indiqué, je n’ai vu personne aux environs de la voiture. »

Telle est la première déclaration faite par Jeanne Loviton au cours de la nuit tragique. On remarque qu'elle déclare spontanément avoir passé la journée à Saint-Brice, chez Marion Delbo, dont elle donne le numéro de téléphone. Lorsqu'il clôture sa première enquête, le 25 janvier 1946, l'inspecteur Ducourthial n'a pas interrogé Marion Delbo.

Le 13 août 1946, un complément d'enquête est requis par le juge Gollety, et Ducourthial interroge à nouveau Jeanne Loviton, qui déclare, le 9 octobre :

« En ce qui concerne la journée du 2 décembre et le drame lui-même, je tiens à renouveler ce que je vous ai déjà déclaré et à le compléter le cas échéant. Nous sommes allés ce jour-là déjeûner à St-Brice, chez Mme Marion Delbo. Nous en sommes revenus en raccompagnant deux personnes à leur domicile à Neuilly et nous avons regagné la rue de l’Assomption vers 7 heures et demie. Nous avons dîné et j’ai fait ma toilette pendant que Denoël m’attendait dans la bibliothèque. J’ignore ce qu’il a fait pendant que j’étais occupée moi-même, et nous sommes partis pour le théâtre un peu en retard. Il était environ 9 heures moins 10.

Je dis cela, n’ayant pas regardé l’heure au moment de mon départ, ne me basant simplement que sur le fait de notre retard pour arriver à 9 heures au théâtre. Robert Denoël conduisait et j’étais à son côté. Nous avons pris le quai, le pont de l’Alma, traversé l’esplanade et avons crevé à l’angle du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Je ne sais pourquoi Denoël avait pris cet itinéraire. Nous sommes descendus de voiture et nous avons discuté de ce qu’il y avait lieu de faire. J’ai proposé d’abandonner là la voiture, il m’a fait remarquer que c’était une idée qui n’avait pas de sens puisqu’il n’y avait pas moyen de prendre là où nous étions un autre moyen de transport et que, d’autre part, nous ne pouvions abandonner cette voiture sur la voie publique. Robert Denoël portait ce soir-là un costume neuf pour lequel je m’inquiétais et je m’apprêtais à l’aider pour changer la roue. J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils. Il me fit remarquer qu’il y avait un sac qui allait lui servir et protégerait ses vêtements.

Je me lamentais sur cette soirée ratée car, étant très fatiguée, je redoutais tout effort, c’est alors qu’il me conseilla, puisque j’avais un certificat médical, d’aller au commissariat de police voisin qu’il connaissait bien pour y demander un taxi. Je voulais m’opposer à ce conseil lorsqu’il me dit en riant : " C’est un ordre ". J’acceptai à contre-cœur car il voulait que je me rende directement au théâtre où, disait-il, il allait me rejoindre un quart d’heure plus tard. Il me donna le billet et, angoissée par une sorte de pressentiment, je partis dans la direction de la rue de Grenelle et me retournai pour le voir aux prises avec les outils.

Dans la rue de Grenelle je rencontrai un sergent de ville à qui je demandai le commissariat de police. " Rue de Bourgogne ", me répondit-il. Comme j’avais l’air déçu, il devina ma pensée et demanda : " Est-ce pour un taxi ? " - Oui. " Alors, rendez-vous à côté au poste de police, les taxis sont dans la cour. "

Au poste de police je déclinai mon nom et présentai mon certificat médical. Un des agents téléphona à une première station, où il n’y avait pas de taxis. Il commenta cette carence en me disant qu’il serait bien extraordinaire que je puisse obtenir un taxi à cette heure-là. Il appela un second poste, où il eut la même réponse, enfin le troisième poste " Panthéon " répondit et je m’assis en attendant l’arrivée du taxi.

J’échangeais quelques mots avec les agents quand on appela Police Secours. J’entendis quelqu’un dire : " un attentat au coin du bd des Invalides et de la rue de Grenelle ". Je sursautai et les agents remarquèrent mon trouble. A ce moment-là, j’ai dû dire " Oh j’ai quitté un ami à cet endroit-là ".

Le taxi arriva aussitôt. Je lui criai d’aller immédiatement à l’endroit où j’avais quitté Robert Denoël. Lorsque j’avais quitté Robert pour me rendre au poste de police, j’avais intérieurement décidé non pas d’aller directement au théâtre mais de revenir près de la voiture pour prier le chauffeur de réparer à la place de Robert Denoël, ou tout au moins de l’aider.

Je suis arrivée sur les lieux pour voir la civière monter dans le car de police, où je m’assis à ses côtés, ne l’imaginant pas mort car aucune trace de sang n’apparaissait, mais peut-être seulement matraqué. Arrivée à l’Hôpital Necker, lorsque j’ai compris qu’il était mort je me suis, paraît-il, écriée : " C’est ma faute, je n’aurais pas dû te quitter "...

En effet depuis un an et demi en particulier j’avais lutté aux côtés de Robert Denoël et pour lui, je savais qu’il avait toujours besoin de moi sur tous les plans, il me semblait que je le protégeais, et que la destinée n’avait dû l’atteindre que parce que je m’étais un instant, et contre mon instinct, écartée de lui.

A l’Hôpital Necker je prévenais immédiatement de l’existence de sa femme et de son fils en demandant qu’ils soient prévenus. Je téléphonai à une première amie que je n’ai pu joindre et à une autre amie que j’ai atteinte pour lui dire le malheur qui me frappait et les suppliant d’arriver tout de suite à l’hôpital.

Les agents me dirent qu’il fallait revenir avec eux au commissariat de police où j’ai attendu l’arrivée des amies que j’avais appelées. Comme Robert Denoël avait quitté son pardessus au moment où il voulait réparer la voiture, quelqu’un m’a remis ce pardessus que j’ai emporté chez moi. Il n’y avait absolument rien dans les poches. »

D'autres interrogatoires et confrontations auront lieu en 1950, au cours de la troisième enquête, mais ici se trouve condensé l'essentiel des déclarations faites en 1945 et 1946 à la police par Mme Jeanne Loviton.

Son emploi du temps, après l'attentat, est le suivant :

* 21 heures 35 : son taxi la dépose à l'angle de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides.

* 21 heures 45 : elle accompagne Denoël dans le car de Police-Secours jusqu'à l'hôpital Necker, où le décès de l'éditeur est constaté.

* 22 heures : elle appelle au téléphone ses amies Yvonne Dornès et Françoise Pagès en leur demandant de la rejoindre à l'hôpital, mais les policiers la ramènent rue de Grenelle, en attendant l'inspecteur Ducourthial qui est chargé de l'interroger.

* 23 heures : L'inspecteur Ducourthial arrive sur les lieux de l'attentat, puis se rend au poste de police où Jeanne Loviton est gardée à vue : « Nous précisons qu’il est exact qu’après notre arrivée au poste central de police de la rue de Grenelle, deux femmes ayant demandé à parler à Mme Loviton, nous leur avons interdit de communiquer avec elle, dans l’intérêt de notre enquête qui commençait. Elle sont parties sans obtenir satisfaction, malgré les protestations de part et d’autre », écrit l'inspecteur.

2 heures 30 : Cécile Denoël, avertie du meurtre de son mari, appelle Jeanne Loviton. Sa femme de chambre répond que Mme Loviton, sortie le soir même avec des amis, n’est pas encore rentrée. « J’ai alors prié la femme de chambre de faire savoir à sa maîtresse qu’il convenait de me téléphoner d’urgence, mon mari ayant été assassiné le soir même. La femme de chambre se mit également à pleurer en disant : " Mon Dieu ! Madame, un si gentil monsieur ! " »

* 3 heures : Jeanne Loviton est relâchée et rentre chez elle, à Auteuil, en compagnie d'Yvonne Dornès.

* 3 heures 30 : Elle appelle Cécile Denoël au téléphone : « Allo, Mme Denoël ? Ici, Jeanne Loviton. Vous voulez sans doute savoir ce qui s’est passé ce soir ? J’allais ce soir au théâtre avec Robert. Un pneu de la voiture a éclaté. Robert m’a dit d’aller chercher un taxi au commissariat de police et de l’attendre au théâtre. Au commissariat, j’ai entendu un appel de Police-Secours [...] »

Je lui dis, écrit Cécile, que le jour même, soit le lundi 3 décembre à 13 heures, elle pourrait, si elle le désirait, venir voir le corps une dernière fois à l’hôpital car on devrait l’emporter, et je lui demandai, au surplus, du linge pour me permettre d’habiller mon mari avant son enterrement. Elle me répondit affirmativement et je lui envoyai M. Gustave Bruyneel, auquel elle remit une chemise et du linge de corps.

* 11 heures : Gustave Bruyneel, mandaté par Cécile Denoël, se rend rue de l'Assomption : « en arrivant rue de l’Assomption, je vis une femme descendre d’une voiture qu’elle pilotait elle-même. Je ne la reconnus pas comme étant Mme Loviton. Et comme je sonnais à sa porte, elle me demanda ce que je voulais, en s’annonçant comme étant Mme Loviton. Elle me fit donner satisfaction par sa bonne au sujet du but de ma visite. »

* 13 heures : Jeanne Loviton, accompagnée par Maurice Percheron, rencontre Cécile Denoël à la morgue de l'hôpital Necker.