Robert Denoël, éditeur

Jeanne Loviton

 

Née Jeanne Pouchard le 1er avril 1903 à Paris (XVIIe arrondissement), avocate et éditrice, Jeanne Loviton est à coup sûr la plus controversée des créancières de Robert Denoël.

Avant de m’interroger sur la réalité de la vente, par l’éditeur, de toutes ses parts dans la Société des Editions Denoël à la Société des Editions Domat-Montchrestien, j'ai voulu savoir pourquoi il les aurait vendues, et recherché, dans les déclarations de Mme Loviton, quelles sommes d’argent elle prétend avoir avancées à Robert Denoël.

Dans sa déclaration à la police, le 10 octobre 1946, elle déclare que « Robert Denoël, en quittant sa femme, m’avait demandé mon accord pour lui abandonner tous les biens qu’il possédait, à savoir les meubles de son appartement de la rue de Buenos-Ayres et l’argent liquide dont il disposait, moins une somme de 200.000 frs qu’il emportait avec lui. » Mme Loviton ne variera jamais sur ce point : en quittant sa femme, Denoël ne disposait que de 200 000 francs.

Elle dit ensuite : « J’ai financé durant toute l’année 1945 les Editions de la Tour pour une somme de 1 million 450 mille francs. D’autre part j’ai donné au nom de la Société Domat-Montchrestien, ma garantie à M. Bruyneel pour des traites tirées au profit des Editions de la Tour dont Bruyneel était le gérant à titre fictif. »

La déclaration qui suit est un peu différente : « En février 1945 Robert Denoël eut l’idée, afin de se procurer les sommes nécessaires au fond de roulement des Editions de la Tour, de vendre les 1 515 parts dont il était propriétaire aux Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien. Une réunion eut lieu au cabinet Streichenberger, où cette cession de parts fut évoquée, la Société des Editions Domat-Montchrestien refusa de faire cette opération tant que Robert Denoël n’aurait pas été officiellement et légalement en droit de disposer de sa propriété. »

Dans son esprit, les deux déclarations ne sont pas contradictoires : ou bien Denoël a envisagé de lui vendre ses parts pour se procurer l’argent nécessaire à la bonne marche des Editions de la Tour, ou bien il l’a fait pour la rembourser des avances qu’elle a consenties en 1945 aux mêmes Editions.

Mais il s’agit bien de renflouer les Editions de la Tour par la vente de ses parts dans la Société des Editions Denoël.

Le 15 janvier 1950, Jeanne Loviton dit à la police : « Tout le temps j’ai été amenée à venir en aide matériellement à M. Denoël. Lorsque M. Denoël avait besoin de fonds pour ses affaires, je les lui avançais. Je lui ai prêté en tout 1.450.000 francs sans aucune garantie, sans aucun papier. J’avais la plus extrême confiance en l’homme que j’allais épouser. Je savais que le remboursement devait avoir lieu en décembre, car les fonds avaient été employés pour la fabrication de livres, qui devaient être vendus en décembre. Je n’ai pas été remboursée ».

Elle ne dit plus tout à fait la même chose à propos de la réunion au cabinet Streichenberger : « Vers février 1945, à la demande de M. Maximilien Vox, administrateur provisoire des Editions Denoël, nous nous sommes rendus, M. Denoël et moi, chez M. Streichenberger, conseiller juridique, rue Saint-Lazare. Assistaient à cette entrevue M. Maximilien Vox, M. Pouvrot [sic pour Pouvreau], secrétaire général des Editions Denoël, un représentant de la Banque Worms, M. Denoël et moi.

M. Maximilien Vox a exposé la nécessité pour trouver des capitaux de céder les parts de Robert Denoël à une société d’édition ayant du crédit. M. Denoël et moi n’étions allés à cette réunion qu’en observateurs. Robert Denoël avait de son côté penser à céder ses parts aux Editions Domat-Montchrestien. »

La vente des parts est ici expliquée par la nécessité de bénéficier de crédits auprès de la banque Worms, en vue de la bonne marche des Editions Denoël.

Jeanne Loviton prétend avoir réglé Denoël du montant de ses parts, soit 757 500 francs, le 30 novembre 1945, « en espèces et sans témoin. »

« J’affirme », dit-elle, « qu’aucune idée de fictivité n’a pu entacher l’acte de cession. Robert Denoël était absolument décidé à vendre ses parts 1°) pour en toucher le montant dont il avait un besoin pressant pour éteindre des dettes criardes  2°) parce que son intention était pour l’avenir d’assurer la haute direction littéraire des Editions Denoël, en se dégageant de la charge qu’il n’avait pu supporter, des soucis administratifs et financiers. »

La vente de ses parts par Denoël est présentée ici comme nécessaire pour « éteindre des dettes criardes » et de se dégager de la « charge » financière des Editions Denoël, c’est-à-dire en « fondant » sa maison d’édition avec celle des Editions Domat-Montchrestien.

A la question d’un policier qui lui demande si elle avait des intérêts dans les Editions de la Tour, elle répond : «Non, j’avais seulement engagé des capitaux qui devaient m’être remboursés dans le courant du mois de décembre. »

Le 15 mai 1950, Jeanne Loviton adresse au procureur général Besson un mémoire dans lequel on peut lire, à propos de la réunion au cabinet Streichenberger : « Dès le mois de février 1945, sur l’initiative de l’administrateur provisoire qui en a témoigné, M. R. Denoël fut invité à céder ses parts, de façon à permettre des concours financiers dont la Société avait le plus grand besoin. » Il s’agit toujours de la Société des Editions Denoël.

On y trouve aussi cette phrase importante, que prononce Mme Loviton pour justifier le versement en espèces, le 30 novembre 1945, du prix de ses parts à Denoël : «depuis les poursuites, il n’avait aucun compte en banque».

Elle répète encore ce qu’elle a déclaré à la police, le 15 janvier 1950 : « La vente des parts par M. Robert Denoël à Mme Loviton s’explique par l’état d’impécuniosité de M. Robert Denoël, par sa volonté de se consacrer uniquement dans l’avenir à la direction littéraire de sa maison afin d’être débarrassé de tout souci financier.

Mme Loviton lui apportait l’appui de la Banque Worms - banque des 'Cours de Droit' - appui que la Banque Worms d’ailleurs, ne consentait qu’intuitu personae, ce qui incluait la nécessité, pour Mme Loviton, représentant les Editions Domat-Montchrestien, d’avoir ès-qualité, le contrôle de la Société des Editions Denoël ».

La locution latine « intuitu personae » signifie : « en fonction de la personne » ; l’intuitu personae peut aussi être une personne morale, en l’occurrence une société ; dans ce cas, la banque doit s’assurer de son capital, de sa répartition, du fait qu’elle fasse partie de tel groupe, de sa notoriété commerciale, de son savoir-faire technique, etc...

Madame Loviton et sa maison d’édition, mais aussi les « Cours de droit », étaient donc les garants des opérations financières des Editions de la Tour. Cela n’implique pas que les sommes nécessaires à la bonne marche de cette affaire proviennent de ses maisons d’édition. On en retrouverait la trace dans leur comptabilité. Mme Loviton prend soin de dire qu’elle a financé la Tour en son nom propre, et « sans aucune garantie, sans aucun papier », puisqu’elle avait « la plus extrême confiance » en l’homme qu’elle allait épouser.

On peut donc observer que la raison invoquée par Jeanne Loviton évolue au fil des interrogatoires. En octobre 1946, Denoël veut vendre ses parts des Editions Denoël pour renflouer les Editions de la Tour. En janvier 1950, il les vend pour permettre aux Editions Denoël de bénéficier de crédits auprès des banques. En mai 1950, il les vend pour « fondre » sa maison d’édition avec celle de Jeanne Loviton.

Examinons les déclarations des principaux témoins :

- René Barjavel, le 9 octobre 1946 : « Depuis son départ des Editions Denoël, je savais qu’il avait de gros besoins d’argent. Il avait de fortes sommes à investir dans les Editions de la Tour sous le couvert desquelles il travaillait depuis son départ des Editions Denoël. Je sais qu’il a sollicité beaucoup de personnes dans son entourage pour obtenir des prêts, je sais aussi, parce qu’il me l’a dit, qu’il devait tout à Mme Loviton qui lui avait été d’un grand soutien au point de vue matériel. Il m’avait parlé de son intention de lui céder ses parts dans les Editions Denoël mais j’ignorais à quel stade se trouvait ce projet. Je n’ai appris qu’après sa mort que cette cession avait été faite. »

- Robert Beckers, le 7 octobre 1946 : « Il m’avait mis au courant, plusieurs mois avant sa mort, qu’il envisageait, poussé par la prudence et le besoin d’argent, de vendre ses parts des Editions Denoël à Mme Loviton. Il ne m’a jamais dit que c’était chose faite car nous n’en avons jamais reparlé. Il m’avait présenté la chose de la façon suivante : ou bien il lui serait permis de reprendre son activité et dans ce cas il rachetait ses parts à Mme Loviton, ou dans le cas contraire il pourrait travailler comme directeur sous ses ordres dans sa propre affaire ou dans une autre affaire. Sa situation financière, à ma connaissance, était extrêmement mauvaise depuis 1945.»

- Cécile Denoël, le 8 janvier 1950 : « Indiscutablement, au mois d’août 1944, mon mari possédait une fortune relativement considérable, qu’il s’agissait pour lui de préserver puisqu’il allait être l’objet de poursuites [...] D’après mon estimation personnelle et d’après ce que mon mari m’avait laissé comprendre, la somme liquide dont il disposait à l’époque était de l’ordre de 5 à 6 millions de francs au moins. »

- Gustave Bruyneel, en janvier 1950 : « D’après les conversations que j’aie eues avec M. Denoël, après la Libération, au moment où il venait prendre ses repas chez moi, presque journellement, sa situation financière n’était pas aussi précaire que certains veulent bien le dire. Un jour il m’a fait remarquer que l’or baissait et que si le louis descendait au cours de 1 200 francs, il en achèterait encore pour un million. Il n’a pas, à ma connaissance, donné suite à ce projet mais il n’en est pas moins vrai, ainsi qu’il résulte de cette conversation, qu’il en possédait en plus ou moins grande quantité. »

- Yvonne Dornès, en janvier 1950 : «Au début de l’année 1945, je sais qu’ils avaient fait le projet du groupage de leurs maisons d’édition dont Mme Loviton devait assumer la direction administrative et financière et M. Denoël la direction littéraire et technique. »

- Philippe Foucard de Cotte, le 23 octobre 1946 : « En octobre 1945, cette femme a été reçue chez moi. Le divorce de Denoël était en cours, et elle a été présentée à ma femme comme la fiancée de M. Denoël. Au cours de cette présentation, il m’a dit que ‘Notre union est déjà pratiquement consacrée, puisque les sociétés Domat et Denoël ne font plus qu’une seule et même affaire’. Il m’avait d’ailleurs dit qu’une cession de parts des Editions Denoël était intervenue au profit de Mme Loviton. »

- Fernand Houbiers, en janvier 1950 : « Je lui avais conseillé d’acheter de l’or et je puis affirmer que trois ou quatre fois il m’a montré, dans l’un des tiroirs de son bureau de la rue Amélie, une vingtaine de pièces d’or qu’il me disait avoir achetées. Il m’a dit un jour en avoir pour un million cinq cents mille francs. J’ignore ce qu’il a fait de cet or mais je suppose qu’il l’a remis à une ou deux personnes ayant sa confiance. [...] La dernière fois que j’ai vu Robert Denoël, il était porteur d’une petite mallette qui contenait, d’après ses dires, tout son or. Il m’a dit avoir l’intention d’échanger cet or contre des dollars et m’a demandé mon avis à ce sujet. Il m’a fait soupeser la mallette et j’ai estimé son poids très approximativement à 2 ou 3 kilos. J’ignore s’il a fait l’échange de cet or contre des dollars. »

- Catherine Mengelle, le 16 janvier 1950 : « M. Denoël m’a fait part après mon retour de Broches [en 1945] de sa satisfaction d’avoir remboursé ses dettes de plusieurs années, et me parlant de la maison Hachette, il m’a précisé que non seulement il n’était plus son créancier [sic pour débiteur], mais que cette maison lui devait une somme de plus de 1.000.000 de francs. D’autre part il me demanda au cours de mon passage à Paris (en 1943) si je ne pouvais pas lui trouver 150 ou 200 louis d’or, dans mon entourage. Un peu plus tard, alors que je l’avisais de la découverte d’une vingtaine de louis, il me répondit qu’il avait effectué un achat de pièces d’or étrangères et que ce n’était pas la peine que je continue mes démarches. »

Le 31 janvier, à la question d’un policier qui lui demande si Denoël lui remettait de l’argent, elle répond : «Oui, j’ai reçu à deux reprises de l’argent de Mr Denoël. Une première fois en 1943, 25 000 frs, et plus tard, après la Libération, 70 000 frs. En outre il m’a laissé entendre que si j’étais en difficulté, je pourrais toujours m’adresser à lui. En aucune autre occasion je n’ai fait appel à son concours financier. Je sais par ailleurs, sans pouvoir préciser la somme, que Mr Denoël est venu en aide à Mme Champigny en souvenir de l’aide que cette dernière lui avait apportée lorsqu’il avait débuté. »

- Albert Morys, le 20 septembre 1946 : « M. Denoël ne m’avait jamais fait part de son intention de céder ses parts des Editions Denoël à qui que ce soit. Au contraire, peu de jours avant sa mort, il me répétait encore qu’il reprendrait possession de ses trois affaires en janvier, voulant parler des Editions Denoël, des Editions de la Tour, et des Editions Domat-Montchrestien. En ce qui concerne ces dernières, j’ai toujours cru comprendre qu’il avait un homme de paille, comme c’était mon cas dans les Editions de la Tour. »

Le 18 octobre 1946, il ajoute, à propos des Editions de la Tour : « J’ignore totalement à qui M. Denoël voulait céder ses parts. Mon impression toutefois est que M. Denoël voulait, sous la pression de Mme Loviton, céder ses parts à l’une de ses amies. »

Le 31 janvier 1950, il déclare : « Quant aux Editions Domat-Montchrestien, je suis persuadé que, comme dans les Editions de la Tour, il avait un homme de paille et qu’il était en réalité majoritaire. Le tiers en question, porteur de parts fictives, ne peut être que Mme Dornès, amie intime de Mme Loviton. [...] Bien que j’étais gérant en titre des Editions de la Tour, en réalité c’est Mr Denoël qui la dirigeait. Il venait presque tous les jours au siège et me traçait tout le travail en détail. C’est lui qui, par ailleurs, raflait la caisse au cours de ses passages, ne laissant même pas toujours le fonds de roulement nécessaire à la bonne marche de la maison, mais il faisait personnellement face à des échéances.[...]

Durant ma gestion aux Editions de la Tour, c’est-à-dire entre septembre 1944 et décembre 1945, j’ai été pressenti par Mr Denoël, en vue de lui procurer des pièces d’or, mais j’ai éludé la question, étant donné que je n’avais aucune connaissance, ni relation, en la matière. [...] Le 1er décembre 1945, veille de la mort de Mr Denoël, j’ai reçu au siège des Editions de la Tour, 162 Bd de Magenta, la visite de Mr Houbiers. Mr Denoël se trouvait présent. Ils sont sortis ensemble et d’après ce que m’a dit Mr Houbiers, quelques jours après le décès, en quittant les Editions de la Tour, ils sont allés au café où Mr Denoël a montré une poignée d’or, d’un geste nerveux, en disant : 'Que veux-tu que je fasse de ça...?'

En ce qui me concerne personnellement, je ne puis préciser l’époque, mais il m’a montré une fois, rue de Buenos Ayres, une grosse poignée de pièces d’or, en me disant : «en voilà pour un million». [...] D’autre part, je précise que Mr Denoël était incapable de profiter des largesses d’une femme et à plus forte raison de déshériter son fils qu’il chérissait particulièrement. [...] De plus, je suis certain que Mr Denoël n’a jamais reçu de prêt de Mr Percheron ou de toute autre personne, sans avoir délivré un reçu. Je considère par conséquent que la déclaration de Mr Percheron et celles des autres personnes, qui ont prétendu lui avoir prêté de l’argent, sont fausses ; ces personnes sont incapables d’en apporter la justification. »

- Françoise Pagès du Port, le 18 octobre 1946 : « En octobre ou novembre 1945, au cours d’un dîner chez Mme Jean Voilier, M. Denoël m’a dit qu’il était décidé à se séparer de M. Bruyneel et qu’il cherchait une personne qui puisse accepter la cession des parts possédées par Bruyneel dans les Editions de la Tour. Dans son esprit, en acceptant la cession de ses parts, je lui permettais d’assurer leur sécurité de façon à ce que Mme Voilier (qui avait financé largement les Editions de la Tour) puisse un jour rentrer en possession de son argent. Au cours de la conversation, en effet, M. Denoël avait déclaré qu’il escomptait de grosses rentrées d’argent aux Editions de la Tour. »

En janvier 1950, elle précise : « Mme Loviton, qui avait consenti de larges avances aux Editions de la Tour et qui, par conséquent, était intéressée à cette maison en raison de sa situation vis-à-vis de M. Denoël, ne pouvait apparaître dans cette affaire. C’est pourquoi M. Denoël m’a demandé d’accepter cette cession fictive, étant au courant des liens d’amitié qui existaient entre Mme Loviton et moi. »

- Maurice Percheron, en janvier 1950 : « Il avait envisagé au début de 1945 la cession des parts qu’il possédait aux Editions Denoël à Mme Loviton, vraisemblablement dans le but de se procurer de l’argent et de resserrer les liens qui l’unissaient à cette femme expérimentée. »

- Armand Rozelaar, le 21 mai 1946 : « Le 7 novembre 1945, Denoël écrivit à sa femme une lettre extrêmement importante. Cette lettre précise que Denoël accepte de donner à sa femme 15 000 frs de pension mensuelle, que sa situation officielle ne lui permet pas de donner plus de 6 000 frs, qu’il accepte donc de voir cette dernière somme figurer au jugement, mais qu’en sous-main, il versera la différence. Elle se termine par cette phrase : 'Je n’ai pour toi que des pensées aimables.' Cette lettre démontre en tout cas que la situation de Denoël lui permettait de faire face largement à son propre entretien et à celui de sa famille, et que, matériellement, il était loin de se trouver dans le besoin, ou même dans la gêne. [...]

C’est alors [en février 1945] qu’une réunion eut lieu au cabinet de M. J. Streichenberger, contentieux, demeurant à Paris, 19 rue Weber, et conseil de M. Maximilien Monod dit Maximilien Vox, que R. Denoël, en complet accord avec Vox et Mme Loviton, avait fait désigner comme administrateur provisoire de la société, par arrêté du ministre de la Production Industrielle. Assistait à ce rendez-vous le représentant de la Banque Worms qui finançait les opérations de Mme Loviton et de Denoël. [...]

Si l’on rapproche ces événements de certaines traites acceptées par les Editions Domat-Montchrestien, escomptées par les Editions de la Tour du vivant de R. Denoël, et dont le prix restait à payer (elles sont en ma possession), ce qui prouve ainsi que c’était bien R. Denoël qui finançait Domat-Montchrestien et non le contraire, on s’aperçoit que la mort subite et mystérieuse de R. Denoël pouvait arranger bien des choses. »

- Henri Thibon, le 17 octobre 1946 : « En me rendant cette somme [300 000 francs] il m’a dit qu’il pouvait le faire à cette époque parce qu’il avait reçu de l’argent de Jeanne Loviton et qu’il comptait d’autre part encaisser des Editions de la Tour des sommes importantes en décembre et janvier. J’ignore cependant tout des tractations intervenues entre Mme Loviton et M. Denoël. »

- Guy Tosi, le 18 octobre 1946 : « Vers la fin de septembre 1945, il m’a dit son intention de céder ses parts des Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien, dont Mme Loviton était gérante. C’est à cette époque que j’ai fait connaissance de cette personne. Peu de jours avant sa mort, alors que je me trouvais chez M. Denoël, boulevard des Capucines, il m’a dit que la cession des parts était chose faite, et qu’il espérait épouser Mme Loviton dès que son divorce serait prononcé. [...] Denoël m’avait dit que Mme Loviton avait investi aux Editions de la Tour, des sommes importantes ».

- Paul Vialar, en janvier 1950 : « En effet M. Denoël, au mois de mars 1945, m’avait fait part de son désir de céder les parts qu’il détenait à la Société Denoël à Mme Loviton. Puis peu de temps avant sa mort, il m’avait confirmé que cette cession avait été réalisée. »

- Maximilien Vox, le 8 octobre 1946 : « Depuis la Libération je l’ai rencontré en tout et pour tout environ une dizaine de fois, dont deux fois en présence de témoins ; une fois, en présence de Mme Jean Voilier, [et] de mon contentieux, M. Streichenberger, au début de l’année 1945. Il a été question ce jour-là de la cession de ses parts dans les Editions Denoël [...] Depuis, j’ai toujours entretenu de bonnes relations avec Mme Loviton, en raison des liens qui existaient avec M. Denoël et ce, d’autant plus que M. Denoël me l’avait présentée comme étant la personne susceptible de racheter ses parts, cela à partir de janvier 1945.

C’est à cette époque qu’ont eu lieu les négociations, non suivies d’effet immédiat, qui consistaient en la cession des parts des Editions Denoël à Madame Loviton, cession que, pour ma part, j’avais souhaitée, afin de pouvoir faire appel au concours financier indispensable à la bonne marche de l’affaire. »

En janvier 1950 il ajoute : « Je n’ai participé à aucun pourparler en vue de la dissimulation des avoirs de Denoël, d’ailleurs je n’aurais pas accepté.

Vers le début de l’année 1945, en vue d’obtenir le concours financier d’établissements bancaires, sous forme de découvert, en raison de l’incertitude de la trésorerie, j’ai provoqué une réunion en vue de déterminer dans quelles conditions M. Denoël pourrait céder ses parts à Mme Loviton, soit à titre privé, soit en tant que gérante des Editions Domat-Montchrestien.

Assistaient à cette réunion, tout au moins d’après mes souvenirs, Mme Loviton, M. Denoël, M. Streichenberger, et le délégué de la Banque Worms ; je ne me rappelle pas s’il y avait un représentant des Domaines.

A l’issue de cette réunion, tout le monde s’est trouvé d’accord sur le principe de la cession de parts qui était souhaitable, mais qu’elle [ne] serait réalisable qu’avec l’assentiment de l’Administration des Domaines, en tant que porteur de parts de l’associé Andermann.

J’ignore par la suite dans quelles conditions la cession de parts faite par M. Denoël aux Editions Domat-Montchrestien a été réalisée, m’étant désintéressé de la question, vu l’amélioration de la trésorerie des Editions Denoël. »

 

De tous ces témoignages se dégage l’impression que Robert Denoël savait « compartimenter » ses confidences car, si chacun est bien d’avis que l’éditeur comptait unir ses affaires à celles de Jeanne Loviton, personne ne peut vraiment dire comment.

Cécile Denoël et ses proches ignorent à peu près tout de ses arrangements financiers, et ils en sont réduits à des suppositions quant à l’argent liquide dont il disposait en quittant le domicile familial.

Les amis et obligés de Jeanne Loviton affirment tous que Denoël voulait céder ses parts à son amie, mais ils ignorent les modalités de l’opération. La déclaration de Philippe Foucard est exemplaire, qui affirme que Denoël lui a dit, en octobre 1945 : « Notre union est déjà pratiquement consacrée, puisque les sociétés Domat et Denoël ne font plus qu’une seule et même affaire ».

Pour les partisans de Jeanne Loviton, cela signifie que Denoël a vendu ses parts à son amie. Pour ceux de Cécile Denoël, cela indique seulement que Denoël les a cédées fictivement, puisqu'il possède en sous-main la majorité des parts de Domat-Montchrestien, par Yvonne Dornès qui lui sert de prête-nom.

La déclaration de Françoise Pagès explique en partie le revirement de Jeanne Loviton à propos de la vente de ses parts par Denoël : en cédant les parts de Morys dans la Société des Editions de la Tour, Denoël permet à Mme Loviton de se rembourser un jour de ses avances, grâce à Mme Pagès qui est son prête-nom.

Mais, alors, pourquoi vend-il ses parts dans la Société des Editions Denoël ? Pour payer ses créanciers, disent certains.

Un argument avancé par plusieurs juristes et par Jeanne Loviton elle-même est que cette vente était, d’avance, frappée de nullité.

Au cours de la réunion demandée par Vox au cabinet Streichenberger, début 1945, la vente des parts avait été évoquée mais la société Domat-Montchrestien « refusa de faire cette opération tant que Robert Denoël n’aurait pas été officiellement et légalement en droit de disposer de sa propriété ».

Peu après, Denoël et Jeanne Loviton se rendent chez un agent d’affaires, Jean Lucien, en vue d’établir l’acte de cession mais Lucien fait observer à Denoël et à son amie que l’acte ne pouvait être passé qu’après accord de l’administration des domaines, séquestre des biens Andermann.

Denoël avait, le 15 février 1945, demandé son assentiment à l’administration des Domaines, détentrice des parts d’Andermann, et celle-ci avait répondu, « environ deux mois après », qu’elle n’exercerait pas son droit de préemption prévu aux statuts de la société.

Il pouvait donc disposer de ses propres parts mais, dans l’ignorance de la décision de la cour de Justice devant laquelle il devait comparaître en juillet 1945, les choses restèrent en l’état.

Le 15 juillet, Denoël obtient un non-lieu devant cette juridiction. Ensuite il y eut les vacances, dit Jeanne Loviton, et ce n’est que le 25 octobre 1945 qu’elle et Denoël se sont rendus au cabinet Lucien pour y signer l’acte de cession de parts.

Elle explique que, sa trésorerie ne lui permettant pas le règlement de l’achat des parts ce jour-là, l’acte étant rédigé pour donner quittance de cette somme, « nous avons prié M. Lucien de garder l’acte en dépôt jusqu’au jour où le règlement interviendrait. Le 30 novembre 1945 j’ai réglé cette somme à Robert Denoël en espèces et sans témoin. »

Or, le 8 novembre s’est produit un événement considérable, qui va changer la donne : le commissaire du Gouvernement a informé Denoël qu’une plainte a été déposée contre sa société, et l’a invité à produire un mémoire de défense dans un délai de dix jours.

Est-il possible que Denoël ait ignoré que sa société d’édition pouvait faire l’objet de poursuites devant la Commission d’épuration de l’Edition ? Tous les éditeurs qui sont passés en cour de Justice depuis mars 1945 devaient, ensuite, répondre au nom de leur société de leurs publications durant l’occupation, devant cette commission.

Pour Denoël, il semble qu’il ait fallu une dénonciation tardive [voir 2e enquête] mais, quoi qu’il en soit, son dossier n’était pas entièrement constitué au moment de son décès, et la date de sa comparution devant la Commission, prévue pour décembre 1945, n’avait pas été fixée. Par ailleurs, il n’avait pas encore présenté son mémoire en défense, malgré le délai de 10 jours qui lui avait été accordé.

Le risque de confiscation était, cette fois, bien plus élevé qu’en juillet 1945 devant la cour de Justice. Le 8 octobre 1946, interrogé par le commissaire Pinault, le président de la Commission d’épuration de l’Edition, Raymond Durand-Auzias, avait déclaré : « Nous avons notamment transmis le dossier de Denoël et avons demandé la sanction la plus grave contre lui, c’est-à-dire l’exclusion définitive de la profession. »

Jeanne Loviton serait, ainsi qu’il est apparu au cours des enquêtes et procès successifs, la créancière de Denoël à hauteur de 1 450 000 francs, somme dont elle n’a pas été remboursée.

L’achat des parts de la Société des Editions Denoël réalisée le 25 octobre 1945 n’a donc pas servi, comme elle l’a prétendu tout d’abord, à la dédommager de ses investissements.