Robert Denoël, éditeur

Robert Beckers

 

Né le 14 avril 1904 à Liège (Belgique), marié, sans enfant, agent de publicité demeurant 39 rue Galilée à Paris (16ème ). Décédé à Paris le 10 septembre 1979.

C’est le plus mystérieux des créanciers. Le 10 octobre 1946, Jeanne Loviton avait déclaré au commissaire Pinault : « Denoël avait dû emprunter à différents amis, parmi lesquels je puis citer M. Beckers ».

Ce n’est pas à cause d’elle que Beckers sera convoqué au siège de la Police Judiciaire, car il fut entendu dès le 7 octobre.

Après avoir rappelé qu’il avait connu Denoël à Liège dès 1922, il explique qu’il a été « directeur commercial » rue Amélie entre 1930 et 1936, ce qui est un peu forcé car il n’y était qu’« agent commercial », et par intermittence. Il déclare :

« Il m’arrivait les derniers temps de recevoir des communications téléphoniques et même des visites de Robert Denoël, qui était resté mon ami. Il me mettait au courant de la situation de ses affaires, et dans nos dernières conversations il m’avait dit sa joie d’avoir obtenu le classement de son dossier et de pouvoir un jour reprendre sa place à son bureau, aux Editions Denoël.

Il m’a téléphoné le dimanche 2 décembre peu avant 20 heures. Je ne saurais dire exactement ce dont nous avons parlé au cours de cette communication qui dura au moins 20 minutes. Je pense qu’il a précisément été question de ses intentions de reprendre son activité bientôt dans ses affaires. Il ne m’a pas parlé en tout cas qu’il se rendait au théâtre ce soir-là, pas plus qu’il ne m’a dit qu’il devait voir quelqu’un ce même soir, rue Amélie.

J’ai appris sa mort le lendemain vers 14 heures par la radio. J’ai d’abord téléphoné à Mme Voilier et j’ai appris la mort de Denoël au cours de cette communication avec une personne au service de Mme Voilier. J’ai ensuite appelé Mme Denoël. Je lui ai demandé ce qu’elle savait, je lui ai présenté mes condoléances. Je lui ai certainement dit : " C’est effrayant, je lui ai parlé une heure avant sa mort... "  

Il est probable que je lui ai dit que c’était au cours d’une communication téléphonique. Ce dont je puis certifier c’est lui avoir dit que si notre conversation n’avait pas été aussi longue, il ne se serait pas attardé et le malheur ne serait pas arrivé. J’affirme ne pas lui avoir dit que j’avais vu Denoël en personne à ce moment-là, pas plus que j’aie pu lui réitérer cette affirmation par la suite. »

Comme il avait déclaré auparavant qu’il était reçu dans le ménage Denoël, mais qu’il n’avait pas revu Cécile depuis plusieurs années, on peut penser que leurs relations n’étaient pas privilégiées. On remarque qu’au lendemain de la mort de son ami, il appelle sa maîtresse avant sa femme légitime. D’autre part il semble que Beckers était alcoolique, ce qui a pu provoquer des malentendus.

Le premier est apparu très tôt, à propos de la conversation téléphonique qu’il a eue avec Denoël le 2 décembre 1945 au soir. Dans sa déposition du 7 octobre 1946, il dit clairement qu’il lui a parlé au téléphone.

Mais, le jour de sa visite à Cécile Denoël, le lendemain du meurtre, Morys prétend qu’il « était ivre et pleurait ». A-t-il été incohérent ? Toujours est-il qu’elle soutiendra, le 23 mai 1946, devant le juge Gollety que Beckers avait dit avoir vu Denoël une heure avant sa mort. D’autre part, elle affirme qu’au cours de cette visite, il a accusé Maximilien Vox d’être à la base de l’inculpation de la société Denoël, en octobre 1945, ce que Beckers niera :

« Il est possible et il est même certain qu’au cours de nos conversations, on ait envisagé le maintien ou l’éloignement de M. Vox en tant qu’administrateur provisoire des Editions Denoël, mais j’affirme qu’il n’a jamais été dit que celui-ci était à la base de la nouvelle inculpation des Editions Denoël devant le Comité d’Epuration Interprofessionnel. Peut-être l’un de nous a-t-il dit que si Maximilien Vox était à l’origine de cette nouvelle procédure, c’était un salaud, mais aucun de nous n’était suffisamment informé pour le prétendre et je pense qu’aucun de nous n’imaginait Maximilien Vox capable de tels agissements », dira-t-il à la police.

Etant donné que Cécile Denoël a aussi attribué cette accusation à Barjavel, Percheron et Vialar, on peut penser que c’est elle qui, ce jour-là, était sous le coup de l’émotion.

Il n’en reste pas moins que Beckers a lui-même déclaré à la police qu’il avait parlé pendant vingt minutes avec Denoël, le 2 décembre 1945 au soir, et qu’il était incapable de se souvenir de ce dont il avait été question entre eux. La police ne paraît pas l’avoir contraint à se rappeler cette conversation, qui aurait pu être capitale pour la suite de l’enquête.

Le 8 janvier 1950, Cécile Denoël écrira à ce propos au juge Gollety que Beckers lui a dit au téléphone, après le crime, qu’il avait longuement parlé avec Denoël mais, qu’étant « occupé de son côté, il n’avait pu le rencontrer ; et qu’alors, au surplus, mon mari lui avait déclaré qu’il avait le soir un rendez-vous important sans préciser avec qui». La police n’a plus interrogé Beckers après cette date.

Jeanne Loviton dira à la police, le 10 octobre 1946, qu’il est l’un des trois créanciers, avec André Brulé et Henri Thibon, à avoir été remboursé par Denoël au moyen de l’argent qu’elle lui aurait remis, le 30 novembre 1945, pour l’achat de ses parts dans la société des Editions Denoël.

Dans sa déposition, Beckers dit : « Sa situation financière, à ma connaissance, était extrêmement mauvaise depuis 1945. D’après lui il avait remis une somme de 3 ou 400 000 francs à Mme Denoël et lui avait abandonné son appartement de la rue de Buenos-Ayres. Au cours de l’année 1945 il s’était trouvé assez désargenté pour m’emprunter à plusieurs reprises de petites sommes et, en février ou mars 1945, une somme de 130 000 frs qu’il m’a rendue 8 ou 10 jours avant sa mort. J’ai supposé, sans lui poser de question, que ce remboursement lui avait été permis par la vente de ses parts. Ce remboursement a eu lieu en espèces, de la main à la main, car nous n’avions établi aucun papier. »

Le 11 octobre, le lendemain de l’audition de Jeanne Loviton, il envoie à l’inspecteur Ducourthial une lettre rectificative : « Après la conversation que nous avons eue l’autre jour, j’ai eu la curiosité de rechercher dans mes papiers la date exacte du remboursement que m’a fait Robert Denoël. Il a eu lieu le vendredi 30 novembre, donc deux jours avant sa mort et il s’agissait d’une somme de 200 000 francs. »

Au cours d’une confrontation entre Cécile Denoël et Jeanne Loviton chez le juge Gollety, le 25 mars 1950, Armand Rozelaar déclare : « Il est à noter également que M. Beckers, dont j’analyse la première déposition dans le cours de ma note, a constamment servi de témoin à Mme Loviton, tant au cours de la procédure actuelle qu’au cours de la procédure commerciale. Ce qui, d’ailleurs, ne l’a pas empêché de révéler que Denoël était décidé à reprendre prochainement la direction de ses trois affaires (La Tour, Domat-Montchrestien et Denoël). »

Nouvelle incohérence de la part de Beckers ? Ce qui est sûr, c’est qu’il était bien « du côté » de Jeanne Loviton. Quand je l’ai interrogé, en 1978, il m’écrivit qu’il avait entendu parler de moi par sa « vieille amie Jeanne Voilier », et me conseilla de vérifier tout ce que disait Cécile Denoël : « Elle a toujours, disons un peu " arrangé " la vérité ».

Robert Beckers paraît avoir, lui aussi, « arrangé » quelque peu la vérité en déclarant aux enquêteurs que Robert Denoël l'avait remboursé le 30 novembre : l'agenda ne mentionne pas son nom ce jour-là. On peut croire qu'il cherche à rendre service à Jeanne Loviton pour qui le 30 novembre 1945 est une date-clé.