Robert Denoël, éditeur

 

1946

Janvier

 

Reparution de la revue Europe à la Bibliothèque Française, la maison d'édition créée en octobre 1943 par Louis Aragon, en zone sud. Elle avait été distribuée par Denoël entre janvier et août 1939, avant de disparaître au moment de l'accord germano-soviétique. Dès janvier 1945 Aragon avait annoncé à Jean Cassou son intention de relancer la revue et lui avait demandé d'en prendre la direction. Le 24 juin il lui écrivait : « J'ai l'accord de la Bibliothèque Française pour reprendre la revue à Denoël hors jeu ». Prévue initialement en octobre 1945 la sortie du premier numéro de l'après-guerre fut reportée à trois mois.

Les Editions Denoël annoncent dans la revue pour bibliophiles Le Portique la parution de deux ouvrages de luxe :

Le Portique,  n° 3, [janvier] 1946

Le premier est paru le 20 mai 1944 mais sa mise en vente a été contrariée par une plainte de l'ayant droit d'Eugène Dabit à propos de la publication illicite du texte dans l'hebdomadaire Germinal. Celui de Fargue est sorti de presse quelques jours après la mort de l'éditeur.

 

Le 1er : L'hebdomadaire communiste Regards commémore à sa manière l'année précédente qui s'est achevée par l'arrestation, le 17 décembre, de Louis-Ferdinand Céline :

Regards, 1er janvier 1946

Le 2 : Procès des Editions Peyronnet, dont le directeur est le beau-frère de Bernard Grasset. On leur reproche trois livres, dont un paru en 1942, La Vérité au service de la France, préfacé par Abel Bonnard. L’éditeur indique que c’est l’auteur qui a payé le tirage, et lui a demandé son pilonnage l’année suivante. La Commission lui inflige un blâme sans publicité.

Le 7 : La Commission nationale interprofessionnelle d'épuration de l'Edition examine le cas d’un petit éditeur, la Société d’Editions Extérieures et Coloniales, qui a fermé sa maison en août 1940 et ne l’a rouverte qu’à la Libération. Son directeur, Raoul Monmarson, est l’auteur d’un livre, Sortis du gouffre, sans doute jugé tendancieux, qu’il a eu le tort de faire paraître le 17 août 1940, juste avant de fermer. On peut penser qu’il n’a guère été diffusé. Malgré quoi on interdit à l’auteur-éditeur imprudent de « conserver un poste de commandement dans la profession d’éditeur ».

Le 9 : La Société des Editions Domat-Montchrestien, « nouveau propriétaire » des parts de Robert Denoël dans sa société, en avise la société des Editions Denoël.

Le 10, Jeanne Loviton écrit à Jean Proal : « Si je n’ai pas répondu plus tôt au témoignage de sympathie que vous m’avez adressé au lendemain de la mort de Robert Denoël, c’est que je suis restée sans vie. L’obligation absurde de lui survivre me jette encore tour à tour dans la douleur, la révolte ou l’hébétude. Les amis de Robert, par la force et la qualité de leur amitié pour lui m’ont vraiment soutenue au maximum. Ils m’ont donné le courage de lutter encore pour ses buts comme je luttais pour notre vie. »

Proal avait-il aussi présenté des condoléances à sa veuve ? Sans doute, mais les notes de son journal semblent indiquer qu’il ne revit Cécile Denoël que le 16 octobre1947, lors de l'inauguration de la Maison de la pensée française où se déroulait la première vente annuelle du Comité National des Ecrivains, et où il dédicaçait ses livres : « J’ai vu s’approcher une femme ; belle, encore belle, mais très marquée - avec à la fois quelque chose de sauvage et de traqué - quelqu’un que je reconnaissais sans pouvoir absolument me rappeler. Elle me serra la main, très vivement, très chaudement : " Bonjour, Proal, ça va ? " Il me semble même qu’elle a ajouté quelques mots de félicitations. Elle a été tout de suite perdue dans cette foule. Je crois que c’était Cécile ».

    

La femme « séduisante, impérieuse, dominatrice dans son genre » qui l’avait reçu chez elle en 1932 avait bien changé. Jean Proal aussi, qui avait accepté de siéger au CNÉ à la demande de Louis Aragon. Peut-être lui avait-on rappelé l'envoi, en novembre 1941, d'un exemplaire de grand luxe de son roman Les Arnaud au maréchal Pétain ? Dès le mois de mars 1946, l'écrivain publiait dans la presse communiste des contes et nouvelles inédits :

Les Lettres Françaises,  15 mars 1946

Le 11 : Cécile Denoël adresse au service municipal des Pompes funèbres de la ville de Paris une demande d’achat de concession au cimetière Montparnasse. La réponse est négative, aucun terrain n’étant disponible.

Le 21 : Réunion, rue Amélie, des membres de la Société des Editions Denoël sur convocation de la Société des Editions Domat-Montchrestien, porteur de 1 515 parts dans la société, en accord avec l'administration des Domaines, séquestre des biens de Wilhelm Andermann, porteur de 1 480 parts de la société.

Sont présents : Jeanne Loviton, représentant les Editions Domat-Montchrestien ; M. Boyer, contrôleur principal de l’Enregistrement représentant l’administration des Domaines ; Bernard Doreau dit Max Dorian, porteur de 3 parts. Pierre Denoël, porteur de 2 parts, dont on ignore l’adresse, n’a pu être contacté.

Dorian fait part de son étonnement de figurer dans l'acte de cession de parts à Andermann dont il vient d'avoir connaissance et pour lequel il n'a jamais été consulté, et déclare réserver son droit de préemption sur lesdites parts, ainsi qu'il est prévu aux statuts.

En réalité il ne figure que sur l'acte de modification du capital du 23 février 1943, dans lequel Denoël a signé en son nom, « par procuration ». L'acte de cession de parts du 22 juillet 1941 a été signé par Denoël seul.

Dorian engagera, le 24 décembre 1948, une action contre les Editions Domat-Montchrestien devant le tribunal de Commerce de la Seine et sera débouté.

Les associés décident de nommer Jeanne Loviton gérante de la Société des Editions Denoël à dater du 1er février 1946. La durée de ses fonctions est fixée à un an, et son traitement, à 20 000 francs par mois.

Ils demandent la levée de l'administration provisoire « dont l'utilité ne se fait plus sentir », et fixent au 18 février la prochaine assemblée qui statuera sur les comptes de l'administrateur provisoire, Maximilien Vox.

Le 22 : Jean Luchaire est condamné à mort ; il sera exécuté le 22 février.

Le 25 : L’inspecteur Ducourthial remet au juge Gollety les résultats de son enquête sur le meurtre de l’éditeur Denoël, laquelle « n’a pas permis d’en identifier le ou les auteurs ».

Le 28 : La Commission nationale interprofessionnelle d’épuration de l'Edition examine le cas de la Librairie Flammarion.

Ses deux gérants, Charles et Armand Flammarion, sont accusés d’avoir publié quatre ouvrages favorables à l’occupant, et surtout d’avoir réimprimé La France juive d’Edouard Drumont : ils répondent qu’il devaient le faire «pour ne pas perdre le contrat», et qu’ils n’ont retiré que 4 500 exemplaires durant toute l’Occupation, ce dont se sont plaints les journaux collaborationnistes. Il leur est interdit d’exercer leur profession pendant un mois. Leur société sera jugée le 11 décembre.

Le 29 : Les associées des Editions Domat-Montchrestien modifient l’objet de la société, qui était « l’impression et l’édition d’ouvrages juridiques et économiques », et qui devient : « l’impression, l’édition, la mise en vente de tout ouvrage, revue, publication quelle qu’elle soit, périodique ou non, de caractère littéraire, technique, artistique ou publicitaire ».

A cette date, le capital social de 400 200 francs est divisé en 1334 parts de 300 francs, dont 1001 sont attribuées à Jeanne Loviton, 268 à Yvonne Dornès, et 65 à Mireille Fellous.

Mme Loviton, gérante, fait en outre connaître à ses associées qu’elle a réalisé l’achat des parts de la Société des Editions Denoël, soit 1 515 pour la somme de 757 500 F, suivant acte sous seing privé passé à Paris le 25 octobre 1945, enregistré à Paris (1er) le 8 décembre 1945, sous le n° 304 A.

Le 31 : Mise en vente d'une nouvelle édition de Dan-Yack suivi du Plan de l'aiguille aux Edition de la Tour.

   

Blaise Cendrars en avait proposé la réédition à Robert Denoël qui, le 2 octobre 1945, lui suggérait une édition courante à 10 000 ou 15 000 exemplaires dans sa petite maison d'édition du boulevard de Magenta.

 

Février

 

Le 7 : Céline, emprisonné à Copenhague, écrit à Erik Hansen, l'adjoint de son avocat, Thorwald Mikkelsen, à propos de son quatrième pamphlet : « En ce qui concerne le chef de trahison, je ne vois pas ce qu'on pourrait me reprocher d'autre que mon livre Les Beaux Draps, publié à Paris en 1941. Mais, aux yeux de la loi française, l'éditeur est responsable de la publication au même titre que l'auteur, et même bien plus que lui. Mon éditeur, Robert Denoël (récemment assassiné), n'a jamais été accusé de trahison ; il a été arrêté au début de l'année dernière, puis relâché ; il a publié quantité de livres bien plus pro-allemands que les miens. Sa maison d'édition a été saisie par le gouvernement, mais il devait rouvrir ses bureaux en juillet - entretemps, il avait été un homme libre et jamais accusé de trahison, mais il a été assassiné  il y a deux mois par des inconnus, qui trouvaient probablement la justice trop lente et trop indulgente à son égard - les mêmes certainement qui réclament à cor et à cri mon extradition. »

La loi française estime en effet que l'auteur et l'éditeur d'un livre sont conjointement responsables de sa publication. Céline est mal informé du statut de son éditeur : Robert Denoël a bien été inculpé au titre de l'article 75, qui sanctionne la trahison, lorsqu'il s'est présenté spontanément, le 19 février 1945, devant le juge Olmi, mais laissé en liberté. Il ne devait pas réintégrer sa maison d'édition en juillet : c'est son procès en cours de justice qui eut lieu le 13 juillet 1945, au terme duquel un non-lieu fut prononcé.

Quant aux livres « pro-allemands » qui lui furent reprochés, ils étaient douze, dont trois pamphlets de Céline, sur les 113 qu'il avait publiés entre 1940 et 1944.

Le 10 : Louis Aragon est élu secrétaire général du CNÉ, dont la présidence est confiée à Jean Cassou, en remplacement de Jacques Debû-Bridel. L'institution résistantialiste, qui compte alors plus de 200 membres, ne sera plus seulement un « jury d'honneur de la littérature » mais aussi, comme le dit Aragon au cours de l'Assemblée générale, « l'agent culturel de la France ».

Elsa écrira plus tard qu'à partir de cette date le couple eut à subir quantité de persécutions : « La calomnie, politique ou autre, atteignait à cette époque un degré monstrueux ; on s'acharnait sur nous deux, pour faire de nous des personnages odieux, des pestiférés. » Consciente que d'autres subissaient alors des avanies autrement importantes, elle ajoutera : « En attendant, nous étions les pestiférés les plus fêtés de Paris. » [« Préface au désenchantement », 1965].

Le 26 : L'Assemblée Constituante adopte un projet de loi limitant au 1er janvier 1947 l'ouverture d'informations et les poursuites pour faits de collaboration :

     Le Populaire du Centre,  27 février 1946

 

Mars

 

Le 5 : Dans une lettre à Thorwald Mikkelsen, qu'il croit rentré des Etats-Unis, Céline revient sur la question des Beaux Draps : « si l'on s'acharne absolument à trouver aux Beaux Draps quand même un parfum de trahison, qui aurais-je bien pu trahir au moment où ce malheureux livre est paru, fin 1940 ? Le Gouvernement De Gaulle n'existait pas encore, le seul gouvernement français légal reconnu était bel et bien le Gouvernement de Vichy, auprès duquel les U.S.A. ont eu un ambassadeur accrédité pendant près de 3 années (l'amiral Leahy). »

Les Beaux Draps a, en effet, été terminé à la fin de l'année 1940 mais le contrat a été signé le 3 février 1941, et le livre est paru le 28 février, c'est-à-dire avec l'imprimatur de l'occupant. Céline poursuit :

« La Loi française qui régit l'édition est dite " Loi sur la Presse de 1880 " je crois, stipule absolument que l'auteur et l'éditeur sont solidairement responsables devant la loi de toutes infractions et délis encourus. L'éditeur, de par cette loi, se trouve même responsable au premier chef, l'auteur n'est que " complice ", or, il est essentiel de remarquer que mon éditeur Robert Denoël, qui vient d'être assassiné à Paris il y a deux mois (crime politique), était en liberté au moment de sa mort, qu'il n'avait jamais été inculpé ni inquiété pour Les Beaux Draps. Alors ? Hors Les Beaux Draps je n'ai absolument rien écrit depuis la guerre sauf Guignols. »

La loi sur la presse, qui date du 29 juillet 1881, dit que, s'il y a délit, le responsable est le gérant et l'éditeur, sinon l'auteur et l'imprimeur, sinon le vendeur et le distributeur. Elle précise en effet que « l'auteur peut être poursuivi comme complice ». L'éditeur vient donc avant l'auteur, comme l'écrit Céline.

Denoël avait bien été poursuivi pour Les Beaux Draps mais le non-lieu prononcé le 13 juillet 1945 le mettait, personnellement, hors de cause. Reste que sa société devait être jugée en décembre, et qu'on ne pouvait, comme le fait Céline, préjuger de la décision des juges quant à certaines de ses publications.

D'autre part l'écrivain ignore systématiquement, pour sa défense, les rééditions de Bagatelles pour un massacre en 1941 et 1943 et de L'Ecole des cadavres en 1942, qu'il a cautionnées, voire sollicitées, durant l'Occupation.

Le 18 : Dans une lettre à son avocat danois, Céline évoque une haute personnalité française qui, depuis des mois, tente d'obtenir son extradition pour mieux le faire assassiner en France. Il doit s'agir d'un communiste, sans doute Maurice Thorez, alors ministre de la fonction publique, qui n'a pas oublié la publication de Mea Culpa et de Bagatelles pour un massacre, où il est brocardé : « Canaille et lâche. C'est ainsi que l'on assassine - masqué ou au coin des rues la nuit. C'est ainsi d'ailleurs que fut assassiné mon éditeur Robert Denoël, une nuit, place des Invalides. L'on voudrait sans doute me refaire ici le coup, d'une façon plus juridique. [...] on veut me faire payer Bagatelles - comme on l'a fait payer au pauvre Denoël - on  veut faire l'exemple ! »

Le 19 : Exécution au fort de Châtillon de Marcel Bucard, fondateur du Parti Franciste. Né le 7 décembre 1895, engagé volontaire de la Grande Guerre, titulaire de la Légion d'Honneur, de la médaille militaire et de la croix de guerre avec dix citations, il avait fondé en 1933 le Mouvement franciste, inspiré du fascisme italien, et plusieurs fois dissous au cours des années trente. En 1945 il avait tenté de gagner l'Espagne ; arrêté par les Américains et remis en juin 1945 aux troupes françaises, il avait été condamné à mort le 21 février. L'Etat français ayant refusé à sa famille qu'il fût enterré dans le caveau familial, son corps fut enfoui à Thiais.

Le 22 : Emprisonné à Vestre Faengsel, Céline s'interroge sur l'instigateur possible de son arrestation : « Je pense aussi au fameux Bernard Lecache, le chef des Juifs militants, de combat politique, juif hongrois naturalisé, hystérique, sadique romancier raté, c'est un véritable démon. Il terrifie la Police, les journaux, le Parlement. Il fait ce qu'il veut des hommes politiques, Il possédait un journal de combat juif, Le Droit de vivre, il arme des bandes de juifs gangsters - ceux qui ont probablement assassiné Denoël. Il est capable de tout. C'est Lucifer. » [Lettre à sa femme]. Céline reprendra cette idée le 21 mars 1948 dans une lettre à Marie Canavaggia, en faisant de Jeanne Loviton sa complice.

Bernard Abraham Lecache [Paris 16 août 1895 - Cannes 16 août 1968], juif d'origine ukrainienne, avait créé en 1927 la Ligue Internationale contre l'Antisémitisme [LICA] qui, à partir de 1932, diffusait un périodique, Le Droit de vivre, consacré à la défense des minorités ethniques.

Quoiqu'il ait été exclu du parti communiste en 1923, Lecache fut accusé d'être subventionné par les Soviets, mais, en août 1939, il désavoua haut et fort le pacte germano-soviétique. La presse de droite rappela régulièrement son appartenance au Grand Orient de France pour qualifier son action de complot judéo-maçonnique, et révéla que son patronyme était Lekah ou Lipschitz, ce qui lui permettait aussi de parler de complot judéo-bolchévique. Roger Peyrefitte assure que Lecache prouva, au cours d'un procès retentissant, que sa famille n'avait jamais porté d'autre nom que le sien.

  

                                                                                                                                                 Bernard Lecache [1895-1968]

 

Lecache, « porte-parole de la juiverie internationale », et sa revue, firent l'objet de multiples attaques de la part de mouvements de droite, telle cette affiche parue durant l'Occupation. Il ne se privait pas, lui non plus, d'attaquer ses adversaires, et Céline paraît avoir été une de ses cibles favorites après la publication de Bagatelles pour un massacre.

Philippe Lamour, l'un de ses rédacteurs, rendait compte du livre en ces termes : « Moi qui ne suis pas juif, et parce que je ne suis pas juif, j'ai honte d'appartenir à la même espèce animale que de pareils abrutis [Céline]. J'ai honte d'être un bipède redressé sur les pattes de derrière au même titre que les Hitler, les Mussolini, les Gohier et les Céline, à qui les déficiences sexuelles et les paralysies menaçantes inspirent ces déshonorants cafouillages et qui nous proposent de nous sauver d'un mal qu'eux seuls nous donnent par des protections, qui même si elles étaient nécessaires, seraient contraires à la plus élémentaire des dignités. » [Le Droit de vivre, 22 février 1938].

Au moment de la campagne de Lucien Sampaix dans L'Humanité contre le « complot » de cagoulards liés à l'ambassadeur Abetz, Le Droit de vivre avait fait écho aux accusations non fondées du journaliste relatives aux relations de « l'écrivain Cél... » avec Otto Abetz. Céline avait réclamé en vain un droit de réponse.

Au moment de son procès, en février 1950, Bernard Lecache n'a pas craint d'écrire dans Le Droit de vivre : «Qu'il revienne, Céline ! Nous l'attendrons à la gare ! »

 

Avril

 

Le 12 : Le Populaire est un des seuls journaux à évoquer la mise sous séquestre, le 28 février, des parts de Robert Denoël dans sa société au profit des Editions Domat-Montchrestien.

 

Mai

 

Le 17 : Jeanne Loviton demande à la 1ère Chambre de la cour d’Appel la levée du séquestre sur les parts qu’elle a rachetées à Robert Denoël.

Le 25 : article édifiant de Robert Margerit quant aux pratiques commerciales nées de la Libération qui ont abouti à une crise majeure dans l'édition :

Le Populaire du Centre,  25 mai 1946

Le 28 : La Commission nationale interprofessionnelle d'épuration de l'Edition se réunit pour examiner le cas de Bernard Grasset. Outre la publication d’ouvrages collaborationnistes, on lui reproche des prises de position « favorables à l’occupant ».

L’éditeur rappelle que sa maison a été fermée par les Allemands et qu’il l’a rouverte « pour ne pas les laisser publier sous sa marque des ouvrages collaborateurs ». Sur les quelque 200 volumes qu’il a publiés entre 1940 et 1944, une quinzaine seulement peuvent être retenus contre lui : deux millions de francs à peine par rapport à son chiffre d’affaires global évalué entre 40 et 44 millions.

Raymond Durand-Auzias, qui est à présent rapporteur auprès de la Commission, propose une sanction de trois mois de suspension, ce qui revient à blanchir l'éditeur. La Commission le déclare digne de reprendre la direction de sa maison et lui inflige en effet, pour « imprudence », une peine de trois mois de suspension.

Cette décision révulse le parti communiste qui, depuis septembre 1944, a entrepris de mettre la main sur la maison d'édition. Grâce à René Jouglet, collaborateur de Grasset, on monte un nouveau dossier à charge à partir de lettres compromettantes figurant dans les archives de la maison :

Les Lettres Françaises,  25 octobre 1946

 

Juin

 

Le 1er : La Cour d’appel confirme le séquestre prononcé le 28 février par le tribunal civil sur les parts de Robert Denoël vendues aux Editions Domat-Montchrestien, en attendant le jugement sur le fond.

Le 13 : Exposition de peintures, dessins et manuscrits à la Galerie Pierre Loeb, rue des Beaux-Arts (VIe), qui se clôture par une vente aux enchères dirigée par Jean-Louis Barrault au bénéfice d'Antonin Artaud, récemment sorti de trois années d'internement à l'asile psychiatrique de Rodez.

Les seuls titres d'Artaud parus chez Denoël proposés en lots de deux à cinq exemplaires étaient Héliogabale et Les Nouvelles Révélations de l'Etre. Ces quelques dizaines d'exemplaires rachetés par Pierre Loeb aux Editions Denoël constituaient le stock des invendus du poète, rue Amélie.

Le 13 : Après plusieurs renvois successifs dus à son mauvais état de santé, Jean Ajalbert est sur le point d'être jugé à Cahors :

     Le Populaire du Centre,  13 juin 1946

Le 23 : Georges Bidault devient le chef du Gouvernement provisoire ; il le restera jusqu’au 8 novembre.

Le 24 : Le prix Goncourt 1940 est attribué à Les Grandes Vacances de Francis Ambrière publié aux Éditions de la Nouvelle France. Le prix Renaudot 1940 est attribué à L'Univers concentrationnaire de David Rousset publié aux Éditions du Pavois.

Le 27, Céline écrit à sa femme : « Mon nouvel éditeur, Max Vox, de son véritable nom Monod, a été nommé séquestre de la maison Denoël par la Résistance. C'est dire qu'il possède des relations importantes et utiles - au surplus la famille Monod protestante qu'on appelle la " tribu Monod " est extrêmement puissante et répandue à Paris. Politique, Médecine, Arts etc... Mais je ne sais rien des sentiments de ce type à mon égard. Cependant je suis la vache la plus importante de sa ferme. La maison Denoël sans mes livres disparaît. »

L'écrivain en prison reçoit les nouvelles de Paris avec un certain retard : la nomination de Maximilien Vox  comme administrateur provisoire des Editions Denoël remonte au 20 octobre 1944.

Le 27 : La Cour de justice de la Seine condamne à mort Jean Boissel [1891-1951], dont les biens sont confisqués. Le 25 novembre, sa peine est commuée en travaux forcés à perpétuité ; il meurt en prison le 19 octobre 1951. Céline a dépeint ce collaborateur frénétique et intéressé dans D'un Château l'autre sous le sobriquet de Neuneuil.

Le 28 : Un libraire parisien inconscient a exposé des livres de Céline dans sa boutique, et on lui en fait remontrance dans la presse communiste. Que font les pouvoirs publics devant tant d'impudence ?

Les Lettres Françaises,  28 juin 1946

 

Juillet

 

Le 2 : André Salmon [1881-1969], poète, journaliste et romancier, fondateur du prix Cazes, et qui a collaboré à la presse parisienne sous l'occupation, est condamné à cinq ans d'indignité nationale.

Le 19 : Robert Laffont comparaît en cour de justice pour ses activités durant l'Occupation. Sa maison a été créée en mai 1941 à Marseille et il a ouvert une succursale à Paris en janvier 1944. Il bénéficie d'un non-lieu.

Le 31 : Pierre Varillon [1897-1960], chroniqueur maritime et administrateur de l'imprimerie de L'Action Française et de Je suis partout, est condamné à cinq ans d'indignité nationale.

 

En 1940, il a failli publier un ouvrage chez Robert Denoël, qui l'annonçait au dos de la couverture de celui de Maïre Inkinen-Jaroszynska, Une Finlandaise dans la tourmente : « Avec nos marins ». L'auteur s'étant sans doute trouvé alors en zone non occupée, il confia l'ouvrage à l'éditeur lyonnais Henri Lardanchet, qui le publia l'année suivante sous un titre légèrement modifié.

 

Août

 

Le 13 : Suite à la constitution de partie civile de Cécile Denoël, le juge Gollety ordonne à l’inspecteur principal adjoint Ducourthial un complément d’enquête sur la mort de l’éditeur.

Le 23 : Décès du libraire Louis Tschann. Créée en 1927, sa librairie du 84, boulevard du Montparnasse était l'un des meilleurs points de vente des Editions Denoël. Il était concierge au Ritz quand, âgé d'une quarantaine d'années, il décida d'ouvrir une librairie ancienne et moderne devant l'église Notre-Dame-des-Champs. Au cours des années trente, il tâta de l'édition bibliophilique en publiant confidentiellement des poètes comme Tristan Tzara.

Il s'était lié d'amitié avec Louis-Ferdinand Céline qui, dans sa préface à l'édition de 1942 de L'Ecole des cadavres, écrit que lors de son jugement, le 21 juin 1939, n'étaient présents que « Denoël et moi forcément, Mlles Canavaggia, Marie et Renée, nos bons amis Bernardini, Montandon (et son parapluie), Bonvilliers, et notre excellent Tschann le libraire, et Mlle Almanzor. »

 

Septembre

 

Le 7 : L’Humanité commémore le dixième anniversaire de la mort d’Eugène Dabit, « ouvrier d’origine », non sans rappeler que son éditeur Denoël, avait « osé céder, sans l’autorisation de sa famille, les droits de reproduction de L’Hôtel du Nord à l’hebdomadaire pro-nazi Germinal ».

Le 11 : Sortie dans les salles de La Rose de la mer, un film de Jacques de Baroncelli d'après le roman éponyme de Paul Vialar paru en 1939 chez Denoël. Dans les rôles marquants : Fernand Ledoux et Noël Roquevert.

Le 20 : Arrêt de la cour d’Appel de Paris prononçant un non-lieu dans l’affaire de la cession de parts Denoël - Domat-Montchrestien.

Dans ses attendus, la Cour précise « qu'il n'est pas contesté que la signature et la mention : " Bon pour cession de 1515 parts ", qui la précède, sont de la main de Denoël, et qu'il est seulement allégué que le nom de Jeanne Loviton et la date du 25 octobre 1945 ont été frauduleusement inscrits, après coup, dans les blancs laissés à cet effet dans le corps de l'acte enregistré le 8 décembre 1945, après le décès de l'éditeur ».

    Plus surprenante est l’affirmation : « Quelle que soit la date à laquelle les additions litigieuses aient été effectuées, il est décisif qu'elles n'aient point altéré la substance de l'acte ».

 

Octobre

 

Arthur Petronio rencontre Pierre Albert-Birot à Paris et lui demande son avis sur le meurtre mystérieux de Robert Denoël : « Devant son embarras, ses réticences, son regard fuyant, je compris vite qu’il avait peur qu’on nous écoute et il finit par me dire : " Un bon conseil, n’en parlez pas trop, tenez-vous à distance d’un pareil sujet car il y a danger sous roche, comme ce le fut pour le cas Jean Galmot, l’assassiné de la Guyane " », écrit-il.

Cette allusion à l'affaire Galmot, du nom de ce député de la Guyane retrouvé mort en 1928, qu'on peut rapprocher de l'affaire Stavisky, en 1934, montre qu'Albert-Birot ne croyait pas à un meurtre de rôdeurs mais y voyait l'implication du pouvoir en place.

Le 26 : La Société des Editions Gallimard est citée en cour de Justice pour ses activités pendant l’Occupation. Elle bénéficie d’un non-lieu.

Le 29 : Louis Aragon, le nouvel écrivain à la mode, prononce un discours lors du « pèlerinage annuel de Médan ».

 

Novembre

 

Le 6 : A Copenhague, Céline rédige une « Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de Justice » dans laquelle il « charge » son éditeur :

« Je dois faire connaître à la Cour que j’avais cédé par mon premier contrat, à Robert Denoël, tous mes droits d’édition et de réédition.


    Robert Denoël était donc maître absolu, souverain exclusif, de ma production littéraire. Il publiait et republiait à sa volonté, à sa seule volonté, tous mes ouvrages. Je lui ai offert par vingt fois de rompre ce
contrat véritablement ‘léonin’, il s’y est toujours refusé. Je n’étais pour rien dans mes rééditions [...] Certes je ne suis pas fier je l’avoue de la réédition de L’Ecole des Cadavres en 43.


    Il m’a semblé assez étrange à l’époque que Robert Denoël m’en demande la réédition au moment précis où il publiait
Le Cheval blanc, roman philo sémite d’Elsa Triolet. Quel jeu de balances ? Quel mic mac ? Avait-il partie liée avec la Résistance à ce moment pour me compromettre absolument - étoffer mon dossier ? Je l’ai pensé.
 

C’est au même moment d’ailleurs qu’il me demanda de lui donner une préface pour un livre de Bernardini (ouvrage de philologie comparée, sur l’origine des noms patronymiques juifs, etc...) avec une étonnante, inquiétante insistance. J’observai cette insistance et je finis après des mois d’atermoiement par lui donner une préface tellement antiraciste qu’elle était impubliable. Le livre en effet resta sur le marbre.
 

Le dépit, la colère même de Denoël, si courtois d’habitude, la véritable crise qu’il piqua devant moi à la lecture de ma préface me parurent assez révélateurs de singulières intentions... Je savais que Denoël hébergeait plus ou moins Aragon chez lui... J’avais des raisons sérieuses de méfiance.

En tout cas Denoël me présenta la réédition de L’Ecole comme indispensable en l’état de ses finances... état toujours très précaire. Il fallait au surplus vu les ‘ règlements de l’Edition ’ d’alors, pour justifier une augmentation de prix du livre, que je fournisse à Denoël une préface ! Ainsi fut écrite la préface qu’on me reproche. »

Céline confond (volontairement ?) la réédition, avec une préface de circonstance, de L’Ecole des cadavres en 1942, et celle de Bagatelles pour un massacre en 1943, qui ne comporte pas de préface mais des illustrations nouvelles.

Son avocat, Jean-Louis Tixier-Vignancour, reprendra peu après les éléments de cette « Réponse » dans une « Note dans l’intérêt de Louis-Ferdinand Céline » qu’il a rédigée en vue du procès de l’écrivain :

« La réédition de Bagatelles pour un massacre a eu lieu sous l'occupation par le fait et à la demande de Robert DENOËL, éditeur, qui, sur cet ouvrage, avait perdu de l'argent. Cette perte avait été causée par des procès en diffamation et en suppression de pages.
 

Or, les prix ayant été bloqués par le Gouvernement à la date du 2 Septembre 1939, une réédition n'était possible à un prix supérieur que si des éléments nouveaux étaient incorporés au livre réédité.
 

C'est pourquoi CÉLINE a écrit une préface et DENOËL a ajouté quelques photographies. La réédition a donc eu un but purement commercial et CÉLINE a écrit la préface dans le but de dédommager son éditeur d'une perte sensible. »

    Tixier rétablit le bon titre mais lui attribue des avatars survenus à l’autre pamphlet : c’est L’Ecole des cadavres qui a fait l’objet d’un procès, d’une condamnation, et d’une suppression de pages.

Ensuite il confond les deux : c’est L’Ecole qui reparut avec une préface, et Bagatelles avec des photographies. Et c’est bien Céline qui, avec l’aide de son ami montmartrois Claude Chervin, collectionneur de photos anciennes, a fourni ces clichés.

Le 5 novembre 1949 encore, Céline reviendra sur cet ouvrage dans une lettre à Marie Canavaggia : « Il faudrait me rechercher le livre de Bernardini paru chez Denoël en 43, sur les noms juifs dont j’ai écrit la Préface.

Cette Préface je voudrais la retrouver (copiez-la). Denoël en était furieux. Il devait avoir à ce moment partie liée avec Aragon pour me faire écrire enfin qq chose de pro boche d’antijuif bien net - bien fusillable.

Qu’il était dépité le voyou ! Je le vois encore - Je le surveillais - moi aussi. A la Bibliothèque Nationale ? et houst! belle éplorée ! Le livre bien sûr n’est plus à trouver chez Denoël ! Vous pensez bien ! »

 On a l'impression que l'écrivain, qui s'apprête à rédiger un nouveau mémoire en défense en vue de son procès [il aura lieu le 21 février 1950], veut s'assurer que le livre de Bernardini a bien disparu. C'est que sa préface n'est pas aussi « antiraciste » qu'il veut bien le dire, et que son argument risque de se retourner contre lui, si quelqu'un est à même d'en vérifier le bien-fondé [cf. 1943].

Dans les lettres qu'il a écrites à sa femme durant sa détention, Céline revient à plusieurs reprises sur cette prétendue collusion entre Denoël et Aragon, pour le compromettre. Ainsi dans celle qu'il lui envoie en 1946, rédigée sur papier hygiénique : « Je vois qu'Aragon ne perd pas une occasion de m'attaquer à présent que Denoël a été assassiné, que l'on ne craint plus ses révélations. [...] Qu'a-t-il souffert ce fin fumier sous l'occupation allemande ? Planqué, résistant chienlit dans son midi pétainiste. Je savais tout cela par Denoël notre éditeur, j'étais au courant semaine par semaine de sa bonne santé.

Sa femme Triolet encore plus ratée que lui si possible publiait chez Denoël pendant la terrible occupation sous la botte allemande même en 42 à Paris avec toute l'autorisation de la censure allemande un roman philosémite ! Quelle bravoure ! Quelle héroïne ! » [Gibault. Délires et persécutions, p. 133-4].

 

     Trophée offert à Aragon en 1946 par des étudiants bruxellois (© Life)

Céline - et peut-être aussi Denoël - ignorait probablement que Louis Aragon était protégé par son ami Drieu la Rochelle, qui avait recommandé au lieutenant Gerhard Heller de veiller à ce qu'il ne lui arrive rien, pas plus qu'à Gaston Gallimard.

Céline écrit encore, le 20 mars 1946 : « Penses donc que sa femme Elsa Triolet qui a pris à présent une telle place dans les lettres françaises (née russe) a traduit le Voyage en russe ! Tout pour m'abattre et m'effacer - Je sais trop de choses. Je suis trop au courant du guignol - On a tué Denoël pour cette raison - Il avait lancé dans des conditions si miteuses ! tous ces géants de la littérature actuelle. » [Id., p. 134].

Cela n'empêchera pas le procureur René Charasse de rappeler la responsabilité de l'écrivain dans l'exposé qu'il rédigea en décembre 1949 en vue du procès Céline qui, de report en report, aura lieu le 21 février 1950. Il écrit, à propos de Bagatelles pour un massacre :

« Céline avait parfaitement le droit de faire paraître un tel ouvrage avant la guerre, il aurait dû s'opposer à sa réédition à une époque où les juifs étaient arrêtés en masse et déportés en Allemagne dans les camps d'extermination... Céline pouvait peut-être ignorer l'extermination radicale des juifs telle qu'elle était pratiquée alors en Allemagne, mais il ne pouvait ignorer les déportations de juifs. Il ne pouvait pas ne pas s'apercevoir que toute propagande antisémite facilitait la déportation, que tout juif déporté était un travailleur de plus pour la machine de guerre allemande... »

Le 12 : Générale, au Théâtre Agnès Capri, de Victor ou les enfants au pouvoir. Cette reprise, par la Compagnie du Thyase, animée par Michel de Ré, de la pièce de Roger Vitrac, ne recueillera qu'un succès d'estime.

Le 15 : Parution de La Main coupée chez Denoël, un roman que Cendrars avait tout d'abord entrepris en décembre 1944 comme une analyse de la douleur physique causée par son amputation :

Le 15 : L’inspecteur Ducourthial remet au juge Gollety les résultats de sa seconde enquête, qu’il conclut, comme la première, par l’explication du crime crapuleux dont l’auteur n’a pas été retrouvé, mais sans « éloigner l’hypothèse de l’existence d’une tierce personne dont Mme Loviton tairait le nom, car tout ce dont le contraire n’est pas prouvé, peut toujours être vrai. » [voir Complément d'enquête].

Le 23 : Procès des journalistes de Je suis partout. Seuls Cousteau, Jeantet et Rebatet sont présents dans le box des accusés ; Laubreaux, Poulain et Lesca sont toujours en fuite. Condamnations à mort, confiscation des biens et indignité nationale pour tout le monde. Ces condamnations seront commuées par la suite.

Claude Jeantet et Lucien Rebatet à leur procès, 23 novembre 1946

Il est intéressant de relever qu'au terme de deux jours de procès, Rebatet est condamné davantage pour les quelque 65 articles politiques qu'il a publiés dans Je suis partout durant l'Occupation, que pour ses Décombres, «massive et incontournable pièce à conviction », comme l'écrit Robert Belot. Le commissaire du Gouvernement Fouquin déclare : « Faire des appels au meurtre, ce n'est pas exprimer une opinion lorsqu'on tire à 300 000 exemplaires et qu'on obéit à la censure allemande. »

Son avocat, Me Bernard Bacqué de Sariac, a fait valoir que l'éditeur Denoël a été épargné [il fait allusion au non-lieu prononcé le 13 juillet 1945, en feignant d'ignorer que sa société reste poursuivie], mais pas son auteur-vedette qui le sortit de son marasme financier : « Ce livre que vous reprochez aujourd'hui à celui-ci comme une œuvre impie et sacrilège, eh bien ! il l'est ou il ne l'est pas, mais ce que je ne puis admettre, moi, et ce que je ne puis concevoir pour la liberté même de mon esprit, c'est que, suivant la personnalité de celui à qui on l'impute, il puisse l'être tout à la fois et ne pas l'être. Le classement pour l'un, le châtiment pour l'autre, quelle est la raison obscure de votre choix ? »

Pourquoi Lucien Rebatet n'est-il pas formellement condamné pour ses Décombres ? Brasillach a qualifié ce livre d' « événement du siècle », Philippe Henriot de « bréviaire de la Révolution nationale » ; Gerhard Heller s'est dit « révolté de lire ces vomissures sur des auteurs qui lui étaient chers ».

De tous les bords, on s'accorde à trouver ce pamphlet immonde, insupportable, excessif - tout en lui reconnaissant une grande valeur littéraire. Et pourtant, il a fait la gloire et la fortune de son auteur - et de son éditeur.

Robert Belot, peu suspect de sympathie pour l'auteur, écrit : « C'est bien le sceau énigmatique du destin de ce texte que d'avoir rencontré un tel succès alors qu'il se présente comme une véritable entreprise sado-masochiste à dénigrer et à désespérer ses contemporains. Comment certains d'entre eux ont-il pu se complaire si joyeusement dans les délices nauséeuses d'un livre qui leur renvoie une image pitoyable d'eux-mêmes, qui s'épanouit dans la peinture du veule et du vil ? »

Jacques Benoist-Méchin assurait que Himmler, à qui l'on parlait des ressources insoupçonnées de la France, aurait haussé les épaules et montré Les Décombres en disant : « La France est là tout entière ».

Le jour où les Français, crevant un abcès qui n'en finit pas de suppurer, admettront que Les Décombres est le miroir de leurs errances intellectuelles, politiques et racistes, l'Histoire pourra enfin s'écrire. Mais on peut croire aussi, comme Pierre Assouline, que « ce débat sera probablement résolu quand Vichy sera du ressort de l'histoire médiévale »...

Le 23, Jean Paulhan, inquiet de l'infiltration massive du CNÉ par les communistes, écrit à Louis Aragon : « Je ne me suis jamais senti - je l'ai dit au CNÉ, dès le premier jour - les goûts (ni les mérites, que je ne nie pas) d'un juge ou d'un policier supplémentaire. A bien plus forte raison s'il s'agit de prononcer, au nom de la " conscience humaine ", des sanctions éternelles. Le mieux est donc que je vous donne ma démission du CNÉ. » Sa démission sera suivie peu après de celles de Georges Duhamel, Gabriel Marcel et Jean Schlumberger.

Le 23, André Gide note dans son Journal : « Une somptueuse brassée de roses. C'est Mme Voilier qui reporte sur moi quelques-unes des attentions qu'elle prodiguait à Valéry.» Il est vrai que Gide venait de déposer chez Domat le manuscrit d'un Paul Valéry que Jeanne Loviton allait publier au début de l'année suivante. L'éditrice ne pouvait oublier que ce nouvel auteur de choix venait de fêter la veille son 67e anniversaire.

Le 30 : Le prix Femina est attribué à Michel Robida pour Le Temps de la longue patience (Julliard).

 

Décembre

 

Le 2 : Le prix Goncourt est attribué à Histoire d'un fait divers de Jean-Jacques Gautier (Julliard), le prix Renaudot à La Vallée heureuse de Jules Roy (Charlot). René Julliard paraît prendre la suite de Robert Denoël dans la course aux prix littéraires.

Le 5 : Bernard Faÿ, ancien administrateur de la Bibliothèque Nationale, est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Gracié en 1959 par le président René Coty, il s'est ensuite exilé en Suisse, où il est mort en 1978.

Le 9 : Le prix Interallié est décerné à Jacques Nels pour Poussière du temps publié aux Editions du Bateau Ivre.

Le 11 : La Société des Editions Flammarion est citée en cour de Justice. On lui reproche, sur 241 ouvrages publiés entre juin 1940 et juillet 1944, dix titres considérés comme ayant servi la propagande ennemie.

Quatre d’entre eux ont été imposés par l’occupant, dont un livre de Charles Despiau sur Arno Breker tiré à 10.000 exemplaires, qui a servi de catalogue à l’exposition du sculpteur allemand, en 1942, et une brochure de Paul Morand tirée à plus de 850.000 exemplaires : Qui est Pierre Laval ?, toujours en 1942.

 

La défense des frères Flammarion est habile mais un peu spécieuse : la fabrication du livre illustré sur Breker, particulièrement coûteuse, a permis qu’aucun autre ouvrage de propagande ne leur soit imposé cette année-là. Quant à la brochure consacrée au chef du Gouvernement, dont il leur était difficile de refuser la publication, presque tout le tirage était destiné au ministère de l’Information. D’ailleurs, ils n’ont pris aucun bénéfice sur cette vente.

    Ils rappellent que 74 titres de leur fonds figuraient sur la liste Otto : 171 493 volumes ont été saisis, leur occasionnant une perte de 1 430 000 F. Enfin, la poursuite de l’activité de la maison a permis d’éviter la réquisition du personnel au S.T.O.

La cour de Justice, considérant « le petit nombre d’ouvrages de propagande édités tout au long des quatre années d’occupation par une maison soumise à la pression incessante des autorités allemandes », prononce le classement de l’affaire.

Le 20 : La Chambre des Mises en accusation de la Cour d’appel de Paris prononce un non-lieu dans l’affaire de la cession des parts de Robert Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien. [cf. Procès].

Le 28 : Une ordonnance de non-lieu est rendue dans l’affaire de l’assassinat de Robert Denoël : «Régulièrement signifiée le 2 janvier 1947 à la partie civile, cette ordonnance ne fut pas frappée d’appel. »