Robert Denoël, éditeur

1941

Janvier

 

Karl Epting, le directeur francophile de l’Institut allemand, élabore « de concert avec les éditeurs français » une « Liste Mathias » qui contient un millier de titres d’ouvrages allemands à faire traduire et publier en français «pour rattraper les " erreurs " des années 30 et rendre les Allemands sympathiques au public français ».

On ignore comment les éditeurs utilisèrent cette liste mais le fait est que, deux ans plus tard, Georges Blond se félicitait dans Deutschland-Frankreich que plus de 250 livres allemands aient été traduits depuis l’armistice.

Le 6 : Lettre de Denoël à Jean Rogissart, qui a organisé le ravitaillement de la rue Amélie : « Vos fromages sont bien arrivés et ont fait la joie de tout le monde. Je crois que la formule que vous avez adoptée est la meilleure. Une note parue dans les journaux autorise en effet les envois jusqu’au 31 janvier inclus, pour ce qui concerne la volaille, tout au moins. Tentez de faire d’autres expéditions, à mes risques et périls bien entendu ».

Le 7 : Raymond Durand-Auzias est nommé administrateur provisoire des Editions Gedalge, maison juive.

Le 9 : Denoël reprend contact avec Evelyne Pollet dont le roman est resté sur le marbre depuis décembre 1939 : « Nous ne pensons pas reprendre l’édition d’une façon régulière avant mars ou avril. A ce moment-là votre livre prendra tout naturellement sa place dans ma production. Grasset et Plon ont, en effet, sorti quelques ouvrages, mais le succès ne semble pas avoir récompensé leurs efforts. La situation est encore bien trop troublée pour que l’on puisse penser à une reprise normale des affaires de librairie. »

Le 10 : Plusieurs journaux annoncent que les pancartes jaunes apposées depuis octobre 1940 sur les devantures des commerces parisiens appartenant à des juifs cèdent peu à peu la place à des affichettes rouges et noires attestant que des administrateurs français ont remplacé légalement les anciens propriétaires.

 

         Le Matin,  10 et 11 janvier 1941

Dès le lendemain Le Matin fournit d'autres précisions, les mesures édictées par les autorités d'occupation et relayées par l'administration française, n'ayant pas toujours été bien comprises.

Il ne s'agit pas de confisquer les biens des commerçants juifs mais de les obliger à céder leur fonds de commerce à des Français. Pour accélérer ce résultat, des commissaires administratifs prennent en main la direction des magasins quand leurs propriétaires sont absents ou n'ont pas vendu. Une fois les boutiques vendues, le produit des ventes sera remis aux juifs, qui n'auront cependant pas le droit d'acquérir un nouveau fonds de commerce. L'artisanat leur est permis, à condition de ne pas tenir boutique et de vendre leurs produits à des Français.

D'autre part les autorités savent que des milliers de boutiques juives ne sont pas déclarées comme telles : elles seront activement recherchées et leurs propriétaires, une fois découverts, risquent la confiscation de leurs biens, à moins qu'ils se déclarent sans délai.

Ces mesures sont claires et définitives : « On a de réconfortantes raisons de penser qu'elles seront appliquées dans la zone non occupée par le gouvernement français. »

Le 13 : Mort de James Joyce à Zurich.

Le 17 : Raymond Durand-Auzias est nommé administrateur provisoire des Editions de Cluny, qui appartiennent à un israélite, Fernand Hazan. Il assurera cette fonction jusqu'au 16 juin.

Le 20 : Denoël écrit à Céline, qui lui a recommandé Jean-Gabriel Daragnès pour son prochain livre : « Je ferai certainement travailler Daragnès un jour prochain, mais pour votre livre j’ai déjà pris un engagement avec l’imprimeur Diéval - rue de Seine - qui offre l’avantage de me fournir le papier qui, comme vous le savez, est extrêmement rare en ce moment.

Diéval, que j’ai eu l’occasion d’expérimenter ces derniers mois, me donne des garanties dans le travail, brochage par exemple, que je ne pourrais pas trouver immédiatement chez Daragnès. Mais dès que j’aurai repris le courant habituel de mon activité, je penserai à votre ami. »

      Jean-Gabriel Daragnès [1886-1950] (© Jean Roubier)

L’imprimeur montmartrois ne paraît pas avoir, par la suite, travaillé pour Denoël. C'est Henri Diéval, dont l'imprimerie se trouvait au n° 57 de la rue de Seine, qui a imprimé les quatre volumes de la collection « Les Juifs en France » et Les Beaux Draps, dont les colophons portent : « Imprimerie spéciale des Nouvelles Editions Françaises ».

Le 23 : Association en participation entre Robert Denoël, gérant des Nouvelles Editions Françaises, et Mme Marguerite Bagnaro, veuve Constant, dite « de Kéan », femme de lettres, demeurant à Paris, 175 rue Legendre.


    Elle a pour but « l’édition, le lancement, la mise en vente, de l’ouvrage de Louis-Ferdinand Céline intitulé : Les Beaux Draps, et toutes opérations commerciales se rapportant à ce qui précède. » Mme Bagnaro a versé en compte courant une somme de 100 000 francs en bons d’armement. C’est une association limitée à trois ans, à dater du 20 janvier 1941. Sa dissolution a été prononcée le 6 mai 1942 [cf. Documents].

En 1939 Marguerite Bagnaro avait publié à compte d’auteur chez Denoël un roman d'anticipation : Le Continent maudit, sous le pseudonyme de Morgin-de Kéan. Cette dame-écrivain paraît intéressée par le monde de l’édition puisqu’on la retrouve en mai 1943 parmi les soutiens financiers de l’éditeur Jean Renard, chez qui elle a publié trois romans policiers durant l'Occupation. L'un d'eux, La Maison près du cimetière, obtint le prix Ariane 1942.

Selon un article paru le 2 mars 1942 dans le Journal des débats politiques et littéraires, ce curieux pseudonyme appartient en réalité à deux écrivains parisiens distincts : « Morgin » serait celui d'un certain L.M. Georgin, natif de Reims, et « de Kéan » celui de Marguerite Bagnaro, veuve Constant :

Marguerite Pauline Bagnaro est née à Paris le 11 mars 1888 chez ses parents, rue de Castellane, dans le VIIIe arrondissement. Son père, Jean Paul Bagnaro, 31 ans, est employé ; sa mère, Madeleine Robert, 19 ans, est sans profession. L'un des témoins à l'état-civil est son oncle, Pierre Bagnaro, tapissier.

Le 16 janvier 1909 elle a épousé à Garches Auguste Charles Constant, un métreur parisien né le 5 novembre 1885, fils d'un lithographe et d'une couturière domiciliés rue des Billettes, dans le IVe arrondissement. Devenue veuve, elle s'est remariée le 29 mars 1934 avec un négociant en vins, Numa Joseph Salgues, dont elle a divorcé le 17 décembre 1935.

Marguerite Bagnaro est rédactrice politique à Radio-Paris et paraît en très bons termes avec le capitaine Paul Sézille qui, le 21 juillet 1941, la recommande au sonderführer Scheffler, de la Propaganda Staffel : Mme de Kéan fait partie des « Amis de l'Institut d'études des questions juives » [document CDJC, cote XI-14].

Ces activités lui seront comptées à la Libération : la Chambre civique de la Cour de justice de la Seine l'a condamnée, le 8 février 1946, à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens à concurrence de 25 000 francs [Jounal Officiel, 1er mai 1948]. Marguerite Bagnaro est morte à Amiens le 22 mars 1962.

 

   

 

Marguerite Constant-Bagnaro était fascinée par Louis-Ferdinand Céline : en juillet 1943, elle publie un roman, Jouer avec le feu, qu'elle dédie « à Ferdinand Céline ». Il semble aussi qu'elle l'ait écrit « à la manière » de Céline, ce qui lui vaut un éreintement dans la presse, notamment dans Le Nouveau Journal du 2 août 1943.

On comprend mieux pourquoi Denoël a accepté, ou sollicité, sa participation financière pour publier Les Beaux Draps : il sait que cette dame romancière, sans doute riche, est une admiratrice de l'écrivain.

En examinant l'acte d’association provisoire Denoël-Constant rédigé le 23 janvier 1941 par Georges Hagopian, l'homme d'affaires de Robert Denoël depuis 1939, on découvre un tour de passe-passe surprenant : l’adresse de la société est corrigée à la main sans que cette modification ait jamais été notifiée au Registre du commerce : le 19 rue Amélie devient le 21.

Ce n'est que le 12 septembre 1944, lorsqu'Albert Morys fera transférer le lieu d'exploitation de la société au 5 rue Pigalle que l'adresse initiale et seule valable sera réintroduite.

Ainsi, entre janvier 1941 et septembre 1944, les Nouvelles Editions Françaises n'auront eu aucune existence légale. Mais, sachant Denoël procédurier, on peut encore imaginer qu'après le départ de Robert Beauzemont, en 1940, il ait maintenu au n° 21 la petite société « La Radio vivante » qu'il avait créée avec lui en 1937 et dont il avait conservé une part, lors d'une modification statutaire, le 16 décembre 1939.

Les N.E.F. auraient donc pu coexister, au début de l'Occupation, avec le commerce d'appareils de radio de marque allemande vendus par Claude Caillard, pour le compte de Denoël, ce qui expliquerait le commentaire d'Auguste Picq : « Nous nous servions de cette boutique qui communiquait avec les Editions Denoël, et nous permit ainsi d'y pénétrer malgré les scellés apposés aux Editions Denoël par l'occupant. »

Les scellés furent apposés par les Allemands sur les Editions Denoël entre le 17 juin et le 17 octobre 1940. Picq et Morys, très actifs rue Amélie à cette époque, m'ont assuré qu'une partie des stocks de volumes figurant sur la liste Otto et destinés au pilon avait pu être dissimulée au 21 rue Amélie. On comprend alors pourquoi Denoël a tenu à maintenir cette adresse, même fictivement. Reste à savoir quel commerce a officiellement occupé ce local jusqu'à la Libération.

 

Février

 

Les ouvrages figurant sur la « Liste Otto » diffusée quatre mois plus tôt ont sans doute été saisis chez les éditeurs et pilonnés, mais il reste des livres indésirables chez les libraires. La Bibliographie de la France publie cet avis du Syndicat des Editeurs dans son numéro des 14-21 février.

Le 1er : Reparution du Pays libre, l'hebdomadaire de Pierre Clémenti. Fondation à Vichy du Rassemblement National Populaire (RNP) par Marcel Déat et Eugène Deloncle.

      Le Matin, 2 février 1941

Le 2 : A la 12e Chambre du Tribunal correctionnel de la Seine, Sacha Guitry, par la voix de Me Maurice Garçon, intente un procès à un journaliste - dont le nom n'est pas cité - qui, affirmant que l'auteur dramatique est juif, a formulé à son égard une série d'imputations malveillantes. Guitry n'a pu obtenir l'insertion d'une réponse à cet article, et demande au tribunal de condamner le diffamateur à 50 000 francs de dommages-intérêts. Les débats sont fixés au 14 février.

Le 3 : Signature du contrat pour Les Beaux Draps. Céline a obtenu que ses 18 % lui soient payés d’avance, sur base du « bon à tirer » qui doit lui être soumis avant l’envoi à l’imprimeur. Pour les retirages, tous les bons à tirer devront lui être soumis pour signature.

C’est probablement Denoël qui rédige le prière d’insérer paru dans Bibliographie de la France, quelques jours plus tard : « Des mesures de salut public, proposées par l’écrivain qui avait tout prévu, tout prédit. Des mesures " céliniennes ", entièrement originales. Un livre où l’on retrouvera cette verve prodigieuse, cette énorme et terrible gaieté, cet élan furieux, ce génie mâle qui fait l’auteur de Bagatelles pour un massacre le grand poète lyrique du siècle. »

L'auteur, lui, avait annoncé son livre à René Arnold, le directeur du laboratoire pharmaceutique Cantin à Palaiseau, dans des termes plus mesurés : « J'achève mon petit boulot. Il va sortir dans qq semaines. Rien de bien extravagant. Une ultime petite pétarade sous des cieux de plomb ! Bien futile. Ce n'est pas à moi que l'on fera croire que rien peut changer les choses... leur cours odieux... L'on ne pense plus que vaches, poules, cochons... charbon - la terre et sous terre ! »

Le 4 : Première du « Rendez-vous de Senlis » au Théâtre de l'Atelier. La nouvelle pièce de Jean Anouilh a fait accourir le Tout Paris et Denoël est du nombre :

Le Journal,  5 février 1941

Le 7 : Reparution de l'hebdomadaire Je suis partout. Dans son éditorial de première page, Lucien Rebatet écrit: « Je suis partout reparaît. Il était impossible qu'un tel journal ne reparût point aujourd'hui. Il eût été intolérable que son trépas consacrât une victoire juive, à l'heure où la France se délivre enfin des Juifs. »

Le 8 : Le Matin annonce que, sur invitation du Dr Karl Epting, « un certain nombre de personnalités allemandes et françaises appartenant au monde des lettres et de l'édition, se sont rencontrées à l'Institut Allemand. La réunion avait pour objet l'organisation des travaux d'un Comité de traduction, dû aux initiatives conjuguées du Syndicat des éditeurs et de l'Institut. » Les suggestions allemandes ont été accueillies avec intérêt par les éditeurs français présents, dont les noms ne sont pas cités.

Le 8 : Denoël répond à Evelyne Pollet, impatiente de voir son roman mis en vente : « Je vous ai écrit dernièrement que j’espérais faire paraître votre livre dans le courant de mars prochain, ne m’en demandez pas davantage. La reprise est extrêmement lente et difficile. Nous nous heurtons à des difficultés de toutes sortes : absence de papier, difficultés de transports, etc. Soyez assurée que nous faisons tout le possible pour vous donner satisfaction. »

Le 12 : Arrestation et déportation à Buchenwald de Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale. Nommé le 8 avril 1940 secrétaire général à l'Information, il avait vainement tenté de s'embarquer sur le Massilia avec Jean Zay, Pierre Mendès France et Edouard Daladier.

  

                                                                                       Julien Cain                                                 Bernard Fay

Destitué pour « abandon de poste » il avait, en août 1940, été remplacé à la tête de la Bibliothèque Nationale par Bernard Faÿ [1893-1978]. Libéré le 11 avril 1945, il reprend ses fonctions et est nommé, le 17 mars 1946, directeur général des Bibliothèques d'Etat.

Le 13, lettre de Denoël à Rogissart : « Votre nouvel envoi est bien arrivé et a fait la joie de tout le personnel. Nous vous renvoyons aujourd’hui le cageot avec l’espoir qu’il reviendra bientôt bourré de victuailles. Vous pouvez certes y joindre les camemberts dont vous nous parlez.

D’autre part, je vous envoie, par même courrier, un numéro de la Nouvelle Revue Française, dans lequel vous trouverez une note très aimable de M. Lucien Combelle, un nouveau venu intéressant.

D’autre part encore, j’ai posé votre candidature au prix du Roman Populiste, qui se décernera dans le courant de mars. J’ai alerté à ce propos Charles Braibant et Léon Lemonnier, qui sont naturellement fort bien disposés à votre égard.

Lectures 40, dont vous me parlez, est publié par Jean Fontenoy, que vous connaissez sans doute. C’est surtout une revue littéraire, ainsi que vous aurez pu vous en apercevoir par le contenu. Si vous aviez une bonne nouvelle d’une douzaine de pages, je pourrais sans doute la placer utilement dans un journal de Paris. »

Quand Denoël écrit qu'il partage avec son personnel les victuailles envoyées par Rogissart, il ne ment pas, comme en témoigne cette lettre envoyée le même jour à l'écrivain ardennais par sa secrétaire, Madeleine Collet, et contresignée par les autres employés de la rue Amélie :

(© Archives départementales des Ardennes)

Le 27, nouvelle lettre à Rogissart : « J’ai reçu votre copieux colis samedi soir et la distribution a été accueillie avec une grande joie par le personnel. Vous ne pouvez pas vous imaginer quel plaisir vos envois nous donnent. Je tiens à vous le répéter car je sais fort bien quelle peine vous avez à les composer. Merci encore !

Je m’occupe du prix populiste. Vous ai-je dit que j’avais vu Duhamel, qui connaît Mervale et qui m’a promis de lire Le Fer et la forêt. Nous avons nos petites chances. Mes affaires prennent tournure tout doucement. J’ai tout lieu de croire à une solution dans les prochains jours. »

Le 28 : Mise en vente des Beaux Draps aux Nouvelles Editions Françaises ; le premier tirage a été de 10 500 exemplaires. Bibliographie de la France reproduit la bande annonce : « Aux oreilles du ventre » suivie du texte de la prière d'insérer : « Des mesures de salut public, proposées par l'écrivain qui avait tout prévu, tout prédit. Des mesures " céliniennes ", entièrement originales. Un livre où l'on retrouvera cette verve prodigieuse, cette énorme et terrible gaieté, cet élan furieux, ce génie mâle qui fait de l'auteur de Bagatelles pour un massacre le grand poète lyrique du siècle. »

 

 

Quelques jours plus tôt Denoël a écrit à Luc Dietrich : « Je publie cette semaine un nouveau livre de Céline, " Les Beaux Draps ", petit livre mais excellent. Et je vais après ce premier essai faire de nouvelles tentatives. »

 


Mars

 

Mise en vente du troisième volume de la collection « Les juifs en France ». Trois autres ouvrages étaient annoncés au verso des couvertures de chacun des volumes : L’Histoire truquée par les juifs par Jean Drault [n° 5], Le Commerce juif par Pierre Gérard [n° 6], La Juiverie parlementaire par Georges Champeaux [n° 7].

Denoël arrêta la collection après le quatrième volume, paru en avril. Drault, Gérard et Champeaux n'ont pas publié ces titres chez d'autres éditeurs, ce qui indique qu'il devait s'agir d'ouvrages de commande, mais non d'ouvrages imposés par l'occupant.

 

Cette annonce se trouvait aussi en quatrième de couverture des Beaux Draps, qui fut réimprimé à douze reprises jusqu'en octobre 1943. Si les volumes de cette collection « d'intérêt national » disparurent rapidement du commerce, après avoir atteint des ventes inférieures à 3 000 exemplaires, les tirages successifs du pamphlet de Céline totalisèrent plus de 45 000 exemplaires. Et l'annonce pour les volumes de la collection « Les Juifs en France » figura sur tous les exemplaires tirés.

Auguste Picq avait donc raison d'écrire que le livre de Céline avait servi de « faire-valoir » aux Nouvelles Editions Françaises, lesquelles n'auront publié que ces quatre libelles antisémites indignes du catalogue d'un grand éditeur.

 

Le 6 : Premier numéro de l'hebdomadaire L'Appel, organe de la Ligue française de Pierre Costantini.

Le 8 : Le conseil des ministres réuni à Vichy décide la création d'un commissariat général aux questions juives.

Le 8, Denoël écrit à Rogissart : « Vos deux envois me sont parfaitement arrivés et je vous en remercie. Tout cela était excellent et fort bien conditionné. Je vous ai expédié d’autre part 1 300 francs. Soit mille francs de droits d’auteur et 300 francs pour les provisions. J’espère pouvoir faire mieux sous peu.

Mes affaires prennent tout doucement meilleure tournure et j’espère qu’avant la fin du mois j’aurai pallié aux plus grosses difficultés. Je n’ai pas de nouvelles du prix Populiste qui doit se décerner dans le courant du mois. Je vais relancer nos amis à ce sujet. Dites-moi donc un de ces jours quels sont les journaux de votre région qui publient encore des chroniques littéraires. Je reconstitue tant bien que mal un service de presse. »

Le 10 : Dans Le Matin, début d'une série de cinq articles signés Paul Allard consacrés à « l'éminence grise du Quai d'Orsay », en exil aux Etats-Unis depuis l'année d'avant : « M. Alexis Léger, créateur de la diplomatie des sleepings et des palaces, créole nonchalant et rêveur, portera devant l'histoire de France les plus écrasantes responsabilités. »

Le 10 : Denoël est convoqué par les autorités allemandes à propos de la mise en vente, par les Messageries Hachette, des Beaux Draps. Il rencontre le lieutenant Weber à son bureau, rue Réaumur.

Le 11 : Le Nouveau Journal, qui a rendu compte des Beaux Draps dans son numéro du 27 février, et annoncé sa parution en Belgique pour le lendemain, déplore que le livre ne soit pas encore arrivé à Bruxelles.

Le 16 : Le Magazine, supplément au quotidien rexiste Le Pays réel, a pu se procurer l'ouvrage, et il en publie les bonnes feuilles, avec des réserves d'ordre idéologique : « L'invective à jet continu que l'auteur manie avec l'aisance que l'on sait, fatigue dès que l'on sent que derrière ce tissu de " truculences " il n'y a rien à prendre ni à retenir » :

Le Magazine, 16 mars 1941

Le 24 : Denoël prévient Céline qu’il « dispose actuellement d’un petit stock de papier, qui me permet de faire une réimpression à 2 100 exemplaires » des Beaux Draps, et lui demande de lui retourner le bon à tirer, signé.

Le 26, Denoël écrit à Rogissart, qui a obtenu la veille le prix Populiste pour Le Fer et la forêt : « J’ai été bien heureux de pouvoir vous télégraphier hier l’heureux résultat. D’autant plus que je croyais à un échec. En effet, un mauvais renseignement me faisait penser que le prix se décernait au cours d’un déjeuner. Vers trois heures, je n’avais eu aucun coup de téléphone. Dans les journaux, on ne savait rien. La publicité préliminaire avait été mal faite. Les courriéristes littéraires n’avaient pas été alertés.

  

La Semaine,  n° 39,  10 avril 1941

Vers sept heures Luc Durtain me téléphonait qu’il se rendait à la réunion. Et vers neuf heures notre ami Braibant m’annonçait votre succès. Vous le devez à Braibant d’abord, à Durtain, à Duhamel, à Thérive et à Lemonnier qui ont voté pour vous. Je ne sais malheureusement pas le nom de vos autres parrains. Braibant vous les dira sans doute.

Il serait de sage politique de leur envoyer à chacun un mot de remerciement. Pratiquement, je ne sais pas du tout quel peut être le rendement d’un prix comme celui-là, en dehors de la petite somme qui lui est attribuée. La publicité est assez importante mais je ne me rends pas bien compte des résultats qu’on peut en espérer en ce moment. Il me reste, en retours, et en exemplaires neufs, deux mille exemplaires environ. Et il en reste quelques uns dans les librairies.

Je fais remettre ces exemplaires sous couverture neuve, quand c’est nécessaire, et sous bandes. Nous procédons à un nouvel envoi d’office aux libraires et je m’occupe à secouer les journaux et revues afin d’obtenir un maximum de publicité. Je suis convaincu que nous épuiserons les exemplaires en stock et j’espère que je pourrai procéder à un nouveau tirage. Mais, en ce moment, on ne peut tabler sur rien. »

Denoël n’oublie pas de le remercier pour « le rôti de veau, savoureux et tendre, que nous avons mangé avec infiniment de plaisir. Quel dommage que vous ne soyez pas venu le partager avec nous ! Nous eussions certainement trouvé un honnête Bourgogne comme on les aime en Ardenne pour l’arroser et célébrer votre succès. Le colis de la rue Amélie est aussi arrivé en fort bon état et le partage s’est fait à la satisfaction générale.»

L'éditeur écrit encore qu'il publiera « assez prochainement une anthologie de poètes populistes [Poèmes populistes] où il convient que vous figuriez : voulez-vous m’envoyer trois poèmes qui vous plaisent particulièrement. »

Le 29 : Le gouvernement de Vichy crée un Commissariat général aux Questions juives et nomme à sa tête Xavier Vallat. D'autres candidats s'étaient manifestés, comme Louis Thomas, mais sa réputation avait provoqué l'opposition de plusieurs personnalités de la collaboration, dont celle du capitaine Sézille qui, le 11 mars, écrivait à Theodor Dannecker que Thomas n'avait pas les compétences politiques pour occuper ce poste [document CDJC, cote XId-10].

Le 30, Denoël confie à Luc Dietrich ses projets immédiats : « J’achève en ce moment, par mes propres moyens, un rétablissement douloureux. Et je pense que sous peu, tous mes cauchemars d’argent seront définitivement chassés. [...] La librairie reprend. Les gens lisent. Les livres se vendent. J’ai de grands projets. [...] Je viens de sortir un livre de Céline : Les Beaux Draps qui connaît un succès inespéré. Deux autres nouveautés sont sous presse. » [collection famille Dietrich].

Il ne dit pas quelles sont ces deux nouveautés mais, à ma connaissance, les seuls ouvrages parus chez Denoël au cours des mois suivants sont les Discours d'Hitler et La Révolution de l'économie d'Eugène Schueller.

Le 31 : Retour de captivité de Robert Brasillach. Dès le 25 avril, il reprend sa place de rédacteur en chef de Je suis partout et collabore au Petit Parisien.

 

Avril

 

Le 5 : mise en vente du quatrième et dernier volume de la collection « Les Juifs en France », dû à Lucien Rebatet.

 

Un exemplaire du service de presse a été envoyé à Louis-Ferdinand Céline, qui écrit à l'auteur : « Je me suis jeté, vous l'imaginez, sur votre vitriolique petit livre, pour mon délice et mon édification sadique. Comme tout cela est beau, total, surabondant de perfection infectieuse ! Il est impossible qu'un tel organisme s'en relève. Il doit tout crever d'abord et renaître s'il peut, s'il se peut. Et je doute. » [reproduite dans le catalogue de l'Exposition « La Collaboration 1940-1945 » aux Archives Nationales à Paris, du 26 novembre 2014 au 2 mars 2015].

Le 6 : Edmond Buchet, directeur des Editions Corrêa, note, dans Les Auteurs de ma vie : « Pierre-Jean Launay, qui avait obtenu le Renaudot [1938] avec Léonie la Bienheureuse, vient d’abandonner Denoël qu’il trouve trop collaborateur, pour passer chez nous ».

Si Launay, qui a vendu 35 000 exemplaires de Léonie la bienheureuse, décide de porter son nouveau roman : Les Héros aux mains vides, chez Corrêa, c'est qu'il estime que son éditeur s'engage dans une voie hasardeuse. Or aucun volume nouveau n'est sorti chez Denoël depuis la réouverture de sa maison. Ce qui doit heurter l'écrivain, ce sont les libelles antisémites publiés depuis novembre 1940 par les Nouvelles Editions Françaises dans la collection « Les Juifs en France ».

Pierre-Jean Launay n'est pas le seul à quitter Denoël pour Corrêa. Début juillet, Charles Braibant propose au même éditeur un roman et, selon Buchet, c'est parce qu' « il ne veut pas rester chez Denoël qui est trop collaborateur ». Mais c'est une appréciation toute récente puisque, selon la lettre de Denoël du 26 mars, c'est grâce à « notre ami Braibant » que Jean Rogissart a obtenu, la veille, le prix Populiste 1941 pour son roman Le Fer et la forêt. En réalité Braibant a quitté Denoël bien plus tôt : en janvier 1940 il publie Lumière bleue, son journal de guerre, chez Fayard, alors que Denoël ne publie que des textes patriotiques dans Notre Combat. Mais sa trésorerie est exsangue et il n'a plus les moyens de lancer efficacement des livres nouveaux : c'est le vrai motif du départ de l'écrivain.

Braibant ne se contente pas d'apporter un roman, il a aussi des projets éditoriaux : « Il a eu l'idée d'une collection d'anthologies professionnelles que nous lancerons dès l'an prochain », écrit Edmond Buchet, dont on peut saluer la rapidité de décision, à moins qu'il n'ait agrémenté son journal à la relecture : les premiers volumes de cette nouvelle collection dirigée par Braibant paraîtront en janvier 1943.

Le 8, Henri Poulain consacre, dans Le Petit Parisien, un bon article au roman de Jean Rogissart, Le Fer et la forêt, agrémenté d'un portrait caricaturé de l'éditeur par Pedro : « Jean Rogissart, prix populiste, vu par son éditeur » :

 

                                                                                Robert Denoël caricaturé par Pedro, 8 avril 1941

 

Le 9, Denoël écrit à Rogissart : « Merci de votre magnifique envoi dont nous avons fait le régal de plusieurs jours. Avez-vous vu Je suis partout ? Et le Petit Parisien ? Deux bonnes publicités encore, qui viennent s’ajouter aux petites notes publiées un peu partout. Je ne sais ce que cela donnera au point de vue de la vente.

Il restait en stock chez Hachette et chez nous environ deux mille exemplaires du premier tirage. Il est probable que cela épuisera ce tirage. Peut-être même arriverons-nous à retirer. Cela fera partir également quelques centaines de Mervale et nous permet de penser que nous écoulerons facilement les retours sous une couverture nouvelle.

En outre, cela donne à votre nom d’écrivain une popularité plus grande et fortifie votre excellente réputation. Quand vous viendrez à Paris, nous déjeunerons avec quelques journalistes et cela donnera lieu encore à quelques notes çà et là. »

Le 11 : Réunion au siège de la NRF de sept éditeurs parisiens en vue de constituer un groupe corporatif des éditeurs de littérature, en réaction à la création récente d'un comité de l'Edition rattaché au ministère de la Production, où aucun des leurs n'est représenté. Faisaient partie de cette première séance les représentants des Editions Gallimard, Stock, Fayard, Tallandier, Albin Michel, Flammarion, Grasset.

Le 17 : Parution d’un article de Robert Julien-Courtine dans L’Appel, qui a enquêté sur « Les éditeurs parisiens et la renaissance française ».

Robert Denoël, qui pense que l’éditeur doit s’adresser à l’enfance et à la jeunesse, répond qu’il va porter son effort sur une série de collections nouvelles qui viendront s’ajouter à celle des « Juifs en France », « dont le succès suffit à démontrer tout l’intérêt ».

Il prévoit une série « Témoignages pour servir à l’histoire de la guerre », une « Bibliothèque européenne » où paraîtront des études documentaires, et une collection pour l’enfance.

Le 17 : Edmond Buchet note dans son journal que « Bernard Grasset convoquait chez Gallimard les dix plus importants éditeurs de ' littérature d'imagination ' (Chastel nous représentait) pour leur proposer d'acheter les Editions Calmann-Lévy, qui sont sous séquestre, comme toutes les maisons juives, pour 2 500 000 francs. »

Les dix éditeurs ayant participé à cette réunion sont :

Fernand Aubier pour les Editions Montaigne,

Jacques Bernard pour le Mercure de France,

Jean Chastel pour les Editions Corrêa,

Maurice Delamain pour la Librairie Stock,

Robert Esménard pour les Editions Albin Michel,

Jean Fayard pour la Librairie Arthème Fayard,

Charles Flammarion pour la Librairie Ernest Flammarion,

Gaston Gallimard pour la Librairie Gallimard,

Bernard Grasset pour les Editions Grasset,

Robert Mainguet pour la Librairie Plon.

En réalité, c'est René Philippon, président du Syndicat des Editeurs qui, le 28 mars, avait convoqué sept éditeurs de littérature pour le 9 avril au Cercle de la Librairie : Fayard, Flammarion, Gallimard, Grasset, Albin Michel, Plon, et Stock. Il voulait mobiliser les professionnels pour empêcher l'aryanisation de Calmann-Lévy.

Gaston Gallimard a fait remarquer qu'on avait oublié Aubier, Fasquelle et le Mercure de France, d'où, sans doute, cette nouvelle convocation le 11 avril à laquelle Fernand Aubier et Jacques Bernard participent. Fasquelle a probablement refusé, mais Corrêa s'y trouve, représenté par Chastel. Ils sont donc bien dix.

A aucun moment Robert Denoël ne paraît avoir été sollicité. Est-ce parce que la situation financière précaire de sa société est connue, ou est-ce à cause de sa nationalité belge ? Il semble que la seule exigence ait été que les membres de cette association soient « tous aryens et représentant de maisons aryennes à capitaux aryens ».

Durant plusieurs mois les éditeurs vont se concerter, sans succès. Lorsque leurs réunions sont présidées par Bernard Grasset qui, « autrefois, se prenait pour Napoléon et qui semble aujourd'hui avoir pris Hitler (avec lequel il offre une certaine ressemblance physique) pour modèle », écrit Buchet, « elles tournent à la confusion la plus complète. » D'autre part la présence de Jacques Bernard, le fantasque directeur du Mercure de France, ne doit pas être de tout repos, sachant ce qu'il avait déclaré à Paul Léautaud à propos de ce groupement « où il y a Grasset, qui est un fou, Gallimard, qui est un traître, Fayard, qui est un imbécile... » [Journal littéraire, 21 avril 1941].

Trois éditeurs feront alors des propositions d'achat séparées. Le 3 novembre, Jean Fayard propose 2 200 000 francs ; le 20 janvier 1942, Gaston Gallimard propose 2 500 000 francs ; le 23 janvier 1942, Laurent Rombaldi propose la même somme. Le 4 février 1942, c'est un groupe d'auteurs qui propose le même prix.

Le 31 juillet 1942, la préférence ira à une offre de trois millions faite le 12 janvier par Albert Lejeune et Henry Jamet, qui ont reçu des capitaux de la Propaganda-Abteilung. La maison d'édition Calmann-Lévy a bien été aryanisée.

Le 21 : Denoël répond à un lecteur de Céline qui s’est plaint de trouver en librairie L’Ecole des cadavres avec deux feuillets arrachés :

 

Le 22 : Ouverture de la Librairie Rive Gauche, à l'angle du boulevard Saint-Michel et de la place de la Sorbonne, dans les locaux de l'ancien Café d'Harcourt, lui-même situé à l'emplacement où la première imprimerie allemande en France s'était installée au XVIe siècle. Cette librairie créée par l'occupant pour « promouvoir les échanges entre la librairie française et la librairie allemande » et dirigée par Henry Jamet, futur gérant des Editions Balzac (Editions Calmann-Lévy aryannisées), sera saisie à la Libération et son fonds de commerce vendu aux enchères en 1949.

Le 23 : Denoël envoie à Céline le compte d’exploitation des Beaux Draps : outre les exemplaires de luxe, l’éditeur a vendu quatre tirages successifs qui représentent 19 630 exemplaires.

Le 25 : Henri Poulain rend compte dans Je suis partout du livre de Lucien Rebatet paru aux Nouvelles Editions Françaises sous le titre : « Lucien Rebatet dénonce la corruption juive ». Un extrait des Tribus du cinéma et du théâtre avait déjà été publié « en avant-première » par l'hebdomadaire, le 28 février.

 

Mai

       

Denoël remet en vente les exemplaires invendus de L'Ecole des cadavres sous une couverture datée 1941 : les volumes ont été caviardés, conformément au jugement rendu le 21 juin 1939.

Le 1er : Le Matin, qui a consacré plusieurs articles aux commerces juifs spoliés, en publie un nouveau à propos du rôle des administrateurs aryens. Il rappelle que, dès le 26 décembre, 560 administrateurs ont été désignés pour contrôler 3 500 boutiques parisiennes : « A l'heure actuelle, presque toutes les boutiques juives sont placées sous contrôle aryen ». Certains ghettos, comme les marchés aux puces ou le carreau du Temple, ne tarderont pas à être organisés : «Ils reprendront alors leur physionomie véritable. »

  

Le Matin  des 1er et 10 mai 1941

Le chroniqueur paraît avoir parlé un peu vite car, dix jours plus tard, le docteur Blanke, qui représente le commandant militaire allemand en France, remet les choses au point en déclarant au même journal : « On avait donné la possibilité aux juifs d'évacuer volontairement leurs positions économiques. La majorité ne semblant pas l'avoir compris, des mesures plus sévères sont prises qui les en écartent totalement. » Il conclut que le règlement de la question des juifs ne sera définitif que par leur élimination du continent.

Le 2 : Le secrétaire général de l'Institut d'études des Questions juives [IEQJ], dont l'inauguration aura lieu six jours plus tard, écrit aux Nouvelles Editions Françaises pour commander un certain nombre d'exemplaires d'ouvrages « sur la question juive » [document CDJC n° XIa - 234].

  

Exemplaires estampillés des livres de Rebatet et de Querrioux

A cette date Denoël a publié quatre titres de la collection « Les Juifs en France », et n'en sortira plus d'autre. Il est probable qu'il aura fourni les quatre volumes à l'IEQJ puisque l'on trouve des exemplaires des Tribus du cinéma et du théâtre et de La Médecine et les juifs estampillés par son service de propagande. On note que l'IEQJ commande aussi les trois titres en préparation et non parus, qu'il a sans doute trouvés en quatrième de couverture des cinq ouvrages publiés depuis novembre 1940 par les N.E.F.

Le 8, lettre de Robert Denoël à Jean Rogissart : « Le premier mille du Fer et la forêt ne portait pas de numéro d’édition. Comme beaucoup de libraires se montrent friands d’éditions sans millésime, nous gardons toujours quelques douzaines d’exemplaires de ce tirage en réserve pour satisfaire aux demandes. Et comme nous arrivons à l’épuisement de votre livre, nous utilisons tous les exemplaires disponibles.

Hélas ! nos difficultés deviennent tous les jours plus grandes : le papier devient très rare. Je ne peux réimprimer des livres épuisés et recherchés. C’est une catastrophe à laquelle j’essaie de parer de mon mieux.

S.O.S. aussi pour le ravitaillement. Nous mangeons des carottes, navets et nouilles depuis dix jours. Si vous avez la moindre possibilité d’envoyer quoi que ce soit, je vous recommande instamment la rue de Buenos-Ayres. 2 boîtes sont parties ce matin à votre adresse.

Au point de vue financier, mes espoirs se confirment mais comme j’ai " affaire " avec une administration, on me recommande la patience. D’autre part, je mets sur pied une revue familiale à grand tirage, pour une société assez puissante. Ce serait une chance pour nous tous, si j’aboutissais. »


  On peut penser que l’« administration » à laquelle fait allusion Denoël est le Crédit National de France, auprès duquel il a sollicité, le 28 décembre 1940, un prêt d’un million de francs. La revue familiale est Lectures 40 dont le premier numéro paraîtra le 15 juin 1941, sous la direction de Jean Fontenoy.

Le 8 : Denoël envoie à Céline un nouveau bon à tirer pour 1 900 exemplaires des Beaux Draps.

Le 9 : L'Institut d'études des Questions Juives adresse à différentes personnalités une invitation à la séance inaugurale de l'institut, le 11 mai. Parmi les familiers et auteurs de Denoël, on trouve les noms de Robert Beckers et Louis-Ferdinand Céline.

Le 11 : Inauguration de l'Institut d'études des Questions juives [IEQJ], 21, rue La Boétie. Le choix de cette date ne doit rien au hasard : c'est le jour de la fête nationale de Jeanne d'Arc.

    

       Inauguration de l'Institut d'étude des Question Juives (© Roger-Viollet)                                                                                     

Un officier en retraite, le capitaine Paul Sézille [1879-1944], y aurait agressé l'éditeur Gilbert Baudinière parce qu'il avait un nez suspect - selon Lucien Rebatet, qui rappelait l'anecdote à Céline le 11 juillet 1957. C'est ce même Sézille qui prendra la direction de l'IEQJ, le 22 juin.

Dans une lettre à Albert Paraz, Céline avait évoqué autrement l'incident : « La séance s'est terminée en coups de poing dans les gueules, Sézille le vieux capitaine contre Pierret du Pilori - lui en sang ». Robert Pierret [1898-1985] était le directeur politique du journal Au Pilori.

Une autre altercation eut lieu entre André Chaumet, chef du Parti Populaire Socialiste National, qui avait pris la parole, et plusieurs spectateurs :

       

André Chaumet allant prendre la parole,  pris ensuite à partie par plusieurs spectateurs (© Roger-Viollet)

 

Louis-Ferdinand Céline et Lucette Almansor assistaient à cette inauguration : « Tu étais tout au fond de la salle, et tu leur envoyais des vanes, qui disaient bien suffisamment qu'avec de pareils chefs de colonne, on était de la revue pour tordre les Hébreux. » lui écrivait encore Rebatet.

 

    

Céline et Lucette Almansor devant l'IEQJ et durant la séance inaugurale (© Roger-Viollet)  

Le 13 : Le Matin, qui commente l'événement, se garde bien de parler de ces incidents. Après avoir évoqué le vaste immeuble de la rue La Boétie appartenant « au juif Paul Rosenberg, marchand de tableaux en fuite depuis septembre 1939 », il énumère les personnalités présentes dont Paul Chack et L.-F. Céline, et les orateurs : Clément Serpeille de Gobineau et Pierre Gérard, secrétaire national de l'IEQJ, celui-là même qui devait publier un volume consacré au commerce juif aux Nouvelles Editions Françaises.

Le 14 : Début des arrestations massives de juifs étrangers dans l'agglomération parisienne.

 

       Rafle dans le quartier du Temple et départ pour un camp d'internement à la gare d'Austerlitz (© Roger-Viollet)

Le 15 : Le Matin rend compte de l'événement : « La police française a procédé, hier matin, à une vaste rafle d'environ 5 000 étrangers juifs, de 18 à 40 ans, ex-Polonais surtout, ex-Tchécoslovaques et ex-Autrichiens. Trois camps ont été préparés pour les recevoir dans la zone occupée. Le plus important est celui de Gurs (Basses-Pyrénées), capable de contenir 20 000 personnes. Deux autres, non loin d'Orléans. »

Le chroniqueur anonyme explique que « ces gens seront occupés à des travaux de réfection de routes, d'édifices et de lieux publics endommagés par la guerre. [...] L'opinion publique a noté avec satisfaction cette première mesure d'assainissement qui en appelle d'autres. »

 

Le Matin,  15 et 16 mai 1941

Le journal de Bunau-Varilla a aussi mandaté son chroniqueur pour accompagner les déportés au camp de Pithiviers : « Dans le train qui nous emmenait, des juifs, pensifs ou hilares [...] Le camp, pour autant que j'ai pu en juger, ne s'annonce pas comme bien terrible... Des baraquements sans doute, la soupe comme à la caserne, mais un service de garde débonnaire, de l'air, voire un certain confort... Ainsi hier matin, quand ils se sont levés, les internés de Pithiviers ont-ils pu faire leur toilette à l'eau courante. Après quoi on les a réunis pour établir leur fiche individuelle. Puis on les a envoyés à la soupe.

Quand ils ont fini, les enfants de Judas, en attendant les travaux auxquels ils sont destinés, s'en vont jouer à la belote. Bien des sinistrés de guerre, en nos provinces du Nord, bien des prisonniers, n'ont pas ce confort... »

Le 19, Denoël écrit à Rogissart : « Vos deux envois me sont bien arrivés. Ils ont été salués par des cris de joie. Depuis quelques semaines, on ne trouve plus de viande, de poisson ou d’œufs qu’au restaurant. Et à des prix très noirs. C’est vous dire que nous avons fêté le lapin et les œufs durs.

Je vous aurais écrit plus tôt mais j’ai été débordé ces jours-ci par l’étude de cette revue dont je vous ai dit un mot déjà. Les choses se précisent. Il est probable que j’aboutirai dans quelques jours. Ce sera une première étape vers la solution de mes difficultés.

Je devais avoir ces jours-ci un accord qui se trouve, pour des raisons obscures, retardé encore de plusieurs semaines. On vit de patience ! Les Poèmes populistes paraîtront vers le 15 juin, j’ai corrigé vos épreuves. Ne craignez rien. »

Le 21, nouvelle lettre à Rogissart : « Chacune de mes lettres débutera donc toujours par un chant d’actions de grâces ! Cette fois, c’est du lapin qu’il me faut vous remercier. La merveilleuse bête ! Nous en avons mangé les cuisses en rôti et le civet est à la marinade. Toute cette semaine nous avons vécu de vos bienfaits.

Bravo pour la lettre de Thomas Braun. C’est là un témoignage de qualité. Cela compte. Votre réputation grandira ; à chaque livre vous étendrez votre public. J’ai grande confiance. La probité en art, il n’y a pas d’autre recette. Le lecteur finit tôt ou tard par s’y reconnaître.

Autre chose : ma revue prend corps. Je voudrais voir votre nom au sommaire du 2ème numéro. Page folklore. Il faudrait m’envoyer d’ici une dizaine de jours un article de 150 à 200 lignes divisé en quatre ou cinq paragraphes, sur les coutumes d’Ardenne, sur les anciennes coutumes qui subsistent et s’il en est de récentes, sur celles qui sont vraiment significatives. Coutumes, légendes, chansons (avec citations).

Un article de bonne humeur, pittoresque, poétique même. Pas doctrinal et pas superficiel non plus. Quelque chose de substantiel mais d’enlevé, de vivant, qui renseigne et qui divertisse. Je vais demander la même chose à plusieurs écrivains. Dupé me donne le Marais, Colette la Bourgogne, Dietrich la Franche-Comté etc...

Ce sera " honoré " convenablement : 300 francs. Mon budget n’est pas énorme. Oui, je crois, nous allons tout doucement vers la paix. Je serais bien étonné que l’été se passe sans un changement profond dans la condition des Français. Je suis optimiste malgré tout. »

Le 22, Céline écrit à son éditeur : « Comme vous prenez vite les mauvaises habitudes ! Si je n’ai pas reçu par retour de courrier mon compte BD [Beaux Draps] et le chèque y afférent, je considérerai notre contrat comme rompu. » Denoël s’exécute dès le lendemain.

Le 23 : La presse annonce la publication des « Discours du Führer » par les Editions Denoël. Le volume sera mis en vente le 4 juin.

Le Petit Parisien,  23 mai 1941

Le 26 : Robert Denoël « présente » Louis-Ferdinand Céline sur les ondes de Radio-Paris. Cette émission littéraire, qui dure quinze minutes, a permis à l'éditeur de faire la promotion des Beaux Draps, paru le 28 février.

    

Le Matin et  Les Ondes du  25 mai 1941

Il était accompagné de Jean Bonvilliers [1909-2000] qui, à sa demande, a lu quelques passages du pamphlet. Cette « prestation » valut au comédien montmartrois de connaître à la Libération quelques démêlés avec le Comité d'épuration [cinq ans d'indignité nationale].

Robert Denoël parlera encore deux fois au moins au cours de l'émission « Radio-Actualités » de Radio-Paris : à la mi-novembre 1941 pour présenter son candidat au prix Goncourt : Jean Proal, auteur de Les Arnaud, et le 5 février 1942 pour annoncer la parution du nouveau roman de Jean Rogissart : Les Semailles.

Le 27 : Sous le titre « La Capitale et les juifs », Louis Thomas [1885-1962] se livre, dans Le Matin, à une surenchère dans la spoliation des biens juifs. Il reste, selon lui, bien trop de juifs dans la capitale, qui ne cessent de « monter le cou » des Parisiens et de les ameuter contre la politique de collaboration : « Rien ne guérira les juifs de cette furie de prosélytisme. Si ce n'est leur envoi sous un autre ciel. Une seule mesure sera donc propre à débarrasser Paris de ces agitateurs : l'exil hors de la capitale et l'envoi à 300 kilomètres au moins. »

Puisque les Allemands, « dans leur courtoisie, ont tenu à abandonner le nettoyage de Paris aux Français », les fonctionnaires doivent être d'une fermeté totale. La présence des propriétaires juifs n'est pas nécessaire pour vendre leurs biens à des Français, et les conditions de reprise des commerces doivent être excellentes.

Thomas vise en particulier les libraires, antiquaires, fourreurs, bonnetiers, couturiers, soldeurs, et les aigrefins du Marais, qui doivent disparaître sans délai : « Paris, désenjuivé, redeviendra une cité où l'esprit sera libre. »

Pour ce qui est des librairies, lui-même a pu profiter des bonnes conditions octroyées par l'occupant puisqu'il a obtenu la gestion de la librairie de Simon Kra, décédé le 13 janvier 1940, et gérée depuis par son fils Lucien au n° 6 de la rue Blanche. C'est probablement dans son fonds qu'il puisera peu après pour achalander la librairie ancienne qu'il a offerte à sa compagne, Christiane Lamarre.

 

Juin

 

Le 2 : Nouvelle loi concernant le statut des juifs. Publiée au Journal Officiel le 14 juin, elle remplace celle du 3 octobre 1940. La qualité de juif restant, dans le public et dans les administrations, toujours aussi floue, des cartons très pratiques sont imprimés :

Le 4 : Robert Denoël publie les Discours d’Hitler dans une collection nouvelle (au titre emprunté à Keyserling !), « La Révolution mondiale », à l'enseigne des « Editions Robert Denoël », domiciliées à l'adresse de sa librairie, 60 avenue de La Bourdonnais.

 

    

 

Selon Morys, le choix de cette publication « de poids » expliquerait que Denoël n’ait pas eu à éditer par la suite trop d'ouvrages favorables à l’Allemagne. D’autre part, les droits d’auteur de l’ouvrage « étaient intégralement versés à des œuvres en faveur de veuves et d’orphelins » - toujours selon Morys.

La vraie question est de savoir si cet ouvrage a été, ou non, imposé à Robert Denoël par l’occupant. Dans l’affaire du prêt Andermann [voir ci-dessous, à la date du 22 juillet], le directeur des Finances et des Changes écrit qu’il « craint des incidents avec les autorités allemandes car Denoël, qui vient d’éditer les discours d’Hitler, est certainement appuyé par elles ». Les autorités françaises pensent donc que Denoël a publié ce livre à leur demande ou, tout au moins, avec leur aval, puisqu’il porte en sous-titre : «Texte officiel et intégral ».

Les quinze discours rassemblés dans le volume datent du 28 avril 1939 au 4 mai 1941. Ce sont des discours politiques dont aucun ne contient d’appel au racisme. Il n'en existe pas d'édition allemande sous cette forme.

En cour de justice, Denoël dira pour sa défense qu’il considère les Discours d’Hitler comme un « document », au même titre que les écrits de Roosevelt, de Mussolini et de Staline qu’il a publiés avant la guerre.

Le deuxième ouvrage qu'il publie peu après dans la même collection est dû à l'un des grands financiers de la Cagoule. Eugène Schueller [1881-1957] a créé le groupe L'Oréal en 1907, absorbé Monsavon en 1928, puis les shampoings Dop, lancé le magazine Votre Beauté. En 1934 il constitue, avec Eugène Deloncle et Jean Filliol, l’Organisation secrète d’action révolutionnaire nationale (OSARN), qui tentera un coup d’État dans la nuit du 15 au 16 novembre 1937.

 

                                                                                   Eugène Schueller en décembre 1941

En septembre 1940, Eugène Deloncle et Eugène Schueller créent le Mouvement Social Révolutionnaire (dont l’acronyme MSR se prononce « aime et sert ») avec le soutien de l’ambassadeur du Reich, Otto Abetz. Le programme de l’organisation indique : « Nous voulons construire la nouvelle Europe en coopération avec l’Allemagne nationale-socialiste et tous les autres nations européennes libérés comme elles du capitalisme libéral, du judaïsme, du bolchévisme et de la franc-maçonnerie (...) régénérer racialement la France et les Français (...) donner aux juifs qui seront conservés en France un statut sévère les empêchant de polluer notre race (...) ».

Le 15 février 1941, le MSR de Deloncle fusionne avec le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat. Le patron de L’Oréal, Eugène Schueller, devient la personnalité économique de référence.

Le 22 juin 1941, le Reich attaque l’Union soviétique. Deloncle et Schueller décident de créer la Légion des volontaires français (LVF) pour combattre le bolchévisme sur le front de l’Est. Le 27 août 1941, à l’occasion d’une cérémonie de départ d’un contingent de la LVF sur le front russe, ils organisent un double attentat au cours duquel Laval et Déat sont blessés.

La Révolution de l’économie, qui figure sur les listes d'ouvrages favorables établie par la Propaganda, sera réédité chez d'autres éditeurs durant toute l'Occupation. A la Libération, grâce au témoignage d’André Bettencourt et de François Mitterrand, Eugène Schueller sera relaxé au motif qu’il aurait aussi été résistant.

C'est sans doute pourquoi son livre ne sera pas reproché à Robert Denoël lors de sa comparution en cour de justice, le 13 juillet 1945. Une instruction avait cependant été ouverte contre Schueller le 4 juin 1945 par le Tribunal de la Seine mais elle fut bientôt abandonnée, et son dossier définitivement classé le 6 décembre 1948.

Il ne s'est vraiment trouvé que Céline pour fustiger l'ouvrage, et dans un sens un peu particulier : « Votre Schueller avec toutes ses pitreries me semble bien youtre. Il ne parle jamais des juifs dans ses livres. Il " paraît "  que son conseil d'administration recèle de fort puissants youtres, anglais et américains », écrit-il le 17 février 1942 à Lucien Combelle.

Le 5 : Conférence de Georges Oltramare dit Charles Dieudonné [1896-1960] aux Ambassadeurs sur le thème : « L'anticonformisme de Céline ». Le 17, Fernand Demeure en prononce une autre dans la même salle, sur le thème : « François Mauriac, agent de désagrégation ».

  

    Le Matin,  6 et 19 juin 1941

Ainsi la presse collaborationniste met-elle en place un nouveau statut des écrivains sur la base de leurs écrits antérieurs revisités à la lumière de la Révolution Nationale. Céline, le romancier de l'ordure avant la guerre, se transforme en polémiste visionnaire, tandis que le catholique Mauriac devient un écrivain décadent.

      

Les Ondes,  1er juin 1941                                                       Pariser Zeitung,  31 mai 1941

La presse allemande de Paris avait annoncé cette conférence sans commentaires, et en se trompant de date. La presse populaire de Paris, elle, lui avait trouvé un titre plus aguicheur :

Paris-soir,  5 juin 1941

Le 9, Denoël écrit à Jean Proal : « Je vais reprendre une activité très importante. Je la reprends déjà. J’ai besoin de votre manuscrit. Envoyez-le moi. Envoyez-moi aussi deux ou trois nouvelles. Je les ferai passer dans des journaux.

Je dirige un journal littéraire [Lectures 40] dont le premier numéro paraît le 15. La librairie va connaître bientôt un essor magnifique. Votre œuvre trouvera une place de premier plan, j’en suis sûr. Envoyez-moi des provisions, si c’est encore possible. »

Le 9, il écrit à Evelyne Pollet : « Ne soyez pas étonnée de mon silence : je n’ai rien à vous dire de nouveau au sujet de votre livre. Comme vous le savez, votre ouvrage a été composé entièrement en zone non occupée et les relations que nous avions avec cette partie de la France ne nous permettaient pas, jusqu’à présent, de donner suite à nos projets. L’échange des marchandises est de nouveau permis et nous allons pouvoir maintenant donner le ‘bon à tirer’ définitif de votre ouvrage. Je pense qu’avec les lenteurs actuelles des transports, il ne faut pas compter recevoir les premiers exemplaires avant le 15 juillet, au plus tôt. Si le moment est favorable, nous ferons la diffusion comme elle avait été prévue. »

Le 9, il écrit à Rogissart : « Je m’excuse d’avoir tardé à vous envoyer votre mensualité. J’ai eu une fin de mois un peu dure, mais le cap est maintenant heureusement doublé. J’ai reçu votre article sur l’Ardenne, je le trouve excellent, très joliment écrit et plein de choses peu connues. Il sera peut-être un peu long et selon les nécessités de la mise en pages, je serai sans doute forcé de couper quelques lignes çà et là, mais ce sera peu de chose.

Je donnerai un coup de téléphone à La Gerbe et à La Semaine pour savoir ce que sont devenus vos manuscrits. Vous allez recevoir à la fin de cette semaine, le premier numéro de Lectures 40. C’est un numéro un peu improvisé. Il a fallu créer les cadres, trouver la copie, les collaborateurs en l’espace de quinze jours. Le second numéro sera meilleur. Mais je serais vraiment très heureux de recueillir vos avis et vos critiques sur celui-ci. La direction littéraire de Lectures 40 est la première étape vers la solution définitive de mes difficultés. Un mois encore et ce sera fini, je pense. »


  En post-scriptum il ajoute : « Reçu d’autre part le colis " œufs ", le chevreau, les fromages. Magnifique envoi, bien réconfortant. J’ai reçu à peu près les mêmes nouvelles que vous de Belgique : cela ne va pas du tout. J’espère qu’on vous gardera dans les Deux-Sèvres. Mais d’ici octobre la face du monde peut encore changer. »

Le 12 : Radio-Paris inaugure une série d'émissions littéraires avec la lecture par Georges Blond [1906 -1989] de passages de son livre à succès, L'Angleterre en guerre, paru quelques semaines plus tôt chez Grasset.

  

                                                    Le Matin,  12 juin 1941

Le 13 : Le gouvernement de Vichy annonce que plus de 12 000 Juifs ont été arrêtés et internés en camps de concentration à la suite du « complot juif » contre la coopération franco-allemande. Le lendemain, entrée en vigueur du nouveau statut des juifs.

Le 14 : Gerhard Heller, dans un compte rendu d’activité du Gruppe Scriftum pour la période du 7 au 14 juin 1941, écrit que « L’éditeur Wilhelm Andermann, des Editions Zeitgeschichte à Berlin, a mené à Paris des négociations pour une éventuelle participation à des maisons d’édition parisiennes. Il faut s’attendre à ce qu’un accord soit établi avec l’éditeur Denoël. L’éditeur Denoël est un des plus jeunes de sa profession et en même temps l’un des plus capables et des plus actifs. Chez lui ont paru il y a 10 jours les discours d’Hitler pendant la guerre. »

L'éditeur berlinois ne se trouvait pas en France par hasard. Il participait, avec d’autres confrères, à la politique de prises de participations dans les maisons d’édition françaises, mise en place par l'occupant. C’est aussi en juin 1941 que Fernand Sorlot est pressé d’accepter une prise d’intérêt allemande dans sa société d’édition.

Comment Denoël a-t-il rencontré Andermann ? Pascal Fouché écrit que c'est Henri Gautier, administrateur de l’Imprimerie Crété de Corbeil, qui a présenté les deux hommes, un mois et demi avant la signature du contrat Denoël-Andermann [22 juillet 1941], ce qui situerait cette rencontre vers le 10 juin 1941.

Or, Henri Gautier est mort le 12 février 1938. Peut-être Fouché commet-il une confusion avec Maurice Languereau, co-gérant avec Henri Gautier des Editions Gautier-Languereau, et décédé le 10 août 1941 ?

Le 14 : Parution du premier numéro de la « nouvelle série » de Lectures 40, bimensuel littéraire dont l'administration et la publicité sont domiciliées au 38 rue Jean Mermoz, et la rédaction au 19 rue Amélie. C'est un magazine de 32 pages de format 31 x 21, vendu 3 francs, et dont la couverture est illustrée d'une composition en couleurs de Marie Laurencin.

   

Le Petit Parisien, 13 juin 1941                                                                                                                         

Le 9 juin, Denoël l'annonçait ainsi à Jean Rogissart : « C’est un numéro un peu improvisé. Il a fallu créer les cadres, trouver la copie, les collaborateurs en l’espace de quinze jours. » On y trouve des textes de Lucienne Delforge, Henry de Montherlant, Lucie Porquerol, Paul Vialar, Louis-Ferdinand Céline [un extrait des Beaux Draps paru quatre mois plus tôt], et - c'est une vraie surprise - Georges Simenon, qui a permis la publication en feuilleton de La Vérité sur Bébé Donge, son nouveau roman qui paraîtra chez Gallimard en décembre 1942.

La rencontre Denoël-Simenon, si longtemps différée, a finalement eu lieu : le texte intégral du roman paraîtra dans les douze premiers numéros de Lectures 40  [15 juin - 1er décembre 1941], sans que l'on sache si c'est Denoël qui a négocié les droits de publication, car la revue existe depuis près de dix mois.

     

Illustrations de Laszlo Fircsa pour le roman de Simenon

Le premier numéro de Lectures 40, alors mensuel et dirigé par Jean Fontenoy, est paru le 25 août 1940 et la publication s'est poursuivie jusqu'au 25 mai 1941, non sans avatars (fusion avec La Vie nationale entre septembre 1940 et janvier 1941), mais on en préparait une nouvelle formule puisque Denoël écrit, dès le 9 juin, à Jean Rogissart, qu'il va diriger cette revue littéraire dont le premier numéro paraît le 15 juin.

A cette époque Simenon habite Vouvant, en Vendée, et il a achevé l'écriture de son roman en septembre 1940, avant d'entreprendre celle de Pedigree. Il négocie avec la direction de Lectures 40, qui veille à faire illustrer son texte par un artiste de qualité : ce sera Laszlo Fircsa, un illustrateur d'origine hongroise auquel Robert Denoël a fait appel tout au long de l'Occupation.

Dans ce même numéro Denoël a malicieusement inséré des propos grognons de Céline : le docteur Destouches se plaint de ses maigres appointements au dispensaire municipal de Bezons, où il a été engagé le 1er décembre 1940 :

Lectures 40,  n° 1,  15 juin 1941

Comme la plupart des journaux et revues, Lectures 40 se prête au concours « De qui est-ce ? » initié l'année d'avant par Radio-Paris, qui offre à ses auditeurs des prix quand ils identifient les citations qui leur sont proposées. Denoël, lui, choisit de reproduire une page « arrachée » à des livres classiques et contemporains à identifier, dont le numéro suivant donnera la solution.

Lectures 40,  n° 1,  15 juin 1941

Comme il s'agit, dans tous les compartiments de la revue, de promouvoir les livres publiés par sa firme, Denoël ne manque pas de proposer une page de Mea culpa, qu'il a édité en 1936 - ou, plus exactement, de La Vie et l'œuvre de Semmelweis, qui se trouve à la suite du pamphlet :

Lectures 40,  n° 2,  1er juillet 1941

Certes, tous les organisateurs de ce type de jeux composent eux-mêmes leur règlement mais on ne manquera pas de tiquer en relevant, parmi les premiers prix, les noms de deux amis et collaborateurs de Robert Denoël : Serge Moreux et Albert Morys. Sans doute ont-ils aussi identifié Adolphe de Benjamin Constant...

Quelle était la diffusion de Lectures 40 ? Le 26 juin Denoël écrit à Rogissart que, « pour l’ensemble de la France les résultats sont extrêmement encourageants, quoique fort variables. Dans certaines villes, tous les exemplaires ont été vendus et on a réclamé d’autres exemplaires, dans d’autres au contraire la vente a boudé. Je pense que le règlage se fera dans quelques semaines et que nous arriverons bientôt à un tirage honorable.

Je veux que Lectures 40 soit pour mon équipe un précieux instrument de publicité : je compte y faire connaître d’une façon systématique tous mes auteurs. Déjà le premier numéro a porté ses fruits à cet égard. Si j’obtiens des propriétaires et des autorités la publication hebdomadaire, ce sera pour la maison un levier magnifique. Car ce qui sera apprécié dans ma revue le sera ailleurs. Les collaborations seront sollicitées par les concurrents etc... C’est un travail énorme pour le moment, parce que nous n’avons pas de " copie " d’avance : cela viendra vite mais je compte encore deux mois avant d’être en parfait ordre de marche. »

      Jean Fontenoy [1899-1945]

Qui est réellement propriétaire de la revue ? C'est Jean Fontenoy [Fontainebleau 21 mars 1899 - Berlin avril 1945] qui a lancé Lectures 40, première formule, dès le 25 août 1940, avec l'appui de son ami Otto Abetz, comme pour La France au travail dont le premier numéro est paru le 30 juin 1940. Le 25 septembre 1940 c'est toujours Fontenoy qui crée La Vie nationale, « organe d’émancipation populaire française » qui, durant plusieurs mois, sera accouplé à Lectures 40, et dont l'adresse, rue des Pyramides, est celle du P.P.F. de Jacques Doriot.

Fontenoy n'est pas un personnage neutre : depuis le début de l'Occupation il sert d'intermédiaire officieux entre Pierre Laval et Otto Abetz. En septembre 1940 il a participé, avec d'autres cagoulards, à la création du Mouvement Social Révolutionnaire d'Eugène Deloncle et Eugène Schueller. Après un bref passage sur le front de l'Est, sous la bannière de la L.V.F., il rentre à Paris et dirige, à partir d'octobre 1941, l'hebdomadaire Révolution Nationale. Se rapproche ensuite de Marcel Déat et de son Rassemblement National Populaire. Notons en passant que ce flamboyant opiomane qui parle couramment cinq langues est, depuis 1927, le mari de l'aviatrice Madeleine Charnaux [1902-1943], ex-madame Pierre Frondaie. Il disparaîtra fin avril 1945 dans Berlin en ruines, sous l'uniforme de la Waffen SS mais dans une unité non combattante.

Est-ce à dire que Lectures 40 est un organe de l'ambassade d'Allemagne ? Rien ne permet de l'affirmer. Dans son copieux ouvrage consacré à Otto Abetz et les Français, Barbara Lambauer n’aborde pas la question des journaux lancés en 1941 et 1942 par Fontenoy, mais elle rappelle qu’en septembre 1940 il fut nommé par Abetz co-directeur de l’Agence française d’information de presse. Cette A.F.I.P., dirigée par un lieutenant Hermes de la Propaganda-Staffel parisienne, était une création exclusivement allemande qui visait à détenir le monopole de la diffusion de l’information en zone occupée. Certes l’agence fut supprimée dès l’année suivante, mais il n’empêche que Fontenoy avait bien fait partie de son personnel, et au plus haut niveau.

Pierre-Marie Dioudonnat, dans L'Argent nazi à la conquête de la presse francaise 1940-1944, n'a pas examiné les finances de cette revue littéraire dont l'impact idéologique sur les lecteurs français dut être très limité mais, faute d'informations relatives à son financement, on peut émettre quelques réflexions sur sa présentation et son contenu.

Notons tout d'abord que les organes de presse capables de s'offrir de coûteuses couvertures en polychromie, signées de noms d'artistes réputés, n'étaient pas nombreux durant l'Occupation. Obtenir d'un romancier comme Simenon l'autorisation de publier en feuilleton l'intégralité d'un roman inédit nécessite des moyens financiers non négligeables. Les quelques numéros que j'ai pu consulter contenaient des textes dus à des écrivains prestigieux qui savaient monnayer leur signature, comme Montherlant, Morand, ou Mac Orlan. Un écrivain de moindre envergure comme Jean Rogissart mais qui avait tout de même obtenu un prix Renaudot, reçoit en septembre 1941, 800 francs pour prix d'une nouvelle et 300 francs pour un article de folklore, et ces sommes lui sont réglées par Denoël, ce qui indique qu'il ne s'occupait pas que de la direction littéraire.

Dans un intéressant mémoire consacré en 2008 aux pamphlets d'épurés incarcérés après la Libération, Jean-Claude Vimont qualifie René Barjavel de « rédacteur en chef de Lectures 40, périodique étroitement contrôlé par des membres du MSR ». En réalité Lectures 40 appartient financièrement à la S.E.M.P., une Société d'Editions Modernes Parisiennes qui est la propriété du groupe L'Oréal, donc d'Eugène Schueller [voir l'article consacré à la revue].

Le 15 : Auguste Picq établit un bilan des Editions Denoël. Ce document enregistré a été demandé au comptable par Denoël en vue de la prise de participation de l'éditeur Wilhelm Andermann dans sa société : il figure en annexe au contrat signé entre les deux éditeurs, le 22 juillet suivant.

Il est intéressant de relever dans l'acte de cession que Denoël « s'engage à faire son affaire des créanciers de sa famille ou de ses amis qui figurent au passif de la société pour 223 160 F, afin d'obtenir l'engagement ferme que le remboursement de ces comptes ne soit pas exigé avant le mois d'août 1943 ».

Quant à son compte personnel qui figure au passif à hauteur de 677 497, 39 F, il sera bloqué. L'éditeur s'engage à ne pas exiger son remboursement : 1° avant que la société ne soit en mesure de distribuer des dividendes, 2° avant qu'elle ait remboursé intégralement le prêt d'Andermann, 3° sans l'autorisation expresse de Wilhelm Andermann.

A noter encore l'important passif de la Librairie des Trois Magots, avenue de La Bourdonnais : plus de 200 000 francs.

Le 15 : Le Matin publie un communiqué de la préfecture de police relatif à une ordonnance allemande du 26 avril qui sera d'application immédiate. Les professions visées sont notamment celles de voyageurs de commerce, colporteurs, marchands ambulants, forains, brocanteurs, nomades, marchands des quatre-saisons, vendeurs de billets de loterie. Ceux qui ne se soumettraient pas à ces instructions s'exposent à de sévères sanctions pouvant aller jusqu'à l'internement.

  

Le Matin,  15 et 17 juin 1941

C'est aussi l'internement qui est promis, deux jours plus tard, aux juifs qui ne rentreraient pas à leur préfecture, avant le 2 juillet, une déclaration d'état civil complète en vue d'un recensement général.

Le 22 : Début du conflit Allemagne-URSS. L'Humanité clandestine appelle à la lutte contre l'occupant et les collaborateurs.

Le 26, Denoël écrit à Rogissart : « Je vous retourne, ci-inclus, le texte de votre article, que nous avons été obligés, pour des raisons de mise en pages, d’écourter terriblement. Il serait dommage de perdre des pages supprimées, c’est pour cela que je vous les retourne, pour le cas où vous n’auriez pas le double. Gardez ce texte soigneusement, il est de premier ordre et un jour ou l’autre, ce qui n’a pas servi à Lectures 40 pourra trouver sa place dans un essai peut-être plus poussé, que vous écrirez sans doute sur notre petite patrie.

Le 2ème numéro de Lectures 40 a encore été bien malmené par la censure et il a encore les défauts de l’improvisation. Il faudra que nous ayons publié trois ou quatre numéros encore pour arriver à la formule définitive. J’espère que vous pourrez, sans trop de difficultés, faire connaître ce petit effort dans votre entourage. Si vous passez chez le dépositaire Hachette, demandez-lui à propos de votre article de pousser la vente du prochain numéro.

Je ne sais pas ce que le premier numéro a donné à Parthenay, mais pour l’ensemble de la France les résultats sont extrêmement encourageants, quoique fort variables. Dans certaines villes, tous les exemplaires ont été vendus et on a réclamé d’autres exemplaires, dans d’autres au contraire la vente a boudé. Je pense que le réglage se fera dans quelques semaines et que nous arriverons bientôt à un tirage honorable. »

Dans la même lettre, Denoël expose son programme : « Je veux que Lectures 40 soit pour mon équipe un précieux instrument de publicité : je compte y faire connaître d’une façon systématique tous mes auteurs. Déjà le premier numéro a porté ses fruits à cet égard. Si j’obtiens des propriétaires et des autorités la publication hebdomadaire, ce sera pour la maison un levier magnifique. Car ce qui sera apprécié dans ma revue le sera ailleurs. Les collaborations seront sollicitées par les concurrents etc... C’est un travail énorme pour le moment, parce que nous n’avons pas de ‘copie’ d’avance : cela viendra vite mais je compte encore deux mois avant d’être en parfait ordre de marche. »

Il ajoute en post-scriptum : « La semaine prochaine sera pour moi la semaine décisive, j’ai tout lieu de croire que cela va marcher. » On peut penser qu’il ne parle plus de la revue mais de l’avenir de sa maison d’édition : les accords ont été passés verbalement avec Andermann et le contrat sera signé le 22 juillet.

Le 30 : Antonin Artaud, qui perd pied à l'hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, écrit à Denoël : « Il m'a fallu bien du temps et de la douleur pour savoir exactement qui vous êtes et ce que vous êtes par rapport à moi et je n'oublierai jamais comment vous m'avez maintenu et porté le jour où je me suis vu sombrer dans les abîmes et où je me suis senti comme les mauvais morts. Je me suis longuement souvenu ce même jour en reconnaissant votre lumière violette et de ce que nous sommes et de ce qui est et c'est vous dire ma douleur d'être encore ici alors que mon être véritable est ailleurs et que je ne puis pas le joindre. [...] Je ne suis plus qu'un cadavre qui se termine dans la poussière de la mort. Je ne puis absolument plus rester loin de ceux que j'aime ».

 

L'hebdomadaire Le Film complet annonce la parution du « Juif Süss » dans son prochain numéro. Jacques Christy en raconte l'histoire, étayée par les images du film qui recueille un fort succès dans les salles parisiennes depuis six mois.

 

Juillet

 

Le 1er : Denoël envoie à Céline le relevé de ventes de ses ouvrages et un chèque endossable au 31 juillet.

Le 2 : Il remercie Jean Proal de lui avoir fait parvenir des provisions : « La précieuse caisse est fort bien arrivée à la joie et au ravissement de la famille. Maintenant, il faut me dire très simplement combien je vous dois, que je vous envoie un mandat. Sans cela je n’oserais plus rien vous demander ».

Le 4 : Dans son numéro des 4-11 juillet, Bibliographie de la France publie un supplément de deux pages à la «Liste Otto» d'octobre 1940 : aucun nouveau titre publié par les Editions Denoël n'y figure.

Le 8 : Décret interdisant l'édition, la diffusion et la vente d'imprimés d'inspiration communiste.

Le 12 : Réunion, dans une salle des Sociétés Savantes, des membres de l'Institut d'études des questions juives. Son directeur, le capitaine Sézille, y a dressé le bilan d'une campagne antijuive de deux mois, et annonce que son institut compte d'ores et déjà plus de dix mille adhérents.

Le Matin,  13 juillet 1941

Le 15 : Le Syndicat des Editeurs publie une circulaire annonçant que les nouvelles publications et les réimpressions d'ouvrages d'auteurs anglais et américains parus après 1870 sont désormais interdites ; ceux qui se trouvent encore dans le commerce peuvent être vendus, mais les libraires n'ont pas le droit de les exposer.

Le 17 : Le gouvernement de Vichy fixe à 2 % de l'effectif le nombre d'avocats juifs dans le ressort de chaque cour d'appel. Toutefois le nombre d'avocats juifs ne pourra être supérieur à celui d'avant le 25 juin 1940.

   

Le Matin,  18 et 20 juillet 1941

Le Commissariat général aux questions juives, dirigé depuis le 29 mars par Xavier Vallat [1891-1972], interdit aux juifs l'accès aux salles de vente de l'Hôtel Drouot. Si cette mesure n'est pas strictement appliquée, il se trouve des témoins attentifs pour le rappeler, tel le Dr Laurent Viguier, auteur de Les Juifs à travers Léon Blum (Baudinière, 1938) et membre de l'IEQJ qui, le 15 août, rapporte au capitaine Sézille que M. Maurice Berkovitch « continue à acheter dans les ventes en ville » [document CDJC, cote XIb-509], relayé cinq jours plus tard par Léopoldine Coudert, secrétaire au service du Contentieux du même IEQJ, qui signale à sa direction que Maurice Berkovitch « continue à fréquenter les ventes publiques » [document CDJC, cote XIb-526-527]. Moïse Bercovici dit Maurice Berkovitch quitte alors la France et s'installe en Angleterre où il prend, dès le 9 juin 1942, le nom de Maurice Barclay.

Cette interdiction concerne aussi les commisseurs-priseurs, et la provenance des collections : le 17 novembre le capitaine Sézille enjoint à Me Etienne Ader d'annuler la vente de la collection Jean Perriolat prévue pour les 17 et 18 novembre, « conformément à l'arrêt préfectoral interdisant aux juifs l'accès aux salles de ventes publiques ». Le commissaire-priseur ayant protesté, Sézille lui répond le 27 novembre qu'il maintient son interdiction en précisant le sens de son action : « chasser les juifs d'un domaine artistique qu'ils ont mis à l'encan, ne pas permettre que les enjuivés qui ont trafiqué avec eux continuent leur complicité ». En outre le catalogue a été rédigé « par l'expert juif Leman, ce qui frustre les experts aryens qualifiés » [documents CDJC, cotes XIb-614, 615 et 631].

Le 22 : Robert Denoël cède 360 parts de sa société, sur les 725 qu'il possède, à l'éditeur berlinois Wilhelm Andermann qui accorde aux Éditions Denoël un prêt de deux millions remboursables au 31 juillet 1946. Pierre Denoël et Max Dorian conservent leurs 2 et 3 parts.

Au terme de cette opération, Robert Denoël, qui reste le seul gérant de la société, possède 365 parts, Andermann 360, Dorian 3, Pierre Denoël 2.

Avec une telle répartition, il est exclu que l'éditeur allemand puisse obtenir la majorité, mais le risque peut subsister qu'il atteigne l'égalité des parts en rachetant, par personne interposée, celles des deux petits actionnaires. Robert Denoël supprima ce risque le 22 février 1943 au moment de l'augmentation du capital de la société.

Denoël reconnaît qu’il existe deux nantissements sur le fonds de commerce de la société au profit des Messageries Hachette, pour avances sur marchandises versées à la société en 1938, mais il déclare que le montant des marchandises vendues par les Messageries doit dépasser le montant des sommes avancées par celles-ci, ce dont il se fait fort en y apportant sa garantie personnelle : « M. Denoël fera diligence pour obtenir des Messageries Hachette un arrêt définitif de compte et la main-levée des nantissements avant le 31 décembre 1941. » [il n'y parviendra qu'un an plus tard].

Une fois cette main-levée obtenue, les Editions Denoël donneront à Wilhelm Andermann, en garantie du remboursement de son prêt, un nantissement sur le fonds de commerce de la société.

Le prêt et la cession de parts « interviendront dès que seront obtenues les autorisations de paiements, émanant des autorités compétentes », c’est-à-dire l’Office des changes.

Morys décrit ainsi Wilhelm Andermann : « C’était un homme du métier, absolument charmant et prévenant. Cette association fut, mises à part les gamineries de jeunesse, aussi agréable que celle avec Bernard Steele. Avec Robert il parlait un français teinté de l'accent de Bavière qui rappelait à Cécile le parler chantant de sa grand-mère. Avec elle, il parlait un anglais impeccable. »

Toujours selon Morys, Cécile Denoël avait prévenu son mari : « Chez moi, on ne parle pas l'allemand et je refuse de recevoir quiconque porterait l'uniforme. »

Il admet cependant qu’elle reçut à dîner un lieutenant Friedrich : « C'est lui qui faisait passer de temps à autre en Angleterre un message de Cécile à son frère Billy, alors Flying-Commander dans la R.A.F. »

Dès cette époque, Cécile Denoël, qui reçoit le « Tout-Paris » rue de Buenos-Ayres, a deux employées : Marie Mich', une femme de chambre qui sert aussi à table, et une cuisinière nommée Marika.

Le 22 : Loi sur la réquisition des biens meubles et immeubles appartenant aux juifs.

Le 29, lettre de Denoël à Rogissart : « Ne croyez pas que je vous oublie mais j’ai eu de telles complications ces dernières semaines qu’il m’a été impossible de vous écrire. Heureusement, tout s’arrange en ce moment et je pense que d’ici quelques jours mes soucis seront dissipés. Je vous dois beaucoup d’argent et je m’excuse infiniment de ne pas l’avoir envoyé. Je pense que le dix août au plus tard j’aurai comblé l’arriéré.

Mes accords sont signés mais le versement des espèces est soumis à des formalités que je n’avais pas prévues. Je vous demande de prendre patience avec moi ! »

Le 30 : Denoël envoie à Céline un nouveau bon à tirer pour 2 100 exemplaires des Beaux Draps.

Le 31 : Le premier prix de la Nouvelle France, récemment créé par Les Nouveaux Temps, le journal de Jean Luchaire, est attribué au manuscrit d'un roman dû à un cordonnier-écrivain parisien, M. Margravou : « La Vipère rouge », qu'Albin Michel éditera peu après. Le journal, qui avait reçu près de deux cents manuscrits, en avait finalement retenu cinq, dont celui de Lucien François : « Remise à neuf », que Robert Denoël éditera en octobre.

Le 31 : Conformément à la loi du 16 août 1940, le conseil de l'Ordre des médecins a entrepris d'épurer le corps médical. Le Matin révèle que dans les 13e et 18e arrondissements de Paris, la proportion était de un juif pour trois médecins ; en dix ans, de 1929 à 1939, la proportion des médecins juifs était passée de 17 à 35 %.

   Le Matin, 1er août 1941

Le journal examine ensuite différentes professions mais ne dit pas d'où il tient ses chiffres. Sur 289 banques, 165 sont juives (57 %) ; chez les diamantaires, 16 entreprises sur 38 sont juives (42 %) ; 116 joailleries sur 254 sont juives (45 %) ; chez les fourreurs la proportion est de 56 % avec 658 entreprises juives sur 1 176 ; 38 chemisiers en gros sont juifs sur 62 (61 %) ; 71 manufactures de confection sur 149 sont juives (47 %) ; le plus haut pourcentage est atteint par les éditeurs de musique dont 53 maisons sur 74 sont juives : 71 %.

 

Août

 

Le 1er : Denoël publie dans le numéro 4 de Lectures 40 un texte de Céline datant du 26 mai 1928 : « La Médecine chez Ford » [La seconde partie paraîtra dans le numéro 5 du 15 août].

 

Le 16 décembre, Céline écrit à Karl Epting, directeur de l'Institut Allemand : « J'ai publié récemment chez Denoël le résultat d'un travail de médecine industrielle que je fis autrefois pour le compte de la S.D.N. en Amérique. »

Céline écrit qu'il a publié cet article datant de 1928 « chez Denoël » : Lectures 40 est, d'emblée, considéré comme une revue appartenant à Robert Denoël. Or, quoique le magazine soit domicilié au n° 10 de la rue Amélie, avec un  numéro de téléphone qui est celui des Editions Denoël, il n'en assure que la direction littéraire.

En réalité Lecture 40 constitue pour Robert Denoël une « première étape vers la solution définitive de mes difficultés. Un mois encore et ce sera fini, je pense. » Mais le magazine est distribué par Hachette, avec qui il est en délicatesse, et le rétablissement financier qu'il escompte n'aura lieu qu'en juillet 1941 avec l'arrivée de l'éditeur allemand Wilhelm Andermann.

Le 3 : Le Matin offre à ses lecteurs une curieuse information concernant l'ethnologue George-Alexis Montandon. Né à Cortaillod, près de Neuchâtel, le 19 avril 1879, Montandon s'était installé à Paris en 1925. Il avait obtenu la nationalité française par décret du 29 mai 1936, publié au Journal officiel du 7 juin 1936. Le 11 novembre 1940, Montandon perdit la nationalité française à la suite des remises en cause des naturalisations, ce qui eut des conséquences fâcheuses pour sa vie professionnelle : il perdit son emploi à l'École d'Anthropologie. C'est par un décret du 27 juillet qu'il venait de la recouvrer.

 

Le Matin,  3 et 5 août 1941

Deux jours plus tard le même journal publie un article de Montandon dont le titre rappelle celui de sa brochure parue en novembre 1940 aux Nouvelles Editions Françaises : Comment reconnaître le juif ? A aucun moment le libelle publié par Robert Denoël n'est cité mais c'est bien à ce texte que se réfère l'article qui n'est sans doute pas dû à Montandon mais à un chroniqueur du Matin, qui en résume l'esprit et le clôture par cette réflexion :

« Quant aux traits psychologiques qui flanquent le type racial, c'est un autre chapitre de l'ethnisme juif, qu'ont disséqué des historiens et sociologues comme Capefigue et Drumont, ou qu'ont chanté des poètes comme Céline. Et c'était aussi un trait juif de tenter, " par la bande ", de fermer la bouche à un adversaire en le faisant dénationaliser - comme si le Jura n'était pas plus près de la France que Jérusalem ! »

Montandon a donc recouvré la nationalité française mais n'a pas été réintégré à l'Ecole d'Anthropologie. Céline écrit alors à Fernand de Brinon pour lui apprendre la situation de son ami : « il est à bout de ressources. Ne pourrait-on lui trouver d'urgence un petit emploi à l'Institut des Questions Juives. » Selon Eric Mazet, Montandon sera attaché, à partir de décembre 1941, au Commissariat général des questions juives en qualité d'ethnologue. C'est dès cette époque qu'il délivre, moyennant finance, des certificats de non-appartenance à la race juive. Le 24 mars 1943, il est appelé à diriger l'Institut d'études des questions juives et ethnoraciales - organisme qui remplace l'Institut d'études des questions juives récemment dissous - où il enseigne l'hygiène sociale.

Le 4, Denoël écrit à Jean Rogissart : « Je retiens " L’Original " pour septembre ou octobre. Excellente nouvelle, ramassée, dramatique, du meilleur Rogissart. Je demande seulement à l’auteur de pouvoir l’appeler " La Fin du diable noir " ou un titre du même genre, plus attirant que celui proposé. " L’Envoûtement " est trop court pour Lectures. Et la fin déçoit. Il y a manque de proportion entre l’exposition excellente (et qui tient trois pages sur quatre et demie) et le dénouement escamoté. Je me demande si vous ne devriez pas y repenser. »

Le 8, Le Matin annonce l'ouverture prochaine de l'exposition « Le Juif et la France » au Palais Berlitz :

  

La statue que présente le journal et qui s'intitulait d'abord « Les pays nouveaux se libérant du juif », portera désormais le titre : « La France se libérant des juifs » et trônera à l'entrée de l'exposition. Elle est due à René Péron [1904-1972], auteur de la grande affiche qui couvrira la façade du Palais Berlitz, 31 boulevard des Italiens. Plusieurs candidatures d'affichistes étaient parvenues à l' IEQJ en juillet, dont celles de Frank Dupuy et d'André Leclapart.

Le 28 : L'Institut d'études des questions juives inaugure son bureau de presse et invite les journalistes à une conférence du capitaine Sézille qui présente les multiples réalisations qu'on trouvera à l'exposition « Le Juif et la France » dont l'ouverture officielle a été fixée au 5 septembre. Parmi les personnalités présentes : Clément Serpeille de Gobineau, président d'honneur de l'Institut.

 

Le quotidien Le Matin multiplie les réclames pour l'exposition, accédant à la demande du capitaine Sézille qui a demandé à la presse de bien vouloir l'aider dans la lutte antijuive que l'Institut a entreprise.

 

Septembre

 

Parution à Bruxelles d'une « Liste des ouvrages retirés de la circulation et interdits en Belgique ». Ce document bilingue de 62 pages imprimé à quelque 5 000 exemplaires était destiné aux professionnels du livre.

 

Comme pour la « Liste Otto » publiée à Paris en octobre 1940, la préface de la brochure attribue l'élaboration de cette liste aux autorités allemandes et aux groupements professionnels belges. La liste belge comporte 1 090 titres en français, 273 en néerlandais et 93 en allemand, soit 1 456 titres auxquels il faut ajouter six collections et deux périodiques. Elle reprend les noms de dix-sept éditeurs [13 Français, 3 Néerlandais, 1 Belge] et de 131 auteurs dont toute la production est interdite.

Sur les quelque 1 090 titres en français qu'elle répertorie, plus des deux tiers sont dus à des éditeurs français, « car les ouvrages belges anti-allemands sont dans une proportion insignifiante tandis qu'une majorité très importante est importée de Paris. »

Si la plupart des ouvrages des Editions Denoël interdits en France se retrouvent ici, il faut signaler cinq titres supplémentaires : Vers un racisme français de René Gontier [1939], Quand Israël rentre chez soi du Belge Pierre Goemare [1935], La Monstrueuse affaire Weidmann de Georges Oubert et Max Roussel [1939], consacré à une affaire de droit commun (Weidmann fut le dernier guillotiné en public en France), La Révolution est à droite de Robert Poulet [1934], Curieuse époque de Georges Rotvand [1939].

Deux titres se trouvant sur la liste Otto n'y figurent pas : L’Eglise catholique et la question juive, un ouvrage traduit de l'allemand par Arnold Mendel [1938], et La Désagrégation de la Tchécoslovaquie de Georges Blondel [1939 ; mais la production de l'auteur est interdite].

Soit en tout : 33 livres et tous les numéros de la revue Notre Combat. On relève encore, dans la rubrique des auteurs « dont tous les ouvrages sont interdits », les noms de Georges Blondel, Léon Daudet, Sigmund et Anna Freud, Francesco Nitti, dont Denoël a publiés les livres.

 

Parution de La Foire aux femmes de Gilbert Dupé, un roman « refusé par les grands éditeurs » et dont l’auteur m’écrivit, en 1980, qu’il atteignit les 200 000 exemplaires. Jean Dréville [1906-1997] en commença l'adaptation cinématographique puis l'abandonna durant l'Occupation. En réalité c'est Pierre Véry qui avait réalisé cette adaptation mais elle fut refusée par le producteur. Le film fut repris par Jean Stelli [1894-1975] et projeté sur les écrans français en 1956. En juin 1944 Dupé avait aussi contacté Pierre Frondaie pour qu'il en tire une pièce à jouer à l'Ambigu, théâtre que Frondaie avait acquis quelques semaines plus tôt. La Libération avait tout arrêté.

   

                                          Gilbert Dupé [1900-1986]

 

La Propaganda Staffel fait paraître Le Miroir des livres nouveaux 1941-1942, un catalogue destiné à signaler aux lecteurs français 102 nouveautés « à lire », c’est-à-dire favorables à l’occupant. C’est clairement une réclame en faveur de la collaboration, mais il se trouve six grands éditeurs pour accepter d’y faire figurer 9 à 16 titres : Albin Michel, Gallimard, Grasset, Payot, Plon et Stock.

Les autres ont choisi d’y insérer un ou deux ouvrages ; c’est le cas de Denoël, avec deux titres : La Mort en Pologne de Edwin Eric Dwinger [1898-1981], un ouvrage publié en juin qui relate le massacre de la minorité allemande par l'armée et une partie de la population polonaise au lendemain de l'invasion de la Pologne par l'armée allemande, et les Discours d’Hitler.

    

Lors de son procès, le 13 juillet 1945, Denoël dira que le premier titre lui a été imposé par l’occupant. C'est un volume de propagande paru en 1940 chez Diederich à Iéna, illustré de photographes insoutenables dues aux services du Reich, que l'éditeur français s'est gardé de reproduire.

Il paraît avoir publié cette traduction dans la précipitation, en attribuant fautivement l'ouvrage à Ernst Dwinger sur le feuillet de titre. Sans doute fallait-il faire oublier au plus vite le livre d'Antonina Vallentin : Les Atrocités allemandes en Pologne paru en mars 1940 et saisi trois mois plus tard par les autorités d'occupation.

    

                                                 Le Figaro, 9 mars 1940

Ce mince ouvrage contenait dans ses dernières pages une dénonciation qui, à elle seule, justifiait son interdiction par l'occupant : la création par les Allemands de la « Réserve de Lublin », « un immense ghetto où vont se concentrer les juifs de Pologne, d'Autriche, de Tchécoslovaquie et d'Allemagne […] C'est dans un silence profond, dans une atmosphère de muette angoisse, que se poursuit l'exécution de cette phase de regroupement ethnique inventé par Hitler. Si les journaux nazis consacrent de longs articles à la colonisation de l'Est, par contre ils sont muets - à de rares exceptions près - sur l'organisation de la réserve de Lublin et le transfert des masses juives. »

Antonina Silberstein dite Vallentin [1893-1957], intellectuelle allemande très proche de nombreuses figures de Weimar et d’écrivains, d’artistes et de scientifiques en opposition à l’Allemagne hitlérienne, était, depuis 1929, l'épouse de Julien Luchaire [1876-1962] - qui ne partageait pas les convictions de son fils Jean, directeur des Nouveaux Temps - et, à cause de cet ouvrage et de sa judéité, elle se réfugia à Clermont-Ferrand durant l'Occupation, sans plus rien publier avant 1946.

Si le second figure dans ce Miroir des livres nouveaux, on peut penser qu’il fait, lui aussi, partie des ouvrages imposés mais, curieusement, l'éditeur dira qu'il le considérait comme un « document », au même titre que les ouvrages de Roosevelt ou de Staline publiés avant guerre.

Des photos et des fac-similés d’autographes d’auteurs collaborationnistes agrémentent le catalogue : il n’y a aucun auteur Denoël parmi eux.

Dans sa biographie de Gaston Gallimard, Pierre Assouline écrit que sept grands éditeurs dont Denoël ont accepté de participer au Miroir des livres nouveaux, en rappelant que la mise en chantier de ce catalogue remontait au début de l'année.

Il est possible que Robert Denoël ait été pressenti à cette époque mais il est de fait qu'il n'y apporte finalement que deux titres, comme les « petits » éditeurs que sont : Baudinière, Boivin, Corrêa, CEP, Editions de France, Le Livre moderne et Jean Renard. Sans doute Assouline a-t-il simplement classé Denoël parmi les « grands » sans vérifier l'importance de sa participation.

 

Le 1er : Le Matin annonce qu'il est désormais interdit aux juifs de détenir des appareils de T.S.F. : « Cette mesure a été rendue indispensable par l'usage abusif que faisaient les juifs de leurs postes de radio pour propager de fausses nouvelles venant de l'étranger. »

Le 2 : Denoël presse Luc Dietrich de lui remettre le manuscrit de L'Apprentissage de la ville, qu'il a déjà annoncé dans la presse : « La librairie marche on ne peut mieux. Il faut profiter de cette situation bénéfique et lancer votre roman sans tarder. Vous devez maintenant connaître le grand succès. On lit un peu en zone nono, on lit beaucoup ici. En zone nono j’ai vendu trois mille exemplaires du dernier Céline, j’en ai vendu trente mille ici. Je sais qu’on vous sollicite de publier votre roman là-bas. Ce serait une absurdité. » [collection famille Dietrich].

Le 2 : La presse littéraire, qui n'a pas grand-chose à proposer à ses lecteurs, confectionne de petits échos qui ne font de mal à personne. Un échotier du Journal assure qu'il a rencontré Céline dans un train de banlieue :

Le Journal,  2 septembre 1941

Le 4 : Le journal Le Matin publie une interview de Xavier Vallat sous le titre : « Le juif sera éliminé de la vie économique ». Le secrétaire général aux affaires juives déclare que « le passage des entreprises entre des mains aryennes s'est effectué jusqu'à présent, sans à-coups, et l'économie du pays n'en a pas souffert : 1 500 entreprises ont déjà été aryanisées à Paris, où se trouvaient centralisés 80 pour cent de l'activité économique juive en France. » Il assure que l'élimination des juifs de la vie économique sera poursuivie méthodiquement.

Le 4 : Parution, dans Notre Combat pour la Nouvelle France socialiste, d'un encart publicitaire : « Céline nous parle des Juifs...» dont le texte est tiré de Bagatelles pour un massacre. Est-ce pour annoncer la nouvelle édition du pamphlet, qui paraîtra le mois suivant, ou pour mieux « coller à l'événement » du lendemain, c'est-à-dire l'ouverture de l'exposition « Le Juif et la France », on l'ignore.

 

Notre Combat pour la Nouvelle France socialiste est un hebdomadaire politique dirigé par André Chaumet qui parut d'avril 1941 à avril 1944 avant de se transformer en Germinal, avec, à sa direction, Henri Jamet.

Il n'a donc aucun rapport avec la revue « patriotique » Notre Combat publiée par Robert Denoël entre le 21 septembre 1939 et le 31 mai 1940 et qui lui a été confisquée en juin 1940. En fait, il appartient aux Editions Le Pont dont les capitaux sont à 100 % allemands.

Les annonces de Paris-Soir, elles, ne laissent plus guère de doute quant à l'orientation nouvelle du journal :

    

Paris-Soir,  3 et 4 septembre 1941

Le 5 : Inauguration de l'exposition « Le Juif et la France » au Palais Berlitz. Cette exposition organisée par l'Institut d'études des questions juives (en réalité par l'ambassade d'Allemagne) aura enregistré quelque 250 000 entrées avant de se terminer le 11 janvier 1942. Elle sera ensuite montrée à Bordeaux (60 000 visiteurs) puis à Nancy (33 000 visiteurs).

     

Une brochure de 30 pages préfacée par le capitaine Paul Sézille, contenant un texte de J. Marquès Rivière et des photographies des principaux stands de l'exposition, est mise à la disposition des visiteurs. Elle nous apprend que les documents étaient exposés sur deux niveaux. Sézille a, dès le 30 août, recommandé aux membres du service d'ordre, « une attitude militaire, sans raideur, mais donnant l'impression d'hommes disciplinés et déférents ».

 

 

Le 7 : Le ministre de l'Intérieur du Reich décrète que les juifs devraient porter désormais une étoile de tissu jaune pour les distinguer des citoyens allemands.

Le 9 : Le Matin annonce que les organisateurs de l'exposition ont enregistré plus de 13 000 entrées payantes.

 

Le 11 : Lucien Combelle prononce à Radio-Paris une allocution sur le thème : « Pour une littérature épique » pour poser les principes d'une rénovation française.

Le 14 : Un document conservé au Centre de Documentation Juive Contemporaine, fonds George Montandon, énumère une série de conférences prévues au cours de l'exposition « Le Juif et la France ». On y trouve les noms de plusieurs auteurs ou familiers de Robert Denoël : L.-F. Céline, Lucienne Favre, Fernand Querrioux, Lucien Rebatet, André Saudemont - sans pour autant savoir si ces conférences ont eu lieu. Seules celles de Querrioux et de Saudemont sont avérées.

Le 15 : Article du docteur Fernand Querrioux dans les colonnes du Matin. Le pourcentage des médecins juifs désormais autorisés à exercer en France est fixé à 2 % depuis le 6 septembre, ce qui correspond à la proportion des juifs dans la population française, alors qu'à l'heure actuelle le pourcentage des juifs dans le corps médical est de 30 % et dépasse même les 33 % à Paris.

  

Le Matin,  15 et 24 septembre 1941

Querrioux est persuadé que même à cette dose homéopathique le juif « n'est pas possible » en médecine. Un médecin pénètre dans l'existence familiale, dans les secrets des foyers, dans l'intimité des personnes : « ce n'est assurément pas un juif issu d'une race si différente de la race aryenne, qui pourra se trouver en communauté de sentiments, d'habitudes, avec sa clientèle française. [...] Tant qu'on n'aura pas éliminé les 30 % de juifs qui ont transformé la médecine en vil commerce, rien ne pourra être fait de bien, de propre, de durable, dans cette corporation. »

Le Matin rend compte, dans son édition du 24 septembre, de la conférence qu'a donnée Fernand Querrioux, la veille à 16 heures, sur le même sujet à l'exposition « Le Juif et la France ».

Le 16, le capitaine Sézille accueille un visiteur privilégié à l'exposition « Le Juif et la France » : « je suis heureux d'accueillir le 50 000e visiteur qui, le neuvième jour, se présente à l'exposition, ce qui fait une moyenne de plus de cinq mille visiteurs par jour. » Le lauréat, voyageur de commerce et ancien combattant, se voit offrir une collection de volumes édités par l'Institut d'études des questions juives.

Le Matin,  17 septembre 1941

On reconnaît, à l'arrière-plan, Robert Denoël. Les raisons de sa présence à cet endroit sont probablement d'ordre professionnel : il est prévu que Louis-Ferdinand Céline dédicacera son dernier livre, Les Beaux Draps, à la librairie de l'exposition. C'est ce qu'affirme un « programme des conférences » établi par les services de l'IEQJ conservé au CDJC sous la cote XIg - 30.

Le 17 : Lettre de Denoël à Jean Proal dont le nouveau roman, Les Arnaud, est à la composition : « Je fais corriger les épreuves par une spécialiste fort avisée. Par conséquent, je peux vous promettre un texte parfait. En principe, le livre sortira vers le 25 octobre. J’en ai déjà fait parler pas mal dans la presse ».

Le 19 : L'IEQJ publie dans la presse une mise au point à propos d'un « bruit qui circule depuis quelques jours et dont la provenance est facile à deviner » : les visiteurs seraient tenus de donner leurs nom et adresse en entrant à l'exposition « Le Juif et la France ». En réalité il existe à l'intérieur un bureau de renseignements où les personnes qui le désirent peuvent se faire inscrire aux « Amis de l'Institut ». Et il est question de placer à la sortie un « livre d'or » destiné aux visiteurs qui désirent donner leurs avis, critiques et suggestions à propos de l'exposition.

     Dessin de Ralph Soupault dans Le Petit Parisien,  19 septembre 1941

Le 19, Denoël écrit à Jean Rogissart : « Je vous envoie six exemplaires du numéro de Lectures 40 où a paru votre nouvelle. Je vous envoie, d’autre part, le prix de cette nouvelle : 800 frs + 300 frs pour l’article de folklore + 3.000 frs, à valoir sur notre arriéré. Soit, au total : 4.100 frs.

Je m’excuse infiniment d’avoir tardé si longtemps à vous régler ces sommes, mais comme je vous le disais, j’ai passé un été très difficile, accablé de soucis et de travaux de tous genres. Je vais maintenant repartir dans d’autres conditions et nos rapports deviendront naturellement beaucoup plus aisés. »

Le 20 : Je suis partout annonce la publication dans ses colonnes de Travelingue, un roman inédit de Marcel Aymé. Elle se poursuivra jusqu'au 17 janvier 1942.

Le 25 : Journée Edouard Drumont à l'exposition « Le Juif et la France » en présence de Mme Drumont et de Fernand de Brinon. La veille l'Institut d'études des questions juives a fait apposer une plaque commémorative au n° 6 bis, passage Landrieu, où l'auteur de La France juive vécut longtemps.

Le capitaine Sézille avait d'autres projets pour honorer dignement le grand antisémite : le 12 décembre il propose à Fernand de Brinon de substituer le nom de Drumont à celui de Péreire pour le boulevard et la place qui portent son nom, « la population parisienne étant désireuse de changer tous les noms juifs des plaques » [document CDJC, cote XIg-98a].

Sézille proposera aussi à Theodor Dannecker d'autres aménagements, comme de marquer d'une étoile jaune les artères portant des noms sémitiques, telles que les rues Florence-Blumenthal, Erlanger, Halévy, Meyerbeer, Georges-de-Porto-Riche... sans succès.

Le 26, nouvelle lettre à Rogissart : « Je signale à Hachette l’urgence d’un envoi de vos livres à Charleville. Mervale avait déjà été remis en vente dans les gares, et le résultat n’a pas été mauvais. Quant au Fer et la forêt, ce titre est épuisé dans nos magasins, mais selon une enquête que j’ai fait faire par mes représentants, il en reste encore çà et là dans les librairies.

Je crois que nous en récupérerons en fin d’année quelques centaines d’exemplaires. Nous les recouvrirons, et nous procéderons sans doute à un nouveau tirage au printemps si d’ici là j’arrive, comme je l’espère, à résoudre toutes les difficultés pour le papier. Je vous remercie de ce que vous me dites au sujet du ravitailleur : mettez-moi en rapport avec lui dès que vous le pourrez, car l’hiver s’annonce difficile à Paris aussi. »

Le 26 : Denoël envoie à Céline un nouveau bon à tirer pour 2 100 exemplaires des Beaux Draps.

 

Le Matin,  30 septembre 1941

Le 29 : Dispersion à l'Hôtel Drouot des stocks de librairies communistes dont les ouvrages de propagande ont été détruits. Le même jour le capitaine Sézille, qui accueille le 100 000e visiteur à l'exposition « Le Juif et la France », offre au lauréat une série d'ouvrages de propagande sur la question juive, accompagnée d'un billet de mille francs, et en rend compte à l'Ambassade d'Allemagne : « Dans la courte improvisation que j'ai prononcée en remettant le prix à l'heureux gagnant, j'ai fait remarquer combien le hasard nous a été favorable en nous désignant une personne habitant dans l'arrondissement de Paris qui compte le plus de juifs (le XIe) et où, tout récemment, une rafle monstre a été effectuée. » [document CDJC n° XId - 254].

Les entrées, cependant, ne sont pas aussi massives que prévu : le 29 octobre, Sézille demande au préfet de Paris l'autorisation d'installer des haut-parleurs à l'extérieur du Palais Berlitz, pour inciter les promeneurs à visiter l'exposition.

 

Octobre

 

Parution d'un libelle anti-communiste de Lucien Rebatet aux Nouvelles Etudes Françaises : Le Bolchévisme contre la civilisation. Cette brochure de 48 pages vendue 2 F 50, commandée à l'auteur par Henri Lèbre, est publiée par une officine éphémère qu'on ne mentionnerait pas si elle n'était souvent confondue avec les Nouvelles Editions Françaises de Robert Denoël.

Cette maison d'édition dont le sigle NEF est identique à celui de la succursale de Denoël, se trouvait au 7 de la rue Darboy, dans le XIe arrondissement, et a publié entre 1941 et 1942 plusieurs brochures antisémites de Henri-Robert Petit, dont Rothschild, roi d'Israël, ainsi que des livres pour enfants comme Youpino ou Doulce France et Grojuif. A la même époque Denoël remettait sur le marché des volumes pour enfants de Thornton Burgess avec le sigle NEF.

 

                        Réimpression 2008 du libelle de Rebatet                                             Doulce France et Grojuif,  1942

 

Hubert Forestier publie, dans Liber. Cahiers du livre, un nouveau périodique, les résultats d'une intéressante enquête qu’il a menée durant l’été auprès de cent éditeurs. Il a posé partout ces trois questions :

1. Quel est le livre le plus lu en ces derniers mois ?

2. Quelle tendance de lecture avez-vous observée, à travers votre maison ?

3. En raison de cette tendance, quels sont les ouvrages importants que vous préparez ?

Robert Denoël annonce que les meilleures ventes chez lui sont Les Beaux Draps de Céline, dont il a tiré 28.000 exemplaires en trois mois. Toute l’œuvre de l’auteur a bénéficié d’un extraordinaire regain d’intérêt et il a vendu quelque 30 000 exemplaires de ses ouvrages. Les autres auteurs à succès sont Vialar, Dietrich, Hervieu, Aragon, Braibant, et Marie-Anne Desmarest. Denoël n'établit aucune distinction entre ses deux maisons d’édition.

Il trouve que le public est attiré par le roman et que les livres documentaires ont du succès. Il s’explique sur son activité du moment : « D’accord avec l’Institut Allemand, les éditeurs parisiens vont publier un certain nombre d’ouvrages destinés à faire connaître l’effort de l’Allemagne dans le domaine artistique, littéraire et social, durant ces dernières années. C’est aux éditeurs à savoir en profiter et à maintenir le public dans ces bonnes dispositions. » La réponse qu’il fait est assez conforme à celles des autres maisons d'édition.

Tous les éditeurs regrettent le manque de papier, ce dont témoigne parfaitement Robert Sabatier, chez Albin Michel : « Nous vivons une période d’euphorie, en matière d’édition, sur laquelle personne ne comptait. Le drame de l’édition est celui de beaucoup d’autres industries. Les stocks de matière première : papier, encre, colle, fil, peau, s’épuisent et ne peuvent être reconstitués que dans une très faible mesure [...] Nous avons des clients plus que nous n’en voulons ou, plus exactement, plus que nous n’en pouvons satisfaire. »

Chez Plon, les meilleures ventes sont : Le Maréchal Pétain de Georges Suarez (30 000 ex.), Printemps tragique de René Benjamin (30 000 ex.) et Après la défaite de Bertrand de Jouvenel (20 000 ex.) Le roman se vend toujours mais il y a une augmentation du « livre sérieux ».

Chez Grasset, les deux ouvrages les plus lus sont deux livres de guerre : Vingt-six hommes de Jean de Baroncelli (25 000 ex.) et L’Angleterre en guerre de Georges Blond, ainsi que les Cahiers de Montesquieu.

Chez Flammarion, on ne donne pas de chiffres mais on reconnaît que l’intérêt du public va vers les livres d’actualité, comme Ci-devant d’Anatole de Monzie, plusieurs fois réimprimé.

Chez Gallimard, c’est la littérature qui se vend le mieux : Moby Dick de Melville, ou les œuvres de Claudel et de Péguy (mais Liber est un organe catholique...)

Chez Albin Michel, c’est le roman-fleuve anglo-saxon qui domine, mais comme c’est une question délicate, on s’en tient au domaine français, où le livre de Jacques Benoist-Méchin, La Moisson de 40, a été tiré à 30 000 exemplaires. Les livres de Maxence Van der Mersch et de Roger Vercel ont fait de très bons tirages. L’intérêt actuel des lecteurs, avides de lecture, se porte « sur l’excellent comme sur le médiocre ».

Chez Fernand Sorlot, les livres les plus lus sont Back Street de Fanny Hurst (20 000 ex.), Le Sorcier vert de La Varende (5 000 ex.), et La Race de Walter Darré (4 000 ex.)

Aux Editions de France, on vend très bien les livres d’actualité, comme L’Affaire Corap de Paul Allard, ou les livres maritimes de Paul Chack.

Au Mercure de France, Jacques Bernard répond que si on devait retirer de la vente Le Livre de la jungle de Kipling, il n’aurait plus qu’à fermer.

Chez Gilbert Baudinière, ce sont les ouvrages de guerre qui tiennent la vedette : Le Bar de l’escadrille de Roland Tessier, Misère et grandeur de notre aviation du lieutenant-colonel Langeron, et La Batterie errante d’Yves Dautun.

Chez Emile-Paul, où l’on a réduit son activité, c’est Haute Solitude de Léon-Paul Fargue et L’Ancre de miséricorde de Mac-Orlan qui ont les meilleurs tirages, mais Le Grand Meaulnes continue à se vendre à 4 000 exemplaires par mois, alors que l’éditeur n’en avait vendu que 1 500 l’année de sa sortie : « Le public cherche à oublier dans le roman... un peu féerique, toutes les vicissitudes actuelles ».

Chez Firmin-Didot, on vient de publier un ouvrage d’Olivier de Serres préfacé par le maréchal Pétain : « Nous avons voulu faire œuvre de propagande utile et nationale » (le volume est vendu 18 F dans un but publicitaire). Mais on a aussi vendu 2 500 exemplaires de l’Essai sur l’inégalité des races de Gobineau, et on se prépare à le retirer.

Chez Corrêa, c’est un Belge, Charles Plisnier, qui obtient les meilleures ventes, ainsi qu’un livre d’Edouard de Pomiane, Cuisine et restrictions, qui s’est vendu à 20 000 exemplaires. Edmond Buchet dit que le roman en général a grand succès, notamment le roman paysan qui fait un retour en force.

Chez Stock, ce sont les ouvrages étrangers qui connaissent le plus grand succès, comme La Mousson de Louis Bromfield, qui en est à son 200e mille, et les « Livres de Nature ». L’éditeur a créé une nouvelle collection «de circonstance » consacrée à l’histoire de France : « C’est là le côté contribution de notre maison à la reconstruction nationale », dit-il. Il prépare aussi des traductions de l’allemand.

Chez Fasquelle, maison de tradition, c’est Edmond Rostand qui se lit le plus : Cyrano en est à son 864e mille, L’Aiglon à son 875e mille. Viennent ensuite Zola, Daudet (Alphonse), Maeterlinck. « C’est un fait d’expérience », dit l’éditeur, « quand le lecteur est indécis il a recours aux noms connus ».On tient aussi un succès avec La Fille du puisatier : le roman de Pagnol vient d’être porté à l’écran, et le livre en profite.

Forestier conclut son enquête par cette réflexion : « Il apparaît que l’édition française, par la voix de ses dirigeants, a fait sienne la devise du chef de l’Etat : " Travail, Famille, Patrie "  et qu’elle s’est mise à sa disposition pour la faire pénétrer dans la vie nationale par le puissant moyen du livre. »

Le 1er : Denoël « relance » sa maison d'édition dans la revue qu'il dirige et annonce plusieurs romans nouveaux :

Lectures 40,  n° 8,  1er octobre 1941

Le 5 : Le Pariser Zeitung rend hommage aux éditeurs Sorlot et Flammarion dont l'un vient de publier le premier volume des Cahiers de l'Institut Allemand et prépare une série impressionnnante de traductions de l'allemand. Flammarion annonce trois ouvrages scientifiques, tous traduits de l'allemand. Le quotidien peut aussi s'enorgueillir de la collaboration de Jean de La Varende qui publie un roman inédit, Unter der Maske, dans ses colonnes depuis plusieurs semaines.

Pariser Zeitung,  5 octobre 1941

Le 6, lettre de Denoël à Jean Proal à propos des Arnaud : « Je vais entrer très prochainement en rapport avec le Secrétariat de la Jeunesse, où je compte beaucoup pousser le livre. La composition est maintenant achevée et je pense donner le " bon à tirer " définitif sous huitaine. Nous serions donc en vente vers le 25 octobre. »

Le 8, nouvelle lettre à Proal : « Je vous disais hier que j’avais bien reçu les photographies qui me paraissent excellentes. J’espère bien arriver à les faire passer dans un hebdomadaire illustré ou à m’en servir dans le magazine que je dirige. Je m’occupe actuellement de la diffusion de mes livres en Zone libre. Mon représentant va partir très prochainement pour un long séjour.

Je vous ai dit, déjà, je crois, que j’avais protesté auprès de la Maison Plon et que j’ai fait à cette maison une sommation par huissier de retirer le livre de la vente et que je compte pousser les choses jusqu’à un procès en dommages et intérêts. Malheureusement, il faut compter un an ou deux avant que ce procès n’arrive à être jugé. »

L'éditeur Plon annonçait en septembre la sortie d'un roman portant le titre Tempête de printemps, dû à un écrivain inconnu, Pierre Pirard. Il s'agit donc d'une usurpation de titre. Denoël ne paraît pas avoir poursuivi plus avant : le livre est bel et bien paru en 1941.

Le 12 : Premier numéro de Révolution nationale, l'hebdomadaire du Mouvement Social Révolutionnaire d'Eugène Deloncle et Eugène Schueller (M.S.R.)

Le 18, la presse annonce le départ de Paul Léautaud, rue de Condé. En réalité il a été chassé du Mercure de France dès le 27 septembre, en raison d'un désaccord avec le nouveau directeur, Jacques Bernard.

   Le Figaro, 18 octobre 1941

Le 21, Céline écrit au capitaine Paul Sézille, organisateur de l'exposition « Le Juif et la France » : « Je ne suis pas un auteur que sa " vente " tracasse beaucoup [...]. Mais en visitant votre exposition j'ai été tout de même frappé et un peu peiné de voir qu'à la librairie ni Bagatelles ni L'Ecole ne figurent alors qu'on y pavoise une nuée de petits salsifis, avortons forcés de la 14e heure, cheveux sur la soupe. Je ne me plains pas - je ne me plains jamais pour raisons matérielles - mais je constate là encore hélas - la carence effroyable (en ce lieu si sensible) d'intelligence et de solidarité aryenne - démonstration jusqu'à l'absurde pour ainsi dire ».

Le 21 : Le Figaro publie la liste des écrivains  prisonniers. A l'exception de Simon Arbellot, René de Berval et Louis Thomas (tous rapatriés), qui ont publié occasionnellement chez lui, aucun n'appartient à la maison d'édition de Robert Denoël.

Le Figaro,  21 octobre 1941

Le 22 : Le Matin, qui anticipe un peu, annonce que tous les ouvrages de Céline sont désormais en vente au stand de l'IEQJ à l'exposition « Le Juif et la France ».

   

Quelques jours plus tard, une réimpression de Bagatelles pour un massacre portant la mention « Texte intégral » sur la couverture et le titre, est mise sur le marché. Selon une note des Renseignements généraux datée du 10 octobre, elle serait tirée à 9 000 exemplaires. Le bulletin de dépôt de l'éditeur enregistré le 24 janvier 1942 mentionne un tirage de 10 000 exemplaires.

Au verso de la bande-annonce [« Il est vilain, il n’ira pas au Paradis celui qui décède sans avoir réglé tous ses comptes »], l’éditeur écrit : « C’est à la suite de cette publication que le gouvernement Daladier devait promulguer la fameuse loi sur " Les Habitants " et interdire la vente de Bagatelles et de L’Ecole des cadavres, le livre prophétique qui parut au début de 1939. Après la guerre, les exemplaires qui restaient du dernier tirage de Bagatelles furent remis en vente et vendus en quelques semaines. Voici la nouvelle édition, texte intégral, de ce chef-d’œuvre du pamphlet. »

Dans Bibliographie de la France, Denoël annonce l'ouvrage en ces termes : « La réimpression d’un chef-d’œuvre [...] Il est inutile de souligner l’intérêt de cette réimpression : cet ouvrage, épuisé depuis plusieurs semaines, a pris, à la lumière des événements, un relief formidable. Il faut bien aujourd’hui reconnaître au grand pamphlétaire les dons d’un prophète. »

La mention « Texte intégral » fait référence à L’Ecole des cadavres que l'acheteur trouvait alors sur le marché amputé de trois feuillets à la suite de la condamnation du livre, le 21 juin 1939 : il convenait, commercialement parlant, de faire valoir l’intégrité du texte. D'autre part une nouvelle composition du texte et un tirage sur papier mince donnent au volume une épaisseur réduite de moitié. Mais Bagatelles pour un massacre n'a jamais subi la moindre censure.

Le chroniqueur du Matin, qui n'était certainement pas un spécialiste de la librairie, mentionne encore « toute la série des Nouvelles Editions françaises », en confondant les Editions Nouvelles qui distribuaient les brochures antisémites de l'Institut d'études des questions juives, dont Enquête sur le judaïsme en France par H.-R. Petit (1940), ou La Mentalité juive (1941), avec les Nouvelles Editions Françaises de Robert Denoël dont la collection «Les Juifs en France» ne comportait que quatre titres, mais tous en vente à l'exposition, il est vrai : le 27 octobre Sézille adressait au docteur Bramisch, de la Propaganda Abteilung bruxelloise, une liste des ouvrages en vente à la librairie de l'exposition où figuraient les noms de Céline, Montandon, Pemjean, Querrioux et Rebatet, c'est-à-dire toute la production des NEF.

Il n'était pas toujours simple pour les organisateurs de l'exposition, qui n'étaient pas des professionnels du livre, de contribuer à « l'essor de la littérature antijuive ». Trois semaines après son ouverture, le docteur Laurent Viguier, du service de l'Information de l'IEQJ, signalait au capitaine Sézille que des ouvrages aux titres trompeurs figuraient à la librairie : L'Antisémitisme est-il indigne du Chrétien et du Français ? d'Hugues Le Lorrain, La Question juive et nous Chrétiens de Mgr Trzeciak, Le Matérialisme juif contre la culture de Philarmonios, Les Grands Secrets actuels de Joseph Santo, ou La Destruction de Jérusalem de Georges Grandjean : ces ouvrages sont ou « trop juifs » ou « trop antiallemands » [document CDJC, cote XIg-46].

Apparemment ces organisateurs n'avaient pas non plus fait appel à des professionnels de l'art pour orner les murs de la salle consacrée à « L'art juif » : le 9 septembre Bernardo Rolland y Miota, consul général d'Espagne en France, demandait à Sézille de retirer de l'exposition un tableau de Salvador Dali « afin d'épargner à l'intéressé une situation équivoque et les possibles malentendus qui pourraient s'en dériver pour y avoir figuré » [document CDJC n° XIb - 546].

Le 24, le capitaine Sézille répond à Céline : « Je suis moi-même navré profondément de n'avoir pu, malgré toutes nos recherches chez les éditeurs, nous procurer les ouvrages dont vous me parlez et qui, je le sais, sont les plus qualifiés pour mener la lutte anti-juive. Je tiens cependant à vous faire savoir que nous avons déjà eu en vente à notre librairie, un grand nombre de Beaux Draps et de Mea Culpa, et que ces deux ouvrages continuent à nous être demandés journellement. Croyez bien que nous avons toujours fait  et continuerons de faire l'impossible pour répandre vos œuvres et leur donner la place qu'elles méritent. »

Le 25 : Le Figaro annonce le premier recueil de poèmes de Lil Boël, « Fosse commune », « qui paraîtra prochainement chez Denoël ». Fosse commune des misères parut l'année suivante à Paris, mais chez Guy Le Prat. Poétesse, romancière et actrice de cinéma, Lil Boël a récité la plupart des poèmes d'inspiration populiste qu'il contient sur les scènes parisiennes, durant l'Occupation.

Le 30 : L'Appel lance une enquête sur le thème : « Faut-il exterminer les juifs ? » Fayolle-Lefort, qui a interrogé tout d'abord Louis-Ferdinand Céline, a reçu une réponse mitigée : « J’en ai assez de rabâcher sur la question juive. Trois livres catégoriques suffisent, je pense. Vieux médecin, je déteste le patakès et les ordonnances vaines. [...] Ce n’est pas moi qu’il faut relancer. J’ai tout dit et les autres continuent à ne rien dire. » Cela n'empêche pas l'hebdomadaire d'annoncer victorieusement que « l'antisémite-type le plus impatient, le plus extrême, le plus courageux de tous » lui a fait... une réponse :

 

Novembre

 

Premiers titres de la collection « L’Arabesque » chez Denoël, réservée aux romans féminins. Torrents qui, depuis 1938, constitue le plus gros succès de l'éditeur, est réimprimé dans la même présentation.

   

 

Le 1er : Le Matin, qui ne recule devant aucune statistique quand il s'agit des juifs, commente le nouveau bottin téléphonique qui vient de paraître : les juifs qui, jusqu'alors, « monopolisaient une bonne moitié du volume ont tendance à décroître ». Certes, ce n'est encore qu'un début car, au hasard des pages, on découvre encore trop de Rosenfeld, de Rosenthal, de Meyerbaum, de Kohn, de Grumbach : « Nous ne sommes pas encore revenus aux trois seuls juifs portés aux annuaires commerciaux de... 1802 ! »

  

Certaines familles sont même plus nombreuses qu'avant la guerre : ainsi les Bernstein passent-ils de 13 à 15 ! « Il est vrai que figure toujours sur la liste le sieur Henry Bernstein, le dramaturge bien oublié, suivi, quelques pages plus loin, de sa disgracieuse égérie, l'affameuse Eve Curie. »

Le 3 : Maurice Couve de Murville, directeur des Finances et des Changes, adresse à Robert Denoël une lettre pour lui faire savoir qu’il est en infraction avec la législation sur les changes dans l’affaire du prêt accordé le 22 juillet par l’éditeur allemand Andermann.

Le même jour, Denoël se présente au ministère des Finances pour expliquer qu’il a été obligé de faire appel à des capitaux étrangers pour renflouer son affaire en difficultés, parce qu’il n’a pas trouvé de crédit en France.

Le 6 : Denoël a remis à Hachette 160 exemplaires du roman Les Arnaud pour les faire parvenir à l’auteur, qui s’occupera lui-même du service de presse : « Ne perdez pas de temps et tâchez surtout de toucher les ‘Goncourt’ en zone libre. Je m’occupe de ceux qui sont à Paris. Secouez aussi les organisations de la Jeunesse, qui me semblent pouvoir agir. La presse semble fort bien disposée à votre égard. On m’a promis de plusieurs côtés des articles importants. », écrit-il à Jean Proal.

Le 10 : Denoël confirme à Proal qu’il lui a expédié 160 exemplaires de son livre par l'intermédiaire des Messageries Hachette : « Quant aux exemplaires sur beaux papiers, soyez-en très économe : il n’y a plus de papier de luxe et c’est par miracle que j’ai pu tirer quelques exemplaires. Dans le colis que nous vous envoyons aujourd’hui, vous trouverez donc les exemplaires de luxe, y compris celui destiné au Maréchal Pétain.

Je donne cette semaine une interview en votre nom à  " Radio-Actualités " et " Radio-Jeunesse " a été alertée également. Gardez soigneusement les articles qui vous parviendront, car nous avons de grosses difficultés à recevoir les coupures de Zone libre. »

Le 15 : Denoël publie, aux pages 4-5 du premier numéro du Cahier Jaune, un article intitulé : «Louis-Ferdinand Céline, le contemporain capital » dans lequel il exprime son enthousiasme pour les trois pamphlets que son auteur-vedette a publiés sous sa firme [cf. Presse]. Il s'agit d'un texte publicitaire, non rétribué : le Centre de Documentation Juive Contemporaine possède un état des paiements effectués aux collaborateurs de la revue pour les quatre premiers numéros, où le nom de Denoël n'apparaît pas.

Selon Philippe Alméras [Dictionnaire Céline, p. 777], l'éditeur aurait présenté cette brochure au cours d'une matinée de gala réservée au Cahier jaune à l'exposition « Le Juif et la France ». Ce gala a bien eu lieu au cours de la matinée du dimanche 16 novembre, comme l'attestent deux annonces parues dans Le Matin, mais je n'ai pu vérifier si Denoël y avait participé.

 

     Le Matin,  14 et 24 novembre 1941

Le Cahier Jaune, revue mensuelle subventionnée par l'occupant, a ses locaux dans l'ex-hôtel Rosenberg, 21 rue La Boétie : c'est le siège de l'Institut d'étude des Questions juives, et celui de l'Association des journalistes antijuifs. Cette publication populaire a pour fonction de vulgariser la propagande antijuive auprès d'un public aussi large que possible. En mars 1943 elle change de titre et devient la revue Revivre.

Quant à la participation de Robert Denoël à l'exposition « Le Juif et la France », il est avéré qu'il y a exposé, outre Mea Culpa et Les Beaux Draps, les quatre titres de sa collection « Les Juifs en France » : dans une lettre envoyée le 27 octobre 1941 par le capitaine Sézille au docteur Bramisch, de la Propaganda-Abteilung bruxelloise, la liste des livres en vente à l'exposition mentionne les ouvrages de Céline, Pemjean, Querrioux, Rebatet, et Montandon, tous auteurs des Nouvelles Editions Françaises. Et Lucien Rebatet y a dédicacé en septembre sa brochure : Les Tribus du cinéma et du théâtre.

Le 15 : Gaston Picard, juré Renaudot, se demande dans Lectures 40, quels ouvrages ses confrères vont couronner le 22 décembre. Friand de bon café (denrée devenue rare) il fait des vœux pour que le lauréat soit un écrivain publié rue Amélie :

Lectures 40,  n° 11,  15 novembre 1941

Le 17 : Loi interdisant aux Juifs l’édition et l’impression d’ouvrages quelconques, à l’exception des œuvres de caractère strictement scientifique ou confessionnel israélite.

Le 18, Maurice Couve de Murville écrit au secrétaire d’Etat à la Production industrielle pour lui faire part des infractions relevées contre l’éditeur et lui demander si les Editions Denoël présentent un « intérêt national ».

Le 18 : A la maison de la Presse, la Propagandastaffel reçoit une quinzaine de peintres et sculpteurs français, de retour d'Allemagne : « Tous parlaient du beau voyage qu'ils viennent de faire », écrit un chroniqueur du Matin. Tous ces artistes, dont Belmondo, Derain, Despiau, Dunoyer de Segonzac, Friesz, Van Dongen, Vlaminck, auront à répondre de ce voyage offert par les autorités allemandes, devant des comités d'épuration, en 1945.

Le 21 : Ciné-Mondial consacre, sur une pleine page, un article aux éditeurs parisiens, « à la chasse aux scénarios » :

Ciné-Mondial,  21 novembre 1941

Denoël présente Les Arnaud, le nouveau roman de Jean Proal qui va paraître, Torrents de Marie-Anne Desmaret, qui est sur le point d'être réédité dans la collection féminine « L'Arabesque », et La Foire aux femmes de Gilbert Dupé, paru en mai. Ces trois romans seront en effet portés à l'écran, mais après la mort de l'éditeur.

Le 21 : Attentat contre la librairie Rive Gauche dû à des militants communistes : deux pavés sont lancés dans une vitrine puis une bombe dévaste le rez-de-chaussée.

Le 23 : C'est au tour de deux écrivains français récemment rentrés d'Allemagne, Robert Brasillach et Ramon Fernandez, de faire part de leurs impressions de voyage, à la salle des Sociétés savantes, sous les auspices des Comités populaires français, et la présidence de Jacques Boulenger. « L'Allemagne réserve à la France sa place dans l'Europe de demain », ont-ils déclaré, selon Le Matin du 24 novembre.

Le 28, Céline écrit à Evelyne Pollet : « Je crois bien que Denoël a fini par s’occuper de votre livre, à ce qu’il m’a dit. »

 

Décembre

 

Albert Morys quitte son logement de la rue de Berne pour acheter un appartement au n° 5 rue Pigalle, où il s’installe avec son père, Gustave Bruyneel, 64 ans, ancien libraire à Dunkerque.

Premiers titres de la collection « L’Œuvre et la vie » dont l'essai remarquable de Charles Mauron, qui est une interprétation psychanalytique de l'œuvre de Mallarmé rapportée à sa biographie, et celui de René Bréhat, pseudonyme de René Dagorne, consacré à Lamennais.

 

                     Charles Mauron [1899-1966]

 

Le 2 : Le groupe Collaboration présente au micro de Radio-Paris un écrivain français de retour d'Allemagne : Jacques Chardonne, qui résumera ses impressions de voyage.

Le 2 : « A qui le prix Goncourt 41 ? » se demande Henri Poulain dans Le Petit Parisien, qui publie les portraits de dix lauréats possibles, à l'exception de celui du lauréat (Henri Pourrat). Parmi eux, deux auteurs Denoël avec La Maison sous la mer et Les Arnaud :

     Le Petit Parisien,  2 décembre 1941

Le 4, lettre de Denoël à Jean Proal : « Je vous ai envoyé hier par Hachette 150 nouveaux exemplaires. La situation ici est bonne, le livre commence à bien se vendre. Je pense arriver rapidement à épuiser le premier tirage de 6.000 exemplaires.

On vous cite d’une façon régulière parmi les candidats au Goncourt. Gonzague Truc a fait un très bon article dans La Gerbe. J’ai parlé moi-même à la Radio, où je vous donne comme mon candidat au Goncourt : interview de cinq minutes, j’ai pu exposer en long et en large l’intérêt du livre.

Le Ministère de la Jeunesse a recommandé, sur ma demande, l’ouvrage à tous les chefs de centre. Je continue ma publicité dans tous les hebdomadaires. Ce gros effort aboutira certainement à un résultat. Pour les prix, je ne sais rien encore, les membres du Jury ne sont pas à Paris. »

Robert Denoël a présenté au cours de l'année 1941 plusieurs romans à Radio-Paris qui, depuis le 18 juin, diffuse une émission littéraire hebdomadaire.

Le 4, le gouvernement de Vichy interdit Les Beaux Draps en zone non occupée. Des saisies sont opérées chez des libraires de Marseille et de Toulouse : 54 exemplaires en tout, suivant le compte d’exploitation arrêté au 31 décembre 1941 établi par Auguste Picq.

Cette caricature de Ralph Soupault, parue en première page de Je suis partout du 10 janvier 1942, représente le ministre de l'Intérieur, Pierre Pucheu, pratiquant un autodafé des trois pamphlets de Céline sous les applaudissements de Georges Mandel, Léon Blum et Edouard Daladier.

Dans un entretien avec Pierre Lhoste, Céline en a donné la signification : «En 1939 Daladier avait interdit Bagatelles et L'Ecole des cadavres. Aujourd'hui, on interdit Les Beaux Draps à Marseille et à Toulouse.» [Paris-Midi, 29 décembre 1941].

Il y reviendra encore dans une lettre qu'il envoie, le 8 janvier 1942, à Jean Lestandi, du Pilori : « La Sûreté Générale de Toulouse s’est donné le mal d’aller saisir chez un libraire dix-sept exemplaires des Beaux Draps. Pour quels motifs ? Je n’en sais rien. Un an après leur parution ! [...] La loi je la connais, c’est les trois livres que j’ai écrits. »

Il s’avéra par la suite que c’est l’amiral Darlan qui était à l’origine de cette interdiction : à Vichy, on ne badinait pas avec l'honneur (perdu) de l'armée française. L'ouvrage resta interdit de vente dans la zone libre et faillit l'être aussi en zone occupée.

Le 4 : L'Appel publie une lettre de Céline à propos de Charles Péguy. Le 20 novembre, Pierre Villemain y a publié un article intitulé : « Sur un mot cher à Péguy, vers qui nous devrions bien nous tourner pour retrouver les chemins de la vie » et Céline lui réplique : « Je vous signale que Péguy n’a jamais rien compris à rien, et qu’il fut à la fois dreyfusard, monarchiste et calotin. Voici bien des titres, certes, à l’enthousiasme de la jeunesse française, si niaise, si enjuivée. » Très vite, il dérape sur la question juive :

« De tous les écrivains français revenus récemment d’Allemagne, un seul nous a-t-il donné quelques impressions sur le problème juif en Allemagne en 1941 ?... Ils ont tous ergoté, tergiversé autour du pot. Les mêmes n’apercevaient même pas les Juifs en Amérique avant 1939 ... C’est une manie, ils ne les voient nulle part.

Au fond, il n’y a que le chancelier Hitler pour parler des Juifs. D’ailleurs, ses propos, de plus en plus fermes, je le note, sur ce chapitre, ne sont rapportés qu’avec gêne par notre grande presse (la plus rapprochiste), minimisés au possible, alambiqués, à contre cœur...

L’embarras est grand. C’est le côté que l’on aime le moins, le seul au fond que l’on redoute, chez le chancelier Hitler, de toute évidence. C’est celui que j’aime le plus. Je l’écrivais déjà en 1937, sous Blum. »

Le 6, chronique d'André Billy dans Le Figaro : « La semaine Goncourt » où figurent les noms de quinze candidats au prix, dont trois appartiennent à l'écurie Denoël : Paul Vialar avec La Maison sous la mer, Jean Proal avec Les Arnaud, Gilbert Dupé avec La Foire aux femmes. Celui d'Henri Pourrat, le futur lauréat avec Vent de mars (Gallimard), n'apparaîtra que la semaine suivante.

Le 7 : Les Japonais détruisent la flotte américaine à Pearl Harbor. Le lendemain, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne déclarent la guerre au Japon. Trois jours plus tard, l'Allemagne et l'Italie déclarent la guerre aux Etats-Unis.

Le 7 : Meeting du Parti Populaire Français de Jacques Doriot à Magic City. Comme l'annonce clairement l'affiche à côté du podium : « Les Juifs doivent redevenir pauvres pour que la France redevienne riche. Nous réclamons la saisie effective de tous les biens juifs ».

  

                                        © Roger-Viollet                                                                                  Le Matin,  8 décembre 1941

Une loi dite d' « aryanisation » des biens juifs avait été promulguée par Vichy le 22 juillet 1941 : « En vue d’éliminer toute influence juive dans l’économie nationale, le Commissaire général aux Questions juives peut nommer un administrateur provisoire à toute entreprise, tout immeuble, tout bien meuble lorsque ceux à qui ils appartiennent, ou qui les dirigent, ou certains d’entre eux sont juifs ».

Cette spoliation ne fut pas effectuée avec toute la rigueur voulue puisque, sur 30 000 entreprises visées, 8 000 seulement furent « aryanisées ». Douze mille immeubles avaient été recensés, dont 1 700 furent confisqués. C'est pourquoi sans doute le PPF réclame la saisie effective des biens juifs. Elle aura lieu surtout sur les avoirs financiers : c'est sur ces derniers que fut réglée l'amende d'un milliard de francs que les Allemands avaient infligée aux Juifs de la zone occupée.

Le Matin, qui rend compte de l'événement, cite les noms des intervenants. Le journaliste Pierre-Antoine Cousteau, prisonnier de guerre libéré, déclara que, jusque dans les camps, les juifs avaient organisé le marché noir et le truquage des informations pour démoraliser ceux des stalags. Jacques Ploncard, du Centre d'Action anti-maçonnique, fit l'historique du péril juif et des méthodes juives, d'autant plus dangereuses qu'ils sont depuis 1789 citoyens français. Le dessinateur Ralph Soupault demanda le retour rapide à la France des trésors artistiques volés par les vendeurs, les collectionneurs et les soi-disant mécènes juifs. André Chaumet, vice-président de l'Association des journalistes antijuifs, montra le caractère malfaisant de la race juive, et dénonça la collusion judéo-capitaliste bolchévik. Clément Serpeille de Gobineau retraça le martyre des prisonniers politiques massacrés sur les routes en juin 1940.

Le Petit Parisien, qui rend compte le lendemain du même événement, précise que la saisie des biens juifs réclamée par le PPF est faite au bénéfice des « victimes de la guerre », sans préciser lesquelles.

Le même jour, au Palais Berlitz, Mme Pauline Bagnaro dite Morgin de Kéan, la nouvelle associée de Robert Denoël depuis le 23 janvier, parla de la race et du rôle social de la femme.

Le 10 : Ordonnance relative aux contrôle des juifs placardée sur les murs de la capitale. L'article 6 paraît d'inspiration récente : « Les biens appartenant aux juifs ne pourront, en aucun cas, être transportés hors du département de la Seine. »

Le 11, Denoël écrit à Proal : « La vente ici est bonne. Les prix littéraires sont retardés sine die. Tout au moins, ce sont les renseignements que l’on donne aujourd’hui, mais tout peut changer encore demain. »

Le 14 : L'Union Française, un hebdomadaire lyonnais qui possède une antenne parisienne, rend compte d'une réunion, rue Amélie, durant laquelle il est question du prochain prix Goncourt :

L'Union Française,  14 décembre 1941

Etant donné que Denoël pousse alors trois romans : Les Arnaud de Jean Proal, La Maison sous la mer de Paul Vialar, et La Foire aux femmes de Gilbert Dupé, on ne sait duquel il s'agit mais, considérant leurs dossiers de presse, c'est sans doute celui de Proal. Aucun des trois ne sera couronné le 22 décembre.

Le 16, nouvelle lettre à Proal : « La vente ici a donné de très bons résultats. Nous avons débité 6.000 exemplaires déjà et nous pensons à une réimpression prochaine. La presse continue à être abondante, surtout en province. Dans l’ensemble, elle est très favorable. Peut-être aurez-vous une chance " Renaudot ". Le " Prix Goncourt " me paraît assez vaseux. »

Le 20 : Hergé qui, depuis le 20 octobre, publie dans les colonnes du Soir de Bruxelles les planches de L'Etoile mystérieuse, fait paraître un « strip » antisémite qui disparaitra de l'album en 1943.

Le 20 : Réunion du Mouvement Social Révolutionnaire (MSR) d'Eugène Deloncle et Eugène Schueller dans les locaux du Pilori, à l'initiative de Louis-Ferdinand Céline qui a fait inviter vingt-six personnalités de la collaboration, afin de les obliger à prendre position sur la question raciste.

Au cours de cette réunion où l'écrivain a pris longuement la parole, les participants ont souscrit à son programme dont trois points ont été retenus :

1. Régénération de la France par le racisme. Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l'éliminer de la vie française. Il ne doit plus y avoir d'antisémites, mais seulement des racistes.

2. L'Eglise doit prendre position dans le problème raciste.

3. Socialisme : aucune discussion sociale ne sera possible tant qu'un salaire minimum de 2 500 francs ne sera pas alloué à la classe ouvrière.

Le 22 : Le prix Goncourt a été attribué à Vent de mars d’Henri Pourrat (Gallimard), le Renaudot à Quand le temps travaillait pour nous de Paul Mousset (Grasset). Les prix Femina et Interallié n'ont pas été décernés.

Le 26, lettre de Robert Denoël à Jean Proal à propos des derniers prix littéraires : « Nous avons passé au "travers" du Goncourt. Etant donné la manière dont ce prix a été donné, la chose était à prévoir. Quant au Renaudot, il n’en a pas été question cette année, à cause de moi. Les Renaudot prétendent en effet qu’il était impossible de décerner un prix à l’auteur d’une maison qui l’a remporté sept fois de suite.On me signale, d’autre part, qu’il va se décerner en Zone libre un prix " Sully ", qui semble avoir été créé pour vous. »

Le 30 : Annonce, dans Le Matin, de la création à New York d'une maison d'édition française. Les Editions de la Maison Française furent créées en décembre 1941 dans le Rockefeller Center qui se trouve au 610 de la Cinquième Avenue, et qui, depuis 1932, proposait des livres français aux New Yorkais à l'enseigne de la Librairie de France gérée par Isaac Molho.

     

Le 31 : Le Matin, couronnant une année de dénonciations anti-juives systématiques par un décompte des avocats juifs du barreau de Paris, écrit : « La Cour de Paris s'est réunie à huis clos pour établir la liste des avocats juifs admis à rester inscrits au barreau. » Selon le décret du 16 juillet 1941, le nombre des juifs ne peut dépasser 2 % de l'effectif des avocats inscrits ; les anciens combattants des deux guerres sont cependant maintenus, même si leur nombre dépasse le pourcentage de 2 %.

En comptant les stagiaires, le chroniqueur du journal s'est aperçu que 2 200 avocats environ étaient inscrits au barreau de Paris, « ce qui donnerait un pourcentage de 44 avocats juifs pouvant continuer à figurer sur les listes d'inscription. »  Or une cinquantaine d'avocats juifs peuvent revendiquer la qualité d'anciens combattants : « Voilà donc 55 juifs qui, en dépit des décrets, pourront continuer à s'occuper des affaires de leurs clients aryens... »

Le 31, Auguste Picq établit le bilan de l'association formée le 20 janvier 1941 par Robert Denoël et Pauline Bagnaro, veuve Constant, dite Morgin de Kéan, pour l'édition des Beaux Draps.

 

On peut voir que l'éditeur a vendu, en huit mois, près de 30 000 exemplaires du livre. Les saisies à Marseille et Toulouse, début décembre, portées en profits et pertes représentent 810 F, soit 54 exemplaires.

Le bénéfice net pour l'éditeur s'élève à 34 256 F, à répartir entre lui [70 %] et Mme Constant [30 %].

Le comptable a porté, au bas de la feuille, le montant des ventes des Beaux Draps [451 935 F] mais aussi celles des quatre volumes de la collection « Les Juifs en France » [69 399 F].

Les volumes de cette collection ne concernent pas l'association Denoël-Constant : Picq aura noté ces chiffres dans le cadre des ventes globales des Nouvelles Editions Françaises [521 334 F], et il ne faut pas perdre de vue que Denoël a aussi commercialisé, en novembre 1940, après les avoir reconditionnés « N.E.F. », deux livres pour enfants de Thornton Burgess parus chez Denoël et Steele en 1933.

En l'absence des chiffres détaillés pour les quatre volumes de la collection, vendus 10 F, on peut néanmoins avoir une idée de leur diffusion, un an [huit mois pour les deux derniers] après leur mise sur le marché.

Ceux de Montandon et Rebatet ont certainement bénéficié d'une meilleure presse que les deux autres, dus à des inconnus du grand public, mais chiffrons provisoirement les ventes à 2 800 exemplaires pour chacun des titres.

Document CDJC,  cote CXCV-107

Cet extrait du catalogue 1941 de l'Institut d'études des questions juives montre que trois pamphlets de Céline (sauf L'Ecole des cadavres, en réimpression) et les quatre titres de la collection « Les Juifs en France » étaient en vente à l'Institut, rue La Boétie.

Le CDJC conserve un document émanant du Service de propagande du Commissariat général aux questions juives qui conseille, le 28 février 1944, à François Carlotti, directeur des services administratifs et financiers du CGQJ, de racheter à différents éditeurs des ouvrages antisémites « à peu près épuisés ».

Si l'offre est fort limitée auprès des Editions Pierre Charron et Plon, le fonctionnaire du CGQJ a trouvé à l'Union Française de la Défense de la Race (UFDR) un stock appréciable constitué à Lyon, Marseille et Nice, dont les titres « sont pour la plupart introuvables maintenant » : il conseille de les acquérir en bloc, avec une ristourne de 30 % sur les prix de vente.

Document CDJC,  cote CCXXXVIII-154

Parmi les 35 titres disponibles auprès de cette UFDR figurent :

- 1 230 exemplaires de Comment reconnaître le juif par Montandon
-    947 exemplaires de La Presse et les juifs de Pemjean
-    416 exemplaires de La Médecine et les juifs de Querrioux
-    327 exemplaires de Les Tribus du cinéma de Rebatet

Il est impossible d'interpréter ces chiffres puisqu'on ne connaît pas le tirage initial des volumes de la collection « Les Juifs en France » mais on observe que ces quatre titres viennent en tête de liste, comme si l'éditeur avait cédé en bloc ses invendus à l'UFDR. Pour comparaison, un classique de l'antisémitisme tel que Les Protocoles des sages de Sion n'y figure que pour 50 exemplaires.

Qu'est-ce que l'Union Française pour la Défense de la Race ? Un « groupement dont le but est d'éclairer l'opinion française sur le problème juif », créé le 7 février 1943 sous le patronage du Commissariat général aux questions juives, présidé par Louis Darquier de Pellepoix, et dont les bureaux se trouvaient dans un immeuble réquisitionné du 23 boulevard Haussmann, ayant appartenu à la banque Saül Amar. Le 23 novembre 1942 l'UFDR comptait quelque 900 membres, la plupart venant du Rassemblement anti-juif créé en 1938 par le même Darquier.

L'UFDR fut dissoute par les autorités allemandes dès le 2 octobre 1943 ; seule la gestion de ses biens fut permise. C'est sans doute pourquoi le CGQJ se préoccupait, quelques mois plus tard, de récupérer les volumes qui y étaient entreposés, par un jeu de bascule comptable, puisque l'UFDR était une émanation du CGQJ.