Robert Denoël, éditeur

1948

 

Janvier

 

Le 12 : Auguste Picq, directeur commercial et fondé de pouvoirs des Editions Denoël, est licencié « par Mr Couillard, directeur adjoint des Domaines, pour le motif de suppression d’emploi, le 12 janvier 1948, à l’instigation de Mme Loviton, devenue gérante des Editions Denoël, depuis un certain temps », déclara-t-il à la police le 1er février 1950.

Le 20 : Faillite des Editions de la Tour.

 

Avril

 

Le 30 : Les Éditions Denoël passent en Cour de justice. L’administrateur judiciaire de la société, M. Weil, nommé le 23 février précédent, y comparaît en compagnie de son conseil, Me Joisson, et du directeur des Domaines de la Seine, en qualité d’administrateur séquestre des parts de Wilhelm Andermann.

La Cour de justice, qui est dirigée par le président J.R. Castel, acquitte « purement et simplement la société des Editions Denoël, des poursuites engagées contre elle, sans dépens ».

 

Juillet

 

Le 19 : Démission du gouvernement Maurice Schumann, dont faisait partie Georges Bidault.

Le 29, lettre de Céline à Marie Canavaggia : « Je crois que la Voilier a du plomb dans l’aile, depuis que le couple Bidault est chassé du Quai - Il faudrait revoir Pique. C’est un aspic, mais il doit ragotter un fiel assez savoureux ».

 

Décembre

 

Le 24 : Le Tribunal de Commerce de la Seine estime simulée la cession de parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien.

Les attendus du jugement sont rendus complexes par l’action conjointe de Max Dorian, porteur de trois parts dans la société depuis le 30 décembre 1936. Considérons séparément les deux affaires.

 

Max Dorian contre Domat-Montchrestien

En sa qualité d’associé, Dorian fait valoir que l’article 7 des statuts lui donnait un droit de préemption sur les ventes de parts qui ont été faites en 1943 et 1945 par Robert Denoël, qu’il n’a pu exercer ce droit : il demande donc leur annulation, et réclame en sa faveur les parts ayant appartenu à l’éditeur.

Jeanne Loviton a fait plaider pour la Société des Editions Domat-Montchrestien que la méconnaissance du droit de préemption ne peut avoir pour sanction l’annulation des ventes de parts, d’autant que Dorian a reconnu sa qualité de co-associée en janvier 1946. Mais pour le cas où une condamnation serait prononcée contre elle en faveur de Dorian, elle réclamerait à Mme Denoël, représentant la succession de l’éditeur, une somme de 750 000 francs, augmentée d’un million de francs, à titre de dommages-intérêts.

De son côté, l’administration des Domaines a fait plaider que Dorian a ratifié les négociations qu’il incrimine, et n’apporte pas la preuve d’une irrégularité commise à son encontre, en raison de l’existence mentionnée dans les actes attaqués par lui, d’une procuration qu’il aurait donnée à Robert Denoël. Elle aussi réclamerait à Mme Denoël une somme de 180 000 francs, représentant le prix payé par Andermann pour l’acquisition de ses parts, majorée de 550 000 francs, montant de sa souscription à l’augmentation de capital, et de 500 000 francs à titre de dommages-intérêts provisionnels.

Dans ses attendus, le tribunal observe que l’entrée de Dorian dans la Société des Editions Denoël s’est faite sous l’apparence d’un service qu’il rendait à celui dont il était le collaborateur immédiat ;

qu’il n’est pas possible de voir un investissement de capitaux dans l’acquisition des trois parts qu’il s’est procurées à des conditions très particulières, ce qui explique qu’il n’ait pas porté un intérêt attentif aux affaires sociales, faisant à l’animateur qu’était feu Robert Denoël une confiance dont il a seulement décidé de se départir après le décès de son ami ;

que sans s’attarder autrement à la controverse surgie à propos de l’existence d’un pouvoir donné par Dorian à Robert Denoël, au sujet duquel les souvenirs imprécis du demandeur ne vont pas jusqu’à la dénégation, il faut cependant admettre que pendant plusieurs années, l’intéressé n’a pu ignorer l’évolution tapageuse des affaires de son ancien patron, que même s’il n’a pas approuvé la conduite de celui-ci, il a laissé s’accomplir la réorganisation financière de l’entreprise sans formuler de protestation, ni élever de réserves au sujet de l’exercice d’un droit de préemption dont il eût été gêné de demander la réalisation ;

qu’en ce qui concerne la cession à la Société des Editions Domat-Montchrestien, Dorian ne peut contester s’être rendu le 21 janvier 1946 à une réunion des membres de la Société des Editions Denoël sur convocation de Mme Loviton, qu’il a accepté de délibérer avec ses nouveaux associés sur un ordre du jour de portée très générale qui portait sur la composition même de leur société, qu’après une protestation de principe il a voté l’admission de la Société des Editions Domat-Montchrestien comme nouvel associé, désigné Dame Loviton en qualité de gérante, fixé les appointements de cette dernière, souscrit à la demande de levée de la mesure d’administration provisoire, et signé le procès-verbal sans formuler d’autre protestation sur la rédaction du compte rendu que l’introduction de la présente instance.

Attendu que le déroulement de ces faits, par la concordance qui les groupe, et la précision dont ils témoignent, permet de conclure que Dorian s’est rallié à toutes les décisions prises par Robert Denoël dans la société administrée par ce dernier,

que ce n’est que tardivement, après le décès du gérant, qu’il est revenu sur son attitude de ratification tacite et qu’il ne saurait, dans ces conditions, se prévaloir d’un droit auquel il a en fait commencé par renoncer ;

qu’il en résulte que sa demande à toutes fins qu’elle comporte manque de base et doit être rejetée ainsi que par voie de conséquence les demandes en garantie de la Société des Editions Domat-Montchrestien et de l’administration des Domaines à l’égard de Mme Denoël qui se trouvent également sans objet.

 

Cécile Denoël contre Domat-Montchrestien

Contre la Société des Editions Domat-Montchrestien, Mme Denoël fait valoir que Jeanne Loviton aurait profité de ses relations avec feu Robert Denoël pour s’emparer, au moment du décès de ce dernier, d’un projet d’acte de cession de parts pour, après avoir abusivement complété des passages laissés en blanc, les détourner au profit de sa société.

En conséquence, elle réclame cinq millions de francs en réparation du préjudice causé par leurs agissements et subsidiairement, par conclusions additionnelles, sollicite pour le cas où une mesure d’instruction serait ordonnée, la désignation d’un séquestre des parts litigieuses.

Jeanne Loviton a fait plaider l’incompétence du tribunal commercial, et sa demande a été rejetée. Sur le fond, le Tribunal observe qu’au moment de la rédaction de l’acte de cession, le nom de la personne chargée de représenter la société bénéficiaire, ainsi que la date, ont été laissés en blanc.

Il estime surprenant que l’enregistrement d’un tel acte soit intervenu le 8 décembre 1945, soit six jours après l’assassinat de son mari et que la signification à la société n’ait eu lieu que le 9 janvier 1946. Que de plus, en dépit de la quittance donnée dans le texte, le paiement du prix n’a jamais été fait par l’acquéreur.

Mme Loviton fait plaider que la Chambre des mises en accusation de la Cour de Paris a rejeté ces accusations le 20 décembre 1946. Mais le tribunal reconnaît à Mme Denoël le droit de réclamer un second examen dans le cadre de l’interprétation d’une convention commerciale et de ses conséquences quasi délictuelles.

Elle a tenté de démontrer la réalité du versement du prix entre les mains du vendeur à la date du 30 novembre 1945, ce qui constituerait la justification suffisante de la sincérité d’un titre qui se suffit à lui-même.

Mais le tribunal de Commerce estime que les tractations entre la Société des Editions Domat-Montchrestien et Robert Denoël, dès le mois de février 1945, en vue de la cession de ses parts dans la Société des Editions Denoël ne démontre nullement l’intention arrêtée du défunt de procéder à une vente définitive.

Que la correspondance de celui-ci, au début de l’automne 1945, trahit seulement les soucis qu’il conservait, malgré la décision de classement dont il avait bénéficié à la suite de l’instruction ouverte contre lui devant la Cour de justice, pour sa comparution devant la Commission d’épuration du Livre, dont la décision menaçait encore son activité professionnelle.

Que la reconstitution de son emploi du temps au cours de la journée du 25 octobre 1945, date présumée de la signature de l’acte au domicile de l’agent d’affaires de Dame Loviton, un sieur Lucien, prouve l’inexactitude d’un tel renseignement en raison des déclarations divergentes sur l’heure du rendez-vous, faites séparément par le sieur Lucien et Dame Loviton.

Que la fictivité de la date inscrite dans l’acte litigieux se trouve encore corroborée par les indications fournies par Dame Loviton d’après lesquelles elle aurait elle-même remis à feu Robert Denoël le 30 novembre 1945 la somme de 757 000 francs représentant le prix d’acquisition, alors que ce prix est mentionné comme ayant été payé comptant le 25 octobre 1945.

Qu’en ce qui concerne plus spécialement ce paiement du prix, les allégations des défendeurs ne sont pas convaincantes.

Que l’examen des livres de comptabilité de la Société des Editions Domat-Montchrestien fait état d’un versement et d’un retrait de fonds en espèces par les soins de Dame Loviton portés respectivement aux dates des 21 et 30 novembre 1945.

Que tout en soulignant le caractère de complaisance que comporte une telle écriture, par l’impossibilité d’en vérifier la réalité, il y a lieu d’insister sur sa nature inhabituelle dans les opérations comptables de la société incriminée en observant que ces mêmes écritures au cours de la période de douze mois s’étendant du 30 juin 1945 au 1er juillet 1946, ne portent trace que d’un seul versement en espèces de Dame Loviton pour la somme de 20 000 francs en juillet 1945.

Que les défendeurs tirent aussi vainement argument d’attestations délivrées par les créanciers de feu Robert Denoël pour établir que ce dernier les aurait désintéressés à la veille de son décès à l’aide de fonds ne pouvant provenir que de la vente de ses parts.

Que sans attacher à la production de l’agenda de poche du défunt un caractère de preuve que cette pièce ne comporte pas, il est permis d’en retenir que cet éditeur manipulait pour ses opérations personnelles des fonds importants provenant d’autre source que celle de la vente de ses parts qui suffisent à expliquer, en dehors de tout apport de capitaux par Dame Loviton, les paiements opérés par lui dans les quelques semaines qui ont précédé sa disparition.

Attendu qu’il ressort de cet ensemble de constatations précises et concordantes que l’acte de cession régulièrement daté du 25 octobre 1945, contrairement au caractère onéreux qu’il implique, n’a jamais été assorti au versement du prix quittancé dans cet acte, que la vente présente donc un caractère fictif qui motive l’annulation qui en sera ci-après ordonnée.

Attendu toutefois qu’en raison de l’acceptation sous bénéfice de la succession de Robert Denoël, dont il a été fait état au cours des débats, il n’est pas possible à ce tribunal de conférer directement au mineur Denoël la propriété des 1 515 parts, réputées non vendues, que la présente décision a pour effet de restituer aux héritiers du de cujus.

Qu’il est donc nécessaire de désigner un séquestre des dites parts qui aura pour mission de les remettre aux ayants-droit qui seront reconnus.

Attendu enfin que la Société des Editions Domat-Montchrestien et sa gérante, en s’adjugeant des titres qui ne leur avaient pas été régulièrement transmis, ont abusé d’une situation aggravée par des circonstances qui leur imposaient une réserve circonspecte et causé à la demanderesse es-qualités un préjudice certain qu’elles doivent être tenues de réparer.

Que ce tribunal trouve dans les documents et les faits de la cause, des éléments d’appréciation suffisants pour fixer à la somme de : 500 000 francs, l’importance du dommage éprouvé.

Que c’est ainsi au paiement de la dite somme à titre de dommages-intérêts qu’il convient d’obliger solidairement la Société des Editions Domat-Montchrestien et Dame Loviton en accueillant la demande à due concurrence et sans qu’il soit nécessaire de répondre par voie de dispositif aux divers dires et juger des parties, dires qui ne sont que des raisons de décider auxquelles les motifs du présent jugement ont suffisamment répondu.


Par ces motifs :

Déclare nulle et de nul effet la vente visée aux motifs de la présente décision par laquelle feu Robert Denoël a déclaré céder à la Société des Editions Domat-Montchrestien les 1 515 parts de la Société des Editions Denoël dont il était propriétaire.

Dit que sur le vu de ce jugement, la Société des Editions Domat-Montchrestien remettra les dites parts à Mavannes, huissier audiencier qui en sera séquestre avec mission de délivrer ces parts au représentant qualifié de la succession de Robert Denoël, quoi faisant sera le dit séquestre quitte et valablement déchargé.

Condamne en outre la Société des Editions Domat-Montchrestien et Dame Loviton à payer solidairement à Veuve Denoël ès-qualité la somme de : 500 000 francs à titre de dommages-intérêts. »

 

*

Mmes Denoël et Loviton se sont immédiatement pourvues en appel de cette décision. Mme Denoël demande à la Cour d’appel d’élever à 5 000 000 de francs le montant des dommages-intérêts alloués par le tribunal.

 

Dans un mémoire remis le 15 mai 1950 au procureur Besson, Jeanne Loviton expliquera que «L’affaire vint devant le Tribunal de Commerce dans des conditions de rapidité brusquée et ce tribunal, sans ordonner d’expertise, sans tenir aucun compte de l’arrêt de la Chambre des Mises, annula la cession des parts, par un jugement rendu le 24 décembre 1948.

Il est essentiel de relever que si le Tribunal s’est prononcé pour la fictivité de l’acte, c’est notamment parce qu’il croyait avoir découvert une contradiction sur l’heure à laquelle ledit acte aurait été signé.

M. Lucien aurait affirmé qu’il avait été signé dans son cabinet à 15 heures et Mme Loviton aurait déclaré que le rendez-vous aurait eu lieu à 19 heures. Cette prétendue contradiction sur l’heure a paru au Tribunal la preuve que Vve Denoël avait raison quand elle soutenait que le rendez-vous n’avait jamais eu lieu.

Or, le Tribunal a relevé cette divergence entre M. Lucien et Mme Loviton, sur la copie erronée d’un procès-verbal versé aux débats par Vve Denoël, copie qui reproduisait l’interrogatoire de M. Lucien à la Police Judiciaire.

A l’audience de la Cour, Mme Vve Denoël a dû reconnaître que la copie du procès-verbal comportait une erreur de frappe... et que, sur l’original, les déclarations de Mme Loviton et de M. Lucien coïncidaient d’une façon absolue.

L’opinion du Tribunal de Commerce s’est donc formée sur un faux.»

 


    Le 4 décembre 1949, le journal Combat publiera les confidences d’un juge consulaire qui eut à se prononcer dans le présent procès : «Jamais nous n’avons reçu tant de sollicitations et des plus diverses. Si les juges officiels ont manqué de tenue, comme on l’a prétendu, dans ce procès nous avons tenu à prouver que le Tribunal de Commerce savait rendre justice».