Robert Denoël, éditeur

1946

 

Janvier


    Le 8 : Mme Dornès cède à Mme Loviton 335 parts sur les 668 qu’elle détenait dans la Société des Editions Domat-Montchrestien, où Mme Loviton devient alors largement majoritaire avec 1001 parts, tandis que Mme Dornès n’en conserve que 333.

Le 9 : La Société des Editions Domat-Montchrestien avise la société des Editions Denoël qu’elle est devenue propriétaire de toutes les parts de Robert Denoël, et demande une réunion de ses membres associés.


Le 21 : Réunion, rue Amélie, des membres de la Société des Editions Denoël sur convocation de Jeanne Loviton.

Sont présents : Jeanne Loviton, gérante des Editions Domat-Montchrestien, «porteur de 1 515 parts de la société des Editions Denoël», Bernard Doreau dit Max Dorian, M. Boyer, contrôleur principal de l’Enregistrement représentant l’Administration des Domaines, séquestre des biens Andermann. Pierre Denoël, dont on ignore l’adresse, n’a pu être contacté.


    Max Dorian fait part de son étonnement de figurer dans l’acte de cession de parts à Andermann dont il vient d’avoir connaissance et pour lequel il n’a jamais été consulté, et déclare réserver son droit de préemption sur lesdites parts ainsi qu’il est prévu aux statuts antérieurs dont il a connaissance.


    Mme Loviton répond que Robert Denoël a, par une lettre du 15 février 1945, sollicité l’agrément de l’Administration des Domaines pour une éventuelle cession de ses parts. L’administration n’ayant pas usé de son droit de préemption, «M. Denoël a réalisé la cession de ses parts au profit des Editions Domat-Montchrestien ; signification en a été faite à la société sans qu’aucune opposition ait été formulée. En conséquence, la cession est acceptée et les Editions Domat-Monchrestien admises comme nouveaux associés.»

Jeanne Loviton est nommée, à partir du 1er février, gérante de la société des Editions Denoël. Ses appointements mensuels sont fixés à 20 000 francs par mois.

Le 28 : Une tentative d’apposition de scellés a été faite par le Juge de Paix du XVIe Arrondissement, au domicile de Mme Loviton, 11 rue de l’Assomption, à la demande de Mme Denoël : «Je n’hésitai plus et fis, par huissier, sommation à Mme Loviton d’avoir à mes restituer tous les objets qu’elle avait pris, boulevard des Capucines. Elle me répondit par une protestation assez curieuse dans laquelle elle faisait prétendre par son huissier que mes réclamations étaient d’autant moins admissibles qu’il était de notoriété publique (sic) qu’en me quittant, Robert n’avait rien emporté avec lui (il m’avait pourtant écrit le contraire) et qu’au surplus Mme Loviton avait fait des avances importantes à M. Denoël au cours des années 1944-1945 et qu’actuellement, elle était associée en participation avec M. Denoël dans la Société des Editions de la Tour.» [Lettre de Cécile Denoël au juge Gollety, 8 janvier 1950].

Me Roger Danet, l’avocat de Cécile Denoël, a réclamé à Mme Loviton «vêtements, chaussures, linge, tous ses papiers personnels, bijoux, montre, ainsi qu’une certaine quantité de meubles et de livres (environ 3.000 volumes)».


    Jeanne Loviton lui a répondu «ne plus être en possession d’objets ayant appartenu à M. Denoël, ce qui pouvait exister ayant été donné à de vieux serviteurs ou donné à Mme Denoël (linge et vêtements). La montre en or de M. Denoël a été remise à un de ses amis».

Elle a déclaré que la motocyclette Peugeot, revendue entre-temps et revendiquée par Mme Denoël, était la propriété des « Cours de Droit » et qu’en ce qui concerne la bicyclette, celle-ci n’existait plus depuis un an.

Mlle Pinet, clerc de Me Danet, agissant à la requête de Mme Denoël, fait toutes réserves contre les déclarations de Mme Loviton, en ce qui concerne les objets suivants : «un appareil Rolleiflex, environ 3 000 volumes, romans, livres anciens, livres de luxe, livres reliés, manuscrits de divers auteurs, contrats avec les auteurs, nombreux papiers personnels, meubles, portrait de Monsieur Denoël, objets d’art, monnaie d’or, et devises.»

Le 5 février, Jeanne Loviton protestera officiellement « contre les termes de la sommation délivrée le 28 janvier 1946, jugeant inutile de répondre aux sarcasmes déplacés de Mme Denoël », répétant que Robert Denoël «n’avait rien emporté avec lui, laissant à sa femme tout ce qu’il possédait [...] Qu’il avait dû vendre ses livres pour des raisons de nécessités pressantes. »

Cette dernière affirmation ne s'est pas vérifiée. Durant trente ans j'ai observé le marché : les seuls livres et autographes ayant appartenu à Robert Denoël passés en vente provenaient tous de chez sa veuve.

Cécile Denoël écrit le 8 janvier 1950, au juge Gollety : « Lorsque je fis apposer les scellés 39, Bd des Capucines et rue de l’Assomption, je ne retrouvai plus rien et je compris alors pourquoi on avait cherché à me dissuader d’apposer les scellés immédiatement après le décès de Robert : on avait fait disparaître les livres, la correspondance, les contrats, les manuscrits, l’appareil photographique et même les photos de mon fils et de moi-même, que des témoins avaient pu voir encadrées dans la glace surmontant la cheminée du cabinet de travail de mon mari, boulevard des Capucines. Je commençai à comprendre pourquoi on nous avait attendris sur le chagrin de Mme Loviton ».

Cécile Denoël écrit : « Je me fis alors autoriser, par le conseil de famille, à agir au nom de mon fils mineur en qualité de tutrice, et je déposai une plainte avec constitution de partie civile contre Mme Loviton. »

Le même jour : Mme Denoël dépose contre Jeanne Loviton une plainte avec constitution de partie civile pour vol, escroquerie, abus de confiance, faux, usage de faux et abus de blanc seing.

« Cette instruction fut confiée par le Parquet à M. le juge Bourdon, alors que j’avais signalé que vous étiez vous-même, Monsieur le Juge d’Instruction, chargé de l’enquête sur les causes de la mort de Denoël », écrit Me Rozelaar au juge Gollety, le 21 mai 1946. L'avocat considère, avec raison, que la séparation des deux affaires risque d'être funeste aux intérêts de sa cliente.

En même temps, Mme Denoël assigne en référé Mme Loviton et la Société des Editions Domat-Montchrestien, bénéficiaire apparente de la cession de parts, devant le Tribunal civil de la Seine pour faire nommer un séquestre des parts, en attendant la solution du procès qui oppose désormais la succession Denoël à Mme Loviton.

Par ordonnance du même jour, le président du Tribunal civil donne satisfaction à Mme Denoël et nomme Me Roger Danet, avoué, séquestre de ces parts.

Mme Loviton interjette immédiatement appel : l’affaire sera plaidée le 18 mai devant la 1ère Chambre de la Cour. L’arrêt rendu le 1er juin confirme la décision du premier juge, l’instruction étant toujours en cours.

Le 29 : Le capital social des Editions Domat-Montchrestien (400 200 francs) est divisé en 1334 parts de 300 francs, dont 1001 sont attribuées à Mme Loviton, 268 à Mme Dornès, et 65 à Mireille Fellous, secrétaire aux Editions, et amie intime de Mme Loviton.


    L’objet de la société est modifié. « L’impression et l’édition d’ouvrages juridiques et économiques » devient : «L’impression, l’édition, la mise en vente de tout ouvrage, revue, publication quelle qu’elle soit, périodique ou non, de caractère littéraire, technique, artistique ou publicitaire ».

Ce même jour la gérante, Jeanne Loviton, fait en outre connaître aux associées qu’elle a réalisé l’achat des parts de la Société des Editions Denoël, soit 1515 pour la somme de 757 000 F, « suivant acte sous seing privé passé à Paris le 25 octobre 1945, enregistré à Paris (1e) le 8 décembre 1945, sous le n° 304 A. »

 

Mai

 

Le 21 : Armand Rozelaar remet au juge Gollety un mémoire qui justifie la constitution de partie civile de sa cliente, trois semaines plus tôt, et dans lequel il dénonce les manœuvres inquiétantes dont sont l’objet Cécile Denoël et ses proches, depuis le début du procès civil, le 28 janvier :

« Des personnages équivoques cherchent à la rencontrer chez elle. Un généalogiste qui, de notoriété publique, travaille avec la Préfecture de police, lui adresse son représentant ; un autre jour, ce sont des personnages qui viennent chez elle pour lui dire qu’ils ont appris qu’ayant besoin d’argent, elle était disposée à sous-louer une ou deux pièces de son appartement.

Une autre fois, c’est un individu bizarre qui vient lui proposer d’éditer un ouvrage de provocation intitulé : "Hitler, roi des Juifs ". Mme Denoël ayant fait suivre cet individu lorsqu’il sortit de chez elle, vous donnera sur son attitude des détails assez surprenants.

Enfin, le jeune Robert Denoël, âgé de 13 ans, se trouvant à Paris chez sa mère, fut l’objet à deux reprises de tentatives assez suspectes. Tandis qu’il jouait avec ses petits camarades au Champ de Mars, une automobile se trouvait en stationnement à proximité et le conducteur de la voiture paraissait le surveiller étroitement. Les enfants jouant à la guerre ou aux Peaux-Rouges avec des pistolets de bois, l’automobiliste tira soudain un véritable revolver et le braqua sur le jeune Robert Denoël qui s’enfuit, apeuré. »

Albert Morys en ajoutait d’autres, dans « Cécile ou une vie toute simple » : « Il faut penser que c'est par erreur ou par coïncidence qu'une automobile monta un soir sur le trottoir jusqu’au mur alors que Cécile y marchait ; celle-ci ne dut qu’à sa sveltesse et à sa rapidité d’échapper à un grave accident.

C'est aussi par erreur ou coïncidence qu'alors qu’elle écrivait, fenêtre ouverte, dans sa bibliothèque, deux balles tirées du Champ de Mars, sur lequel donnait cette pièce, n’atteignirent heureusement que des livres placés dans l’axe de sa tête. »

Il raconte aussi un second incident survenu au fils de l’éditeur : « alors qu’il jouait avec quelques camarades dans un terrain vague, le Finet faillit être enlevé par d'autres inconnus. »

Quoi qu’il se soit passé au Champs de Mars, il fut décidé que Morys emmènerait, dès le lendemain matin, Robert junior en Belgique, où il passa plusieurs mois à Liège, chez sa grand-mère, Elvire Herd. Cécile prévoyait d’autres incidents lorsqu’elle se serait constituée partie civile dans l’affaire du meurtre de son mari, ce qu’elle fit le 23 mai.

 

Juillet

 

Le 18 : Dans une lettre qu’il adresse au juge Gollety, Armand Rozelaar s’inquiète de documents produits par Jeanne Loviton, au cours de la procédure civile. Après avoir rappelé que tous les papiers que possédait l’éditeur à son bureau, boulevard des Capucines, avaient disparu peu après sa mort, il affirme que Jeanne Loviton en a déposé un au greffe du tribunal « qu’elle n’a pu retrouver que dans les papiers personnels de Denoël. Il s’agissait du brouillon d’une lettre que celui-ci entendait adresser à sa femme et qu’il ne lui a d’ailleurs jamais envoyée ».

Rozelaar sait que cette lettre est catastrophique pour sa cliente, aussi, plutôt que de mettre en doute son authenticité - ce qui serait hasardeux, étant donné qu’elle est manuscrite - il met en cause sa provenance.

Il a appris que Mme Loviton s’était rendue à Figeac quelques jours après la mort de Denoël, et que, peu après la mise sous séquestre des parts litigieuses de la Société des Editions Denoël, elle est partie pour la Suisse où elle a résidé quelques jours : « la partie civile pense qu’il serait peut-être utile de faire rechercher, tant à Béduer que dans le ou les coffres que Mme Loviton possède vraisemblablement dans une ou plusieurs banques en Suisse, les documents personnels ayant appartenu à feu M. Denoël. »

Interrogée par la police le 10 octobre, Jeanne Loviton répondra : « Il est exact que j’aie fait un voyage en Suisse au début de l’année 1946. Je me suis rendue dans une clinique à Montana, dans la clinique " La Moubra"... J’y suis d’ailleurs retournée depuis une seconde fois. »

Publicité pour « La Moubra » à Montana dans la Gazette de Lausanne, 4 septembre 1936

Son passeport indique qu’elle s'y est rendue les 27 février, 23 mars, 9 juillet, et 5 août. Il comporte un cachet de l’Office de ravitaillement de Montana-Vermala, ce qui paraît confirmer le lieu où elle dit s’être rendue les 27 février et 9 juillet. Restent les deux autres séjours, dont on ne sait rien.

Or Auguste Picq fera, le 1er février 1950, une déclaration à la police à propos de ces séjours en Suisse : « Je crois devoir signaler que, depuis le décès de M. Robert Denoël, Mme Loviton s’est rendue fréquemment en Suisse, notamment peu après le décès et qu’il pourrait lui être demandé utilement des indications sur ses voyages. Je sais notamment qu’elle avait un compte à la banque Février Tailleur, 15 rue Petitot à Genève (Suisse). »

Le 11 mars 1950, Armand Rozelaar confirmera les dires du comptable : « Ayant eu récemment l’occcasion de me rendre dans cette ville, j’ai pu constater qu’à cette adresse se trouve une banque d’affaires, la Banque Ferrier-Lullin. L’erreur matérielle commise par M. Picq vient sans doute du fait qu’un membre du conseil d’administration de cette banque se nommait M. Taillard. Ayant entendu parler de Ferrier-Taillard, il a certainement traduit en Février-Tailleur. Mais l’adresse est exacte. »

Le commissaire Mathieu y reviendra, lui aussi, dans son rapport du 25 mai 1950 : « il convient de mentionner que Mme Loviton s’est rendue en Suisse, peu après la mort de Denoël, soit le 27 février 1946 et le 9 juillet de la même année. Le but avoué de ces voyages est médical ; il aurait sans doute été intéressant de le vérifier, or rien ne semble avoir été fait jusqu’à présent de ce côté. »

Dans son réquisitoire du 1er juillet 1950, le procureur de la République, Antonin Besson, évoquera avec un certain dédain cette affaire de coffre en banque : « La partie civile a insinué également ou prétendu que la dame Loviton, qui avait effectué en 1946 divers voyages en Suisse, avait pu déposer dans une banque de Genève des devises appartenant à Denoël. La dame Loviton, à cet égard, a expliqué que ses voyages en Suisse avaient été justifiés par son état de santé.

Le Magistrat instructeur ayant demandé aux autorités judiciaires helvétiques de rechercher si la dame Loviton disposait d’un coffre dans les établissements bancaires de Genève, le Département Fédéral de Justice et de Police s’y est refusé en invoquant les prescriptions de la législation helvétique sur le secret des banques. »

Cécile Denoël protestera contre cette affirmation : « le réquisitoire ajoute que M. Gollety ayant envoyé une commission rogatoire à Genève, les autorités férérales répondirent qu’en raison du secret des banques, cette commission ne pouvait être exécutée. C’est parfaitement inexact. Les autorités fédérales, avant d’exécuter la commission rogatoire, répondirent à Monsieur le Juge d’Instruction Gollety qu’elles voulaient tout d’abord connaître les liens existant entre Mme Loviton et la victime de l’assassinat. M. Gollety n’ayant pas répondu, cette commission rogatoire n’a pas eu d’autres suites, mais je ne puis que m’élever avec force contre ce procédé qui consiste à supprimer ainsi un élément capital de l’enquête, sous un prétexte qui n’est pas le vrai. »

En mars 1950 Armand Rozelaar avait en effet prié le juge Gollety de lancer une commission rogatoire à Genève, afin d'investiger à la banque Ferrier-Lullin. Lorsqu'il s'y était lui-même rendu, l'avocat avait rencontré «M. Cornu, Procuteur Général auprès de la Cour et Tribunaux du canton de Genève, et ce magistrat a bien voulu me déclarer que la loi suisse sur le secret des opérations bancaires ne saurait jouer dans le cas d’une enquête effectuée à la suite d’un crime de droit commun. »

Me Rozelaar avait ensuite rapporté cet entretien au juge Gollety, lequel, avant de lancer sa commission rogatoire, avait écrit à Genève pour savoir si l'opération était réalisable. Si, comme l'écrit Cécile Denoël, Ferdinand Gollety n'a pas donné suite au courrier des autorités helvétiques, il s'est délibérément privé d'un moyen d'investigation qui aurait levé tous les doutes à propos des coffres suisses de Jeanne Loviton.

Le 23 : Accédant à la demande de la partie civile, le juge Gollety donne pour mission à l’inspecteur Ducourthial de « procéder à une perquisition détaillée dans la propriété en question en vue de saisir tous documents étant susceptibles d’être la propriété de Robert Denoël, décédé, et de rechercher le motif du séjour de la dame Loviton à Béduer ».

 

Août


 

Le 24 : Ducourthial, assisté de deux gendarmes de Figeac, effectue une perquisition au château de Béduer. Jeanne Loviton était présente et l’a « assisté d’une façon permanente et constante dans cette opération ». Apparemment, aucun document n’a été saisi, mais le compte rendu de la perquisition ne manque pas d’intérêt, puisque l’inspecteur y a rencontré notamment l’avocate Simone Penaud, le docteur Jacques Mallarmé, et les époux Percheron.


Octobre

 

Le 30 : Le juge Bourdon rend une ordonnance de non-lieu et déboute Cécile Denoël. Cette ordonnance lui a été signifiée le 6 novembre ; elle fait appel dès le lendemain.

Décembre

 

Le 20 : La Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Paris, statuant sur l’inculpation de « faux, usage de faux et vol » pour laquelle Cécile Denoël s’est constituée partie civile contre Jeanne Loviton, et pour laquelle le juge Bourdon a prononcé un non-lieu le 30 octobre, a pris connaissance du réquisitoire déposé le 11 décembre par M. Lancien, substitut du procureur général, et prononce à son tour un non-lieu qu’elle justifie ainsi :

« Sur l’inculpation de vol,

Considérant qu’il est constant que le sieur Denoël, éditeur à Paris, séparé de fait de sa femme dont il était d’ailleurs séparé de biens par contrat de mariage, vivait depuis un an environ, maritalement 9 rue de l’Assomption au domicile de la Dame Loviton et occupait, en outre, 39 Boulevard des Capucines, un appartement loué au nom de celle-ci.

Que la communauté de fait ayant ainsi existé entre le sieur Denoël et la dame Loviton ne permet pas d’accueillir autrement qu’avec une extrême circonspection toute présomption d’appropriation frauduleuse, de la part de celle-ci, d’objets personnels à celui-là.

Que, malgré les efforts tentés par la partie civile pour déterminer le corps du délit allégué, ce dernier demeure incertain ;

Qu’en effet, si elle représente plusieurs factures de vêtements ou de meubles livrés au sieur Denoël depuis 1943, elle n’a pas été à même de rapporter la preuve qu’ils aient été en possession de l’éditeur dans l’un des locaux qu’il occupait avec la dame Loviton, au jour de son décès, survenu dans la nuit du 2 au 3 décembre 1945 ;

Que, d’ailleurs, sur la réclamation de la Veuve Denoël, la dame Loviton a fait rapporter 39 Boulevard des Capucines, où ils seraient encore sous scellés, certains objets qu’elle avait cru pouvoir distribuer, à titre de libéralités, après le décès de son amant ;

Qu’en ce qui concerne une montre-bracelet en or ayant appartenu à ce dernier, la dame Loviton fait valoir que l’objet litigieux aurait été acquis par elle en échange d’une montre du même genre, restée en possession du défunt ;

Qu’ainsi présentée l’explication, dont la fausseté n’a pas été démontrée, est plausible ;

Considérant qu’en conséquence, les éléments matériel et intentionnel, nécessaires à la constitution du délit de VOL font défaut et que, de ce chef, le non-lieu est justifié ;

Sur l’inculpation de faux et usage de faux,

Considérant qu’un acte, dont la photographie est au dossier, porte cession à la Société des Editions Domat-Montchrestien, de 1515 parts de la Société des Editions Denoël, appartenant au sieur Robert Denoël ;

Qu’il n’est pas contesté que la signature et la mention ‘Bon pour cession de 1515 parts’, qui la précède, sont de la main du sieur Denoël ;

Qu’il est seulement allégué que le nom de la dame Loviton et la date du 25 octobre 1945, ont été frauduleusement inscrits après coup dans les blancs laissés à cet effet dans le corps de l’acte enregistré le 8 décembre 1945, après le décès de l’éditeur, et ratifié par délibération de l’assemblée générale de la Société le 21 janvier 1946.

Qu’il n’importe de rechercher si, dans le temps voisin de son décès, le sieur Denoël avait, ou non, manifesté auprès de divers témoins, son intention de céder ses parts de sociétaire des Editions Denoël, dès lors que cette intention ressort de la teneur non contestée de l’acte par lui signé ;

Qu’on ne saurait écarter les déclarations du sieur Lucien, agent d’affaires à Paris, suivant lequel la dame Loviton et le sieur Denoël se seraient présentés, en mars 1945, à son bureau pour lui demander de préparer ledit acte de cession qui aurait été complété par lui, en leur présence et à leur demande, le 25 octobre 1945 ;

Que le même témoin explique le délai apporté à la régularisation de l’acte par la double raison que le sieur Denoël, se trouvant poursuivi devant la Cour de Justice pour son activité d’éditeur pendant l’Occupation, avait laissé le projet en suspens jusqu’au classement des poursuites et que, d’autre part, une mutation ayant été envisagée dans la personne des gérants de la Société Domat-Monchrestien, le nom de la personne habilitée à la représenter à l’acte devait être éventuellement réservé.

Que la première partie de ces déclarations trouve confirmation dans une lettre datée du 15 février 1945, à l’Administration des Domaines, dans laquelle le sieur Denoël l’avisait de son intention de céder ses parts, pour le cas où celle-ci aurait désirer exercer son droit de préemption, ainsi que dans des rapports à ce sujet ayant eu lieu entre ladite administration et le Cabinet Lucien, jusqu’au moment où la cession prévue a été réalisée.

Qu’en relevant dans son mémoire (p. 2) " qu’absent de son entreprise, le sieur Denoël continuait à travailler sous le couvert des Editions Domat-Montchrestien ", la partie civile elle-même atteste le fait d’un transfert d’intérêts dont l’acte incriminé pourrait bien n’avoir été que l’expression de droit.

Considérant que, quelle que soit la date à laquelle les additions litigieuses aient été effectuées, il est décisif qu’elles n’aient point altéré la substance de l’acte ;

Qu’en effet, il n’y a pas eu, de leur fait, une modification quelconque dans la qualité de cessionnaire de parts sociales, puisqu’ainsi qu’il était initialement prévu, la dame Loviton n’y est intervenue qu’agissant au nom de la Société des Editions Domat-Montchrestien, bénéficiaire de la cession consentie par le sieur Denoël.

Considérant qu’il n’est donc pas établi que les mentions contestées présentent les caractères de faux en écritures ;

D’où il suit que, de ce chef, le NON-LIEU n’est pas moins justifié ;

Considérant, il est vrai, que la partie civile entend, subsidiairement, faire substituer aux infractions servant de base à sa plainte, celles d’abus de blanc-seing, d’escroquerie et d’abus de confiance, et sollicite un complément d’information à l’effet d’élucider certains points qu’elle estime en rapport avec ces prétendues infractions.

Mais considérant que, d’une part, il ressort, d’ores et déjà, de l’instruction suivie qu’il n’y a eu aucune inscription frauduleuse dans l’acte de cession.

Que, d’autre part, il n’est pas soutenu que la dame Loviton ait employé des manoeuvres frauduleuses pour obtenir le consentement du signataire dudit acte ;

Qu’enfin, il n’est pas douteux que celui-ci n’a jamais été matériellement aux mains de la dame Loviton, tandis que le sieur Lucien n’a fait que remplir, à son sujet, le mandat dont le sieur Denoël l’avait chargé ;

Qu’il serait donc sans intérêt pour l’action publique de poursuivre l’information sur les points précisés au mémoire, qui demeurent matière à contestations civiles ;

PAR CES MOTIFS

Reçoit la partie civile en son appel ;

AU FOND, l’y déclare mal fondée ;

CONFIRME en conséquence l’ordonnance entreprise, dit qu’elle sortira son plein et entier effet ».


    Cécile Denoël n’a pas interjeté appel de cette ordonnance qui lui a été notifiée le 2 janvier suivant. Dans son numéro des 25-28 janvier 1947, la Gazette du Palais reproduit et commente cet arrêt surprenant de la Cour d’appel, qui affaiblit l'institution du mariage au profit de la « communauté de fait ».

Le 30 : A la suite de l’arrêt de la Cour d’appel, Mme Loviton obtient du tribunal une ordonnance levant le séquestre, qui sera confirmée par la Cour le 19 juillet 1947.