Robert Denoël, éditeur

 

1947

Janvier

 

Pétition en faveur de Céline, toujours emprisonné à Copenhague et menacé d'extradition, rédigée par des intellectuels américains, et signée par Milton Hindus, Julien Cornell, Henry Miller, Edgar Varèse, James Laughlin, et quelques autres. L'article 2 du document est ainsi rédigé : « Il est fort à croire que l'action du gouvernement français contre Céline a été inspirée par le désir de vengeance de ses ennemis personnels. La haine qu'ils portent à ses écrits est chose bien connue en France, et l'on est en droit de supposer qu'elle a coûté la vie à l'éditeur de Céline, Robert Denoël, assassiné dans une rue de Paris. »

 

Le 14 : Décès à Cahors de Jean Ajalbert. Cet avocat et écrivain auvergnat né le 10 juin 1863 à Bredons, proche des naturalistes et des milieux anarchistes, fut conservateur de la Malmaison entre 1907 et 1917, puis administrateur de la manufacture de Beauvais. Denoël lui édita quatre ouvrages : L’En-Avant de Frédéric Mistral en 1931, La Bataille du Puy-de-Dôme en 1932, Beauvais Basse-Lisse en 1933, Mémoires à rebours en 1936.

   

Elu à l'académie Goncourt en 1917, il était l'un des trois jurés restés favorables à Voyage au bout de la nuit, en décembre 1932. Durant la guerre il eut le tort d'écrire dans L'Emancipation Nationale, le quotidien de Jacques Doriot, ce qui lui valut d'être exclu de l'académie et, selon Philippe Alméras, de faire en mars 1945 un séjour forcé au fort du Hâ près de Bordeaux, une prison où l'on détenait les prisonniers politiques durant l'Occupation, puis les collaborateurs après la Libération.

Ce qu'on lui reprochait surtout était d'avoir fait élire en 1942 Jean de La Varende à l'académie Goncourt, contre Tristan Bernard.

Le 20 : Georges Blond [1906-1989], qui n'a pas quitté la France, est condamné par contumace à la dégradation nationale par la Cour de justice de la Seine.

Le 23, Maximilien Vox écrit à Blaise Cendrars que La Main coupée est, avec Kaputt, de Curzio Malaparte, le livre qui se vend le mieux chez Denoël.

Le 27 : La Commission nationale interprofessionnelle d’épuration examine le cas des Editions Arts et Métiers Graphiques, dont le directeur, Charles Peignot, a été dénoncé anonymement par une secrétaire qu’il avait renvoyée, pour avoir poursuivi des relations avec des éditeurs allemands pendant la guerre.

En fait, l’Institut Allemand lui a proposé des ouvrages qu’il n’a pas réalisés, et les seuls qu’il ait publiés faisaient l’objet de contrats avant la guerre. Il n’a fait que vendre les ouvrages de son stock. Affaire classée.

Le 27 : Jeanne Loviton est nommé gérante de la Société des Editions Denoël « pour toute la durée de celle-ci», par 2 995 voix contre 3 voix et 2 abstentions, ces dernières étant celles de Max Dorian et Pierre Denoël.

Le 31 : Ralph Soupault, caricaturiste de Je suis partout, qui s'était réfugié en Allemagne en août 1944 et qui a été arrêté en Italie en mars 1946, est condamné par la Cour de justice de la Seine à quinze ans de travaux forcés : c'était la plus lourde peine infligée à un caricaturiste politique lors de l'épuration. Libéré le 21 novembre 1950 pour raisons de santé et grâce à l'appui de Marcel Aymé, il collabore ensuite à Rivarol sous les pseudonymes de Rio ou de Léno. Soupault est mort dans la misère le 12 août 1962 à Cauterets.

          Ralph Soupault [1904-1962]

 

Février

 

Le 4 : Sortie dans les salles de L'Arche de Noé, film d'Henri-Jacques dont Jacques Prévert a écrit les dialogues, d'après le livre au titre éponyme d'Albert Paraz, réédité chez Denoël pour la circonstance.

 

 

                                                         Affiche du film dessinée par Albert Dubout

Paraz a réuni sous ce titre Bitru (1936) et Les Repues franches (1937) en expliquant dans la préface : « J'ai voulu tirer un film de Bitru. Ça se passait non pas dans le petit sixième, mais dans la péniche dont il est question dans Le Roi tout nu où la mère Phalanchet amenait des tas d'animaux, ce qui justifiait le nom d'Arche de Noé. »

Le travail du dialoguiste s'était fait sans l'accord de l'auteur. Dans une lettre du 14 février 1948 à Jean Ebstein, Paraz se plaignait d'un « Prévert coucou s'introduisant dans le film d'un de ses amis couché dans un sana, sans daigner l'informer [...] Je lui avais écrit, à ce Prévert-là, qu'il était au sommet de sa courbe, que L'Arche serait son dernier film s'il ne venait à résipiscence ».

Ce n'était pas la première fois que Prévert était accusé d'indélicatesse. Le 22 janvier 1943 Ciné-Mondial publiait un article de Louis Guibert intitulé : « Quel est le véritable auteur des " Visiteurs du soir " ? », assorti d'une photo d'Albert Paraz, qui déclarait à un ami que le scénario du film lui rappelait sa « Grand-Mère du Diable », une pièce qu'il avait écrite avant la guerre et qu'il avait montrée à Jacques Prévert. Mais il concluait tranquillement : « Prévert a tellement de talent que je peux lui pardonner son petit emprunt ! »

Le 12 : Première projection en France de L'Aigle des mers, un film de Michael Curtiz datant de 1940 avec, dans le rôle principal, Eroll Flynn. Pour accompagner cet événement, les Editions de la Tour en publient une adaptation romanesque due à Serge Moreux. L'ouvrage est illustré de dessins de Cassegrain et de 12 photos tirées du film.

  

Musicologue renommé, Serge Moreux [1900-1959] paraît avoir rencontré Cécile et Robert Denoël à Paris dès 1927. Dans une lettre du 29 janvier 1937, Denoël écrit à Champigny que « Moreux apparaît une fois par trimestre dans mon bureau, tumultueux, hilare, plein d’affection, d’idées ingénieuses et des symphonies dans toutes ses poches ». Le 3 décembre 1945, il faisait partie des quelques intimes qui accompagnaient Cécile Denoël à la morgue de l'hôpital Necker, lorsqu'elle alla reconnaître le corps de son mari assassiné.

Le 14 : Les Lettres Françaises lancent un concours littéraire pour les enfants de six à douze ans. Les membres du jury sont Paul Eluard, Charles Vildrac, Jacques Prévert, Lise Deharme, Loys Masson et quelques autres. Quinze ans après Robert Denoël, Claude Morgan a imaginé un concours plaisant qui devrait passionner ses lecteurs.

Les Lettres Françaises,  14 février 1947

Le résultat, six mois plus tard, sera aussi dérisoire que le précédent : la lauréate, une petite fille de six ans, a écrit un poème dont sa mère a corrigé les fautes d'orthographe... Mais enfin, six grands auteurs se sont penchés doctement sur des centaines de pages enfantines et ont couronné des talents en herbe.

 

Mai

 

Création des Editions du Feu Follet : « Nous avions sabordé les Editions de la Tour qui n’étaient plus viables, j’étais donc libre», écrit Morys. «Une personne qui me touchait de près mais que je ne nommerai que par son initiale G... se proposa pour commanditer une autre maison dont je serais le gérant et que je dirigerais à ma guise à la condition que je sorte un livre dans le genre de ceux dont le public raffolait. »

Ce dont le public raffolait alors, dit Morys, étaient les romans au parfum de scandale que publiait Jean D’Halluin aux Editions du Scorpion, tels que J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, paru quelques mois plus tôt.

Dans une lettre du 29 avril 1980, Morys me donnait involontairement le nom de son commanditaire : Gustave Bruyneel, son père. Les statuts de la société seront déposés en décembre.

Le 5 : Alain Laubreaux [1899-1968], qui s'est réfugié en Espagne, est condamné à mort par contumace par la Cour de justice de la Seine, ainsi que Charles Lesca [1887-1948] et Pierre Villette [1883-1966] qui, eux, ont trouvé refuge en Argentine. Henri Poulain [1912-1987] est condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Le 15 : L’administration provisoire des Editions Denoël est levée après validation de la cession des parts de Robert Denoël aux Editions Domat-Montchrestien.

Pas entièrement, toutefois. Les Domaines détiennent toujours 49 % des parts de la Société des Editions Denoël, et l'administrateur A. Lacroix va prendre, pour quelques mois, la place de Maximilien Vox, mais à des conditions bien différentes: ce fonctionnaire entérine toutes les décisions de la nouvelle direction.

Journal Officiel,  5 juillet 1947

Jeanne Loviton, qui a intrigué durant des mois pour obtenir le départ de Maximilien Vox, prend alors pleinement possession de la maison de la rue Amélie, où elle occupe désormais le bureau de Robert Denoël.

François Nourissier, qui entra en novembre 1952 au comité de lecture des Editions Denoël, c'est-à-dire après le départ de sa directrice, a témoigné des transformations qu'elle avait fait subir à l'austère local, en le faisant aménager en boudoir par un décorateur de théâtre : « Elle avait décoré son bureau, chez Denoël - dont elle était devenue propriétaire -, dans un style cocotteux et boulevard, le transformant en une sorte de loge fanée et nostalgique. » [A défaut de génie, 2000].

Mais la nouvelle propriétaire des Editions Denoël a d'autres soucis plus immédiats : « J'y suis. Je suis officiellement Directrice et je viens de gagner encore l'appel que Cécile Denoël avait fait pour tenter de remettre un séquestre sur mes parts, c'est-à-dire que le champ de bataille est considérablement déblayé. Reste le procès de l'Etat, les profits illicites, des bagatelles pour une boxeuse... Pour l'instant je m'attelle au redressement financier de la maison, ce qui n'est pas mince besogne. Dans un mois nous serions obligés de déposer le bilan de ce que ces Messieurs m'ont laissé si je n'arrivais à trouver les millions nécessaires au redémarrage. J'y arriverai. Vous me connaissez assez maintenant pour m'avoir vue à l'œuvre. Je suis contrainte de demander à mes auteurs qui sont mes amis de soutenir mon effort en diminuant leurs exigences. C'est un placement d'avenir ! [...] Votre tailleur fera attendre son fournisseur de tissu qui fera attendre son teinturier, qui fera attendre sa maîtresse ; c'est une chaîne en perspective qui se terminera peut-être par la mort de tous les poissons rouges. » [Lettre à Paul Vialar, 24 juillet 1947].

Cette lettre remarquable réclame quelques commentaires. Pour hériter de la maison d'édition de la rue Amélie, Jeanne Loviton, majoritaire dans la Société des Editions Denoël grâce aux parts que lui aurait cédées Robert Denoël le 25 octobre 1945, en a été nommée gérante lors d'une réunion des actionnaires qu'elle a provoquée le 21 janvier 1946. Cette cession de parts a été contestée dès le 28 janvier 1946 par la veuve de l'éditeur qui s'est constituée partie civile pour vol, escroquerie, abus de confiance, faux, usage de faux et abus de blanc seing, et a demandé que les parts litigieuses soient placée sous séquestre.

Cécile Denoël a été déboutée le 30 octobre 1946, a fait appel de cette décision, mais la Chambre des mises en accusation de la Cour d'appel a, le 20 décembre 1946, confirmé le premier jugement. Le 30 décembre 1946, Mme Loviton a obtenu la levée du séquestre sur ses parts dans la Société.

Ayant ainsi  « déblayé le champ de bataille », c'est-à-dire évincé Maximilien Vox et Cécile Denoël, Jeanne Loviton voit l'avenir sans trop d'appréhension : le procès de l'Etat ? les profits illicites ? « des bagatelles » pour cette boxeuse. Et, en effet, le 30 avril 1948, la Cour de justice acquittera purement et simplement la Société des Editions Denoël.

Jeanne Loviton, trop sûre d'elle et de ses appuis politiques, qui lui ont si opportunément servi jusque-là, entreprend de réorganiser les Editions Denoël, qui sont financièrement au bord du gouffre : « ces Messieurs », lisez Maximilien Vox et son second, Raymond Pouvreau, les ayant vidées de leur substance. Elle va utiliser deux méthodes : solder les stocks d'invendus [voir juin, ci-dessous] et diminuer le pourcentage accordé aux auteurs : c'est l'objet même de la lettre qu'elle envoie à Paul Vialar, qui est pourtant à cette époque un auteur à succès chez Denoël et chez Domat, sa propre maison d'édition.

Mais elle a sous-estimé sa rivale, qui portera peu après l'affaire devant le Tribunal de commerce, lequel annulera, le 24 décembre 1948, la décision de la cour d'Appel. L'affaire Denoël ne faisait que commencer.

Le 29 : Jacques Benoist-Méchin, qui avait été arrêté en septembre 1944, est condamné à mort par la Haute Cour. Sa peine sera commuée en détention à perpétuité par Vincent Auriol et il sortira de la prison de Clairvaux en 1954.

 

Juin

 

Les Editions Denoël mettent en vente au tiers de leur prix catalogue, 234 titres de leurs différents fonds : Editions Denoël [142], Editions Denoël et Steele [72], Editions des Cahiers Libres [14], et quelques volumes rachetés à de petits éditeurs. On trouvera dans la section Bibliographie un commentaire à propos de chacun de ces titres.

 

 

Le 3 : Première lettre de Céline à Charles Deshayes. Ce jeune journaliste lyonnais s'était proposé de réfuter les attaques contre lui parues dans la presse française, et il préparait un mémoire sur « L'affaire Céline » qui ne fut pas publié - à la demande de l'écrivain : « J'ai tenté, gauchement, dans la mesure de mes misérables forces de m'opposer à une guerre que je jugeais maladroite, désastreuse, imbécile [...] On m'a tout pris, je n'ai plus rien sauf 54 ans d'âge et une mutilation de guerre 75 p. 100. On m'a même tué mon éditeur Denoël ! La sauvagerie à mon égard a été totale. »

Céline y a joint un exemplaire de son factum rédigé le 6 novembre 1946 : « Réponses aux accusations formulées contre moi par la justice française au titre de trahison et reproduites par la police judiciaire danoise au cours de mes interrogatoires, pendant mon incarcération 1945-1946 à Copenhague ».

On connaît 144 lettres de Céline à Deshayes envoyées entre le 3 juin 1947 et le 5 mars 1951.

Le 23, Céline écrit à Deshayes : « Au fond voyez-vous... on me pardonnerait tout sauf le Voyage inexpiable... Le monde est impitoyable aux inventeurs... Certains succès se payent de la vie... J'ai tout fait pour me rendre aussi impopulaire que possible... le reste n'est que prétexte, bagatelles... même le prétexte juif archi usé, périmé, qui ne veut plus rien dire... »

 

Juillet

 

Le 3 : Ansbert Frimat, directeur des Editions Gutenberg à Lyon, aiguillonné par Charles Deshayes, écrit à Céline : « Je viens vous demander de m'accorder l'autorisation d'éditer en langue française votre premier ouvrage : Le Voyage au bout de la nuit. Denoël a été tué et je crois qu'il doit vous être possible de vous dégager de l'ancienne firme. »

Méfiant, l'écrivain lui répond, le 15 juillet : « Il suffirait que vous sortiez un de mes titres pour qu'aussitôt une bande de retors s'abattent sur vos presses... ces gens-là sont stériles, châtreurs et inépuisables en ressources de persécution... »

L'éditeur lyonnais ne se décourage pas et le relance, le 18 : « Je vous propose de rééditer le Voyage au bout de la nuit dont la vente n'a jamais été interdite. D'autres auteurs, comme vous menacés et poursuivis, viennent d'être " blanchis " : Pierre Benoit, Giono, Montherlant... »

Le 4 : Curzio Malaparte signe un nouveau contrat avec les Editions Denoël pour La Peau dont la traduction française, due à René Novella, paraîtra en octobre 1949. L'écrivain, qui a entendu parler des déboires judiciaires de sa directrice, fait spécifier : « à condition que Mme Jean Voilier demeure gérante et directrice des éditions ».

 

                                                           Curzio Malaparte [1898-1957]

 

Du 4 au 18 : Exposition de portraits et dessins d'Antonin Artaud à la Galerie Pierre Loeb, rue des Beaux-Arts (VIe). Le 18, soirée de récitation de textes d'Artaud, précédée d'une lecture d'un préambule par l'auteur. Le galeriste avait déjà organisé, en juin 1946, une exposition en faveur de l'écrivain sorti de l'asile de Rodez.

  

 

Le 22 : Céline répond à Ansbert Frimat, directeur des Editions Gutenberg à Lyon : « J'ai créé avec Denoël cette maison de toutes pièces. Cela n'a existé que par moi, à présent voici ces coucous installés chez le mort et chez le prisonnier... une belle portée de foutus saligots ! [...] Je voudrais qu'on me retire 20 000 Voyage, id Mort à crédit, id Guignol's Band... et que je touche mes droits d'auteur d'avance sur les 60 000 exemplaires. »

Il tient à ce que tout se fasse dans la plus grande discrétion : « je suis condamné en ce qui concerne la France à des transactions " à la sauvette "... juste un échange de lettres à la bonne confiance. J'en agissais d'ailleurs ainsi avec Denoël qui fit trois fois fortune avec mes livres, sans pour autant avoir dépensé un sou de publicité. »

Le 26 : Céline, qui ne paraît pas avoir eu de contact avec les Editions Denoël depuis 1944, écrit à Albert Paraz, lui-même publié chez Robert Denoël : « quels mufles ses successeurs ! Pas un geste ! moi qui l'ai faite cette maison. Tu parles de coucous ! Installés chez le mort et chez le prisonnier. Saloperies ! Cela leur a pas coûté cher ! »

Le 28 : Ansbert Frimat écrit à Céline : « Seul le Voyage au bout de la nuit m'intéresse. D'après mes souvenirs de ce livre il devait se vendre au public entre 250 et 300 frs. En matière d'édition j'ai toujours été prudent et je ferais des tirages successifs de 5 000. »

Le 28 : Céline explique à l'Américain Milton Hindus, avec qui il correspond depuis le 1er mars, les conditions de la publication de son premier roman chez Robert Denoël : « C'est le seul manuscrit de moi qu'il ait jamais eu " en lecture ". Les autres par la suite il les a imprimés en toute confiance sans jamais les lire d'avance. Je me fous énormément de ce que l'éditeur peut penser de mes livres. Il n'est pas même question de solliciter son avis. Son goût est mauvais forcément - autrement il ne ferait pas ce métier de semi-épicier semi-maquereau. Que voulez-vous qu'il connaisse ce Jean-foutre ? Denoël n'y a jamais rien compris du tout. Il m'a édité par hasard. Il a essayé par la suite de " retrouver "  détecter, découvrir 20  Célines... : 20 fours... Braibant etc... »

Il compare ensuite l'éditeur à un conservateur de musée qui, sollicité d'exposer le meilleur de ses Rembrandt, choisit invariablement le plus mauvais, celui qui répond à son propre goût : « Kif des éditeurs, critiques, et toute cette clique. Leurs avis sont peut-être utiles en effet aux auteurs merdeux dans leur genre dont ils feraient eux-mêmes à peu près les livres s'ils étaient un peu moins fainéants, mais là s'arrête la compétence des éditeurs dans l'extrême médiocre, pour la bonne raison qu'il est impossible à un être humain d'excéder son aire psychique... il comprend tout ce qui tombe dans son rayon... tout ce qui le dépasse il l'excècre... ainsi du singe qui tend à massacrer tout ce qu'il ne comprend pas... et tout de suite ! Ainsi le critique, ainsi l'éditeur. Ce que veut le con c'est un miroir pour son âme de con où il puisse s'admirer - d'où le cinéma et les romans d'immenses tirages [...] Quant à l'éditeur au surplus il est abruti par tout ce qu'il lit, qu'il se croit obligé de lire. »

 

Août

 

Le 4, Céline répond à Ansbert Frimat : « Je tiens beaucoup à être l'auteur le plus cher de France. Je n'ai pas beaucoup l'habitude des tirages à 5 000 ! C'est par 100 000 que nous calculions avec Denoël - Il a fait 3 fois fortune - Certes pour un nouveau livre comme Féerie il faudra calculer au moins 50 000 de départ. »

Et tout devra se faire sans contrat : « Je ne sais pas si vous êtes riche, mais vous le deviendrez si nous nous entendons et je suis en tout la droiture même. Le fisc n'aura rien à y voir. »

Le 7, Ansbert Frimat écrit à Céline : « Il faudrait que vous me fassiez parvenir par votre correspondant un exemplaire du Voyage au bout de la nuit pour que je puisse le mettre en train chez deux imprimeurs. »

Le 10 : Céline répond à Frimat : « Ma correspondante va vous faire parvenir l'exemplaire du Voyage que je désire vous voir imprimer fidèlement reproduit. Mais combien d'exemplaires exactement ?… Je vous demanderai seulement 10 exemplaires de votre édition, pour mon usage personnel…»

Le 10 : Céline écrit à Paul Bonny, à propos de l'édition de Voyage projetée avec Frimat : « Il se démerdera avec le fisc comme il voudra - J'ai été dressé par Denoël tu penses, le plus foutu coquin que l'édition ait jamais porté ! »

Le 11 : Après avoir examiné le catalogue d'un autre éditeur possible, Le Cheval Ailé à Genève, Céline y relève nombre d'auteurs qui lui sont défavorables : « Fabre-Luce mi-juif me fuit - Henri de Man - juif ! amant de Mme Didier éditrice de la Toison d'or de Bruxelles (qui me doit 100 000 fr, me déteste aussi) de Man grand pote de Jules Romains - Mme Didier fille d'un colonel belge était aussi maîtresse d'Abetz qui m'abhorrait tu le sais ! », écrit-il au même Bonny.

Le 16 : Le président de la République, Vincent Auriol, signe une loi d'amnistie qui s'applique aussi aux propagandistes de la Révolution Nationale mais non aux condamnés pour faits de collaboration. Pour ceux-là il faudra attendre la loi d'amnistie du 5 janvier 1951, et surtout celle du 6 août 1953, qui annulera la plupart des condamnations.

Le 20 : Sortie dans les salles de La Maison sous la mer, un film d'Henri Calef tiré du roman éponyme de Paul Vialar paru en 1941 chez Denoël.

 

     

 

Septembre

 

Le 15, Céline écrit à Milton Hindus, qui projette d'aller le voir au Danemark : « Lorsque je vous verrai je vous raconterai les dessous de l'assassinat Denoël... Il sont américains si j'ose dire... » Une lettre datée du 5 octobre, relative à la nouvelle direction, est à peine plus explicite : « Singulière maison... où Denoël lui-même fantôme je crois d'une crapuleuse tragédie rôde... enfin tout à fait la ténébreuse histoire de canaillerie féminino-politico-gangstéro - etc... ' Chicago-films ' ».

Dans ses lettres comme dans ses livres, Céline procède toujours par allusions. Que sait-il, au juste, des dessous de l'assassinat de Robert Denoël ? Il reçoit à ce sujet des informations de Paris, essentiellement de Marie Canavaggia et de Marcel Aymé, qui sont liés au monde de l'édition, mais eux-mêmes n'en perçoivent que des échos, et ils n'ont pas de contacts avec le magistrat qui instruit l'affaire. En réalité, Céline ne sait rien de plus que la plupart de ses lecteurs, mais son audience est telle qu'on lui prête des lueurs qu'il ne peut avoir à propos d'une affaire aux ramifications extrêmement complexes.

Le 15 : La Librairie Plon est citée en Cour de Justice. D’août 1940 à juillet 1944, elle a publié 250 ouvrages dont 16 sont considérés comme tendancieux. Cinq traductions ont été imposées par les services allemands. Cinq autres sont des livres d’auteurs « attachés par contrat à la maison dès avant la guerre ».

     

Notre avant-guerre de Brasillach, par exemple, mais c’est un essai purement littéraire, ou Anthologie de la Nouvelle Europe de Fabre-Luce, « mais il a été interdit en Allemagne parce qu’il cite Nizan et Bergson ». La Franc-maçonnerie vous parle de Robert Vallery-Radot a été en grande partie diffusé par le ministère de l’Information. Les Sept Etoiles de France de René Benjamin n’est pas pro-allemand, il exalte l’Etat français. Le livre de Georges Suarez, L’Agonie de la paix, est bien un livre de propagande, mais il a été tiré à « seulement » 12.000 exemplaires.

Il y a encore Les Rituels secrets de la Franc-maçonnerie de Jean Marquès-Rivière, qui est simplement jugé «inopportun». Et deux ou trois autres qui, s’ils sont critiques pour la France, ne sont pas des justifications des méthodes allemandes. Les seize titres incriminés représentent à peine 2,55 % du chiffre d’affaires de la Société pendant l’Occupation.

On se dit qu’avec un peu de recul, Robert Denoël aurait passé victorieusement l’épreuve de la Commission d’épuration de l’Edition ! Mais la Librairie Plon, maison française, emploie plus de 300 ouvriers, elle a vendu, subrepticement ou non, des milliers d’exemplaires d’ouvrages de Clémenceau, de Poincaré, de Foch, de Barrès, plus de 350 000 volumes traduits de l’anglais et 60 000 traduits du russe.

Certes, la société s’est enrichie puisqu’elle a utilisé ses profits à rembourser un emprunt hypothécaire et à l’acquisition d’un immeuble rue Garancière, mais cet enrichissement n’est qu’apparent, « car s’il fallait reconstituer le stock, cela représenterait un investissement considérable ». Et elle a investi 500 000 francs dans la création des Editions du Rocher par Charles Orengo, « qui s’employa à diffuser des livres interdits ». On n’est pas surpris d’apprendre que la cour de Justice ordonne le classement de l’affaire.

Ce n'est pas le cas de Bernard Grasset dont la Chancellerie réclame, le 24 septembre, malgré les précédentes mesures de clémence à son égard, qu'il soit traduit devant une chambre civique, et sa société devant la cour de justice.

Il est vrai que la presse communiste a déclenché, la semaine précédente, une furieuse campagne contre le retour de l'éditeur à la tête de sa maison, qui signifierait l'éviction définitive du parti dans une société d'édition qu'il convoite depuis la Libération :

Les Lettres Françaises,  17 septembre 1947

 

Le 25 : Céline a reçu un courrier des Editions Denoël signé Jeanne Loviton et il écrit à sa secrétaire : « La néo-Bobby nous l’attendons de pied ferme, cette probable assassine... Elle a dû sentir passer une vape de réimpressions... elle vient à la pêche... » 

Marie Canavaggia a dû lui parler des bruits qui courent Paris à propos de l'assassinat de son éditeur : «Pourquoi voulez-vous diable que je réagisse au récit que vous me faites, de la fin et des aboutissants de cette vilaine histoire... [...] Bobby était d’ailleurs lui-même un damné coquin - Il m’a toujours escroqué tant qu’il a pu - Il a certainement joué sur 3 ou 4 tableaux - Il a trouvé plus jésuite que lui - c’est tout - Il manquait d’émotivité. Il était lourd. Cette placidité l’a tué - l’optimisme. »

Il prie sa secrétaire de passer rue Amélie et de voir si Mme Loviton ne peut lui être utile, « Puisqu’elle est si jupitérienne en certains milieux troubles... Elle peut peut-être me dédouaner... si ses propres millions sont en cause. Il faut voir bas. »

J'aime beaucoup cette analyse célinienne qui tient en quelques mots. Denoël manquait d'émotivité, il était lourd, donc placide, c'est ce qui l'a tué. Les gens sereins, selon Céline, sont des êtres inattentifs à la tragédie qui rôde autour d'eux. L'optimisme rend lourd. L'émotivité, seule, vous garde de la mort.

Le 29, nouvelle lettre à Marie Canavaggia à propos de la maison Denoël  et de sa directrice : « Cette garce doit être une bluffeuse de plus. Enfin c’est à voir, au moins pour l’amusement. Qu’imaginaient ces chiens ? que j’allais prendre des gants ! ah là là ! J’ai tout perdu. Qu’ai-je à perdre ? Ce sont mes voleurs, mes pillards, mes Thénardiers tous ces phraseurs. Le fauteuil sur lequel ils ont leurs fesses (sales) je l’ai payé de mon sang. »

Cette dernière phrase est contestable : le seul qui l'ait payé de son sang est Robert Denoël.

 

Octobre

 

Parution d’un roman scabreux « traduit de l’américain » : Salauds, signé Anta Grey, aux Editions du Feu Follet :

« Sur commande, un ami nous écrivit en un temps record un roman qui, s'il ne brillait pas toujours par le bon goût, était d'une bonne écriture, suivait d'assez près des faits divers collectés dans des ouvrages que j'avais trouvés à la Bibliothèque Nationale, qui m'en avait fourni un micro-film, et donnerait exactement au lecteur ce qu'il recherchait.


    Un seul défaut : le titre était trop long et ne me semblait pas assez frappant. Le titre choisi par l’auteur était : ‘Les Sultans sont en Amérique’; cela correspondait bien au thème de l'ouvrage, mais n’aurait attiré personne »
, écrit Morys, qui finit par choisir lui-même le titre du livre : « Le titre de Salauds fut donc adopté avec cette indication fallacieuse : ‘ Le titre américain de cet ouvrage est Hounds ' ».

  

Comme l'écrivait Morys, Salauds a plus d'un point commun avec le roman de Boris Vian paru le 8 novembre 1946 : couverture aguichante, histoire scabreuse « traduite de l'américain » et signée d'un pseudonyme, et condamnation pour outrage aux bonnes mœurs.

Salauds fut condamné par le Tribunal correctionnel de Paris, par arrêt du 13 octobre 1949, et saisi : « N'ayant jamais été condamné, je m'en tirai avec une amende », écrit Morys. Mais le livre fut à nouveau condamné en 1950, 1953, 1954 et 1955, ce qui signifie que des exemplaires restaient en circulation ou que l'ouvrage avait été réimprimé subrepticement.

Dans un mémoire remis au procureur Général, le 15 mai 1950, Jeanne Loviton tira parti de cette publication : «Il ne semble pas qu’on se soit préoccupé ni du passé de Mme Vve Denoël, ni de son existence actuelle, ni du rôle que joue son amant Maurice Bruyneel, avec lequel elle collabore dans une maison d’édition, ‘Le Feu Follet’, maison spécialisée dans les publications pornographiques ».

 Les Editions du Feu Follet publieront bien, par la suite, un ou deux romans « folâtres » mais, en 1947, Morys n'avait fait paraître que le roman d'Anta Grey. Il est possible que Mme Loviton ait entendu parler des ennuis que la condamnation du livre valut à l'éditeur. Début 1950, des inspecteurs de police perquisitionnèrent son bureau, qui ne contenait plus un seul exemplaire du roman, mais ils saisirent un jeu de photographies légères, lesquelles lui valurent une nouvelle condamnation, assortie d'une amende.

Le 3 : Article d’Edmond Humeau dans Arts à propos de l’affaire Grasset. L’annonce du retour de Bernard Grasset dans sa maison d’édition, provoque des remous en divers sens, surtout dans la presse communiste :

Les Lettres Françaises,  2 octobre 1947

François Mauriac voit dans l’opposition des communistes une manœuvre visant à maintenir en place à la tête de la maison de la rue des Saints-Pères l’ancien déporté Marcel Paul, en faisant de l’éditeur le bouc émissaire d’une épuration ratée.

« L’affaire est autrement grave », écrit Humeau : « Il s’agit de savoir si, sous des prétextes politiques, la seule épuration opérée chez les grands éditeurs sera étouffée. Car les Sorlot, les Renard et autres flibustiers ont été chassés de l’édition. Ils étaient des gredins et c’est justice.

Mais l’affaire Denoël s’est éteinte d’un coup de feu resté mystérieux et les grandes firmes se sont mutuellement innocentées, de sorte que l’absolution remise à Grasset les blanchirait définitivement. Il ne serait plus question de la conduite des éditeurs parisiens sous l’occupation. »

Le 16 : Les éditeurs contactés par Céline en vue d'une réédition de ses livres se sont récusés, mais « Les nouvelles éditions Denoël par contre, direction " Mme Voilier " qui doit bien se nommer au fond Meyer-Levy en réalité, ancienne maîtresse du malheureux (et sans doute un petit peu participante...) me fait des avances - La maison croûle en réalité. Ils ont tous bouffé l'argent - les voyages d'avions à New York, etc... Ils viennent relancer la vieille charogne... si on ne peut lui traire quelques millions quand même... », écrit-il à Paul Bonny.

Jeanne Loviton séjournait en effet, depuis septembre, à New York. Célia Bertin écrit que c'est en raison d'une liaison qu'elle venait de nouer avec un homme d'affaires américain. Le 15, Céline avait déjà écrit à Charles Deshayes : « La maquerelle qui remplace Denoël, directrice, paraît-il, m'écrit de New York qu'elle brûle de me rééditer... Je ne serais pas fâché de la mettre devant le fait accompli... »

Les premiers contacts de la nouvelle directrice des Editions Denoël avec l'écrivain en exil débutent donc sous les plus mauvais auspices. Il est vrai que, le mois précédent, Marie Canavaggia a appris à Céline le rôle ambigu joué par Jeanne Loviton lors de l'assassinat de son éditeur.

Ce qui intrigue le plus Céline, c'est son vrai nom : « Cette Mme Voilier doit bien s'appeler Birchembourg ou Levy-Axman ? », écrivait-il déjà à sa secrétaire, le 13 octobre. Mais Jeanne Loviton avait bien caché ses origines : son patronyme Pouchard ne sera connu du public qu'en 2004, grâce aux recherches de Mme Louise Staman.

Le 16 : Sous le titre « Un Evénement parisien », Les Lettres Françaises annoncent que « Le Bon Marché » a invité « dans le cadre d'harmonieuse élégance de son vaste salon de thé, des littérateurs, des savants, des artistes, à venir y discourir, en d'aimables causeries, de leurs travaux, de leurs efforts, de leurs succès aussi... » Les premiers invités viennent tous de la rue Amélie :

Les Lettres Françaises,  16 octobre 1947

Le 19, lettre de Céline à Marie Canavaggia, qui lui a parlé des « dessous » de l'affaire Denoël : « Ce roman canaille qui serait banal à Chicago est amusant Rue Amélie. N’est-ce qu’un roman ? Tant pis. Il est dans le ton de l’époque. Cela suffit. Foutre des réalités. Rigolons !

Lui-même Bobby était un fameux voyou - D’ailleurs homosexuel endiablé. Dabit était sa maîtresse. Il a joué de ses attraits auprès de cette garce elle-même homosexuelle sans doute - Lutte entre Julot et Julotte avec fond de gibet - Ni dupes l’un ni l’autre ».

Le 20 : Première lettre de Céline à Jeanne Loviton. Après l'avoir appâtée avec la perpective de deux romans nouveaux [Guignol's Band II presque achevé, Féerie pour une autre fois en route], il voudrait qu'on lui réimprime Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit et Guignol's Band, « qui ne sont pas interdits. »

Il ne s'agit pas ici de la décision prise ensuite par Céline d'interdire toute réédition de ses œuvres polémiques, mais bien de la mesure d'interdiction édictée le 15 janvier 1945 par le ministère de la Guerre concernant Bagatelles pour un massacre, L'Ecole des cadavres et Les Beaux Draps.

Pour ce qui est de Féerie, il est bon : « quand je dis bon, vous savez par Denoël que je ne demande l'avis de personne - c'est du 500 000 garanti cousu main. Je me refuse même à toute lecture préalable. C'est à prendre ou à laisser. »

Céline n'a pas encore mesuré que l'époque où il dictait ses conditions à Robert Denoël est révolue. Quant aux tirages, celui de Féerie pour une autre fois, publié par Gallimard en 1952 et limité à quelque 34 000 exemplaires, était toujours disponible chez l'éditeur vingt ans plus tard.

Le 23, Céline écrit à Charles Deshayes : « La maquerote qui a remplacé Denoël et Max Vox - (dénommée Voilier ! Je crois Lévy ! de son nom véritable) - me fait des approches... Nous verrons... ! » Deux jours plus tard c'est la désillusion : « La Voilier n'écrit plus - Elle a bluffé - elle n'a pas le rond je pense - elle voulait m'étourdir ».

Le 24 : Céline écrit à sa secrétaire, à propos du refus des Editions Denoël de réimprimer ses livres en raison des poursuites qui pourraient en résulter : « La Voilier, vieille assassine, sorte de Madame Hanau, déconne en ce qui concerne mon cas et le ministre Marie (Justice), elle bluffe, aux sources il ne me déteste pas du tout - elle ment ».

Le 25 : Céline remercie Paraz qui lui a fait parvenir son roman Remous : « Et quelle belle impression... Denoël ne m’a jamais gâté de la sorte. Je ne suis jamais sorti des papiers " chiots ". Goncourt ou pas Goncourt ! Je n’ai jamais eu un sou de publicité, un sou de papier convenable. Pas étonnant que j’aie si mal fini. »

Le livre de Paraz, sorti de presse le 15 septembre, est publié par les Editions du Bateau Ivre, une maison créée en 1945 et disparue en 1948. Son tirage sur papier de bois ne comporte pas d'exemplaires de luxe.

   

Pour rédiger son roman Paraz s'est inspiré de celui de Marie-Anne Desmarest : Torrents, remis à la mode grâce au film de Serge de Poligny, sorti dans les salles le 27 juin précédent. Ce roman sentimental publié en juin 1938 par Robert Denoël et constamment réédité depuis, constitue le plus gros « best-seller » des Editions Denoël. Recevant l'auteur sur le plateau de « Lectures pour tous », le 13 janvier 1960, Pierre Desgraupes annonçait aux téléspectateurs que Torrents venait d'atteindre le million d'exemplaires, toutes éditions confondues.

Le 27 : Sur commission rogatoire du juge Zousmann, les services des Renseignements Généraux ouvrent les coffres loués par Céline au Crédit Lyonnais et à la Loyds Bank, coffres que l'écrivain avait pris le soin de vider avant de quitter Paris, en juillet 1944. Dans leur rapport, il est indiqué que Denoël avait déclaré lui avoir versé une somme de 484 868 francs, au titre de droits d'auteur pour l'année 1944.

 

Novembre

 

Le 16 : Céline, qui a été avisé de la visite de Guy Tosi, écrit à Marie Canavaggia : « Le directeur, mâle, de la mère Voilier arrive ici demain soir par avion, il a prévenu. Ils ont dû sentir le vent de la défaite... Que ne vient-elle en personne et en charmes ? [...] Héron de Villefosse, passez le voir, est très renseigné sur la mère Voilier - C’est très amusant. Elle est la maîtresse de la directrice d’ S.V.P. [Yvonne Dornès] - Quel monde ! »

Le 16, Céline écrit à Milton Hindus : « J'ai signé avec Denoël un imbécile de contrat à vie - L'héritière de Denoël - Mme Voilier - sait bien que la maison n'est pas viable - mais c'est une canaille chevronnée, elle s'en fout que la maison crève - elle en retirera mes contrats pour les revendre à une autre maison - Je serai ainsi trafiqué, soldé, spéculé comme cochon en foire - La maison Denoël n'est pas viable ! parce qu'elle n'a pas de fonds littéraires - Juste 2 ou 3 auteurs vendables - mon contrat n'est pas légal - les contrats à vie sont dits léonins ».

Le 17, il écrit à sa secrétaire : « Mon oncle Louis va vous remettre mes contrats Denoël retrouvés. Mais hélas le principal contrat, le dernier qui annule tous les autres - a été brûlé en Allemagne au cours des péripéties - Vous pensez qu’eux les Denoël l’ont encore ! Je ne dis rien de cette perte - sauf à Naud et à Camus bien entendu.

Ce dernier ultime contrat me donnait 18 p. 100 de droits, net, sur le prix de vente - sans ristourne, sans passe... rien - mais par contre (il fallait bien que je donne à Denoël un avantage) je me liais à vie à la maison de Denoël. Cette clause est léonine - Le contrat peut être cassé par jugement - etc... mais... vous voyez d’ici ! Le directeur littéraire de Voilier doit arriver ce soir. Je verrai sa salade. Ce qu’il me propose. En tout cas il faut qu’ils impriment [...]

J’ai signé un ultime contrat avec Denoël, postérieur au contrat à vie que j’ai perdu ! mais pas avec Denoël vraiment avec les Editions de France [sic pour Nouvelles Editions Françaises] pour Les Beaux Draps ! J’ai donc rompu mon contrat Denoël d’exclusivité, sous l’impulsion de Denoël lui-même ! Quelle chinoiserie ! Il se sabotait ! Avertissez de ceci je vous prie Naud et Camus - Mon contrat des Beaux Draps est donc le dernier de mes contrats en date. »

Céline commet ici un amalgame. La clause « léonine » dont il parle figure dans le contrat signé le 28 février 1936 pour Mort à crédit :

Celle qui lui accorde 18 % du prix fort de vente se trouve, elle, dans le contrat pour Mea Culpa, signé le 15 décembre 1936, qui spécifie que « les autres conditions du précédent contrat demeurent valables pour cet ouvrage ».

 

Les contrats passés pour les ouvrages suivants, jusqu'à et y compris Guignol's Band, ne mentionnent plus la clause d'exclusivité, ce qui ne la rend pas caduque pour autant. Pour supprimer ou modifier une clause, il faut un avenant au contrat ou un article spécifique dans le contrat suivant.

Les Editions Denoël auraient sans doute plaidé, avec succès, que le contrat passé en 1941 pour Les Beaux Draps était caduc puisque les Nouvelles Editions Françaises avaient disparu, de sorte que, seuls, les contrats signés en 1936 faisaient autorité.

D'autre part Céline en avait signé deux autres en 1943 [pour Scandale aux abysses] et 1944 [pour Guignol's Band], sans qu'aucune clause ait annulé l'article 1er du contrat du 28 février 1936. Le contrat faisant autorité quant à la clause d'exclusivité n'était donc pas celui des Beaux Draps, mais bien celui de Mort à Crédit.

Le 19, lettre de Céline à Marie Canavaggia : «Tosi est venu. On a discuté le coup. [...] La mère Voilier ne pense au fond qu’à foutre le camp aux USA. Il ne s’agit donc que d’Editions à la sauvette - Tosi est fort gentil mais tout cela est miteux, hasardeux... Enfin eux ou d’autres ! autant eux ! puisqu’ils ont les livres ».

Le 23 : Au cours d’une assemblée générale, les actionnaires de la Société des Editions Denoël demandent la nomination d’un administrateur judiciaire pour la représenter à son procès, fixé au 30 avril 1948.

Le 23, Céline écrit à Milton Hindus : « Les Néo-Denoël sont venus ici me voir en la personne de leur directeur littéraire Tosi - homme aimable - Ils ont eu grand peur que je ne me fasse finalement éditer ailleurs... que je les lâche... D'autre part mon avocat en France Naud (l'avocat de Laval) a conseillé que je me fasse éditer en français à l'étranger - d'abord pour commencer... les livres seraient passés en fraude en France ! Quelle honte ! quels chichis ! Précautions sages paraît-il ! Enfin je veux bien... Tout est ainsi entendu avec les néo-Denoël. Ils me feront imprimer soit en Suisse, en Italie et aussi au Canada (par toutes les Amériques) et puis acheminer en France... Ils ne veulent pas risquer j'imagine une bombe dans leur maison ! Il est entendu qu'on ne réédite que Voyage - Mort et Guignols ».

Le 24 : Décès de Léon-Paul Fargue, à l'âge de 71 ans, et inhumation dans l'imposant caveau familial, au cimetière Montparnasse. Denoël avait publié l'un de ses derniers ouvrages : Charme de Paris avec des illustrations de Touchagues.

  

Le 25 : Constitution de la s.a.r.l. des Editions du Feu Follet, au capital de 50.000 francs divisé en 100 parts de 500 francs. L’acte sous seings privés daté du 25 novembre est enregistré le 13 décembre.

La publication au Journal Officiel du 23-24 décembre 1947 ne mentionne pas les noms des actionnaires, mais Morys les énumère dans une lettre du 31 mars 1983 : Gustave Bruyneel 51 %, Auguste Picq 16 %, Albert Morys 16 %, Gilbert Gérard 16 %, Cécile Denoël 1 %. La société est gérée et administrée par un gérant, Albert Morys.

 

Décembre

 

Le 1er, Céline écrit à son avocat Albert Naud : « A propos de mes livres je crois que les éditions Denoël (direction Mme Voilier) me mènent proprement en bateau... Tosi son directeur littéraire est venu me raconter des petites histoires mais rien de sérieux n'en est issu, ce qu'il voulait surtout c'est emporter le manuscrit de Féerie... il se fiche pas mal de rééditer mes 3 livres, Voyage, Mort et Guignol. Il leur faut un coup de bourse pour remonter leurs finances plus que mal parties... mon intérêt à moi c'est que mes livres parfaitement autorisés et en demande constante me fournissent un revenu -

La maison néo-Denoël ne tient en ce moment que par voltiges, mensonges, hypothèses, espoirs etc... ce n'est pas sérieux. [...] Mme Voilier - pas du tout certaine de gagner son procès, tape dans la caisse et se fout pas mal de mes intérêts. Elle ne veut engager aucun frais. Cette maison m'a d'ailleurs toujours saboté. Denoël lui-même compris - j'ai toujours été le cheval courageux qui a tiré toute sa cargaison  de navets et Dieu sait s'il en accumulait, stockait, engrangeait à plaisir ! »

Le procès dont parle Céline est celui de la Société des Editions Denoël, citée en cour de justice et dont le procès aura lieu le 30 avril 1948.

Le 1er, Céline écrit à sa secrétaire : « Tosi est venu ici, il m’a raconté des salades, il est reparti - Depuis plus un mot, 3 semaines ! En définitive la Voilier serait venue elle-même si elle avait été franco, mais elle me sabote et ne tient pas à m’affronter [...] Bien sûr les contrats Denoël anciens sont rompus du fait qu’ils n’ont pas imprimé depuis 4 ans ! Pas de cas de force majeure. Ils ont imprimé 100 autres auteurs. Ils m’ont saboté, c’est tout. La Voilier n’est pas du tout certaine de garder la maison - elle se fout pas mal de me rééditer elle ne veut engager aucun frais - Elle voulait faire un coup de bourse avec Féerie - un point c’est tout - Rien d’autre ne l’intéresse ».

Le 3 : A. Lacroix, inspecteur des Domaines et nouvel administrateur provisoire des Editions Denoël, fait savoir à Céline, qui a demandé à son avocat danois de réclamer ses droits d’auteur, que son compte « se trouve actuellement complètement soldé. »

Quant aux droits de reproduction qui avaient été vendus en février 1944 aux Editions de la Toison d’Or de Bruxelles, ils « ne nous ont jamais été réglés, cette affaire est maintenant en déconfiture et il n’y a malheureusement rien à espérer de ce côté. »

Par le même courrier, il envoie à l'écrivain un relevé de tous ses tirages depuis 1932. Ceux des Beaux Draps, publié par les Nouvelles Editions Françaises, n'y figurent pas mais les chiffres sont connus par ailleurs : 31.592 exemplaires ordinaires, et 334 exemplaires de luxe.

 

Le 5 : Bernard Faÿ [1893-1978], administrateur de la Bibliothèque Nationale et directeur des Documents maçonniques durant l'Occupation, est condamné aux travaux forcés à perpétuité. En 1951, alors qu'il est soigné à l'hôpital d'Angers, il parvient à s'échapper et trouve refuge en Suisse. Aidé financièrement par Gertrude Stein, dont il avait traduit deux ouvrages au cours des années trente, il est gracié en 1959. Il meurt le 5 décembre 1978.

Le 5, Céline écrit à sa secrétaire : « Les néo Denoël, Tosi l’envoyé m’a raconté des bêtises - des blagues - Depuis 1 mois aucun signe de vie - Ils ne font rien. Ils n’ont pas un sou j’imagine - Voulez-vous les voir ? Il faudra que je torpille mon contrat, et que je passe ailleurs - la comédie a assez duré. Ils me promènent - C’est une maison morte. »

Le 8 : Céline écrit à Jeanne Loviton pour lui faire savoir qu’il reprend sa liberté, son contrat étant rompu pour cause de non-réimpression de ses ouvrages :

« Je reçois ce matin par l'intermédiaire de Me Mikkelsen le relevé des Editions Denoël. Je constate par ce document qu'aucun de mes livres n'a été réimprimé, ni mis en vente, depuis le 12 juin 1944.

Me reportant à l'article XI-1 de mon contrat avec Denoël en date du 30 juin 1932, j'ai l'honneur de vous aviser par la présente lettre que " je recouvre purement et simplement la libre disposition du droit d'édition " de tous mes livres à partir de ce jour - 8 décembre 1947.

M. Tosi, votre directeur littéraire, lors de la dernière visite qu'il me rendit à Copenhague [le 17 novembre], m'avait d'ailleurs conseillé, sur avis de Me Naud, de pratiquer dès ce moment une entorse à mon contrat, puisqu'il vous était impossible, pour des raisons que je n'ai pas à juger, d'imprimer en ce moment mes ouvrages.

Une entorse du même ordre avait d'ailleurs été déjà pratiquée par Denoël lui-même (Nouvelles Editions Françaises - 3 février 1941) [...] »

Céline, qui reprochait ensuite à la directrice des Editions Denoël de faire vendre ses livres au marché noir, la priait d'agréer « sans truchement cette fois, très directement, sans énigme, le plus civilement du monde », l'assurance de sa parfaite sympathie. On peut croire que « sans énigme » n'était pas sans arrière-pensées.

A moins que Céline ait reçu des informations à propos de ventes discrètes chez les bouquinistes, par exemple, ses livres officiellement disponibles au 4e trimestre 1947 chez l'éditeur sont détaillés dans La Librairie française, le catalogue publié par le Cercle de la Librairie : Voyage au bout de la nuit, édition de 1942 illustrée par Gen Paul, Mort à crédit, édition de 1936, L'Eglise, édition de 1933 - à leurs prix d'émission.

Quant aux titres qu'il voulait faire rééditer, Céline n'en parlait pas à Jeanne Loviton, mais il l'avait fait dès le 7 décembre 1946 dans une lettre à Thorwald Mikkelsen : « j'ai trois livres d'une vente classique, absolument courante, qui se vendent comme des petits pains - immédiatement : Le Voyage au bout de la nuit - Mort à crédit - Guignol's Band I - et qui se vendront toujours et partout où on parlera français, c'est de la valeur mieux que de l'or.

Il s'est vendu à peu près un million 200 000 Voyages dans le monde depuis qu'il est paru - 700 000 Mort à crédit. Il se serait vendu encore plus de Guignols si nous avions eu du papier - Je n'ai jamais eu besoin, fait unique je crois dans toute l'histoire littéraire mondiale d'un centime de publicité - Pour l'excellente raison que Denoël n'avait pas un centime lorsqu'il m'a découvert ! [...] pourtant il est toujours sorti régulièrement de chez Denoël 6 à 800 Voyages par mois - autant de Mort à crédit - c'est une rente en valeur absolue que j'offre à l'éditeur qui me reprendra - J'ai fait la maison Denoël - Rien de meilleur qu'un livre qui est devenu obligatoire - c'est le cas du Voyage ».

Il serait intéressant de connaître les sources de Céline à propos des ventes « dans le monde » de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit dont l'administrateur des Editions Denoël lui annonçait, cinq jours plus tôt, qu'il s'en était vendu en France moins de 150 000 exemplaires pour le premier, et un peu plus de 70 000 pour le second. Il est vrai qu'il s'agissait surtout, en décembre 1946, d'impressionner son avocat danois.

Le 8 : Le prix Goncourt est attribué à Jean-Louis Curtis pour Les Forêts de la nuit (Julliard), le prix Renaudot à Jean Cayrol pour Je vivrai l'amour des autres (co-édition la Bâconnière et le Seuil).

Le 9, Céline écrit à sa secrétaire : « J’écris à la mère Voilier que ça ne va plus... Que je considère mon contrat comme rompu en vertu de l’article XI - (Paris 30 juin 1932). Tosi est venu ici il s’est foutu de moi. Ils ne me répondent même plus ».

 L'article XI du contrat signé le 30 juin 1932 pour Voyage au bout de la nuit stipule que, « Au cas où un ouvrage étant épuisé, les éditeurs laisseraient écouler un délai d'une année sans le réimprimer, l'auteur recouvrerait purement et simplement et simplement la libre disposition du droit d'édition de son œuvre ».

Quand elle sert son dessein, Céline sait faire valoir une clause non abrogée d'un contrat ancien. Il est vrai que celui-ci lui a été offert bien à propos.

Le 10 : Céline, qui a reçu une lettre singulière de Guy Tosi, datée du 6 décembre, rédigée sur papier libre et signée de ses seules initiales, lui répond : « je refuse à jamais de me voir à nouveau imprimé par la maison Denoël. C'est une boîte maudite en ce qui me concerne, infernale, pouilleuse, bafouilleuse, où je ne veux plus jamais avoir une ligne publiée, une seule. [...] Si Mme Voilier me signait une résiliation totale, je pourrais peut-être ultérieurement la reaimer. Mais cet enchaînement à la maison du fantôme devient atroce... J'y discerne un maléfice extrême... Pour vous, pour elle, pour moi, se raccrocher à la poisse est idiot. Il faut se sauver prendre le large... »

Par le jeu des contrats successifs qu'il a lui-même imposés à son éditeur, Céline se sent inexorablement arrimé à une maison qui refuse de le rééditer mais qui ne lui permet pas de signer ailleurs. Robert Denoël est devenu peu à peu, dans son esprit, un succube maléficieux dont il doit se dégager à tout prix. Quant à mettre en cause ses propres écrits politiques qui ont précipité la chute de la maison Denoël, il n'en sera jamais question.

Le 10 : Xavier Vallat [1891-1971], grand mutilé de la Grande Guerre, qui fut commissaire aux Questions juives du 1er avril 1941 au 30 mai 1942, est condamné à dix ans de prison.

Le 13, Céline écrit à Marie Cavavaggia : « Demandez à Camus qu’il vous communique ma lettre de rupture pure et simple et totale que j’ai envoyée à Mme Voilier - La situation est donc bien nette - Les Voiliers me mènent en bateau - Cela suffit. Bien sûr ils voudraient conserver éventuellement sans aucun risque sans compromissions tous les droits sur l’avenir - etc etc, et patati ! Pour quel idiot me prennent-ils ! Je n’ai pas besoin de 36 maquereaux ! un seul me suffit [...] Les néo Denoël n’ont pas le sou ! [...] La mère Voilier fera un procès si elle veut, à mon cul - D’ailleurs elle en est bien empêchée. Elle n’ose même pas m’écrire, son séquestre la surveille et Max Vox ! son ennemi absolu - Tosi m’écrit sur papier sans en-tête ! si grande est leur terreur - De plus j’ai une opposition de 600 000 frs sur Denoël de mes contributions en France ! Impayées ! [...] L’imbécile de Tosi m’a envoyé mon relevé et mon contrat - article XI ! J’en profite. Il est temps ! Mais il ne faut même pas qu’il dise Rue Amélie qu’il est venu me voir... tellement ils redoutent le séquestre... Qu’ai-je à foutre d’un éditeur qui me redoute comme la peste ! Rigolade ! Divorce et c’est tout ! Ils ne vivent pas de promesses Rue Amélie ! [...] Les Denoël sont fauchés - arrière les causeurs ! Le Cheval [Aîlé] ne se décidera pas mais je veux traiter avec le Rocher - seul à seul - sans intermédiaire Denoël - plus rien à faire avec Denoël - S’ils attaquent nous le verrons bien mais ils ne le peuvent pas - Ci-joint article XI de mon contrat - assez net - Pas de cas " exceptionnel " puisqu’ils ont édité 20 auteurs depuis 1944 - et que mes romans ne sont pas interdits par le CNÉ. Ils bluffent - J’ai d’ailleurs toujours été saboté chez Denoël par Denoël lui-même - qui m’a toujours sorti par ladrerie les livres les plus mal foutus de France. »

Le 15 : Albert Naud, qui a examiné la question du droit concernant les relations de son client avec les Editions Denoël, écrit à Céline que « rien ne s'oppose à ce que vos œuvres anciennes qui ne sont l'objet d'aucun interdit, à savoir Le Voyage, M. à C. et G.B., soient rééditées [...] Mon point de vue est qu'il faut vous faire éditer par un étranger. Ici en effet vous risquez en raison de l'inculpation pendante qu'un séquestre vous rafle vos droits d'auteur [...] Vous travailleriez ainsi pour les Domaines ce qui ne paraît être votre intention. Il faut donc que Denoël suspende ou résilie les contrats pour les trois œuvres en question. »

D'autre part, la Société des Editions Denoël doit passer prochainement en cour de justice et « l'un des reproches essentiels qui lui sera fait est précisément de vous avoir édité avec Rebatet. Ces gens-là tremblent dans leur culotte et ne savent plus que faire de vous. Ils aimeraient bien vous lanterner pendant quelques mois. »

C'est une mise au point qui clarifie parfaitement la situation. Les Editions Denoël « lanternent » l'écrivain depuis des années, en raison du risque de confiscation - mais c'est un risque que partagerait Céline si sa maison d'édition venait à le rééditer avant ledit jugement, d'autant qu'une « ardoise » fiscale de 600 000 francs l'attend rue Amélie.

Le 18, lettre de Céline à Marie Canavaggia : « Hier, la Voilier m’a renvoyé par air un jeune émissaire pour me demander si je ne voulais pas rééditer dans une autre maison... (pas de nom) Il s’agit sans doute d’une position de repli ; diverticule de retraite de sa propre boîte pour le cas probable de déconfiture - pas de pognon ! Ce jeune homme était très carré et très sympathique. Je lui ai répété mes conditions - Droits d’avance - et Tant d’exemplaires - de mes trois titres en même temps et payés en Suisse en argent suisse. [...] Voilà qui est net, carré, formel. Finish les Voiliers-Denoël - Elle le comprend elle-même, marché de cornichons - D’ailleurs la clause XI me libère automatiquement... mais pas d’argent français ! Je suis saisi de 600 000 fr ! pour mes contributions impayées chez Denoël ! Pourrie la maison pour moi ! »

Aucune correspondance n'atteste de cette proposition tardive de Jeanne Loviton mais il est probable que ce «diverticule de retraite» aurait été les Editions Domat-Montchrestien, où elle avait apporté un certain nombre de contrats littéraires depuis 1946.

Le 20 : La Société des Editions Denoël est citée devant la cour de Justice pour faits de collaboration. Son procès est renvoyé sine die car le bâtonnier Ribet, désigné récemment comme défenseur, n’a pu prendre connaissance du dossier.

L’Intransigeant rappelle que la société était dirigée depuis 1937 par « les frères Denoël » : Robert a été assassiné l’an dernier « aux Champs-Elysées », Pierre « a bénéficié d’un non-lieu de la Cour de Justice pour faits de résistance ».

Le 21, Céline écrit à Albert Naud : « Foutre des Denoël ! cette boîte m'empoisonne et m'entrave ! ne m'a jamais servi à rien... Vous voyez juste, comme toujours, ils me lanternent... D'autre part si l'on m'édite en France (une autre boîte) saisie immédiate de mes droits ! Je dois 600 000 frs de contributions à Pétain ! »

Il ne croit pas que Jeanne Loviton acceptera de lui résilier ses contrats : « C'est une bricoleuse trifouilleuse. Il faut forcer la décision - passer ailleurs et attendre qu'elle intente elle un procès ! [...] même si elle gagne son procès en épuration elle est incapable de remonter la maison - Denoël qui était un sacré caïd, amenait du pognon par son charme aux rombières, beau môme, il misait au surplus les enculés et enculables de la profession - toute la confrérie... les petits auteurs et les mécènes... ainsi vivotait sa tôle cahin caha, mi-bobinard mi-épicerie. La Voilier a des dispositions - suceuse de Valéry - maîtresse de la directrice d'SVP etc. mais elle ride et sa pétasserie fait le vide... Elle aurait voulu sauver mon contrat de la déconfiture, viatique et seul avoir de la boîte - Le reste ne vaut pas tripette. Ce qui fait une boîte d'édition ce sont les " participes ", les géographies, les guides Joanne, ou alors Flaubert ou Zola - mais il n'y a rien de tout ceci chez Denoël - c'est le vide. »

Il n'oublie pas qu'en outre « Denoël avait vendu 50 p. 100 de sa maison, en actions à une firme autrichienne ! Les Domaines y sont donc déjà pour 50 p. 100 ! Fariboles ! Cette maison est une fiction ! »

Le 22 février 1943, date de la dernière augmentation de capital, la répartition des 3 000 actions de la Société des Editions Denoël était la suivante : Robert Denoël 1 515 parts, Wilhelm Andermann 1 480 parts, Max Dorian 3 parts, Pierre Denoël 2 parts. L'éditeur allemand n'a donc jamais possédé 50 % du capital des Editions Denoël, et, en supposant qu'il ait envisagé de racheter en sous-main les cinq parts des deux prête-noms, il était exclu qu'il devînt majoritaire dans la société.

Céline sous-estime ici les relations de Jeanne Loviton qui, le 2 février 1951, rachètera sans difficultés, à prix coûtant, les parts d'Andermann à l'administration des Domaines, avant de revendre, huit mois plus tard, la Société des Editions Denoël à la Société Zed appartenant à Gaston Gallimard.

Le 27, Céline écrit à sa secrétaire : « Le procès Denoël est remis aux calendes. Voilier m’expédie un cadeau de mille couronnes ! Je le refuse ! Pensez-vous ! Je veux gagner ma vie et pas de cadeaux ! ni de chaînes ! Rupture. Divorce - Tout ce que je demande ! »