Robert Denoël, éditeur

Complément d'enquête :

du 13 août au 15 novembre 1946


Août

 

Le 13 : Le juge Gollety ordonne à l’inspecteur principal Ducourthial un complément d’enquête sur la mort de l’éditeur. Les reproches qui lui ont été faits à propos de sa première enquête par la partie civile vont l'amener  à convoquer, dès le 18 septembre, plusieurs témoins qui n'avaient pas été entendus en 1945.

Le 24 : Sur commission rogatoire du juge d'instruction Gollety, l'inspecteur Ducourthial, assisté de deux gendarmes de Figeac, perquisitionne le château de Béduer appartenant à Jeanne Loviton.

Me Armand Rozelaar qui, le 18 juillet, a demandé cette perquisition, pense qu'on pourrait y trouver « les documents personnels ayant appartenu à feu M. Denoël » qui ont disparu de sa garçonnière du boulevard des Capucines.

Les enquêteurs, assistés dans « cette opération d'une façon permanente et constante » par la châtelaine, ne paraissent pas avoir emporté quoi que ce soit. Ils y ont néanmoins rencontré plusieurs invités qui, tous, avaient leur chambre au premier étage : l'avocate Simone Penaud-Angelelli, les docteurs Jacques Mallarmé et Maurice Percheron, et deux amis : le commandant Pecqueur et une dame Tachet.

 

Septembre

 

Le 18 : Le commissaire Pinault prend la déposition d’Auguste Picq, directeur commercial des Editions Denoël. Sa déposition est extrêmement importante : il est un des seuls à avoir une vue d’ensemble de la situation financière de la maison depuis son origine, puisqu'il  fut le comptable de la société depuis septembre 1931 jusqu'à juillet 1944.

Il rappelle avec exactitude la carrière de son patron, en précisant qu’au moment de l’association avec Andermann, en 1942, Denoël restait majoritaire « avec 55 % des parts » : il ne fait donc aucun cas des quelques parts détenues par Max Dorian et Pierre Denoël : il sait que ce sont des prête-noms. 

Il dit qu’à la Libération, les Editions Denoël « reprirent leur liberté vis-à-vis des Messageries Hachette et l’affaire connut un essor prospère qui existe encore à l’heure actuelle ».

Ayant bénéficié d’une décision de classement en juillet 1945, Denoël, « se sentant libre, désirait reprendre sa libre activité. Il constitua un dossier, qu’il devait soumettre à la Commission d’Epuration du Livre, dont le siège est 117 boulevard Saint-Germain à Paris, commission devant laquelle il devait comparaître au cours de la semaine qui a suivi son décès. Il avait la ferme conviction d’obtenir la levée de l’administration provisoire confiée à M. Maximilien Vox, puisqu’il m’a dit qu’il espérait refaire marcher ses affaires au mois de janvier 1946 ».

Denoël, dit Picq, « s’occupait également des Editions Domat-Montchrestien, dont Mme Loviton était la gérante. Je ne pense pas qu’il avait des intérêts directs dans cette société d’édition, mais le fait qu’il amena dans cette société des auteurs importants, dont Paul Vialar, me laisse à penser qu’il devait avoir une part dans l’exploitation de cette affaire.

C’est en effet depuis qu’il collaborait avec Mme Loviton dans les Editions Domat-Montchrestien, que celles-ci publièrent des ouvrages littéraires. Précédemment, elles n’éditaient que des ouvrages de droit. D’ailleurs, en 1943, les Editions Denoël ont avancé aux Editions Domat-Montchrestien une somme de 200 000 francs, garantie par une traite à six mois, émise le 22 mai et remboursée le 3 novembre 1943 ».

Le comptable assure qu’il n’a « jamais eu connaissance du dossier constitué par Denoël à l’intention du Comité d’Epuration du Livre, mais celui-ci existait car il devait me le communiquer le lundi 3 décembre à un rendez-vous, qu’il m’avait fixé à 12 heures au " Bar des Capucines ". Ce dossier doit être actuellement entre les mains de Mme Loviton ».

Interrogé à propos des parts cédées par l’éditeur, Picq répond : « Il ne m’avait jamais parlé de son intention de céder ses parts des Editions Denoël à Mme Loviton. Au contraire, tout me laisse croire qu’il les réservait à son fils pour plus tard. Il ne m’avait également jamais parlé de son divorce avec sa femme ».

Le policier lui demande son avis sur le meurtre : « La mort de M. Denoël m’a excessivement surpris et les circonstances qui l’entourent me paraissent bizarres. Je trouve en effet anormal que M. Denoël, qui connaissait parfaitement Paris, où il circulait chaque jour en voiture, ait pu passer par les Invalides pour se rendre au Théâtre de la Gaîté Montparnasse, surtout qu’étant donné l’heure tardive, il n’avait pas de temps à perdre pour se rendre au spectacle ».

Après avoir signé sa déposition, Picq revient sur un détail qui lui paraît important et qui fait l’objet d’un addendum : « J’ai omis de vous dire que d’après moi, et compte tenu de ma connaissance des habitudes de Mr Denoël, ce dernier n’est pas passé 19 rue Amélie, le soir du crime en se rendant au théâtre car, lorsque Mr Denoël s’y rendait, il avait coutume d’y marquer son " passage " en laissant en particulier les portes ouvertes à l’intérieur des locaux, et parfois même en laissant l’électricité allumée dans certaines pièces ».

Il n’y a rien à reprendre à sa déclaration, tout en chiffres vérifiés. On peut s’étonner de l’entendre déclarer qu’en 1939, au moment de la déclaration de guerre, la situation de la société était « bonne », ou que c’est avec «beaucoup de réticence, que M. Denoël fut contraint par les Allemands, devant la menace de saisir sa maison, de s’adjoindre un associé allemand en la personne d’un sieur Wilhelm Andermann, lequel était éditeur à Berlin et à Vienne ». Mais les précisions qu’il donne seront reprises par tous les enquêteurs : Picq est un homme fiable.

Le 20 : Audition de Maurice Bruyneel dit Albert Morys, « ex-artiste dramatique, éditeur ».

Après avoir détaillé comment il a connu les Denoël en 1936, Morys explique qu’« en mai 1944, M. Denoël, prévoyant la défaite des Allemands, s’aménagea une porte de sortie en me cédant fictivement ses parts dans la Société des Nouvelles Editions Françaises, dont le siège se trouvait à l’époque 19 rue Amélie. En même temps, M. Picq, son homme de confiance, cédait fictivement les siennes au docteur Percheron. C’était d’ailleurs à titre fictif que M. Picq était détenteur de parts dans la société. »

Morys joue loyalement son rôle de prête-nom, tant pour la maison d’édition que pour l’appartement de la rue de Buenos-Ayres, qui est à son nom depuis le 30 septembre 1944.

Sur le plan personnel : « Je vivais avec les époux Denoël depuis 1942 ; sans avoir été intimement lié à leur vie privée, j’ai cependant été le témoin de beaucoup de choses dans leur vie conjugale. A mon avis, M. Denoël a toujours eu des maîtresses, sans pour cela abandonner son foyer. Sa femme en souffrait, sans lui faire de scènes véritablement violentes. Mon impression est qu’elle supportait cet état de choses pour que son enfant n’en souffre pas. »

Morys dit qu’après la Libération, Denoël « vint prendre ses repas de midi chez mon père. Il continua par la suite à y rendre visite à sa femme jusqu’en mars 1945, époque à laquelle celle-ci réintégra son appartement de la rue de Buenos-Ayres. A ce moment-là, Mme Denoël lui proposa de reprendre la vie commune, en lui disant qu’elle s’efforcerait d’oublier le passé, mais il passa outre ».

Quant aux projets de Denoël, Morys dit : « En décembre 1945, il avait la ferme conviction de reprendre la direction des Editions Denoël au début de l’année 1946. Il devait comparaître devant un Comité Interprofessionnel dans les premiers jours de décembre. Il s’était promis de produire un dossier renfermant uniquement des extraits de la Bibliographie de la France, prouvant que tous les éditeurs français, à l’exception d’un, avaient édité, comme lui, des livres ayant servi la propagande allemande ou celle de l’Etat français. Il ne s’agissait pas, pour lui, de défendre son cas personnel, sa défense était basée sur le fait que tous les éditeurs français se trouvaient dans son cas, alors que tous n’étaient pas frappés.

J’ai vu ce dossier entre ses mains en août 1944. Il m’en a aussi souvent parlé par la suite, d’après ce que j’ai cru comprendre, il devait l’avoir remis à son avocat, Me Joisson, 3 rue de Chaillot. Il l’avait également fait photographier en cas de perte ou de vol. J’ignore ce que sont devenus ces documents. Je signale seulement qu’il possédait des archives 39, boulevard des Capucines, archives qui n’ont pas été retrouvées après son décès. »

Sur la question de la cession de ses parts : « M. Denoël ne m’avait jamais fait part de son intention de céder ses parts des Editions Denoël à qui que ce soit. Au contraire, peu de jours avant sa mort, il me répétait encore qu’il reprendrait possession de ses trois affaires en janvier, voulant parler des Editions Denoël, des Editions de la Tour, et des Editions Domat-Montchrestien. En ce qui concerne ces dernières, j’ai toujours cru comprendre qu’il avait un homme de paille, comme c’était mon cas dans les Editions de la Tour. Personnellement, il n’a jamais été question pour moi de prendre en mains les Editions Denoël. M. Denoël ne m’avait jamais sollicité pour cela. »

Son rôle à lui était ailleurs : « Dans la société des Editions de la Tour, j’étais en fait un salarié. Tous les profits revenaient à M. Denoël. Il ramassait d’ailleurs la caisse tous les soirs, mais mon salaire réel était de 4 000 francs par mois, plus 3 % sur les affaires. Le docteur Percheron n’était pas appointé. Il ne venait d’ailleurs jamais au siège des Editions. Il est bien évident que M. Denoël retirait un bénéfice des Editions de la Tour, bénéfice que je ne puis cependant pas évaluer. »

Le meurtre de l'éditeur a tout bouleversé : « Dans la semaine qui a suivi sa mort, j’ai reçu la visite du docteur Percheron qui, à ma grande stupéfaction, me proposa de reconnaître avec lui que les parts fictives qui nous avaient été attribuées, nous appartenaient réellement. N’ayant pas accepté cette proposition malhonnête, il chercha alors à faire valoir qu’il avait avancé 200 000 francs à M. Denoël, lequel lui avait donné ses parts en contrepartie, le tout verbalement, bien entendu.

Par la suite, le docteur Percheron me réclama aussi des droits d’auteurs, qu’il disait ne pas avoir reçus. Je les lui payai en chèque de 40 000 francs et plus tard, je fus également stupéfait d’apprendre, en compulsant des notes, que ces droits lui avaient déjà été payés. »

Pour ce qui concerne l’assassinat proprement dit : « J’ai été informé qu’il était à l’hôpital le dimanche soir 2 décembre, en même temps que sa femme. Nous sommes allés ensemble reconnaître le corps au cours de la nuit. J’ai ensuite assisté Mme Denoël dans toutes les phases de l’épreuve qu’elle a subie, c’est ainsi que j’ai été le témoin auditif de toutes les communications téléphoniques qu’elle a reçues ou données ».

Morys explique que Cécile « n’avait à ce moment-là aucun esprit d’animosité contre Mme Loviton. Dans la nuit, elle me chargea de l’appeler à plusieurs reprises au téléphone, afin de l’aviser de ce qu’elle venait elle-même d’apprendre, et lorsqu’enfin elle réussit à la joindre, dès les premières heures de la matinée du lundi, c’est elle-même qui lui donna rendez-vous pour l’après-midi à l’hôpital, afin qu’elle puisse voir une dernière fois M. Denoël.»

Morys ajoute : « Je me dois aussi d’indiquer qu’au cours d’une communication téléphonique que Mme Denoël eut avec M. Beckers, le lundi matin, celui-ci l’informa qu’il avait vu son mari une heure avant sa mort. Il le lui répéta d’ailleurs de vive voix par la suite, le lendemain ».

 

Octobre

 

Le 7 : Audition de Robert Beckers, « agent de publicité » demeurant rue Galilée à Paris.

Après avoir rappelé qu’il a connu Denoël à Liège, dès 1922, qu’il est venu à Paris peu après lui, et qu’il a été «directeur commercial» des Editions Denoël entre 1930 et 1936, Beckers dit qu’il voyait régulièrement Denoël, mais pas sa femme, après la Libération : « Il me mettait au courant de la situation de ses affaires, et dans nos dernières conversations il m’avait dit sa joie d’avoir obtenu le classement de son dossier et de pouvoir un jour reprendre sa place à son bureau, aux Editions Denoël. »

Il dit que Denoël lui a téléphoné le 2 décembre 1945 « peu avant 20 heures. Je ne saurais dire exactement ce dont nous avons parlé au cours de cette communication qui dura au moins 20 minutes. Je pense qu’il a précisément été question de ses intentions de reprendre son activité bientôt dans ses affaires. Il ne m’a pas parlé en tout cas qu’il se rendait au théâtre ce soir-là, pas plus qu’il ne m’a dit qu’il devait voir quelqu’un ce même soir, rue Amélie ».

Il a appris la mort de l’éditeur « le lendemain vers 14 heures par la radio. J’ai d’abord téléphoné à Mme Voilier et j’ai appris la mort de Denoël au cours de cette communication avec une personne au service de Mme Voilier. J’ai ensuite appelé Mme Denoël. Je lui ai demandé ce qu’elle savait, je lui ai présenté mes condoléances. Je lui ai certainement dit " C’est effrayant, je lui ai parlé une heure avant sa mort... " Il est probable que je lui ai dit que c’était au cours d’une communication téléphonique. Ce dont je puis certifier c’est lui avoir dit que si notre conversation n’avait pas été aussi longue, il ne se serait pas attardé et le malheur ne serait pas arrivé. J’affirme ne pas lui avoir dit que j’avais vu Denoël en personne à ce moment-là, pas plus que j’aie pu lui réitérer cette affirmation par la suite. »

Il a revu pour la première fois Cécile Denoël chez son avocat, Me Rozelaar : « Ce rendez-vous a eu lieu le mardi en fin de matinée. J’avais été sollicité pour faire partie d’un conseil de famille chargé de mettre au point la succession de M. Denoël, qui se présentait d’une façon compliquée, étant donné ses ennuis avec la justice et le Comité d’Epuration du Livre. »

Par la suite, il a assisté « à un déjeuner chez Mme Denoël en présence d’elle-même, de M. Bruyneel fils, de M. Saurat fils et de Mlle Saurat, et ensuite sont venus Paul Vialar et sa femme, et peut-être Barjavel et Percheron, sans que je puisse l’affirmer. »

Il se défend d’avoir mis en cause Maximilien Vox dans la nouvelle inculpation des Editions Denoël devant le Comité d’Epuration Interprofessionnel. Il savait que l’éditeur devait passer prochainement devant cette commission « car il me l’avait dit 8 ou 10 jours avant. Je pense que sa comparution devant cet organisme devait avoir lieu prochainement, d’après ce qu’il m’avait dit. Il n’était pas très rassuré car aucune décision de ce comité n’était encore connue, par moi tout au moins. Il m’avait dit avoir établi un dossier de défense dans lequel il minimisait son cas par rapport aux cas de ses confrères non inquiétés. Je n’ai jamais vu ce dossier et je n’ai jamais su où il pouvait se trouver, naturellement il devait l’avoir en sa possession. »

Au début de l’année 1945 Denoël l’avait mis au courant de ses relations avec Jeanne Loviton : « En tous derniers lieux il m’avait dit que son divorce était en cours et qu’il espérait épouser un jour aussi proche que possible Mme Loviton. Il m’avait mis au courant, plusieurs mois avant sa mort, qu’il envisageait, poussé par la prudence et le besoin d’argent, de vendre ses parts des Editions Denoël à Mme Loviton. Il ne m’a jamais dit que c’était chose faite car nous n’en avons jamais reparlé.

Il m’avait présenté la chose de la façon suivante : ou bien il lui serait permis de reprendre son activité et dans ce cas il rachetait ses parts à Mme Loviton, ou dans le cas contraire il pourrait travailler comme directeur sous ses ordres dans sa propre affaire ou dans une autre affaire.

Sa situation financière, à ma connaissance, était extrêmement mauvaise depuis 1945. D’après lui il avait remis une somme de 3 ou 400 000 francs à Mme Denoël et lui avait abandonné son appartement de la rue de Buenos-Ayres. Au cours de l’année 1945 il s’était trouvé assez désargenté pour m’emprunter à plusieurs reprises de petites sommes et, en février ou mars 1945, une somme de 130 000 frs qu’il m’a rendue 8 ou 10 jours avant sa mort. J’ai supposé, sans lui poser de question, que ce remboursement lui avait été permis par la vente de ses parts. Ce remboursement a eu lieu en espèces, de la main à la main, car nous n’avions établi aucun papier. »

Le 11 octobre il envoie à Ducourthial un complément d’information : « Après la conversation que nous avons eue l’autre jour, j’ai eu la curiosité de rechercher dans mes papiers la date exacte du remboursement que m’a fait Robert Denoël. Il a eu lieu le vendredi 30 novembre, donc deux jours avant sa mort et il s’agissait d’une somme de 200 000 francs. »

Le 8 : Le commissaire Pinault prend la déposition de Raymond Durand-Auzias, éditeur d'ouvrages de droit rue Soufflot à Paris :

« Au moment de la Libération j’ai été nommé par le ministère de l’Information Président de la Commission Consultative de l’Epuration de l’Edition. Elle siégeait 117 boulevard St-Germain. Nous avons examiné les ouvrages publiés par les éditeurs pendant la période d’occupation et nous avons transmis à la Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration, 47 rue Dumont d’Urville, les dossiers de tous les éditeurs compromis, en demandant des sanctions contre eux. Nous avons notamment transmis le dossier de Denoël et avons demandé la sanction la plus grave contre lui, c’est-à-dire l’exclusion définitive de la profession.

Denoël a été invité à présenter un mémoire en défense en novembre et il devait comparaître devant la Commission en décembre. Il n’y a pas trace de convocation le concernant dans les dossiers de la rue Dumont d’Urville mais je crois pouvoir affirmer que cette convocation devait être lancée peu de jours après la date à laquelle il a été assassiné.

Le Président Richard, ancien Conseiller à la Cour de Cassation était alors Commissaire du Gouvernement près de la Commission interprofessionnelle. C’est lui qui fixait les dates de convocation ; il pourrait éventuellement vous renseigner. »

Le même jour, le docteur Maurice Percheron, qui habite rue Las Cases, est entendu par le commissaire Pinault.

 

 

Il a connu Denoël en 1934, quand il a publié plusieurs ouvrages chez lui ; ensuite leurs relations sont devenues « amicales puis même affectueuses. Nous nous recevions mutuellement, jusqu’au départ de Robert Denoël du domicile conjugal. Deux ou trois mois après son départ du domicile conjugal M. Denoël m’a mis au courant de sa liaison avec Mme Loviton, que je ne connaissais pas, et de son intention de l’épouser lorsqu’il serait divorcé. Je savais depuis 1935 que le ménage Denoël était désuni. Un seul lien subsistait : l’enfant. »

Il dit n’avoir aucun intérêt dans la société des Editions Denoël, et n’a même jamais signé de contrat avec l’éditeur. Néanmoins « M. Denoël m’avait demandé d’être co-actionnaire des Editions de la Tour et il était entendu que je lui signerais en même temps une rétrocession en blanc. En mars 1945, après avoir demandé à mon confrère le Dr Marette, une somme de l’ordre de 200 à 250 000 frs, et celui-ci n’ayant pu le satisfaire dans le délai demandé, Robert Denoël a donc eu recours une fois encore à moi pour lui consentir ce prêt. Il me donnait en garantie les actions dont je devais alors toucher le rapport, avec néanmoins la promesse de lui recéder ses actions lorsqu’il pourrait me rendre les 200 000 frs, ce qu’il prévoyait dans un délai d’environ 18 mois. Nous avons omis tous deux d’annuler la rétrocession en blanc. »

Le commissaire lui fait remarquer que Morys « a déclaré que dans la semaine qui a suivi le drame, vous vous êtes présenté à lui pour lui demander de reconnaître que les parts dont vous étiez l’un et l’autre détenteurs dans les Editions de la Tour, vous appartenaient en réalité. Que devant son refus, vous avez alors cherché à faire valoir que M. Denoël vous devait la somme de 200 000 frs, pour vous attribuer ces parts, et qu’enfin vous lui avez demandé de vous payer une somme de 40 000 frs constituée par des droits d’auteur, alors que cette somme vous avait déjà été payée ? »

Percheron répond que « Une quinzaine de jours avant sa mort, Robert Denoël m’avait mis au courant d’un grave différend qu’il avait eu avec M. Bruyneel qui, selon Denoël, avait commis des malversations et avait exercé envers lui une tentative de chantage. Denoël avait rétabli la situation en faisant signer à Bruyneel un accord par lequel celui-ci résiliait sa fonction de gérant et liquidait ses comptes. Ayant eu en mains mois par mois, en tant qu’actionnaire de la société depuis avril 1945, les comptes des Editions de la Tour, je suis allé voir M. Bruyneel pour examiner avec lui les rentrées de fin d’année et la situation de la société. Je n’ai eu aucunement à traiter de la question des parts, ni de moi ni de lui-même, me considérant comme actionnaire de la société en raison de mon prêt à Denoël. Le Dr Marette se tient à la disposition de la Justice pour donner son témoignage sur cette opération.

J’ai en effet touché 40 000 frs payables par chèque, montant des dernières publications faites par moi aux Editions de la Tour, les précédentes m’ayant été réglées directement par Denoël. Je n’ai jamais tenté de toucher deux fois cette somme et je proteste contre les déclarations de Bruyneel. »

Il a été avisé du meurtre « le lendemain à 7 heures par Mme Denoël. J’ai téléphoné à Mme Loviton par la suite, elle n’était pas en état de répondre mais sa femme de chambre m’a prié de sa part de l’accompagner à l’hôpital pour un dernier hommage, ce que j’aurais fait moi-même personnellement sans invitation de qui que ce soit. Mme Loviton vint me chercher en voiture et me fit part d’un coup de téléphone qu’elle avait reçu de Mme Denoël, la priant de venir, " aucune rivalité amoureuse ne pouvant subsister après une pareille catastrophe "...

J’accompagnai Mme Loviton avec une de ses amies, Mme Dornès, et me trouvai en face de Mme Denoël et de plusieurs autres personnes. Mme Denoël refusa d’abord de serrer la main de Mme Loviton, ce qui me surprit étant donné le coup de téléphone de la matinée, puis ensuite au contraire invita chaleureusement Mme Loviton à embrasser Robert Denoël en déclarant : " Vous y avez droit, vous l’aimiez assez " ».

Cécile Denoël lui a alors demandé « d’accepter la subrogée tutelle de l’enfant, ce que j’acceptai aussitôt, cette demande m’ayant d’ailleurs été faite par Denoël quelques années avant, quand il envisageait sa mort au cours des bombardements de Paris. J’allai donc une huitaine de jours après l’enterrement, rendre visite à Mme Denoël, chez laquelle je retournais pour la première fois, depuis quelque temps après la Libération. Je lui déclarai que je prendrais mon rôle de subrogé tuteur au sérieux et je la mis en garde contre la gestion que son mari m’avait signalée défectueuse de M. Maximilien Vox et son adjoint M. Pouvrot [sic pour Pouvreau].

Je ne connais ni l’un ni l’autre de ces messieurs mais les renseignements que m’avait donnés Denoël, et que sa femme avec laquelle il était en instance de divorce devait ignorer, me paraissaient suffisamment graves pour que je la mis au courant. Robert Denoël m’avait effectivement dit qu’ils menaient sa maison à la ruine et qu’ils "coûtaient 100 000 frs par mois à la maison ". Je n’avais aucun intérêt matériel en jeu et je n’avais comme intérêt moral que celui de répondre à la proposition d’être subrogé tuteur, rôle dont je n’ai d’ailleurs plus entendu parler.»

Les liens entre Percheron et les Denoël étaient assez intimes pour que Cécile lui demande d’intervenir auprès de Mme Loviton « pour qu’elle lui fasse parvenir une robe de chambre pour l’enterrement. Elle me dit ensuite qu’elle désirait faire un très bel enterrement mais qu’elle se trouvait cependant un peu gênée. Ayant à mon tour téléphoné à Mme Loviton et lui ayant fait part des conversations que j’avais eues avec Mme Denoël, Mme Loviton me dit qu’elle prenait à sa charge tous les frais d’enterrement, désirant que cela fût " bien ". Je téléphonai donc à Mme Denoël, qui me remercia de mon intervention et me dit textuellement : " Dites à Jeanne que je l’embrasse "...

Le lendemain Mme Denoël m’avertit que les frais s’élèveraient à 120 000 frs et me chargea de demander un chèque à Mme Loviton. Celle-ci, trouvant la somme considérable, envoya Mme Dornès à la Maison de Borniol qui, justement, fournissait à une maison secondaire et qui donna un devis d’une soixantaine de mille francs.
 

Je téléphonai donc à Mme Denoël qu’elle aurait intérêt à s’adresser à la Maison Borniol, au lieu d’un sous-traitant de celle-ci et, qu’en tout cas les factures n’avaient qu’à être envoyées à Mme Loviton, qui réglerait sur le champ. Il n’y eut jamais de suite à cette tractation. »

Percheron a été mis en cause à propos du rachat des parts de Denoël par Jeanne Loviton, et il s’en défend : «Lorsque j’allai voir Mme Denoël une seconde fois avec ma femme, il ne fut aucunement question de rachat de parts par qui que ce soit. Je lui signalai simplement l’intérêt qu’il y aurait, lorsque les parts allemandes détenues par les Domaines seraient vendues, à ce qu’elles n’allassent point dans n’importe quelles mains et je suggérai que, peut-être, on pourrait porter comme acheteur auprès des Domaines un groupe d’auteurs de la maison qui recèderaient ensuite les parts à l’enfant.

Je fis d’ailleurs part à Me Rozelaar, à qui j’allai rendre visite, de cette idée qu’il trouva fort pertinente. Les parts resteraient ainsi dans les mains d’abord des auteurs de la maison puis ensuite de l’héritier, au lieu d’être rachetées par un concurrent ou par un capitaliste quelconque. Il ne fut jamais question des parts possédées par Mme Loviton. Robert Denoël m’avait, plusieurs mois avant, confirmé la cession de ces parts. »

Cécile Denoël a aussi appris aux policiers qu’elle avait tenté, sans succès, de téléphoner à Percheron durant la nuit du meurtre, et il ne donne pas vraiment d’explication : « Il est exact que Mme Denoël m’a déclaré m’avoir appelé toute la nuit, le soir du drame. Je n’ai été réveillé par le téléphone que vers 7 heures. »

Le même jour, le commissaire Pinault prend la déposition de Maximilien Vox, qui dit connaître Denoël depuis une quinzaine d’années « en tant que confrère et nos relations amicales avaient été suspendues du fait de nos divergences politiques au moment de l’Occupation. Il s’agit en fait plutôt que de divergences politiques, d’orientations différentes. Je ne me souviens pas l’avoir rencontré pendant l’Occupation. »

 


    Il rappelle qu’il a été nommé administrateur provisoire par arrêté du ministère de la Production Industrielle. Il avait le choix entre Grasset et Denoël, et a préféré le second qu’il considérait plus simple au point de vue société.


    Au début de sa gestion, il a convoqué Denoël à son bureau, rue Bonaparte, pour qu’il lui donne des renseignements sur la gestion de son affaire, mais il ne l’a jamais rencontré rue Amélie : « notre intérêt, aussi bien à l’un qu’à l’autre, était d’avoir le moins de contacts possibles. Depuis la Libération je l’ai rencontré en tout et pour tout environ une dizaine de fois, dont deux fois en présence de témoins ; une fois, en présence de Mme Jean Voilier, [et] de mon contentieux, M. Streichenberger, au début de l’année 1945. Il a été question ce jour-là de la cession de ses parts dans les Editions Denoël ; et une autre fois en présence de mon fils, Flavien Monod, journaliste, lequel devait expliquer à M. Denoël quelles animosités son attitude avait soulevées contre lui. »

Vox a connu Jeanne Loviton fin 1944. A ce moment-là, Denoël lui avait dit qu’il espérait refaire sa vie avec elle. Depuis, il a toujours eu de bonnes relations avec elle, d’autant que Denoël la lui avait présentée « comme étant la personne susceptible de racheter ses parts, cela à partir de janvier 1945. C’est à cette époque qu’ont eu lieu les négociations, non suivies d’effet immédiat, qui consistaient en la cession des parts des Editions Denoël à Madame Loviton, cession que, pour ma part, j’avais souhaitée, afin de pouvoir faire appel au concours financier indispensable à la bonne marche de l’affaire. »


    Depuis la mort de l’éditeur, elle est venue plusieurs fois rue Amélie mais à titre privé et officieux car en fait, «elle ne s’est jamais immiscée dans la gestion de l’affaire puisque les parts, qu’elle détient de M. Denoël, sont actuellement sous séquestre ».


    En ce qui concerne l’assassinat de Denoël, il n’a aucune information : il l’a appris le lendemain matin par des coups de téléphone de journalistes, qui cherchaient à avoir des renseignements.


    Au cours de la visite qu’il a rendue à Cécile Denoël avant l’enterrement, il lui a dit « que l’héritage Denoël se présentait sous forme d’une société qui marchait convenablement et dont le rendement commercial, contrairement à ce qui avait été dit dans certains milieux de la librairie, était nettement bénéficiaire. A aucun moment, je ne lui ai offert les carnets de chèques, ni les comptes de la société ; j’ai simplement pu dire que les héritiers allaient pouvoir reprendre rapidement la gestion de l’affaire et que ma mission, de ce fait, serait terminée. A cette époque, je ne connaissais pas la cession de parts ou, plus précisément, la conclusion des négociations autour de cette cession. »


    Il nie lui avoir raconté cette histoire d’un ami qui aurait dit au téléphone qu’il accompagnait, le 2 décembre 1945, un ami et sa maîtresse qui se rendaient au théâtre. Il ignore si une troisième personne accompagnait Denoël et son amie le soir du drame. Evidemment il a bien émis plusieurs hypothèses devant Mme Denoël, les discutant avec elle, mais il n’a aucune connaissance personnelle de l’affaire : « Je ne demande qu’à être confronté avec Mme Denoël pour mettre cette chose-là au point. »

Le 9 : Audition de René Barjavel.

 

 

Après avoir rappelé comment il était entré aux Editions Denoël, où il travaille encore, l’écrivain dit qu’il a été reçu plusieurs fois chez les Denoël, mais qu’il considérait l’éditeur comme un « un ami et un maître. A partir du moment où il a décidé de divorcer, il m’a mis au courant de la situation et de ses projets d’avenir. A ce moment-là, il m’a fait connaître Mme Loviton, me déclarant que c’était avec elle qu’il referait sa vie. Je puis dire que malgré les difficultés multiples qui l’assaillaient, j’ai eu l’impression de voir en lui un homme heureux ».


    Depuis son départ de la rue Amélie, il savait que Denoël « avait de gros besoins d’argent. Il avait de fortes sommes à investir dans les Editions de la Tour sous le couvert desquelles il travaillait depuis son départ des Editions Denoël. Il entretenait malgré tout sa femme et son enfant. Je sais qu’il a sollicité beaucoup de personnes dans son entourage pour obtenir des prêts, je sais aussi, parce qu’il me l’a dit, qu’il devait tout à Mme Loviton qui lui avait été d’un grand soutien au point de vue matériel. Il m’avait parlé de son intention de lui céder ses parts dans les Editions Denoël mais j’ignorais à quel stade se trouvait ce projet. Je n’ai appris qu’après sa mort que cette cession avait été faite. »


    Le lendemain ou le surlendemain du meurtre, il a rendu visite, seul, à Cécile Denoël, pour lui présenter ses condoléances : « pensant que l’action intentée contre Robert Denoël était éteinte du fait de sa mort, je lui ai dit que la maison allait pouvoir repartir sur ses bases primitives et qu’on allait enfin sortir du provisoire ». Mais il nie avoir tenu des propos désagréables à l’égard de Maximilien Vox : « si j’ai émis quelques critiques, c’est uniquement en ce qui concernait sa gestion. Les critiques que j’ai pu émettre en ce qui concerne la gestion de Vox ne concernaient pas son honnêteté mais sa conception personnelle dans la direction de l’affaire. Il lui était d’ailleurs impossible en tant qu’administrateur provisoire de s’occuper de cette gestion avec la même activité que Denoël. »


    Il n’a jamais dit que Vox était à l’origine de la nouvelle inculpation de la société Denoël devant la Commission d’épuration. Pour lui, « sa comparution devant cette Commission était une conséquence normale de l’inculpation dont il avait fait l’objet devant la Cour de Justice. »


    Il affirme n’avoir jamais rendu visite à Cécile Denoël « au nom de Mme Loviton pour lui demander quoi que ce soit au nom de celle-ci, notamment le rachat des parts de Robert Denoël dans son affaire, pas plus que je ne lui ai dit que Mme Loviton était désireuse de faire une rente à l’enfant et qu’elle lui rétrocéderait les parts à la majorité de celui-ci. Ce n’est du reste qu’une huitaine de jours après la mort de Denoël que j’eus l’occasion de rencontrer Mme Loviton. »


    Il admet qu’ayant rencontré entre-temps le docteur Percheron, « nous nous sommes entretenus de la situation dans laquelle se trouvaient les Editions Denoël à la suite du décès de Robert, nous avions envisagé qui pourrait reprendre en main cette affaire et avions convenu que seule Mme Loviton était capable de sauver la maison. Il s’agissait là toutefois de projets pour la réalisation desquels Mme Loviton n’avait même pas été consultée ».


    Percheron lui a appris que Mme Loviton avait offert à Mme Denoël de payer une partie des frais de l’enterrement et, « au cours de nos conversations avec Mme Denoël, cette dernière m’a parlé de Mme Loviton avec sympathie. C’est dans cet état d’esprit que j’ai pu dire à Mme Denoël, émettant une opinion toute personnelle, que si Mme Loviton prenait l’affaire en main elle sauvegarderait les intérêts de l’enfant. »


    Barjavel savait que Denoël « avait préparé un mémoire en vue de sa comparution prochaine devant la Commission d’Epuration interprofessionnelle du Livre. Denoël m’avait lu une partie de ce mémoire. Il y expliquait ses difficultés financières et se défendait d’être le bouc émissaire de l’Edition. Il montrait d’autre part qu’il n’avait pas été le seul à publier des livres compromettants, alors qu’il était un des seuls à être poursuivis. »

    Le 10 : Le commissaire Pinault prend la déposition de Jeanne Loviton.

 

 

Elle rappelle qu’elle a fait la connaissance de Robert Denoël en janvier 1943 ; il avait été amené chez elle par Marion Delbo : « Exerçant la même profession, nous nous sommes liés d’amitié et nos relations sont devenues plus intimes durant l’été 1943. »


    Denoël lui apprit ses déboires conjugaux, et lui expliqua qu’il n’avait pas divorcé à cause de son fils, « bien que sa femme lui eût donné jusque là bien des occasions de le faire, mais que si j’acceptais de l’épouser il avait le sentiment qu’il retrouverait un équilibre dans sa vie sentimentale et matérielle et que son fils aurait à gagner en n’assistant plus aux discussions conjugales et en trouvant un nouveau foyer ».

    En quittant sa femme, Denoël lui a demandé son accord « pour lui abandonner tous les biens qu’il possédait, à savoir les meubles de son appartement de la rue de Buenos-Ayres et l’argent liquide dont il disposait, moins une somme de 200 000 frs qu’il emportait avec lui. »

    A la Libération, il s’était réfugié pendant quelques jours chez des amis, puis avait accepté son hospitalité dans un appartement qu’elle avait loué, dès le 1er avril 1944, « pour toute éventualité, y compris celle de l’héberger. »

Dans sa garçonnière du boulevard des Capucines, « il avait déposé une valise contenant ses affaires personnelles et aucun autre objet, à ce que je sache. Il y avait cependant le téléphone dans l’appartement, c’était pour lui un lieu de refuge car tant qu’il n’avait pas échappé à la justice, il ne voulait pas que l’on sache où il habitait. »


    Entretemps il avait transformé les Nouvelles Editions Françaises en Editions de la Tour, lesquelles avaient pignon sur rue boulevard Magenta, n° 162 : « Je n’allais pas plus à ce bureau qu’au Bd des Capucines », dit-elle.


    Pourtant l’affaire la concerne de près : « J’ai financé durant toute l’année 1945 les Editions de la Tour pour une somme de 1 million 450 mille francs. D’autre part j’ai donné au nom de la Société Domat Montchrestien, ma garantie à M. Bruyneel pour des traites tirées au profit des Editions de la Tour dont Bruyneel était le gérant à titre fictif. »


    Au cours de l’hiver 1945, « la Société des Editions de la Tour était en pleine période de fabrication des ouvrages ; trois livres pour enfants et un almanach venaient juste de sortir au moment de la mort de Denoël. Toutes les sommes qui devaient entrer dans la société venaient à échéance à partir du 3 décembre. C’est donc dire que Denoël n’a pu tirer que peu d’argent de la vente de brochures populaires et cet argent avait été réemployé pour les fabrications des autres ouvrages. »


    Jeanne Loviton explique alors quelle était, selon elle, la situation de Denoël : « il se trouvait sans ressources. Il devait payer 15 000 frs de pension alimentaire à sa femme. Il avait réglé les honoraires de Me Danet, avoué, et de Me Joisson, avocat de Mme Denoël, ayant lui-même choisi Me Simone Penaud pour le représenter. Il avait dû emprunter à différents amis, parmi lesquels je puis citer M. Beckers, M. Thibon, qui demeure Bd Pereire, le Dr Percheron auquel il avait emprunté 200 000 frs en convenant que les parts des Editions de la Tour qui lui étaient cédées fictivement devenaient après ce prêt sa propriété, M. Tosi, 5 Rue Desrenaudes, M. Brulé, son imprimeur.


    En février 1945 Robert Denoël eut l’idée, afin de se procurer les sommes nécessaires au fond de roulement des Editions de la Tour, de vendre les 1515 parts dont il était propriétaire aux Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien. Une réunion eut lieu au cabinet Streichenberger, où cette cession de parts fut évoquée. La Société des Editions Domat-Montchrestien refusa de faire cette opération tant que Robert Denoël n’aurait pas été officiellement et légalement en droit de disposer de sa propriété. Une ordonnance de classement étant intervenue en juillet 1945, le 25 octobre 1945 je me suis rendue au cabinet Félix
[sic pour Jean] Lucien pour y signer l’acte de cession de parts.


    Cet acte est resté au cabinet Lucien, j’ai réglé le montant des cessions de parts le 30 novembre (je ne disposais pas d’argent liquide avant cette date). Donc le 30 novembre j’ai remis à Robert Denoël la somme de 757.500 frs en espèces, comme peut le prouver ma comptabilité des Editions Domat. »


    Elle a appris après la mort de l’éditeur « qu’il avait utilisé cette somme pour rembourser ses dettes, notamment auprès de MM. Thibon, Brulé, et Beckers. Tout au moins je le suppose d’après ce qu’ont pu en dire ces divers créanciers. »


    Elle décrit ensuite la journée tragique du 2 décembre 1945, que l’on connaît déjà. J’en extrais les détails qui ne figuraient pas dans ses précédentes déclarations.


    Denoël et son amie sont rentrés rue de l’Assomption vers 19 heures 30. Après dîner, ils sont partis pour le théâtre « un peu en retard : il était environ 9 heures moins 10. Je dis cela, n’ayant pas regardé l’heure au moment de mon départ, ne me basant simplement que sur le fait de notre retard pour arriver à 9 heures au théâtre. »


    Après la crevaison d’un pneu, boulevard des Invalides, elle propose à Denoël d’abandonner là la voiture. L’éditeur lui conseille alors d’aller demander un taxi au poste de police voisin, pendant qu’il changera la roue : «Robert Denoël portait ce soir-là un costume neuf pour lequel je m’inquiétais et je m’apprêtais à l’aider pour changer la roue. J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils. Il me fit remarquer qu’il y avait un sac qui allait lui servir et protégerait ses vêtements. »


    Jeanne Loviton se dirige ensuite vers la rue de Grenelle et se retourne pour le voir «aux prises avec les outils». Au poste de police, elle entend l’appel de Police-Secours, et se précipite dans le taxi, arrivé entre-temps : « Je lui criai d’aller immédiatement à l’endroit où j’avais quitté Robert Denoël. Lorsque j’avais quitté Robert pour me rendre au poste de police, j’avais intérieurement décidé non pas d’aller directement au théâtre mais de revenir près de la voiture pour prier le chauffeur de réparer à la place de Robert Denoël, ou tout au moins de l’aider. »


    A l’hôpital Necker, après qu’on lui eût annoncé la mort de son amant, Mme Loviton dit qu’elle avisa l’administration « de l’existence de sa femme et de son fils en demandant qu’ils soient prévenus. »


    Ensuite, elle téléphona « à une première amie que je n’ai pu joindre et à une autre amie que j’ai atteinte pour lui dire le malheur qui me frappait et les suppliant d’arriver tout de suite à l’hôpital. Les agents me dirent qu’il fallait revenir avec eux au commissariat de police où j’ai attendu l’arrivée des amies que j’avais appelées. »


    Jeanne Loviton s’explique à propos des effets personnels de l’éditeur, dont elle a disposé entre-temps : «Comme Robert Denoël avait quitté son pardessus au moment où il voulait réparer la voiture, quelqu’un m’a remis ce pardessus que j’ai emporté chez moi. Il n’y avait absolument rien dans les poches. Je précise à ce sujet que Robert Denoël n’était en possession d’aucune clé de coffre puisque les coffres des Editions Denoël avaient été remis à M. Maximilien Vox.

Au moment où le drame est survenu Denoël habitait depuis quelques mois 9 rue de l’Assomption, dans un pavillon voisin du mien et m’appartenant. Naturellement il venait chez moi mais avait laissé boulevard des Capucines toutes les affaires qu’il y avait apportées. Chez moi il n’y avait que sa robe de chambre, ses pantoufles et un peu de linge de corps.

J’ai cru qu’il aurait été sa volonté de donner des costumes aux personnes qui l’avaient loyalement servi. J’ai donné à Gorget un ou deux vieux costumes, et à un vieil emballeur [Georges Fort] que Monsieur Denoël avait eu pendant 20 ans, que je ne connaissais pas et qu’il aimait beaucoup, un pardessus et le veston du costume avec lequel il a été enterré.

J’ai donné la montre à Monsieur Barjavel un peu plus tard. Cette montre qui lui avait appartenu et qui ne marchait pas. Il l’avait échangée avec moi contre la montre de mon père, qu’il portait au bras le jour de sa mort.

J’estimais donc que l’autre montre qui se trouvait en réparation à mon nom m’appartenait et que j’étais libre d’en disposer. J’ai repris, à l’exception de Georges, ce que j’ai donné et le tout est sous scellés boulevard des Capucines. Je précise que la montre est ma propriété bien que Mme Denoël m’ait fait remettre depuis peu de temps la montre de mon père par M. Fallon, son frère. »


    Elle rappelle dans quelles conditions elle s’est trouvée le lendemain à l’hôpital Necker : « C’est sur convocation de Mme Denoël qui désirait, disait-elle, sceller avec moi un pacte d’amitié auprès de la dépouille de son mari, que je me suis rendue le 3 décembre à 13 heures à l’hôpital, accompagnée de Mme Dornès et du Dr Percheron. Mme Denoël était déjà là, accompagnée de M. Bruyneel et de diverses autres personnes. Le Dr Percheron me conduisit vers elle, dans un geste mélodramatique elle refusa de prendre la main que je lui tendais. »


    Elle doit s’expliquer à propos de la demande singulière qu’elle a faite par l’intermédiaire de Billy Ritchie-Fallon, le frère de Cécile Denoël : « Il est exact que j’ai exprimé à M. Fallon, frère de Mme Denoël - qui était devenu mon ami, Robert Denoël me l’ayant présenté et lui ayant exposé les raisons de son divorce avec sa sœur, ce qu’il avait fort bien compris - que je serais contente si Mme Denoël voulait bien me donner l’agenda que Robert portait sur lui au moment de sa mort. Je disais d’ailleurs à Fallon qu’il ne me restait rien de Denoël et que j’attachais à cet objet sans valeur un prix sentimental. Je sais que sur ce carnet M. Denoël notait une partie de ses rendez-vous, et des prévisions financières, ainsi que tous autres calculs. »


    Le commissaire Pinault l’interroge ensuite sur les offres qu’elle a faites à Cécile Denoël : « J’ai supposé que Mme Denoël aurait besoin d’argent le 3 décembre et j’ai pensé lui être agréable en payant les frais de l’enterrement de son mari. Il me plaisait d’ailleurs personnellement de faire pour lui ce dernier sacrifice.Je n’ai jamais parlé de racheter les parts puisque j’étais propriétaire des parts des Editions Denoël ; les amis de Robert Denoël m’ont dit qu’il me faudrait aussi diriger les Editions de la Tour, de ma part rien de ce genre n’a été proféré.

Je n’ai jamais parlé d’une rente pour le fils de Robert Denoël, croyant que des relations décentes pouvaient exister entre la veuve et moi et sachant tout ce que Robert m’avait dit et ses craintes au sujet de son fils, j’ai dit en effet à cette époque que je ferais quelque chose pour l’enfant. »


    Le policier l’interroge alors à propos de sa Peugeot : « La voiture que nous avions le soir du drame a été enlevée dans l’après-midi du lendemain par mon chauffeur M. Gorget, à une heure que je ne puis toutefois préciser. J’affirme donc qu’il est matériellement impossible que quelqu’un ait pu me voir au volant de cette voiture le lendemain matin. »


    Il s’agit d'un quiproquo dû à Gustave Bruyneel, qui s’est rendu le 4 décembre 1945 rue de l’Assomption, et qui a vu Jeanne Loviton au volant d’une voiture : c’était celle d’Yvonne Dornès.


    Le commissaire Pinault l’interroge aussi à propos de Sidonie Zupanek, sa bonne yougoslave, qui a fait des déclarations complaisantes à ses inspecteurs : « elle est partie de chez moi à une date que je ne puis préciser en raison du peu d’importance que j’attache à son départ. Elle m’a quittée parce qu’elle me demandait une augmentation que je ne pouvais lui donner et parce qu’elle avait trouvé une place plus avantageuse. »

 
    Il lui demande ensuite de justifier ses déplacements à l’étranger : « Il est exact que j’aie fait un voyage en Suisse au début de l’année 1946. Je me suis rendue dans une clinique à Montana, dans la clinique " La Moubra"... J’y suis d’ailleurs retournée depuis une seconde fois ».


    La question d’une participation de Denoël dans sa maison d’édition est évoquée : « Je tiens à préciser que Monsieur Denoël n’a jamais eu d’intérêts dans les Editions Domat. A une certaine époque, en 1943, il m’a prêté 200 000 frs que je lui ai restitués. Je lui avais remis une traite pour le couvrir de cette somme. Le paiement de cette traite doit se retrouver dans nos comptabilités. »


    Les questions étant terminées, c’est au tour de Jeanne Loviton de placer quelques banderilles, qui feront du mal à la partie civile : « Je précise également qu’au moment de sa mort M. Denoël s’était séparé de M. Bruyneel en tant que gérant des Editions de la Tour.

Comme il désirait, en raison des avances que je lui avais faites pour cette société, que j’en devienne propriétaire par personne interposée, il m’avait remis l’abandon de gérance de M. Bruyneel et avait sollicité une de mes amies, Mlle Pagès du Port, 22 Rue Ravignan, pour qu’elle acceptât la succession de Bruyneel en ce qui concerne les parts fictives qu’il détenait.

La gérance devait être confiée à Mme George Day, que je ne connais pas. Celle-ci était une relation de M. Denoël. Je vous remets d’ailleurs une photocopie de l’engagement signé entre M. Bruyneel et Denoël le 31 octobre. M. Bruyneel devait quitter définitivement les Editions de la Tour le 31 décembre 1945.
   

J’ai fait photographier la pièce en question en même temps que la lettre que Robert Denoël avait adressée à sa femme et dont il avait conservé le brouillon. Il me l’avait donnée en me disant qu’elle pouvait servir dans la suite du procès si sa femme ne tenait pas ses engagements d’un divorce d’accord. »


    Jeanne Loviton marque, ce jour-là, des points essentiels. Morys a « oublié » de parler de son licenciement aux Editions de la Tour. Et la lettre que Denoël a écrite à sa femme, au cours de l'été 1945, est, réellement, explosive. La question de savoir si Jeanne Loviton a prélevé ces documents dans un stock de documents personnels qu’elle aurait « volés » dans la garçonnière de l’éditeur, boulevard des Capucines, n’est pas posée, car son amie Simone Penaud, qui était aussi l’avocate de Denoël, a pu en détenir une copie.


    La question du dossier constitué pour sa défense par l’éditeur est évoquée : « Quant aux pièces constituant la défense de Robert Denoël, elles étaient dans les mains de son avocat, je crois pouvoir affirmer qu’il est absolument faux que dans sa défense devant le Comité d’Epuration, il ait eu le projet de mettre en cause d’autres éditeurs parisiens. Je crois savoir qu’il était convoqué à la date du 17 décembre pour comparaître devant cette Commission d’Epuration. Il avait la ferme conviction qu’il allait être absout. »


    Jeanne Loviton tient encore à préciser qu’elle était seule dans sa voiture, le soir du drame : « Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi j’aurais cherché et je chercherais à mentir sur ce point. »


    Après avoir signé sa déposition , il lui revient qu’elle a oublié quelqu’un dans la liste des créanciers de Denoël : « Je dois encore ajouter le nom de M. Foucard de Cotte dans la liste des créanciers de Denoël. Ce Monsieur demeure Avenue Victor Emmanuel III. D’après ce que je crois savoir, il a prêté une somme importante dans le courant de novembre 1945. »


    Enfin, pour qu’il ne subsiste aucune équivoque, elle déclare : « J’ai omis aussi de vous préciser qu’en allant au théâtre le 2 décembre au soir, nous ne nous sommes arrêtés nulle part sur le parcours suivi. Nous ne sommes passés ni par la rue Amélie ni au domicile de qui que ce soit. »

De cette longue déposition, il ressort que, selon Jeanne Loviton, Robert Denoël voulait lui vendre ses parts dans sa société afin de disposer de l’argent nécessaire au fond de roulement des Editions de la Tour. Il n’a plus jamais été question, par la suite, de la garantie qu’elle aurait donnée, au nom de la Société Domat-Montchrestien, pour des traites tirées au profit de cette maison d'édition.

Le 11 : Audition de Gustave Bruyneel, le père d'Albert Morys, né à Lille le 13 juillet 1877, représentant , demeurant 5 Rue Pigalle à Paris.

Il dit qu’il a connu le couple Denoël à Nice, en 1935 : « Par la suite mon fils Maurice s’est lié d’amitié avec eux et lorsque je suis moi-même venu me fixer à Paris en 1938, j’ai eu quelques contacts avec Mme et M. Denoël ».

Le peu de fois qu’il a été reçu chez eux ne lui permet pas de juger de leur vie conjugale. En revanche, dès la Libération, Cécile Denoël s’est réfugiée chez lui jusqu’en mars 1945 : il peut donc en parler.


    Selon lui, Robert Denoël prenait ses repas de midi rue Pigalle, et Cécile « s’occupait aussi de son linge à cette époque. Il n’a cependant jamais couché chez moi. La situation est restée la même jusqu’au départ de Mme Denoël de mon domicile. Jusqu’en mars 1945 M. Denoël a continué de venir prendre de temps à autre ses repas avec sa femme, comme il recevait ses amis à mon domicile. »


    Au début de l’hiver 1944, Cécile Denoël, « ayant appris que son mari avait une liaison avec Mme Loviton, me chargea d’aller me renseigner sur cette personne. C’est ainsi que je me présentai aux Editions Domat-Montchrestien où, sous un prétexte, je fus reçu par Mme Loviton, ce qui me permit de la décrire physiquement à Mme Denoël ».


    Par la suite, il n’a plus revu Mme Loviton, « si ce n’est que le lendemain du meurtre, Mme Denoël m’ayant chargé de me rendre à son domicile, 11 Rue de l’Assomption, pour y demander une chemise, un caleçon et une cravate afin d’ensevelir son mari. Ce jour-là, en arrivant rue de l’Assomption, je vis une femme descendre d’une voiture qu’elle pilotait elle-même. Je ne la reconnus pas comme étant Mme Loviton. Et comme je sonnais à sa porte, elle me demanda ce que je voulais, en s’annonçant comme étant Mme Loviton. Elle me fit donner satisfaction par sa bonne au sujet du but de ma visite. La voiture pilotée par Mme Loviton était une conduite intérieure de couleur noire, je crois, je ne saurais dire la marque.
  

J’ai évidemment rapporté à Mme Denoël que j’avais vu Mme Loviton au volant d’une voiture mais je ne lui ai jamais dit que celle-ci était la voiture avec laquelle son mari circulait lorsqu’il a été assassiné. Je n’avais d’ailleurs jamais vu Denoël au volant d’une voiture car il circulait toujours en motocyclette. »


   Le 2 mai 1946, Cécile avait en effet signalé au juge Gollety qu’« un témoin » avait aperçu Jeanne Loviton au volant de sa Peugeot, le lendemain du crime. On peut penser qu’elle pilotait en réalité la voiture de son amie Yvonne Dornès, mais cela ne change rien au fait que sa propre voiture, élément essentiel de l’enquête, ait pu être récupérée par son chauffeur, lequel aura à s’en expliquer deux jours plus tard.

Le 13 : Audition d’Abel Gorget, chauffeur des Editions Domat-Montchrestien et des Cours de Droit.


    Il est au service de Mme Loviton depuis septembre 1943 et connaît bien Denoël « pour lequel il m’arrivait de faire des courses ». Il s’est rendu le lundi 3 décembre, entre 17 et 18 heures, au poste de police de la rue de Grenelle, pour récupérer la Peugeot accidentée. Ce qui, apparemment, ne présenta aucune difficulté.


    Par la suite : « Lorsque j’eus l’occasion de réparer la roue avant droite crevée, j’ai constaté que cette crevaison s’était produite à la suite d’un éclatement du pneumatique dû au mauvais état de celui-ci. »


    Il précise encore que « Mme Loviton ne possède pas de voiture conduite intérieure de couleur noire, j’indique toutefois que Mme Dornès, son amie et collaboratrice, en possède une, avec laquelle elle circule journellement. »


    Le chauffeur de Jeanne Loviton lève ce jour-là une équivoque : le lendemain du meurtre, sa patronne pilotait la voiture de son amie Yvonne Dornès, et non la Peugeot « du crime ». Mais on apprend ainsi que le lendemain du meurtre, Jeanne Loviton n’était pas « prostrée » dans sa maison de la rue de l’Assomption, comme l’ont écrit les journalistes qui avaient tenté de lui parler, et que, d’autre part, son chauffeur avait pu récupérer le véhicule sans autre formalité qu’un bulletin d’autorisation du commissariat de police du quartier du Gros-Caillou.

Le 14 : Le commissaire Pinault prend la déposition du docteur Philippe Marette, 33 ans, qui habite rue de Bellechasse, dans le XVIe arrondissement. Frère cadet de la psychanalyste Françoise Dolto, c'est un ami du docteur Percheron, lequel, dans sa déposition du 8 octobre, a signalé son existence à la police.


    Le docteur Marette dit qu’il a connu Denoël en 1935 ou 1936, « en tant qu’éditeur de journaux et de livres de médecine ». Les Denoël sont devenus des amis, il était reçu chez eux, et il les recevait chez lui.


    Il a toujours connu Denoël « comme ayant des difficultés de trésorerie. Après la Libération, au début de 1945, il est venu déjeuner à la maison. Au cours de la conversation il m’a déclaré qu’il avait besoin d’une somme de 200.000 frs pour la bonne marche des Editions de la Tour. Il me demandait de lui prêter cette somme mais je lui ai demandé en garantie des actions de cette société. Il m’a déclaré que c’était d’accord et qu’il m’en reparlerait. »


    Par la suite, le docteur Percheron lui a appris que cette affaire avait été réalisée avec lui, « c’est-à-dire qu’il devenait réellement propriétaire des parts que Denoël lui avait remis fictivement dans la Société des Editions de la Tour. »


    Philippe Marette ne connaît rien des circonstances du meurtre : « D’après Denoël, que j’avais eu l’occasion de rencontrer trois jours avant, sa conviction était qu’il pensait reprendre la direction de ses affaires après avoir passé devant la Commission d’Epuration interprofessionnelle. Il n’était pas question pour lui de reprendre la vie commune avec sa femme. Je n’ai fait connaissance de Mme Loviton qu’après le meurtre, bien que Denoël ait voulu me la présenter auparavant. Cette occasion ne s’était pas présentée. »

Le même jour, le commissaire Pinault enregistre la déposition de Raymond Pouvreau, 53 ans, directeur-adjoint des Editions Denoël :

« Je suis entré aux Editions Denoël en novembre 1944, engagé par M. Vox en qualité de secrétaire général. Je n’ai, de ce fait, jamais été en rapport avec M. Denoël, que je me souviens n’avoir vu qu’une seule fois au cabinet Streichenberger, alors que j’accompagnais M. Vox et que lui-même était en compagnie de Mme Loviton.

Cette entrevue avait eu lieu à la demande de M. Vox qui, à l’époque, cherchait la possibilité d’obtenir des concours financiers et qui, ce jour-là, avait suggéré à M. Denoël de faire céder légalement les parts dont il était propriétaire. En effet, la situation de la maison l’empêchait d’obtenir les fonds dont elle avait besoin. D’après M. Streichenberger, l’affaire était légalement impossible, M. Denoël faisant à l’époque l’objet d’une inculpation en Cour de Justice. Ces faits se passaient en 1945, à une époque que je ne puis préciser.
   

Depuis mon entrée aux Editions Denoël, je m’occupe de la direction générale de la maison, sous le contrôle de M. Vox, ayant plus particulièrement comme attributions la comptabilité, les ventes, les achats et la fabrication. Mes appointements actuels sont de l’ordre de 12 000 frs par mois, plus 8 000 francs d’indemnités diverses. J’ai en plus un pourcentage sur les bénéfices, lequel n’est pas déterminé. M. Vox m’avait proposé 10 %, taux que j’ai spontanément fait ramener à 5 %, en fin d’exercice.
   

Au cours du dit exercice j’ai touché, environ, une somme de 100 000 francs sur les bénéfices. Je ne suis d’ailleurs pas le seul dans la maison à avoir une participation sur les bénéfices de fin d’année. Tous les chefs de service, sauf l’administrateur, y participent. Toutes ces sommes sont naturellement comptabilisées.
   

Je ne connais absolument rien des circonstances du meurtre de M. Denoël, meurtre qui a été porté à ma connaissance le lendemain matin, par un coup de téléphone de M. Vox, qui venait lui-même de l’apprendre par un journaliste. J’ai, par la suite, eu l’occasion d’en parler avec le commissaire de police du quartier, lequel m’a paru être de l’avis qu’il s’agissait d’un meurtre crapuleux. »


    Le 19 octobre, Raymond Pouvreau envoie à l’inspecteur Ducourthial une lettre pour préciser certains points de sa déclaration. Elle concerne le salaire de Jeanne Loviton, nommée gérante des Editions Denoël avec des appointements de 20 000 francs par mois : « dès notification de cette nomination, j’ai établi un chèque barré de 20 000 francs à l’ordre de Mme Loviton. » Ce chèque n’a jamais été remis à l’encaissement.

Le 17 : Déposition de Henri Thibon, 46 ans, directeur de la Société Job, demeurant 39 Boulevard Péreire à Paris :

« A la fin du mois de juin 1945, M. Denoël, que je connaissais depuis plusieurs années, m’a demandé de lui prêter 300 000 frs pour la bonne marche des Editions de la Tour. Je dois dire que je connaissais d’autant mieux Robert Denoël que ma femme est camarade de pension de Mme Loviton.
   

Je lui ai remis les 300 000 frs en espèces et il m’en a donné reçu. Je lui ai rendu ce reçu lors du remboursement de la somme, c’est-à-dire à la fin du mois de novembre. En me rendant cette somme il m’a dit qu’il pouvait le faire à cette époque parce qu’il avait reçu de l’argent de Jeanne Loviton et qu’il comptait d’autre part encaisser des Editions de la Tour des sommes importantes en décembre et janvier. J’ignore cependant tout des tractations intervenues entre Mme Loviton et M. Denoël. »

Le 18 : Le commissaire Pinault prend la déposition de Guy Tosi, 36 ans, directeur littéraire des Editions Denoël, habitant rue Desrenaudes à Paris.

Il est entré dans la maison en qualité de lecteur, au début de 1943 : « Après la Libération, et bien que M. Denoël ait été écarté de la gestion de sa maison, j’ai continué à le voir. Il est d’ailleurs devenu pour moi un ami. »

Fin septembre 1945, Denoël lui a dit qu’il comptait céder ses parts dans la Société des Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien. C’est à cette époque qu’il a fait connaissance de Jeanne Loviton.


    « Peu de jours avant sa mort, alors que je me trouvais chez M. Denoël, boulevard des Capucines, il m’a dit que la cession des parts était chose faite, et qu’il espérait épouser Mme Loviton dès que son divorce serait prononcé.»


    Tosi dit encore que « le 5 mai 1945, sentant que M. Denoël avait besoin d’argent, je lui ai spontanément offert de lui en prêter dans la mesure de mes moyens. Il accepta avec reconnaissance. Je lui ai remis un chèque à mon nom, sur mon compte courant postal n° 263034 ouvert au Bureau Central, rue des Favorites. M. Denoël m’a établi un petit reçu sur une feuille de son agenda Hermès.

Ce reçu est ainsi libellé : " Reçu de M.G.E. Tosi, la somme de vingt-cinq mille francs, remboursable à vue - Paris le 5 mai 1945, signé : R. Denoël. " J’ai toujours ce reçu en ma possession. M. Denoël avait l’intention de me rembourser en décembre parce qu’à cette époque, il escomptait des rentrées importantes de fonds aux Editions de la Tour.
   

Denoël m’avait dit que Mme Loviton avait investi aux Editions de la Tour, des sommes importantes. Je n’ai quant à présent pas été remboursé de la somme prêtée à M. Denoël. »

Guy Tosi, qui est resté le débiteur de Denoël, a bien noté que son petit reçu avait été rédigé sur une feuille de l’agenda Hermès de l'éditeur.

Le même jour, le commissaire Pinault reçoit la visite de Roger Danheisser, 46 ans, « représentant de commerce » qui habite rue Caulaincourt à Montmartre.

C’est l’un des débiteurs de Denoël, et il déclare : « Je connaissais Robert Denoël depuis de longues années et il était devenu pour moi un ami. A la mi-novembre 1945, Denoël m’ayant déclaré avoir une grosse échéance prochaine, m’a demandé de vouloir bien lui prêter une certaine somme d’argent.

C’est dans ces conditions que je lui ai donné deux bons du Trésor de 50 000 francs chacun. Cette affaire avait été traitée amicalement entre nous. Il m’a remboursé les 100 000 francs en argent liquide, le vendredi avant sa mort [soit le 30 novembre 1945].

J’ignore dans quelles conditions il s’est procuré les fonds nécessaires à ce remboursement. J’ignore s’il me serait possible actuellement de fournir les numéros des deux bons remis à Denoël. »

    Le même jour, le commissaire Pinault enregistre la déclaration de Maurice Bruyneel dit Albert Morys. Il avait déjà été entendu le 20 septembre 1946.


    On lui demande de s’expliquer à propos de ses dissensions avec Denoël, dont il n’a pas parlé, et du «préavis» qu’il a reçu en octobre 1945 : « En août 1945, j’ai fait comprendre à M. Denoël que le salaire mensuel qui me revenait pour la gestion des Editions de la Tour, était par trop faible et ne correspondait pas aux engagements verbaux intervenus entre nous.
   

A l’époque, il me devait déjà une somme qu’il m’est difficile de préciser aujourd’hui, mais qui a été fixée entre nous à la date du 31 décembre 1945, à 191 190 francs.
   

Au mois d’octobre, je lui ai à nouveau présenté mes griefs et nous avons établi un accord aux termes duquel M. Denoël reconnaissait me devoir la somme précitée et s’engageait à me régler cette somme. De mon côté, je prenais l’engagement de quitter la maison à l’époque fixée, c’est-à-dire le 31 décembre.
   

C’est une photocopie de cet engagement signé sur timbre par M. Denoël et moi-même que vous me représentez aujourd’hui.
   

J’ai déclaré au cours de l’enquête que j’étais en bons termes avec M. Denoël, mais j’avoue avoir totalement oublié de parler de la convention intervenue entre nous. Je crois, toutefois, sans l’avoir déclaré par écrit, en avoir parlé à l’Inspecteur principal adjoint Ducourthial.
   

En ce qui concerne la mention concernant la cession à titre gracieux à toute personne que m’indiquera M. Denoël, des 32 parts que je possède dans la Société Les Editions de la Tour, elle s’explique facilement par le fait que je n’étais que propriétaire fictif de ces parts et que cette nouvelle cession ne pouvait se faire que fictivement à un homme de paille de M. Denoël.
   

J’ignore totalement à qui M. Denoël voulait céder ses parts. Mon impression toutefois est que M. Denoël voulait, sous la pression de Mme Loviton, céder ses parts à l’une de ses amies. »

Le même jour, le commissaire Pinault enregistre la déposition de Françoise Pagès du Port, 43 ans, « sans profession », qui demeure à Paris, rue Ravignan.


    C’est une amie de très longue date de Jeanne Loviton et c’est par elle qu’elle a connu Denoël : « En octobre ou novembre 1945, au cours d’un dîner chez Mme Jean Voilier, M. Denoël m’a dit qu’il était décidé à se séparer de M. Bruyneel et qu’il cherchait une personne qui puisse accepter la cession des parts possédées par Bruyneel dans les Editions de la Tour.
   

Dans son esprit, en acceptant la cession de ses parts, je lui permettais d’assurer leur sécurité de façon à ce que Mme Voilier (qui avait financé largement les Editions de la Tour) puisse un jour rentrer en possession de son argent. Au cours de la conversation, en effet, M. Denoël avait déclaré qu’il escomptait de grosses rentrées d’argent aux Editions de la Tour.
   

Je devais mettre les choses au point avec M. Denoël le 3 décembre. Je savais d’autre part qu’une dame que je ne connais pas, avait été pressentie pour prendre la gérance des Editions de la Tour, et qu’avec moi, dans la société, le docteur Percheron était porteur de parts. M. Percheron avait en effet avancé de l’argent à M. Denoël, mais j’ignore dans quelles conditions il était devenu porteur de parts.
   

En résumé, on m’a demandé, à titre amical, de rendre service tant à M. Denoël qu’à Mme Loviton et j’avoue ignorer un peu dans quelles conditions les parts m’auraient été remises. »


    Françoise Pagès ne connaissait donc pas George Day, pressentie pour la gérance des Editions de la Tour dès novembre 1945.

Le même jour, le commissaire Pinault enregistre la déposition d’André Brulé, 46 ans, directeur de l’imprimerie « Les Impressions Modernes », à Fontenay-aux-Roses :

« M. Denoël était mon client depuis 1936, il était d’autre part rapidement devenu un ami. En août 1945, soit à la fin du mois, soit au début de septembre, M. Denoël m’a déclaré qu’il allait avoir un urgent besoin d’argent, pour la bonne marche des Editions de la Tour.

Il m’a demandé de lui avaliser une traite de 100 000 francs au 30 novembre, ce que j’ai fait ; en contrepartie, il m’a remis une traite de même valeur et à échéance identique.
   

Au moment du meurtre de M. Denoël, alors que la traite était venue à échéance quelques jours plus tôt, je me suis demandé si j’allais être remboursé.
   

M. Bruyneel m’a confirmé téléphoniquement que le vendredi précédent [30 novembre 1945], il avait lui-même déposé les fonds pour retirer la traite. Il m’a remis la traite aux alentours du 10 décembre et ensemble, nous avons déchiré cette traite et celle que Denoël m’avait remise en contrepartie.
   

J’avais appris par Denoël, dans le courant du mois de novembre, qu’il avait décidé de se séparer de M. Bruyneel et qu’il l’en avait informé par lettre recommandée. Je savais qu’à la date du 30 novembre, il ne faisait plus partie du personnel des Editions de la Tour.
   

Toutes les tractations financières concernant les Editions de la Tour se faisaient par l’intermédiaire de la Banque Worms, Rue de la Chaussée d’Antin. »

Le 23 : Audition de Philippe Foucard de Cotte, né le 5 mai 1903 à Fretin (Nord), ingénieur, demeurant 18 avenue Franklin Roosevelt à Paris.


    « J’étais ami de Denoël depuis 1938 ou 1939. Je le rencontrais fréquemment et il nous arrivait de dîner ensemble au restaurant. Toutefois je ne connais pas Mme Denoël. Il m’avait parlé souvent de Mme Jean Voilier avec laquelle il avait l’intention de refaire sa vie.

En octobre 1945, cette femme a été reçue chez moi. Le divorce de Denoël était en cours, et elle a été présentée à ma femme comme la fiancée de M. Denoël. Au cours de cette présentation, il m’a dit que " Notre union est déjà pratiquement consacrée, puisque les sociétés Domat et Denoël ne font plus qu’une seule et même affaire ".

Il m’avait d’ailleurs dit qu’une cession de parts des Editions Denoël était intervenue au profit de Mme Loviton. Il m’avait également mis au courant de la marche des Editions de la Tour, auxquelles il consacrait toute son activité.  

C’est en parlant de ces Editions que je lui ai offert spontanément de lui prêter une somme d’argent de l’ordre de 100 ou de 200 000 francs, pour lui rendre service. Je lui ai donc remis un chèque sur le compte de ma femme, Mme Souky de Cotte, du montant de 200 000 francs.

Ce chèque n° 445933 a été tiré sur la Banque Transatlantique, 17 Bd Haussmann à Paris, compte n° 483, le 19 novembre 1945. Je vous représente à toutes fins utiles le talon du dit chèque.
   

J’ai appris à la banque que le chèque avait été encaissé par M. Denoël lui-même, le 21 novembre. Il était bien convenu avec Denoël que dès les premières rentrées de fonds aux Editions de la Tour, au début de décembre, je serais remboursé de cette somme. A ce jour, toutefois, je n’ai pas encore été remboursé. »

Le 24 : Déposition d’Yvonne Debeauvais, dite George Day, 55 ans, écrivain. Denoël a publié en 1936 l’un de ses romans, La Colombe noire. Elle est restée en relations avec lui « pour des questions de bibliophilie, et pour des œuvres de solidarité » :


    « Pendant l’Occupation, j’ai interrompu toutes relations avec lui, nos idées étant opposées, cependant il lui arrivait de m’envoyer quelques miséreux à secourir, et de me demander des renseignements de librairie.

Au début de novembre dernier, M. Denoël est venu me rendre visite à mon domicile. Nous avons bavardé et, au cours de la conversation, il m’a demandé si l’édition m’intéresserait. Je lui ai répondu que cela m’intéressait, car j’avais moi-même un livre à éditer.

Devant ma surprise, alors que M. Denoël me déclarait qu’il allait reprendre ses éditions, il m’a précisé que son dossier en justice était classé. Il m’a d’autre part dit qu’il s’occupait des Editions de la Tour et qu’avec les Editions Denoël, sa tâche serait dure. Aucune proposition ferme ne m’a été faite ce jour-là, mais toutefois, dans mon esprit, j’ai pensé que M. Denoël pourrait peut-être avoir besoin de mes services. Je ne l’ai pas revu par la suite. »

George Day [1893-1971], qui est alors secrétaire générale de la Société des gens de lettres, a beau avoir des idées opposées à celles de Denoël, elle accepte néanmoins le principe d'une gérance des Editions de la Tour. Elle avait déjà effectué un remplacement aux Trois Magots durant l'Occupation.

 

Novembre

 

Le 15 : L’inspecteur Ducourthial remet au juge Gollety un nouveau rapport de 44 pages sur l’assassinat de Robert Denoël : « Cette enquête porte sur tous les points prescrits par Monsieur le Juge d’Instruction et d’une façon générale, sur tous les éléments (arguments et critiques) présentés par la partie civile. »

    Ducourthial y résume et commente les déclarations des uns et des autres. Je me limiterai à reproduire ces commentaires.

A propos des déclarations de Jeanne Loviton :

Mme Loviton a emporté le pardessus de Denoël chez elle, et a affirmé que ses poches étaient vides : « Ceci est exact, car nous nous en sommes assurés sur place ; c’est-à-dire au moment où nous avons remarqué sa présence, sur l’un des dossiers de la voiture. D’autre part, nous ne voyons pas l’utilité qu’il y aurait eu à le saisir au point de vue enquête.

C’est pourquoi, pour ne pas le laisser dans la voiture, il a été remis à Mme Loviton, qui précise à ce sujet que Monsieur Denoël n’était en possession d’aucune clé de coffre, puisque les coffres des Editions Denoël avaient été remis à Monsieur Maximilien Vox ; ceci paraît d’ailleurs être tout à fait normal et par conséquent plausible. »


    Pour ce qui concerne la garçonnière du boulevard des Capucines : « L’appartement occupé par Monsieur Denoël, 39 Bd des Capucines, est composé de quatre pièces. Il a bien été loué par Mme Loviton à la date du 1er avril 1944, moyennant un loyer annuel de 7 500 francs, plus 15 % des charges.
   

Selon la concierge de l’immeuble, cet appartement ne constituait qu’un pied-à-terre pour Monsieur Denoël, qui y venait irrégulièrement, tantôt le matin, tantôt l’après-midi. Il y disposait du téléphone, mais n’y recevait pas de courrier, ni même de visites. Il n’y avait amené aucun meuble ni objet. Le ménage était fait par la bonne de Mme Loviton qui venait de temps en temps. Mme Loviton elle-même n’y venait que très rarement.
   

D’après les renseignements recueillis auprès de la Justice de Paix du 2e Arrondissement, Mme Denoël y fit apposer, le 4 février 1946, des scellés sur une valise porte-manteaux portative, et sur trois cartons renfermant des effets personnels de son mari. »


    Mme Loviton lui a remis le certificat médical qu’elle avait présenté, le 2 décembre 1945, au poste de police de la rue de Grenelle pour obtenir un taxi. Il est ainsi libellé : « Je soussigné, certifie que Mme Loviton, dite " Jean Voilier ", 11 rue de l’Assomption, doit prendre des taxis pour son usage personnel, en raison de son état de santé».
   

Ce certificat, « dont la signature n’est pas légalisée », est daté du 21 novembre 1945. Il émane du docteur Mallarmé, 7 rue Saint-Dominique à Paris 7e.


    « Elle nous a également représenté le billet de théâtre que nous avions vu le soir du meurtre. Ce billet, pris à l’Agence des Théâtres " La Madeleine ", 14 Boulevard de la Madeleine, porte le numéro 3214. Il est délivré pour deux fauteuils d’orchestre n° 55 et 57, pour la représentation de la soirée du dimanche 2 décembre 1945, au Théâtre Agnès Capri, levée du rideau à 21 heures. »


    A propos des objets personnels de Denoël que Mme Loviton a distribués aux uns et aux autres, Ducourthial a enregistré les déclarations de René Barjavel : « Quelques temps après le meurtre de Monsieur Denoël, Madame Loviton m’a remis, en souvenir de lui, sa montre-bracelet. Au moment du meurtre, cette montre était en réparation chez Hermès. Quand elle me l’a remise elle m’a déclaré qu’elle était heureuse de me remettre ce souvenir. Il s’agit d’une montre en acier, qui n’a d’autre valeur que celle du souvenir. Je l’ai toujours en ma possession. »


    Il a vu Georges Fort, 69 ans, le magasinier des Editions Denoël, qui lui a déclaré : « A la mi-décembre 1945, le chauffeur de Mme Voilier a déposé aux Editions Denoël, et à mon nom, un colis que je n’ai ouvert que huit ou dix jours après, lorsque j’ai été informé qu’il s’agissait de vêtements qui m’étaient remis en souvenir de Monsieur Denoël. C’est Mme Voilier qui a dit, lors d’une rencontre, que ces vêtements m’étaient destinés. Je les ai toujours chez moi. Il y a un pardessus foncé, un veston et un gilet. » Monsieur Fort est le prénommé « Georges » dont parle Mme Loviton. Selon elle, le pardessus est celui que Monsieur Denoël portait le jour du meurtre.


    Abel Gorget, 53 ans, le chauffeur de Mme Loviton lui a déclaré : « Après la mort de Monsieur Denoël, Mme Loviton m’a remis, à titre de cadeau, deux vieux costumes usés avec lesquels Monsieur Denoël avait l’habitude de faire de la motocyclette. Ces costumes étaient inutilisables, même pour moi. L’un d’eux a été mis aux chiffons, et l’autre a été donné à un malheureux de passage. »


    Il a ajouté : « Je suis au service de Mme Loviton depuis septembre 1943. A cette occasion, j’ai eu à connaître Monsieur Denoël, pour lequel il m’arrivait de faire des courses, jusqu’au moment de sa mort, notamment des transports pour le compte des Editions de la Tour.
   

La voiture avec laquelle circulait Monsieur Denoël, le jour du drame, appartenait à Mme Loviton. Celle-ci n’en possédait pas d’autre à l’époque, pas plus qu’en n’en possède d’autre maintenant.
   

Je m’occupais des réparations de cette voiture, ce qui me permet d’affirmer que les pneumatiques se trouvaient en très mauvais état au moment du drame.
   

C’est moi-même qui, le lundi 3 décembre, suis allé chercher cette voiture devant le poste de police de la rue de Grenelle, où elle me fut remise contre le vu d’un bulletin d’autorisation qui m’avait été délivré par le commissariat de police de la rue St-Guillaume, après entente avec le commissariat de police de la rue Amélie. Cette remise m’a été faite dans la soirée, entre 17 et 18 heures.
   

Lorsque j’eus l’occasion de réparer la roue avant droite, crevée, j’ai constaté que cette crevaison s’était produite à la suite d’un éclatement du pneumatique, dû au mauvais état de celui-ci. Je précise que cette voiture, conduite intérieure Peugeot 302, est de couleur grenat.
   

Mme Loviton ne possède pas de voiture conduite intérieure noire. J’indique, toutefois, que Mme Dornès, son amie et sa collaboratrice, en possède une avec laquelle elle circule journellement. »


    Ducourthial commente : « Nous mentionnons que d’après les vérifications faites au poste de police de la rue de Grenelle, la voiture Peugeot 302, immatriculée sous le n° 4848 RN 5 rouge, appartenant aux Editions Domat-Montchrestien, 160 rue St-Jacques à Paris, a bien été enlevée le 3 décembre 1945, sur bulletin de restitution délivré par le commissariat de police du quartier St-Thomas d’Aquin, ce qui confirme les dires de Monsieur Gorget. L’heure de l’enlèvement n’est pas indiquée, mais il a eu lieu au cours du service de 12 à 18 heures. »


    L’inspecteur a réentendu Sidonie Zupanek, « qui a quitté le service de Mme Loviton depuis mai 1946 ».

Elle dit : « Lorsqu’ils sont partis, c’est moi qui ai donné les billets de théâtre à Monsieur Denoël, je les avais trouvés dans la chambre de M. Denoël et les avais pris pour les placer sur la cheminée de la chambre de Mme Loviton. »

Et de préciser : « Tout ce que possédait Monsieur Denoël se trouvait dans sa chambre au 9 de la rue de l’Assomption. Il avait un costume, une robe de chambre, deux chemises, une paire de chaussures et des pantoufles. Ses affaires se trouvaient 39 Bd des Capucines, dans une ou deux valises et des cartons. »


    Ducourthial évoque le mémoire en défense disparu de Denoël, dont une copie devrait, selon Mme Loviton, se trouver chez son avocat, Me Joisson, 5 rue de Chaillot, : « nous mentionnons qu’aucune confirmation n’a pu être obtenue à ce sujet, Maître Joisson, consulté, ayant déclaré se retrancher derrière le secret professionnel et n’avoir rien à dire. »


    Il évoque longuement la question d’une éventuelle prise de participation de Denoël dans la Société des Editions Domat-Monchrestien : « Afin de déterminer si Monsieur Denoël avait des intérêts dans la Société des Editions Domat-Montchrestien, nous avons recherché l’origine et les diverses modifications apportées à la dite société depuis qu’il était en relations avec Mme Loviton. En réalité, il n’y en eut pas.
   

Mme Loviton est entrée dans la Société " Les Editions Domat-Montchrestien " fondée en 1929, après la mort de son père, c’est-à-dire le 18 décembre 1942. A la date du 21 décembre 1942, donc antérieurement à celle où elle connut Monsieur Denoël, elle est seule dans la société avec Mme Dornès, comme associée. Elle détient 666 parts et Mme Dornès 668. Le capital social est de 400 200 francs et ce, depuis le 21 décembre 1938.
   

La société ne subit aucune transformation jusqu’au 29 janvier 1946, postérieurement à la mort de Monsieur Denoël. Depuis cette date, le capital social de 400 200 francs est divisé en 1334 parts de 300 francs, dont 1001 sont attribuées à Mme Loviton, 268 à Mme Dornès, et 65 à une demoiselle Mireille Fellous. Il est donc impossible que Monsieur Denoël ait pu avoir un homme de paille pour représenter ses intérêts dans la société.
   

Ce n’est également qu’à la date du 29 janvier 1946 que l’objet de la société a été modifié. De : " l’impression et l’édition d’ouvrages juridiques et économiques ", il devient : " l’impression, l’édition, la mise en vente de tout ouvrage, revue, publication quelle qu’elle soit, périodique ou non, de caractère littéraire, technique, artistique ou publicitaire ".
   

A cette même date, Mme Loviton, gérante, fait en outre connaître aux associées qu’elle a réalisé l’achat des parts de la Société des Editions Denoël, soit 1515 pour la somme de 757 000 F, suivant acte sous seing privé passé à Paris le 25 octobre 1945, enregistré à Paris (1er) le 8 décembre 1945, sous le n° 304 A. »


    Ducourthial a vérifié les déplacements de Jeanne Loviton : « Pour ce qui est de ses voyages en Suisse, nous mentionnons que Mme Loviton est connue au service des passeports de la préfecture de police, pour avoir sollicité l’obtention d’un passeport pour se rendre en Belgique le 1er février 1946.

Elle a obtenu le passeport n° 12.918 à la date du 13 février 1946, sur lequel on relève ses passages à la frontière suisse les 27 février, 23 mars, 9 juillet et 5 août 1946 ; ce qui confirme les deux voyages qu’elle dit avoir faits. Son passeport porte aussi un cachet de l’Office de ravitaillement de Montana-Vermala, ce qui paraît aussi confirmer le lieu où elle dit s’être rendue ».

L’inspecteur examine ensuite les déclarations d'Albert Morys : « Personnellement, il ne connaît Mme Loviton que pour l’avoir vue après la mort de Monsieur Denoël. Il savait qu’une femme existait dans sa vie, depuis fin 1943, puisqu’il lui arrivait de découcher depuis et parce qu’il avait informé Mme Denoël que, connaissant quelqu’un, ils allaient se trouver dans l’obligation de se séparer.
   

D’après lui, Monsieur Denoël avait la ferme conviction de reprendre la direction des Editions Denoël au début de l’année 1946. Il devait comparaître devant un comité interprofessionnel dans les premiers jours de décembre. Il s’était promis de produire un dossier renfermant uniquement des extraits de la Bibliographie de la France, prouvant que tous les éditeurs français, à l’exception d’un seul, avaient, comme lui, édité des livres ayant servi la propagande allemande, ou celle de l’Etat français.

Il ne s’agissait pas, pour lui, de défendre son cas personnel, sa défense était basée sur le fait que tous les éditeurs français se trouvaient dans son cas, alors que tous n’étaient pas frappés. Il dit avoir vu ce dossier entre ses mains, au mois d’août 1944, et qu’il lui en avait parlé par la suite.

D’après ce qu’il a pu comprendre, il devait l’avoir remis à Maître Joisson. Il l’avait également fait photographier en cas de perte ou de vol. Il ignore ce que sont devenus ces documents, et signale qu’il possédait des archives 39 Boulevard des Capucines, archives qui n’ont pas été retrouvées après son décès. »


    Morys a déclaré que Denoël ne lui avait jamais fait part de son intention de céder ses parts des Editions Denoël à qui que ce soit : « Au contraire, peu de jours avant sa mort, il me répétait encore qu’il reprendrait possession de ses trois affaires, les Editions Denoël, de la Tour, et Domat-Montchrestien. Monsieur Bruyneel a toujours cru comprendre qu’il avait un homme de paille dans les Editions Domat, comme c’était son cas pour les Editions de la Tour ».


    Il n’était qu’un salarié aux Editions de la Tour. Tous les profits revenaient à Monsieur Denoël, qui ramassait la caisse tous les soirs. Le Docteur Percheron ne s’occupait pas du tout de l’affaire : « Il est bien évident que Monsieur Denoël retirait un bénéfice des Editions, mais il ne peut l’évaluer. Il serait cependant intéressant d’être fixé sur ce point, puisque Mme Loviton déclare avoir financé l’affaire, qui n’allait commencer à produire qu’en janvier, voire même en décembre ».


    Morys ne sait rien des circonstances de la mort de Denoël. Il en a été informé en même temps que Mme Denoël, dans le courant de la nuit, et avec elle, il alla reconnaître le corps à l’hôpital. Il l’a ensuite assistée dans toutes les phases de l’épreuve qu’elle a subie.

C’est ainsi qu’il a été le témoin auditif de toutes les communications téléphoniques qu’elle a reçues ou données. Elle n’avait, à ce moment-là, aucun esprit d’animosité contre Mme Loviton. Dans la nuit, elle le chargea de l’appeler à plusieurs reprises au téléphone, afin de l’aviser de ce qu’elle venait elle-même d’apprendre, et lorsqu’enfin, elle réussit à la joindre dès les premières heures de la matinée, c’est elle qui lui donna rendez-vous pour l’après-midi à l’hôpital, afin qu’elle puisse voir une dernière fois Monsieur Denoël.


    Morys n’a parlé de son licenciement aux Editions de la Tour qu’au cours d’un second interrogatoire, après que l’inspecteur en eût été avisé par Jeanne Loviton : « D’après lui, c’est parce que Monsieur Denoël ne lui donnait pas des appointements suffisants, ne respectant pas ses engagements, et parce qu’il lui en avait fait le grief, qu’ils avaient été amenés à prendre cette décision. Il ignore à qui Monsieur Denoël voulait céder ses parts. Son impression est qu’il voulait, sous la pression de Mme Loviton, les céder à une de ses amies. »

Ducourthial commente ensuite les déclarations de Maximilien Vox : « En ce qui concerne ses appointements d’administrateur provisoire, M. Monod nous a fait connaître à l’issue de sa déposition qu’il percevait 15 000 francs par mois, plus ses frais de déplacements et de représentation, lesquels il n’a pu préciser exactement, ajoutant que ses appointements étaient l’équivalent des sommes perçues par M. Denoël au moment de sa gestion ».


    L’inspecteur est fort intrigué par la déclaration qu’avait faite Cécile Denoël à propos d’un ami de Vox qui, au téléphone, aurait déclaré qu’il se trouvait en compagnie de Denoël et de son amie, le soir du meurtre : « M. Monod nie avoir tenu les paroles rapportées par la partie civile avec laquelle il y aurait lieu de le confronter car, si le fait est exact et surtout si l’ami qui aurait tenu ce langage existe, il s’agit là d’un point extrêmement important.

Il constitue même, peut-on dire, l’élément le plus sérieux de la présente enquête et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est infiniment regrettable qu’il ne nous ait pas été rapporté aussitôt par Mme Denoël. »


    Il a essayé de déterminer si Vox et Jeanne Loviton avaient des intérêts communs : « Apparemment, ils ne paraissent pas en avoir et quant à la situation de Monod en tant qu’administrateur provisoire de la Société des Editions Denoël, elle ne paraît avoir subi aucun changement après la décision de classement de la Cour de Justice en date du 15 juillet 1945.

L’administration provisoire de l’affaire relevant, comme le déclare l’intéressé, du ministère de la Production Industrielle, elle ne pouvait être modifiée ou supprimée qu’après la décision de la Commission d’Epuration interprofessionnelle du Livre et celle de la Cour de Justice qui avait à connaître d’une nouvelle inculpation contre les Editions Denoël. »

Ducourthial est amené à évoquer l’article paru le 4 décembre 1945 dans le Courrier de Paris : « Quant au témoin Pierre Marcou dont parle le journaliste Emmanuel Car dans son article et dont la partie civile ne manque pas de faire état en nous reprochant de ne pas l’avoir entendu, nous faisons connaître qu’il n’existe pas.

Il s’agit d’un témoin imaginaire dont la presse s’est servie pour raconter le drame à sa façon. Cet article du Courrier de Paris n’est d’ailleurs pas le seul du genre. Les uns et les autres ne nous ont pas échappé au moment de leur parution, mais nous n’avons pas l’habitude de faire état des fantaisies de la presse dans nos rapports.
   

M. Carriot Emmanuel dit " Emmanuel Car ", âgé de 37 ans, demeurant 40 rue d’Enghien à Paris, nous a confirmé ce qu’il nous avait dit lors de la parution de son article, à savoir que le scénario, tel qu’il l’expose, est de sa pure imagination.

Naturellement, ce récit est de nature à faire naître toutes sortes de suppositions, surtout que la partie civile croit à l’existence d’une tierce personne dans la voiture le soir du drame. »

Ducourthial s’est intéressé au divorce des époux Denoël : « Nous n’en avons pas trouvé trace au Tribunal de la Seine, tant au greffe qu’aux conciliations, ce qui paraît indiquer que l’instance n’était pas introduite. Il apparaît par ailleurs que les époux avaient un avoué commun, Me Danet, 85 rue de Richelieu, lequel consulté, nous a déclaré se retrancher derrière le secret professionnel.
   

Il nous a néanmoins fait connaître sur le vu de la commission rogatoire de Monsieur le Juge d’Instruction, que c’est fin juin 1945 que Mme Denoël lui fit part de se séparer de son mari, sans lui révéler que celui-ci vivait avec sa maîtresse. Elle désirait se mettre d’accord avec lui avant de commencer la procédure, pour sauvegarder les intérêts de son fils.
   

Au début les époux étaient d’accord, mais par la suite M. Denoël s’opposait à verser une mensualité importante en raison des frais que cela entraînerait. Il proposait de verser de la main à la main le complément de cette mensualité, dont le montant ne nous a pas été indiqué, Me Danet prétendant ne pas la connaître, disant qu’il attendait que les parties soient d’accord afin de commencer la procédure. Mme Denoël n’acceptant pas les propositions de son mari, les choses en étaient restées là. »

Il a ensuite consulté les différents fichiers relatifs aux poursuites engagées contre Denoël : « On ne trouve pas trace de poursuites intentées contre M. Denoël ou contre les Editions Denoël au Comité de Confiscation de la région parisienne, 26 avenue de l’Opéra, où les fiches des particuliers et des entreprises ayant eu affaire avec l’un des comités sont classées.
   

Le dossier de M. Denoël n’était pas encore entièrement constitué à la Commission Nationale interprofessionnelle d’Epuration, 47 rue Dumont d’Urville à Paris (16e) lors de son décès. D’après les renseignements recueillis, il en était encore à la phase de formation et aucun rapporteur n’avait été désigné.

Néanmoins, à la date du 8 novembre 1945, le Commissaire du Gouvernement avait informé l’intéressé de la dénonciation dont il faisait l’objet, en l’invitant à produire un mémoire de défense dans un délai de dix jours.
   

Parmi les documents constituant le dossier se trouvent seulement un exposé qui paraît être un relevé du livre des délibérations de la Société des Editions Denoël faisant état des diverses modifications apportées à la société depuis sa création, et un état du chiffre d’affaires, de la production et des attributions de papier, portant sur les années 1938, 1941, 1942 et 1943.
   

Il est évident que ces documents paraissent avoir été versés au dossier par une personne susceptible d’avoir pu se documenter dans la comptabilité des Editions Denoël, M. Durand-Auzias n’a pu nous dire par qui, M. Monod prétend que ce n’est pas lui.
   

On ne trouve pas trace de la date à laquelle M. Denoël devait passer devant cette commission, à la demande de la Commission Consultative de l’épuration de l’Edition dont le siège se trouvait 117 Bd St-Germain. »


    L’éditeur Durand-Auzias avait déclaré que cette convocation devait être lancée peu de jours après la date à laquelle Denoël a été assassiné, sans pouvoir donner de date précise. Il invitait l’inspecteur à interroger le Président Alphonse Richard, ancien Conseiller à la cour de Cassation, qui était alors commissaire du Gouvernement près de la Commission interprofessionnelle d'épuration de l'Edition. C’est lui qui fixait les dates de convocation.

Ducourthial l’a rencontré : « M. Richard n’a pu nous fournir aucune précision à ce sujet, il ne pense pas avoir lancé de citation, disant que les poursuites devaient être rapides. Il ne peut d’autre part formuler son opinion sur la décision qui serait intervenue. »


    L’affaire est curieuse, car tous les journaux ont évoqué la comparution de Denoël devant cette Commission : «En un mot, il n’apparaît pas que la date à laquelle M. Denoël devait comparaître devant cette commission ait été fixée. Mme Loviton parle cependant du 17 décembre. Est-ce qu’elle était renseignée en sous-main, à moins que M. Denoël l’ait été lui-même, ce qui n’est pas impossible.

En tout cas personne ne peut le dire officiellement. Il n’avait par ailleurs pas encore présenté son mémoire de défense, bien que le délai de production ait expiré le 18 novembre. »

Ducourthial s’interroge donc à ce sujet : « Il est assez difficile de déterminer qui avait intérêt à un classement des poursuites et qui avait intérêt à le voir disparaître, professionnellement parlant ; les uns sont ceux qui le soutenaient sincèrement, les autres sont ceux qui le jalousaient sur le plan professionnel.

Les profiteurs ou les bénéficiaires de la situation présente, à l’époque, parmi lesquels on pourrait citer M. Monod et M. Pouvreau, n’avaient pas plus d’intérêt, semble-t-il, à souhaiter un classement des différentes poursuites intentées contre M. Denoël, qu’à le voir définitivement exclu de la profession.

Dans les deux cas, ils se voyaient privés des bénéfices de la situation. Absout, M. Denoël reprenait la tête de ses affaires. Exclu du milieu des éditeurs, ses affaires étaient fatalement liquidées et il n’apparaît pas que Monsieur Monod ou M. Pouvreau aient fondé des espoirs pour prendre sa succession. Leur intérêt était de voir la position d’attente se prolonger.
   

Pour ce qui est des poursuites engagées contre les Editions Denoël, en vertu de l’ordonnance du 5 mai 1945, le dossier portant le n°15.061 à la Cour de Justice se trouve être en la possession de Monsieur Fouquin, Commissaire du Gouvernement, lequel possède d’ailleurs également celui de M. Denoël, portant le n° 8518.

Nous avons effectué plusieurs démarches afin de prendre connaissance du dossier mais ce, sans résultat jusqu’à ce jour, Monsieur le Commissaire du Gouvernement nous ayant promis de nous le faire parvenir par la voie officielle. S’il nous parvient avant la fin de notre enquête, nous indiquerons plus loin les éléments qui peuvent se rapporter à l’origine des poursuites. »

L’inspecteur passe en revue les témoins qu’il n’a pu entendre : Billy Ritchie-Fallon, officier dans l’aviation anglaise, a quitté la France en 1940, il n’y est revenu qu’en 1945, « et il se trouverait présentement à Londres, en attendant de partir prochainement pour l’Afrique du Sud. »


    Paul Vialar « demeure à Saint-Tropez ». On peut supposer que c’est une raison pour ne pas le déranger. C’est regrettable car Vialar occupait, en décembre 1945, un bureau au ministère du Travail, et il aurait pu donner d’intéressantes précisions sur son fonctionnement.


    Ducourthial n’a pas non plus cherché à entendre Guillaume Hanoteau : « Nous n’avons également pu recueillir la déclaration de M. Hanoteau, avocat à la Cour, demeurant 13 rue de Verneuil à Paris. Il est l’ami de M. Lévy Roland, chef de cabinet de Monsieur le ministre du Travail, lequel n’a pas jugé utile de nous donner son nom lorsque nous l’avons consulté le lendemain du drame.

Touché par téléphone le 9 octobre 1946, M. Hanoteau a fait connaître à l’Inspecteur principal adjoint Ducourthial qu’il ne savait rien de plus que ce qui nous avait été dit par M. Roland Lévy, en acceptant néanmoins de venir faire sa déposition.

Rendez-vous fut pris mais il ne vint pas. A la suite d’une visite que lui rendit plus tard l’inspecteur Tifa, il promit de nous faire parvenir ses déclarations par lettre, lettre que nous n’avons jamais reçue. »

Il a aussi rencontré plusieurs employés des Editions Denoël, « notamment ceux dont les noms figurent sur la pétition que M. Picq devait remettre, d’après le mémoire de la partie civile, à M. Denoël le lundi 3 décembre 1945. Aucun d’entre eux ne sait quoi que ce soit se rapportant directement aux circonstances dans lesquelles M. Denoël trouva la mort, pas plus que sur la cession des parts intervenue en faveur de Mme Loviton. »

 

*

 

« En résumé, l’ensemble des renseignements et les déclarations recueillis au cours de l’enquête ne permettent pas d’étayer la thèse soutenue par la partie civile ; c’est-à-dire que l’on se trouve en présence d’un meurtre dont le mobile serait tout autre que celui pour lequel nous avons conclu.
   

Naturellement, cette affaire est entourée d’un ensemble d’éléments d’ordre psychologique, dont le seul fait qu’ils existent ne permet cependant pas d’en tirer des conclusions. Si nous avons conclu au crime crapuleux, c’est en tenant compte uniquement des éléments positifs qui entourent le meurtre lui-même, c’est-à-dire des circonstances dans lesquelles il a été commis.
   

En réfutant ces éléments et en procédant par supposition, on peut évidemment émettre toutes sortes d’hypothèses et c’est devant cette énigme que nous nous serions trouvés si nous n’avions pas eu et si nous n’avions pas tenu compte dans une certaine mesure du témoignage de Mme Loviton, lors de notre précédente enquête.

Nous disons bien dans une certaine mesure, car notre opinion n’est pas uniquement basée sur ses déclarations et ce n’est, aussi, qu’après avoir vérifié ses dires dans la mesure où cela nous était possible de le faire, que nous avons admis sa version.
   

Nous commenterons plus loin les critiques dont notre enquête est l’objet, mais nous soulignons tout de suite qu’au lendemain du meurtre, il nous était impossible d’envisager que Mme Loviton pouvait être mêlée directement ou indirectement à l’affaire pour des questions d’intérêt.

Ce n’est, en effet, que plusieurs jours après le drame que la cession de parts intervenue en faveur de Mme Loviton fut soulevée et là, nous précisons qu’il s’agit d’un fait, vrai ou faux, que personne n’a cru devoir porter à notre connaissance. Bien au contraire, Mme Denoël nous a toujours dit qu’elle n’avait absolument rien à nous signaler.
   

Certes, si nous avions découvert le cadavre de M. Denoël dans toute autre circonstance, c’est-à-dire sans que personne l’eût accompagné là où s’est produit l’attentat, nous n’aurions pas manqué d’émettre toutes les hypothèses qui se rapportaient à son cas, ou qui pouvaient naître des suites de sa disparition. Nous aurions envisagé :


    Le crime politique, en raison des menaces dont il a été l’objet pendant l’Occupation, de son activité passée et de l’ordonnance de classement dont il a bénéficié en Cour de Justice.

Le crime commis dans un but de vengeance sur le plan professionnel.

Le crime passionnel ou de vengeance féminine en raison de sa vie extra-conjugale.

Le crime d’intérêt dont la cause s’est révélée par la suite.

Et, enfin, le crime crapuleux que nous aurions difficilement admis, étant donné qu’on ne lui a rien volé.

Devant les circonstances présentes, les éléments eux-mêmes (constatations, et témoignages autres que celui de Mme Loviton), nous ne pouvions faire d’autres déductions que celles que nous avons faites, surtout après avoir éliminé le cas de Mme Loviton ou, plus exactement, sa participation directe au meurtre, possibilité à laquelle nous avons pensé avant tout, non pas pour des questions d’intérêt, mais du côté passionnel.

Ce n’est également qu’après nous être assurés, par le témoignage de sa bonne, Mlle Zupanek, qu’elle était bien partie seule avec M. Denoël de la rue de l’Assomption, que nous avons admis que personne ne les accompagnait pour aller au théâtre, malgré que le billet de location n’était délivré que pour deux places.
   

Or, c’est sur ce point qu’ont été dirigées nos nouvelles investigations car, d’après la partie civile que nous avons été amenés à consulter au cours de l’enquête, nous savons qu’elle n’admet pas le crime crapuleux parce qu’elle suppose l’existence d’une tierce personne dans la voiture, le soir du drame.
   

Pourquoi le suppose-t-elle ? D’abord parce que Mme Loviton aurait frustré la succession en s’appropriant, à la suite d’un faux, les parts de M. Denoël dans la Société des Editions Denoël, ainsi que certains objets ou vêtements personnels de la victime.

Parce que M. Denoël aurait pu être victime d’un attentat organisé contre lui par des éditeurs qu’il avait l’intention de mettre en cause lors de sa comparution devant la Commission d’Epuration du Livre, dans quel cas Mme Loviton ne voudrait rien dire ou, plus simplement, parce qu’elle ne voudrait pas dévoiler le nom d’une personne qui les accompagnait dans la voiture et avec laquelle M. Denoël aurait pu avoir une discussion.

Parce qu’elle considère qu’il y a des trous dans notre enquête et enfin, parce que certains faits qui lui ont été rapportés au lendemain du meurtre, permettent de le supposer.

Quels sont ces faits : Mme Denoël déclare que M. Robert Beckers lui a téléphoné et dit de vive voix qu’il avait vu son mari une heure avant sa mort et que celui-ci lui avait dit qu’il devait voir quelqu’un ce même soir, rue Amélie, donc probablement au siège des Editions Denoël, qui se trouve au 19.


    M. Monod, dit " Maximilien Vox ", lui aurait d’autre part déclaré que son mari et Mme Loviton étaient accompagnés d’un ami le soir du drame, lequel aurait téléphoné à un de ses amis, chirurgien des hôpitaux, en lui disant :
" Mon cher ami, il y a une chose terrible qui m’arrive, hier soir, j’allais au théâtre avec un ami et sa maîtresse, un pneu a éclaté, la maîtresse de mon ami est allée chercher un taxi. Pendant son absence, nous avons été victimes d’une agression. J’ai pu me sauver et mon ami est resté sur le carreau " .


    Ce sont là, évidemment, deux points importants dont il est infiniment regrettable qu’ils n’aient pas été portés aussitôt à notre connaissance, car M. Beckers et M. Monod ne sont pas d’accord avec Mme Denoël.


    M. Beckers, qui prétend avoir eu une longue conversation téléphonique avec M. Denoël, le dimanche 2 décembre 1945, vers 20 heures, déclare en premier lieu que M. Denoël ne lui a pas parlé qu’il devait voir quelqu’un rue Amélie, ce même soir.

Il dit ensuite avoir fait état à Mme Denoël de la communication téléphonique qu’il avait eue avec son mari approximativement une heure avant sa mort, mais en lui disant qu’il lui avait parlé et non qu’il l’avait vu en personne.
   

M. Maurice Bruyneel confirme cependant les dires de Mme Denoël, prétendant avoir entendu M. Beckers dire, d’abord au téléphone et ensuite de vive voix, qu’il avait vu M. Denoël une heure avant sa mort.


   Quant à Mme Loviton et Mlle Zupanek, elles n’ont pu préciser si M. Denoël avait téléphoné à l’heure indiquée par M. Beckers, étant donné que s’il l’a fait, ça ne peut être que de chez Mme Loviton où il se trouvait vers 20 heures.

Mme Loviton déclare ignorer ce qu’il a fait pendant qu’il l’attendait dans la bibliothèque (pièce où elle a le téléphone), alors qu’elle faisait sa toilette après qu’ils eurent dîné.

Mlle Zupanek ne se souvient pas de ce détail, disant qu’après le repas pris rapidement, M. Denoël pressait sa patronne, laquelle manifestait plutôt le désir de rester chez elle que d’aller au théâtre.


    Il n’est donc pas impossible que M. Denoël ait téléphoné longuement à M. Beckers pendant qu’il attendait Mme Loviton. Par contre, on se demande où ils auraient pu se voir en dehors de chez cette dernière, puisque personne ne parle qu’il soit sorti entre leur retour de Saint-Brice, vers 19 heures 30, et leur départ pour aller au spectacle, vers 20 heures 45 ou 20 heures 50, heure sur laquelle Mme Loviton ne s’est jamais montrée très précise, il faut bien en convenir.
   

De son côté M. Monod nie catégoriquement avoir tenu les paroles rapportées par Mme Denoël, disant qu’il s’agit de propos imaginaires.


    Il apparaît donc que des confrontations s’imposent entre Mme Denoël, M. Maurice Bruyneel et M. Beckers, d’une part, et Mme Denoël et M. Monod, d’autre part. Elles n’ont pas été faites, Mme Denoël étant partie civile.
   

Nous tenons malgré tout à signaler que le langage qui aurait été tenu par la personne, si personne il y a, dont parle Mme Denoël, se rapproche beaucoup de la thèse que nous avons soutenue jusque là.


    En ce qui la concerne, Mme Loviton confirme qu’elle était bien seule dans la voiture avec M. Denoël, et qu’ils ne se sont arrêtés nulle part sur le parcours de la rue de l’Assomption au boulevard des Invalides, parcours qu’ils ont effectué en passant par les quais rive droite jusqu’au pont de l’Alma, pour atteindre les quais rive gauche et traverser ensuite l’esplanade des Invalides.

D’après elle, ils ne sont passés ni aux Editions Denoël, rue Amélie, évidemment toute proche de l’esplanade des Invalides, ni au domicile de qui que ce soit. M. Picq ne pense d’ailleurs pas que M. Denoël soit rentré aux Editions Denoël, où son habitude était d’y laisser trace de son passage, chose qui n’a pas été remarquée le lundi matin, 3 décembre.


    Peut-on admettre que par son silence, Mme Loviton puisse protéger une tierce personne, sans relation valable pour elle-même, c’est-à-dire pour le seul motif de ne pas dévoiler cette personne, alors qu’il s’agit tout de même de la mort d’un homme qu’elle a incontestablement soutenu moralement et peut-être matériellement dans ses affaires, depuis la Libération, et avec lequel elle pensait refaire sa vie ; ce qui résulte non seulement de ses propres déclarations, mais de celles de la plupart des témoins entendus. Il faut également tenir compte de son attitude du moment, au poste de police, lorsqu’elle apprit l’attentat et lors de notre arrivée par la suite.


    Peut-on aussi admettre qu’elle ait pu s’adjoindre un complice afin de faire supprimer cet homme avec l’espoir ou l’intention bien déterminée de s’approprier une partie de ses biens. Il nous semble que dans ce cas, elle aurait choisi toute autre occasion, occasion qu’elle ne pouvait d’ailleurs pas prévoir ce soir-là, tout au moins dans ces circonstances.

Et puis, qui serait ce personnage que M. Denoël aurait admis dans sa voiture, alors qu’il était pressé pour se rendre au spectacle. Naturellement Mme Loviton s’était bien fait des amis parmi l’entourage et les relations des époux Denoël, tels que le Docteur Percheron, et celui-ci habite bien 15 rue Las Cases, non loin du lieu de l’attentat.

Le Docteur Percheron était également bien lié avec M. Denoël pour des questions d’argent et de parts dans la Société des Editions de la Tour, mais s’agit-il d’éléments suffisants pour faire de lui un complice éventuel, même s’il n’a pas répondu aux appels téléphoniques de Mme Denoël durant la nuit qui a suivi le meurtre. Il reconnaît d’ailleurs l’exactitude de ce dernier point, disant qu’il n’a pas entendu la sonnerie du téléphone avant 7 heures du matin.


    L’existence de cette tierce personne n’est vraiment qu’une supposition, supposition que l’on peut toujours faire, mais qu’aucun élément n’étaie pour l’instant. Naturellement, si la version du drame telle que M. Emmanuel Car l’a exposée dans son article du
Courrier de Paris en date du 4 décembre 1945, était exacte et si le témoin imaginaire Pierre Marcou existait, cela constituerait des présomptions sur lesquelles on pourrait se reposer.

L’existence de ce témoin dont la partie civile pensait qu’il nous avait échappé ne constitue-t-elle pas en elle-même une des raisons, aussi, sur lesquelles elle se base.


    Enfin, en admettant que cette tierce personne existe, pourquoi M. Denoël aurait-il crié 'au voleur'. Il est peu probable qu’un 'exécuteur'à la solde ou de connivence avec Mme Loviton ait tenté de le voler.

Il n’aurait également pas eu cette réaction si une personne de sa connaissance l’avait menacé d’un pistolet à la suite d’une discussion d’intérêt où le mot 'voleur' pourrait tout au plus trouver sa signification. Là aussi la partie civile se base sur des suppositions pour détruire les éléments sur lesquels repose notre enquête.


    Nous n’avons aucune raison de croire que dans une affaire d’homicide, M. Roland Lévy, chef de cabinet au ministère du Travail, ne connaisse pas la valeur des paroles qu’il a entendues et rapportées, d’autant plus qu’il nous a dit être Substitut. Me Hanoteau qui l’accompagnait à sa sortie du ministère n’a pu être entendu.

Nous avons par ailleurs tenu à faire préciser par M. L’Hermite Jean, âgé de 64 ans, colonel d’aviation en retraite demeurant 142 bis rue de Grenelle, ce qu’il nous a dit à ce sujet, le 3 décembre 1945. Dans ses déclarations consignées par procès-verbal n° 17, il ne peut se montrer affirmatif en raison du doute semé dans son esprit par la question, mais il dit : " Je ne puis que confirmer les déclarations que j’ai faites au lendemain du meurtre. Si j’ai déclaré à l’époque avoir entendu successivement et à court intervalle, d’abord crier «au voleur» puis la détonation d’un coup de feu suivie immédiatement d’un grand cri, c’est que j’avais réellement enregistré cela. "

En ce qui concerne la cession des parts des Editions Denoël, Mme Loviton déclare qu’il s’agit d’un acte régulier. Nous savons que Mme Denoël s’est inscrite en faux contre cette cession et que l’affaire est instruite au cabinet de Monsieur Bourdon, Juge d’Instruction. Il ne nous appartient donc pas de discuter l’authenticité de cet acte.

Aux dires de Mme Loviton, il aurait été signé par M. Denoël à la date du 25 octobre 1945, la valeur des parts, soit la somme de 757 500 frs aurait été payée, en espèces, le 30 novembre 1945, tandis que l’acte aurait été enregistré après le meurtre, le 8 décembre 1945.

Nous avons néanmoins été dans l’obligation de parler de cession tout au long de notre enquête et tout ce que l’on puisse dire, c’est que nous n’avons rien obtenu de déterminant à ce sujet. Tous les témoins qui touchaient de près ou de loin M. Denoël, à l’exception de M. Picq et de M. Bruyneel Maurice, étaient plus ou mois au courant de cette transaction dont l’origine remonterait à février 1945.

Nous nous sommes malgré tout attachés à essayer de déterminer où avait pu passer la somme de 757 500 francs encaissée par M. Denoël le 30 novembre, donc deux jours avant sa mort, puisqu’il n’a été trouvé porteur que d’une somme minime.

Sur ce point les créanciers de M. Denoël, qui étaient pour la plupart de ses amis, confirment les déclarations de Mme Loviton, à savoir qu’ils ont été remboursés des prêts qu’ils avaient consentis.


    En totalisant, d’après les témoins, les prêts consentis à M. Denoël durant l’année 1945, soit : 200 000 frs par le Docteur Percheron, 200 000 frs par M. Beckers, 300 000 frs par M. Thibon, 25 000 frs par M. Tosi, 100 000 frs par M. Brulé, 100 000 frs par M. Foucard de Cotte, et 100 000 frs par M. Danheisser, on atteint la somme de 1 025 000 francs. Ceci semble indiquer que si M. Denoël a brassé beaucoup d’argent, il a tout de même eu recours à des appels extérieurs.


   En totalisant, d’autre part, les remboursements qu’il aurait effectués le 30 novembre ou fin novembre, soit : 200 000 frs à M. Beckers, 300 000 frs à M. Thibon, et 100 000 frs à M. Danheisser, on atteint la somme de 600 000 francs, donc une différence de 150 000 francs environ, avec le produit de la vente de ses parts.

Où est passée cette somme ? Mme Loviton nous dit qu’elle croit savoir qu’il a prêté une somme importante dans le courant de novembre 1945, sans pouvoir nous dire à qui.


    Il n’existe pour ainsi dire aucune preuve matérielle qui puisse nous permettre d’établir l’authenticité de ces transactions, qu’il s’agisse des prêts ou des remboursements, sauf en ce qui concerne, si l’on veut l’admettre, M. Foucard de Cotte qui possède un talon de chèque, M. Tosi qui possède un reçu, et M. Brulé pour lequel il s’agit d’une combinaison de traite sur les Editions de la Tour, traite qui aurait été remboursée par M. Bruyneel après le meurtre.

Il n’existe également aucune preuve en ce qui concerne la transaction intervenue entre M. Denoël et le docteur Percheron, transaction par laquelle M. Denoël aurait abandonné au docteur Percheron les parts fictives qu’il lui avait attribuées dans la Société des Editions de la Tour, en compensation du prêt de 200 000 francs qu’il lui avait consenti.

Pour nous, c’est-à-dire pour ce qui se rapporte au crime lui-même, une seule question paraît s’imposer ; ces transactions, ou plus exactement ces revendications, constituent-elles des manœuvres d’appropriation des biens revenant à la succession, et sont-elles à la base du meurtre, ou seulement consécutives à la mort de M. Denoël.

Chacun sait, en effet, qu’il n’est pas rare d’assister à des manœuvres d’accaparement après la mort d’une personne, même lorsqu’il s’agit d’un décès naturel, et à plus forte raison lorsque le défunt, comme c’est le cas de M. Denoël, avait une existence aussi compliquée, tant au point de vue conjugal, sentimental, qu’au point de vue situation financière et de ses affaires en général, qu’il cherchait à conserver en sous-main en raison même de la situation personnelle devant laquelle il se trouvait.


   En analysant la situation de M. Denoël en se basant sur les déclarations de Mme Loviton et sur celles des témoins qui abondent dans son sens, il n’apparaît pas que Mme Loviton avait intérêt à voir disparaître M. Denoël, s’il est exact qu’elle ait financé les Editions de la Tour pour 1 450 000 francs durant l’année 1945, comme elle le dit.

En admettant qu’elle se soit appropriée les parts des Editions Denoël à la suite d’un faux, n’avait-elle pas plus d’intérêt à voir subsister M. Denoël qui, depuis plus d’un an, avait consacré toute son activité et ses moyens financiers, auquel elle était soi-disant associée, dans les Editions de la Tour qui, toujours d’après elle, allaient commencer à produire.

N’existait-il pas une rivalité entre les clans formés par M. Denoël et Mme Loviton d’une part et par Mme Denoël et M. Bruyneel d’autre part. Mme Loviton qui n’ignorait pas le départ prochain de M. Bruyneel des Editions de la Tour, n’avait-elle pas tout intérêt, semble-t-il, à attendre que celui-ci fût réalisé, car sans M. Bruyneel, les parts de la Société des Editions de la Tour se trouveraient être entre les mains de personnes qui sont incontestablement de son côté, puisque le Docteur Percheron et Mlle Pagès du Port sont de ses amis, et que se serait-il passé si la mort de M. Denoël était intervenue à ce moment-là, en supposant qu’on ait été de mauvaise foi.

M. Bruyneel et par conséquent Mme Denoël bénéficient de la situation vue du côté des Editions de la Tour, d’où déduction logique : ce qui pourrait être vrai pour Mme Loviton, pourrait l’être pour M. Bruyneel agissant pour Mme Denoël.


    Il apparaît par ailleurs à peu près certain que M. Denoël avait constitué un dossier pour sa défense, non pas seulement en vue de sa comparution devant la Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration, mais aussi en vue de sa comparution en Cours de Justice, car M. Bruyneel dit l’avoir vu dès le mois d’août 1944.

D’après ce dernier, il l’aurait remis à son avocat, Me Joisson, après l’avoir fait photographier. Mme Loviton le dit également, sans parler de photocopie. D’autres témoins en avaient entendu parler, mais ils ne savent ce qu’il est devenu. Quant à Me Joisson, il se retranche derrière le secret professionnel.


   Il n’a pas été possible de déterminer la date exacte à laquelle M. Denoël devait comparaître devant la Commission Nationale Interprofessionnelle d’Epuration. Il apparaît néanmoins probable qu’il aurait été cité dans le courant du mois de décembre.

Mais peut-on voir dans cet état de choses une relation de cause à effet. En admettant aussi que certains éditeurs, redoutant d’être mis en cause, aient eu intérêt à le voir disparaître, et que M. Monod ait été à l’origine de ces nouvelles poursuites, y compris celles engagées contre les Editions Denoël à la Cour de Justice, on s’explique difficilement pourquoi Mme Loviton, qui l’avait protégé jusque là dans sa clandestinité, puisse s’être associée subitement à ses ennemis.


   Mme Denoël dit bien qu’il se rapprochait de son foyer, puisqu’il lui avait téléphoné pour lui demander d’abandonner momentanément toute procédure de divorce, mais il ne ressort pas de l’enquête que son intention était de reprendre la vie conjugale.


    D’après Mlle Kleb Andrée, âgé de 19 ans, femme de chambre de Mme Denoël que nous avons consultée, cette communication téléphonique a bien eu lieu entre les époux, fin novembre.

Elle dit : " M. Denoël a téléphoné à l’appartement le mardi 27 novembre, en demandant à parler à son fils. Comme il était absent, il demanda sa femme. Je n’ai pas entendu la conversation. J’ai seulement entendu Mme Denoël répondre : ‘C’est un peu tard pour la demande, il faudrait se voir’. M. Denoël parla ensuite à son fils que j’avais appelé. Ce n’est que par la suite que Mme Denoël m’expliqua que son mari lui avait demandé de ne pas divorcer, car ses affaires allaient s’arranger. "


   Il est bien évident que Mme Loviton, sentant M. Denoël abandonner les projets d’avenir qu’ils avaient formés, aurait pu devenir son ennemie, d’autant plus que ces projets dépassaient le cadre sentimental.

D’après ce qu’il nous a été permis d’apprendre, ils projetaient de diriger en commun les Editions Denoël, les Editions de la Tour et les Editions Domat-Montchrestien ; ce qui paraît expliquer le sens de ce qu’aurait dit M. Denoël à M. Bruyneel en lui déclarant qu’il pensait reprendre ses trois affaires en janvier 1946.

Il n’apparaît pas que M. Denoël ait pu avoir des intérêts proprement dits dans les Editions Domat-Montchrestien. D’après Mme Loviton qui nous l’a déclaré, il devait s’occuper de la partie édition, choix des auteurs, pour les trois affaires, tandis qu’elle devait s’occuper de la partie administrative et financière.

Naturellement, la réalisation de ces projets était subordonnée à la liquidation des ennuis de M. Denoël du côté collaboration, et si l’on croit M. Durand-Auzias, Président de la Commission consultative de l’épuration de l’Edition, il aurait pu être définitivement exclu de la profession. C’est du moins la sanction qui avait été demandée contre lui.


    D’après M. Danet, avoué, qui eut à s’occuper des pourparlers pour un divorce prononcé 'd’accord', c’est Mme Denoël qui en prit l’initiative en juin 1945. Par contre il apparaît que si M. Denoël avait accepté de verser, au moins officiellement, la pension qu’elle sollicitait, la procédure se serait trouvée engagée.


    En ce qui concerne les faits et gestes de Mme Loviton après le meurtre, c’est-à-dire sa visite du 3 décembre 1945 à l’Hôpital Necker, aux frais d’enterrement, à l’intérêt qu’elle pouvait porter au fils Denoël, à l’intérêt qu’elle pouvait attacher au carnet personnel de M. Denoël, à la question des vêtements et des affaires personnelles de la victime, au licenciement de sa bonne, au fait qu’elle ait été vue au volant de la voiture avec laquelle ils circulaient pour aller au théâtre, dès le lendemain matin du drame, nous croyons qu’il n’est pas exagéré de dire qu’il s’agit là d’autant de questions que l’on pourrait plutôt placer dans le domaine des intrigues, des rivalités et même des histoires, que dans des faits susceptibles de nous aider à la manifestation de la vérité
.

Mme Loviton dit être allée à l’hôpital à la demande de Mme Denoël, qui désirait sceller entre elles un pacte d’amitié devant la dépouille de son mari. Il lui plaisait par ailleurs de s’associer aux frais d’enterrement, dit-elle, pensant ainsi être agréable à Mme Denoël. M. Bruyneel confirme le premier point. Le docteur Percheron fait ressortir que c’est sur son intervention que Mme Loviton voulut s’associer aux frais d’obsèques pour aider Mme Denoël qui lui avait dit être gênée pour faire quelque chose de bien.


    Mme Loviton reconnaît avoir dit qu’elle ferait quelque chose pour l’enfant, comme elle reconnaît avoir fait demander par M. Fallon le carnet de notes personnel de M. Denoël, auquel elle accordait une valeur sentimentale. Elle reconnaît également avoir disposé des vêtements et d’une montre appartenant à la victime.


    Elle dit avoir donné la montre en souvenir à M. Barjavel, qui la détient, disant qu’elle considère qu’elle lui appartient. Elle dit avoir donné certains vieux vêtements à son chauffeur, M. Gorget, et certains autres vêtements, dont le pardessus, à M. Fort, magasinier aux Editions Denoël.
M. Gorget dit les avoir mis aux chiffons ou donnés à des malheureux. M. Fort déclare les posséder encore.

Enfin elle prétend avoir récupéré le reste et l’avoir déposé 39 Boulevard des Capucines, où des scellés sont apposés dessus. Elle prétend aussi que M. Denoël ne possédait rien d’autre que ses vêtements, boulevard des Capucines, où l’appartement lui appartient.

Il apparaît par ailleurs qu’elle n’a pas licencié Mlle Zupanek en raison des déclarations que celle-ci nous a faites dans la nuit du drame, Mlle Zupanek déclarant qu’elle a volontairement quitté sa place au mois de mai 1946 parce qu’elle en avait trouvé une autre plus avantageuse.

Enfin l’histoire de la voiture dont M. Bruyneel père paraît être à l’origine, est dénuée de tout fondement puisqu’il est établi qu’elle n’a été enlevée que dans le courant de l’après-midi du 3 décembre du poste de police de la rue de Grenelle.


    Le fait que Mme Loviton ait proposé le rachat des parts des Editions Denoël ne se trouve confirmé par aucun témoignage, comme personne ne reconnaît avoir critiqué ouvertement et sur des bases solides la gestion de M. Monod et de M. Pouvreau.

Il est néanmoins certain que chacun a dû émettre son avis et faire des suggestions, mais est-ce que cela peut permettre de tirer des conclusions. Peut-on également penser que toutes les manœuvres, si manœuvres il y a, dont Mme Denoël dit avoir été l’objet depuis le début du procès, ainsi que son fils, se rapportent au meurtre.


   En ce qui concerne les critiques concernant le dossier, c’est-à-dire notre enquête précédente, elles sont basées :

1° sur le fait que nous n’avons pas relevé les points sur lesquels Mme Loviton a menti.


    2° sur le fait que nous n’avons pas tenu compte du temps qui s’est écoulé entre le départ de M. Denoël et de Mme Loviton de la rue de l’Assomption et le moment du meurtre, ainsi que de l’itinéraire suivi pour aller rue de la Gaîté.


    3° sur le fait que toutes les constatations d’usage n’ont pas été faites, alors qu’il pleuvait.


    4° sur le fait que la voiture n’a pas été placée sous scellés et qu’aucune perquisition n’a été faite.


    5° sur le fait que la procédure ne fait pas état du témoignage du témoin Pierre Marcou.

Nous ne parlerons pas de ce dernier point, sur lequel nous avons déjà dit ce qu’il en était, pas plus que sur la façon hâtive dont nous avons tiré les conclusions de l’affaire, point sur lequel nous nous sommes suffisamment étendus au début de notre résumé.

Mais là puisqu’il s’agit de critiques, nous pouvons bien dire aussi que la partie civile, dont le rôle est ordinairement de s’adjoindre aux enquêteurs pour faire la lumière sur une affaire, s’est bien gardée de nous faire connaître ses soupçons ainsi que toutes les manœuvres ou les faits qui lui laissaient à penser que le meurtre pouvait avoir d’autres mobiles, comme il pouvait avoir été commis dans d’autres circonstances.


    Mme Loviton n’a effectivement pas dit qu’elle vivait maritalement avec M. Denoël, mais elle ne nous a pas caché qu’il était son ami et qu’ils avaient l’intention de se marier. Si ce détail n’a pas été relevé au cours de son interrogatoire, c’est qu’il ne présentait aucun intérêt et que nous n’avons pas jugé utile de faire préciser un point sur lequel beaucoup de femmes observent une certaine pudeur.

Nous mentionnons seulement qu’il ne nous a pas échappé. Quant à savoir si M. Denoël vivait depuis 9 mois ou depuis 15 mois séparé de sa femme, on ne voit pas en quoi cela pouvait changer la face des choses.


    Il est exact qu’il existe une contradiction entre les dires du gardien Lefèvre rapportés dans le rapport du gardien Testud et les déclarations de Mme Loviton.

Cette dernière a dit s’être écriée, sous le coup de l’émotion : " J’aurais dû rester, c’est de ma faute ", au moment où elle est arrivée auprès du corps sur les lieux de l’attentat ; alors que le gardien Lefèvre a entendu : " Mon chéri, c’est de ma faute ", paroles prononcées à l’hôpital au moment où, apprenant la mort de M. Denoël, elle s’est jetée sur son corps.

A vrai dire, il apparaît que Mme Loviton n’est pas très bien fixée sur ces paroles ni sur le moment auquel elle les a tenues, ce qui n’est pas extraordinaire en pareilles circonstances.

Elle déclare actuellement : 'Arrivée à l’Hôpital Necker, lorsque j’ai compris qu’il était mort, je me suis paraît-il écriée : «C’est ma faute, je n’aurais pas dû te quitter»'. Elle en donne ensuite le sens, à savoir qu’en elle-même, elle pensait que l’accident ne serait peut-être pas arrivé si elle ne l’avait pas quitté.


   Afin d’éviter toute controverse à ce sujet, nous avons tenu à entendre sur ce point le gardien de la paix Lefèvre Gaston, âgé de 36 ans, demeurant 18 rue Augereau à Paris. Il déclare :


   «Mme Loviton attendait son taxi au poste de police lorsque Police-Secours fut alerté. Elle est arrivée sur les lieux au moment où, aidé de mes collègues, je plaçais le brancard dans le car. Elle dit : ‘Qu’est-ce que c’est, que se passe-t-il ?’ Nous lui avons demandé si elle connaissait ce monsieur, elle répondit : ‘Oui, je le connais très bien’. Elle paraissait affolée. Elle nous a accompagnés à l’hôpital en nous demandant ce que nous pensions de l’état du blessé.
   

A l’hôpital, lorsque l’interne de service eût constaté le décès, elle parut ‘stupéfaite’, se trouvant presque mal. Puis elle s’agenouilla auprès du corps en regardant fixement le visage de M. Denoël. C’est à ce moment qu’elle a dit à voix basse : ‘Mon chéri, c’est de ma faute’.
   

Nous l’avons ramenée au poste de police avec nous, et dans le car elle nous dit encore : ‘Vous ne pouvez pas savoir comme nous étions heureux’. Une heure plus tard, elle m’a paru être complètement ressaisie.
   

Lorsqu’elle a dit : ‘Mon chéri, c’est de ma faute’, mon impression a été qu’elle regrettait d’avoir quitté M. Denoël, pensant que si elle était restée auprès de lui, cela ne se serait pas produit.»

En ce qui concerne l’itinéraire emprunté pour se rendre de Passy à Montparnasse, nous avons bien remarqué que ça n’était pas le chemin le plus court en passant par les Invalides. Nous en avons même discuté avec M. Duez, commissaire de police du quartier qui connaissait les Editions Denoël dont le siège se trouve, comme le commissariat du quartier du Gros Caillou, rue Amélie.

Mais nous avons admis que c’était tout de même la direction pour se rendre au Théâtre de la Gaîté. Il n’est pas rare qu’un automobiliste ait des préférences pour circuler dans Paris ou qu’il emprunte de grandes artères pour se rendre d’un point à un autre, au lieu d’un dédale de rues et de boulevards, surtout la nuit.

Il est bien évident que M. Denoël aurait pu passer rue Amélie ou ailleurs, comme il aurait pu prendre quelqu’un n’importe où sur son passage, mais est-ce que cela aurait pu le retarder au-delà de quelques minutes, et pourquoi serait-il passé ailleurs pour y voir ou y prendre quelqu’un, alors qu’il était déjà en retard pour se rendre au spectacle.


    Nous avons tenu compte du fait que Mme Loviton ne possédait qu’un billet de théâtre pour deux places et de ses dires, à savoir qu’aucune autre personne ne les accompagnait et qu’aucune autre voiture ne les suivait. C’est à cette dernière question qu’elle répond lorsqu’elle dit : 'Je précise qu’au moment où nous avons constaté la crevaison et où nous avons stoppé à l’endroit que je vous ai indiqué, je n’ai vu personne aux environs de la voiture.' Elle ne parle pas de voiture, mais la question lui a été posée.


    Il nous apparaît bien difficile d’épiloguer sur la question des heures et de chercher à déterminer l’heure de l’éclatement du pneu et l’heure du coup de feu en se basant sur l’heure du départ de la rue de l’Assomption car personne, ni Mme Loviton ni Mlle Zupanek, n’est précis à ce sujet.

Mme Loviton dit vers 20 heures 45 et Mlle Zupanek déclare une heure et demie environ après leur retour, qu’elle situe vers 19 heures. Ce ne sont donc pas des heures exactes qui permettent de faire une moyenne et de fixer l’heure du départ entre 20 heures 30 et 20 heures 45. S’ils étaient partis à cette heure-là, ils n’auraient du reste pas été en retard pour arriver au théâtre à 21 heures.


    Or, lorsque la partie civile déclare qu’il est établi par un ensemble de témoignages que Denoël a été assassiné à 21 heures 30, ce qui situe l’éclatement du pneu au plus tard à 21 heures 20, nous répondons non.

Elle omet dans ses calculs de tenir compte du témoignage de M. Roland Lévy, qui dit : 'Hier 2 décembre 1945, vers 21 heures 15, je sortais accompagné d’un ami du ministère du Travail, lorsque nous avons entendu une violente détonation' etc., et de celui de M. Pavard, concierge 142 bis rue de Grenelle, qui dit : 'Le dimanche 2 décembre, je me trouvais dans ma loge, lorsque vers 21 heures 20, j’entendis une détonation et un cri provenant du dehors'.

Ces heures : 21 h 15 ou 21 h 20 nous apparaissent comme se rapprochant d’autant plus de la vérité que la sortie du car de police-secours est enregistrée sur les contrôles du poste de police de la rue de Grenelle à 21 heures 23.


    Or, bien qu’il serait également une erreur de tenir cette heure de sortie du car comme étant rigoureusement exacte, car elle est toujours enregistrée au moins quelques minutes après l’appel, on peut néanmoins l’utiliser comme base et par conséquent situer l’heure de l’attentat vers 21 heures 15 ou 21 heures 20 au plus tard.

Il s’est bien écoulé de 5 à 10 minutes entre le coup de feu et la sortie du car de police-secours alerté par le gardien Testud, lequel se trouvait devant le 123 de la rue de Grenelle lorsqu’il entendit la détonation. Il lui fallut donc le temps de se rendre jusqu’à l’angle du boulevard des Invalides, de parlementer avec M. Lévy et Me Hanoteau, de regarder le blessé, de se rendre à l’avertisseur de police, à l’angle de la rue de Varennes et du boulevard des Invalides, de faire son appel en téléphonant. Il fallut également, à l’équipe de police-secours, le temps de se mettre en route.


    L’heure de l’attentat ainsi fixée, vers 21 heures 15 ou 21 heures 20 au plus tard, on peut donc fixer celle de l’éclatement du pneu entre 21 heures 05 et 21 heures 10. Il s’est bien écoulé une dizaine de minutes durant le temps que Mme Loviton a discuté avec M. Denoël, car elle ne s’est pas sauvée subitement, aussi pressée qu’elle fût, qu’elle a mis pour se rendre au poste de police 116 rue de Grenelle, qu’elle a parlementé avec le gardien Testud qu’elle a croisé sur son chemin, qu’elle a demandé son taxi, qu’elle a obtenu, dit-elle, après qu’on eût téléphoné à trois stations. N’attendait-elle pas son taxi lorsqu’elle entendit l’appel police-secours.


    Or, si le pneu a éclaté vers 21 heures 05, nous pouvons nous-mêmes fixer l’heure du départ de la rue de l’Assomption vers 20 heures 55, puisqu’il faut, paraît-il, de 5 à 7 minutes pour effectuer le trajet de la rue de l’Assomption au boulevard des Invalides.

Y avait-il de quoi épiloguer lorsque Mme Loviton nous déclare avoir quitté son domicile approximativement à 20 heures 45, disant être en retard pour le spectacle à 21 heures. Y avait-il matière à la soupçonner de nous cacher la vérité et à la confondre.

Elle nous déclare maintenant avoir quitté la rue de l’Assomption vers 20 heures 50, en se basant sur le seul fait qu’ils étaient en retard pour arriver au spectacle à 21 heures, comme elle fixe leur retour de Saint-Brice vers 19 heures 30 au lieu de vers 18 heures 45, lors de ses précédentes déclarations.

Mlle Zupanek est également en contradiction avec elle-même en situant cette heure de retour également vers 19 heures 30 au lieu de vers 19 heures. Elle l’est aussi lorsqu’elle nous dit : 'Le jour du drame, je savais que Mme Loviton et M. Denoël devaient se rendre au théâtre. Ils m’avaient demandé à ce que le dîner soit prêt de bonne heure'. Alors que dans la nuit du 2 au 3 décembre 1945, elle nous déclara : 'Ils ont ensuite dîné ensemble pour ressortir une heure et demie après environ, sans me faire part de leurs intentions'.


    Nous relevons également la contradiction suivante dans les déclarations de Mme Loviton. Elle a dit : 'Lorsque je l’ai quitté, il portait son pardessus sur lui et il se préparait à ouvrir le coffre arrière pour en sortir des outils', alors qu’elle dit maintenant : 'J’ai ouvert le coffre arrière où se trouvaient les outils'.


    Contrairement à ce que déclare la partie civile, il ne pleuvait pas le 2 décembre 1945, au moment de l’attentat. L’Office National Météorologique n’a pas enregistré de pluie à Paris entre 19 h 20 et 24 heures, et l’observateur du Champ de Mars qui contrôle le secteur des Invalides n’a enregistré qu’une pluie à 11 h 30 et une autre dans le courant de l’après-midi, sans préciser d’heure.

   

France-soir,  2 et 4 décembre 1945


    Et quand bien même il aurait plu, peut-on relever des empreintes de pieds sur le tapis d’une voiture après le passage de quelqu’un, et à plus forte raison plusieurs heures après. Sur quelle partie de la voiture aurait-on pu, par ailleurs, relever des empreintes digitales.
Pour quelle raison la voiture de Mme Loviton aurait-elle été saisie, alors que le meurtre s’est déroulé non pas à l’intérieur, mais à l’extérieur.

Le meurtrier a incontestablement tiré d’un point que nous avons situé en avant et à droite du véhicule, en raison de la découverte de la douille dans le sable, sur le trottoir. Il a tiré au moment précis où M. Denoël se disposait sans doute à lever l’essieu avant de la voiture pour changer sa roue, se trouvant en avant du véhicule devant lequel il avait disposé un sac et un morceau de caoutchouc, formant genouillère pour protéger son pantalon. Il n’avait pas encore commencé cette manœuvre puisqu’il tenait d’une main son cric, et de l’autre la manivelle de ce cric.


    D’autre part, qu’aurions-nous pu trouver au cours de perquisitions faites chez Mme Loviton, 9 et 11 rue de l’Assomption, au pied-à-terre de M. Denoël, 39 boulevard des Capucines, et chez Mme Denoël, 1 rue de Buenos-Ayres ?

Des documents, certes. Mais est-ce que ceux-ci pouvaient nous permettre de confondre le meurtrier quel qu’il soit, en admettant qu’à ce moment-là, ils auraient pu nous permettre de supposer que M. Denoël aurait pu être victime d’un crime d’intérêt.


    Il est évident, et toute la raison est là, que si nous n’avions pas conclu au crime crapuleux en nous basant sur les circonstances de ce drame, sur les constatations, les témoignages recueillis, et aussi sur la bonne foi de Mme Loviton, et non d’une manière hâtive et sans raison, nous aurions certainement poussé plus loin nos investigations.


    En conclusion, et selon toute logique, nous sommes dans l’obligation de nous en tenir à notre première version. M. Denoël, malgré sa personnalité vue sous toutes ses formes, n’a pu être victime d’un attentat organisé, car personne ne pouvait prévoir son passage boulevard des Invalides ce soir-là, comme personne ne pouvait prévoir la panne fortuite de la voiture qu’il conduisait, accident qui est à l’origine de sa mort.


    Il est néanmoins difficile d’éloigner l’hypothèse de l’existence d’une tierce personne dont Mme Loviton tairait le nom, car tout ce dont le contraire n’est pas prouvé, peut toujours être vrai.


    Cette hypothèse émise par la partie civile ne trouve cependant pas sa confirmation dans le procès existant entre Mme Denoël et Mme Loviton, étant donné que cette question de cession de parts peut être régulière, comme elle peut constituer des manœuvres consécutives à la mort de M. Denoël, alors que rien ne prouve que le meurtre soit une conséquence de la préméditation de ces manœuvres. Elle se trouve aussi infirmée par le seul fait que la victime ait crié : 'Au voleur'.»

 

*

 

Le rapport de l’inspecteur Ducourthial est nettement plus étoffé que celui qu’il avait envoyé, quelques mois plus tôt, au juge Gollety, mais on ne peut s’empêcher d’y relever plusieurs anomalies.


    Le policier sait que deux personnes ont découvert, avant l’agent Testud, le corps de Denoël au coin de la rue de Grenelle et du boulevard des Invalides : les avocats Pierre Roland Lévy et Guillaume Hanoteau.


    Le premier ne peut être interrogé directement en raison de sa fonction : depuis janvier 1946, il est membre du Conseil supérieur de la Magistrature. La loi ne permet-elle pas de le faire interroger par ses pairs ?


    Hanoteau a été radié du Barreau peu après l’assassinat, mais Ducourthial ne cherche pas à savoir pourquoi. Au téléphone, il a déclaré qu’il ne savait rien de plus que son ami Roland Lévy, mais il a «accepté» de faire une déposition. Un rendez-vous a été pris, mais il n’est pas venu. Son adjoint Tifa s’est dérangé jusqu’à son domicile, Hanoteau a promis de faire des déclarations par écrit, mais il ne l’a pas fait. Et Ducourthial se borne à le déplorer.


    Qu’est-ce qui peut retenir l’inspecteur de la police judiciaire d’interroger ces deux témoins privilégiés ? Et qu’est-ce qui empêche le juge Gollety de le lui demander ? L’un est membre du parti Communiste, l’autre a été Résistant. Ces qualités les mettent-elles à l’abri d’un interrogatoire ?

Et on peut remarquer que Ducourthial, qui a, au cours de sa seconde enquête, interrogé de nombreux témoins, ne mentionne toujours pas l’informateur qui lui a donné le nom de Roland Lévy, six heures après l'attentat.

Enfin, par le rappel du minutage des événements qu’il donne dans ce rapport, il ressort que Jeanne Loviton a fait appeler un taxi à 21 heures 30, alors que la sortie du car de police-secours est enregistrée à 21 heures 23, ce qui permit à l’avocat de Mme Denoël de prétendre que Mme Loviton avait attendu la nouvelle de l’attentat avant de réclamer une voiture.

Il faudra attendre les conclusions de la troisième enquête pour être fixé quant au « timing » réel des événements de cette soirée tragique.