Robert Denoël, éditeur

1950

 

Janvier

 

Le 2 : Céline, en vue de son procès fixé au 21 février, écrit au président du Conseil, Georges Bidault, pour se plaindre du traitement qui lui est infligé par la justice française, alors qu'il n'a pas trahi : « Je vais payer pour tout le monde. Chose assez curieuse même M. le Président je vais payer pour Mme Voilier ! (que Mme Bidault connaît bien). Vous aurez la bonté de prendre connaissance du jugement qui acquitte la maison Denoël (je le joins à ma lettre). Des abîmes de réflexion... on m'y plonge. »

Le 6, Cécile Denoël se constitue à nouveau partie civile dans la seconde instruction concernant le meurtre de son mari. Dès le 13, la plupart des journaux reprennent l'information et, comme s'ils avaient attendu ce signal - celui que leur adresse probablement Me Armand Rozelaar - ils publient des articles diversement documentés qui remettent en cause la version des premiers enquêteurs - crime de rôdeurs - et proposent celle du crime d'intérêt, qui est défendue par Cécile Denoël et son avocat.

Les hasards du calendrier ont ainsi télescopé deux procès : celui de Céline et celui de Cécile Denoël. Durant plusieurs mois la presse va mêler les informations provenant des deux dossiers.

Le 10, Albert Paraz demande à Marcel Aymé d'intervenir en faveur de Céline lors de son procès : « Il y a certainement des faits à expliquer simplement au public, en particulier les attendus du jugement Denoël, acquitté comme n'ayant absolument pas imprimé sous l'Occupation de livres en faveur de la collaboration. »

Le 16, Marcel Aymé écrit à Paraz, à propos du procès Céline : « Il est convenu que je dois écrire un article sur Céline en tirant argument de l'acquittement [le 30 avril 1948] de la maison Denoël et après avoir reçu les avis éclairés de Me Naud. Je trouve qu'on a déjà trop parlé de cette histoire Denoël et qu'il vaudrait mieux à l'avocat la garder fraîche pour le jour de l'audience [...] L'argument Denoël (qui ne vaut pas grand-chose puisque la maison Denoël a fait imputer tous les faits reprochables à feu Denoël) est un argument juridique qui ne touche guère le public et moins encore les milieux littéraires qui ont leur opinion sur Les Beaux draps. »

Deux jours plus tard, Paraz répond à Marcel Aymé qu'il est « fort dangereux actuellement de prendre la question comme tu le proposes. Expliquer humainement l'antisémitisme de Céline serait créer un doute dans l'esprit des jurés. Il ne faut pas oublier, en effet, et cela Cypriani pourra te l'expliquer, que l'article 83 ne prononce pas du tout le mot antisémitisme. On reproche simplement à Céline d'avoir démoralisé l'armée... »

Le 17, Céline répond à Marie Canavaggia, qui lui a fait part de l'effervescence toute récente de la presse pour la nouvelle affaire Denoël : « Certes cette affaire rocambolesque des Invalides a toujours pué et puera encore longtemps j’imagine... Elle pue trop loin et trop profond et trop haut pour qu’on aille déterger à fond complètement cette purulence... Non - On n’aura jamais qu’une assez timide version - sans guère d’intérêt - Je crois qu’en réalité Robert qui était jésuite comme pas doublait la mère Loviton, celle-ci pas moins hypocrite et avide a joué de vitesse a mis un gang dans le coup, tout en se réservant le fameux trop superbe alibi - Elle connaissait trop d’avocats, vivait trop dans le Droit. Au plus elle est sotte - Une trop ingénieuse sotte.

Enfin nous on s’en fout ! Je lui ai écrit 15 jours avant qu’on l’étende ! Foutez le camp ! foutez le camp ! votre place n’est pas à Paris ! Ça pue. Je ne pensais pas à la Place Esplanade... C’était pas d’ailleurs difficile à renifler. Mais l’ours était épais - belge - sanglier qu’il se disait lui-même... Le pieu est venu - en Colt... »

Céline a souvent affirmé, et jusque dans D'un Château l'autre, qu'il avait conseillé à Denoël de quitter Paris, où sa sécurité était menacée. Il en a certainement eu l'envie, mais sachant son éditeur bavard, il a toujours évité de le contacter directement.

C'est par Marie Canavaggia qu'il avait de ses nouvelles ou lui donnait des siennes. Il est vrai que dans sa lettre du 21 novembre 1945, il écrivait : « Sa place n’est plus à Paris en ce moment à tourner autour de son repaire Amélie ». Mais il ajoutait : « Faire courir éventuellement le bruit y compris à Bobby le terrible bavard - qu’après un séjour bref en Suède je suis filé - incognito en Amérique ».

Céline avait de curieuses prémonitions au sujet de son éditeur, qu'on trouve dans les lettres qu'il envoie les 1er et 5 décembre 1945 à sa secrétaire, mais, tenant par-dessus tout à sa sécurité, il est douteux qu'il ait pris le risque de dévoiler à Denoël son adresse à Copenhague.

Le 17 : Paul Bodin signe dans Carrefour un long article intitulé « Le Dessous des cartes », consacré à l’affaire Denoël :

« L’arme du crime était celle d’un tueur et il semble bien que le même genre d’arme ait été employé, ultérieurement, dans des règlements de compte sensationnels ». Le journaliste ne dit pas lesquels.

Portrait de Jeanne Loviton, qui représentait pour Denoël « une étape importante de sa vie. Car cette femme très élégante lui apportait ce qui lui avait toujours manqué : des relations et des possibilités de financement. L’éditeur, qui avait de grands projets, avait dressé, d’accord avec son amie, un plan d’association selon lequel il cédait la moitié des parts des Editions Denoël aux Editions Domat-Montchrestien.

Mais, contrairement à ce qu’on a prétendu, il l’avait fait en toute liberté, envisageant en retour la possibilité d’une très large extension de ses affaires. Il avait notamment l’intention de créer à Paris, avec le concours de son amie, un " Palais du Livre " qui aurait abrité un centre d’échange international du livre, un club d’écrivains et d’éditeurs, un cinéma, etc. Ce club devait constituer une des plus grandes entreprises de l’édition française. »

Ce « Palais du Livre » n’est pas une invention de journaliste. Morys assure que Denoël y pensait depuis des années : « Nous en avons souvent parlé avec Cécile, Robert et divers amis dont Vialar, Cocteau, Percheron, etc. Ce " palais" devait être international, devait servir à des réunions, expositions, réceptions, banque d’échanges etc., et était prévu au coin des Champs-Elysées et de l’avenue Georges V ».

Paul Bodin examine ensuite le cas des Editions de la Tour, créées à la Libération: « Il avait pour cela emprunté de l’argent, grâce à Mme Voilier, choisi comme gérant de cette maison l’ami même de sa femme [Albert Morys], auquel il avait fait signer, une semaine avant l’attentat, une cession de parts en blanc. Cette cession devait devenir effective le 4 ou le 5 décembre. Elle devait, en effet, être enregistrée au nom des nouveaux propriétaires. Mme Denoël hérita, régulièrement, les Editions de la Tour. »

Le journaliste évoque encore le « dossier noir constitué par Denoël, dont on parlait dans tout Paris et qui mettait en cause d’autres éditeurs. L’un d’entre eux aurait eu recours à une police politique renommée pour abattre un témoin gênant ».

Il ajoute qu’une police politique n’aurait pas agi de cette façon ; nul ne pouvait prévoir qu’un pneu de la Peugeot éclaterait à cet endroit, et il était facile d’exécuter l’éditeur dans d’autres circonstances. Denoël, qui circulait fréquemment à motocyclette, était extrêmement vulnérable, surtout quand il rentrait au domicile de son amie, rue de l’Assomption. Quant aux pièces qui composaient son dossier, « on affirme aujourd’hui qu’elles ne constituaient un mystère pour personne ».

Le 21, Céline écrit à Pierre Monnier, qui lui a parlé des articles à sensation concernant l'affaire Denoël : « Oh je me passionne pas sur l’affaire Denoël... Je crois pas qu’on en saura jamais rien... Ca va trop loin, trop haut. »

Le même jour il répond à Paraz : « Le Duc Mayer de Vendôme Montrouge doit m’affurer un petit turbin, un petit assassinat juridique à la Denoël ! Il veut me tordre le cou à la surprise. " Par-derrière ". »

Le même jour Paraz écrit à Céline : « Tu as dû voir les articles du Libertaire. Je trouve celui de Breton magnifique. [...] Le plus beau c'est que Breton t'en voulait, tu ne devineras jamais pourquoi. Il me l'a dit chez Denoël. C'est parce que tu avais insinué que le mouvement surréaliste était juif et il protestait en disant ceci : " à part cette ordure de Tzara, il n'y avait pas un youtre chez les surréalistes ". »

Le 30, Henri Cypriani écrit à Paraz : « Je ne crois pas vous avoir encore rendu compte de mon entrevue avec Naud. En ce qui concerne le manuscrit, il est d'avis formel qu'il faut supprimer tout ce qui concerne l'assassinat de Denoël. C'est d'ailleurs également mon opinion, il est toujours dangereux de fourrer son nez dans une enquête criminelle, et si ça se termine par la mise hors de cause de la Voilier (ça n'en prend pas le chemin, mais on ne sait jamais) ça fournira une arme de plus contre Ferdinand. »

Février

 

Création des Éditions La Plaque Tournante par Cécile Denoël et Albert Morys, « sur les instances d’Henry Poulaille », écrit Morys. L’adresse de la maison d’édition, qui fonctionne « en personne physique », est 63, rue des Dames, dans le XVIIe arrondissement.

« Madame Denoël aurait aimé que je m’occupe de sa société mais j’avais trop de travail pour pouvoir le faire », écrit Auguste Picq, qui avait néanmoins accepté précédemment des parts dans les Editions du Feu Follet.

Cécile a rencontré à Liège, alors qu'elle rendait visite à sa mère, le graveur Jean Dols [1909-1993], grand admirateur de Céline, qui a passé plus de deux ans en prison à Liège pour faits de collaboration.

Cécile Brusson et Elvire Herd à Liège                                                                 Jean Dols en 1950

Une intrigue amoureuse se noue et Dols, qui n'est pas fâché de quitter Liège, trouve refuge rue de Buenos-Ayres, officiellement pour dessiner les couvertures des volumes à paraître à la Plaque Tournante. Au bout de six mois il rentrera à Liège, sans avoir dessiné la moindre couverture, et sans avoir été rémunéré.

La Plaque Tournante publie un premier ouvrage au cours du même mois : Le Sixième Evangile par Raymond Asso [1901-1968], qui était le parolier d’Edith Piaf.

Le 6, lettre de Céline à Albert Paraz : « Je vois qu’on ramone beaucoup l’histoire du mystère Denoël. C’est pas fini. Ah les Lenotre 2000 ils auront du pain ! C’est drôle il me racontait souvent ses débuts à Paris. Il venait de Belgique, belge comme Simenon, et tous les deux au même cancan Paris-Midi. Ils rédigeaient leurs échos sur la même table de bois blanc face à face. Ils venaient à la conquête de la Capitale... Rastignacs belges ! tous les deux ! C’est comme des coureurs les Rastignacs belges ils font souvent équipe, ainsi Waleffe-Croisset... etc. Simenon est sorti du " journal " pour le roman mystérieux policier... avec le succès que tu sais, et c’est Denoël qui est parti crever précisément (pas au pour, au vrai) dans l’assassinat mystère - Ainsi les destins... mine de rien...Ça prête beaucoup à déconner ces coïncidences... présages intersignes patati... Tout de même il faut avouer qu’on ne fait jamais assez attention à ce qui se promène autour de vous. C’est Maeterlinck (oh celui-là drôlement fakir !) qui écrit : " Le Hasard et la Destinée se promènent la main dans la main autour de l’homme inattentif... " J’ai lu de grosses bibliothèques là-dessus et tout n’est pas con. Deux jours avant qu’on l’assassine je lui écrivais d’ici - Foutez le camp - Quittez Paris, votre place n’est pas à Paris... Cinq six jours après d’ailleurs j’étais enchristé ! beau devin ! »

Grâce à Céline, voici enfin avérée une première « passerelle » entre Simenon et Denoël ! Malheureusement pour les simenoniens qui la cherchent depuis longtemps, elle paraît bien précaire. Si Georges Simenon, monté à Paris en décembre 1922, a publié nombre de contes dans Paris-Midi, Robert Denoël, venu quatre ans plus tard, n'a, à ma connaissance, jamais collaboré au quotidien de Jean Prouvost. Et s'il l'a fait, c'est bien après le départ de Simenon.

 

Le témoignage de Simenon est, lui aussi, très clair, même si j'ai quelques raisons de le mettre en doute : il n'a rencontré Denoël qu' « incidemment », et certainement pas devant une table de bois blanc où l'un et l'autre rédigeaient leurs échos.

Mais j'accepte l'idée que Denoël ait raconté à Céline ses débuts dans la capitale française. Et même qu'il y ait associé Simenon, qu'il méprisait : à partir de 1933, la caution du père de Maigret était certainement plus valorisante que les anonymes dont Denoël s'était entouré à ses débuts.

La comparaison avec « Waleffe-Croisset » paraît fautive ; on se dit que Céline, qui avait lu peu avant Quand Paris était un paradis [Denoël, 1947], un livre de mémoires de Maurice de Waleffe, qu'il considérait comme une réussite, commet sans doute un lapsus.

   

                                                                               Simenon en 1925                      Francis de Croisset en 1937

Franz Wiener dit Francis de Croisset était né à Bruxelles le 28 janvier 1877. Auteur fécond il rédigea, dès 1895, des dizaines de pièces à succès, certaines en collaboration avec Abel Tarride [trois pièces entre 1905 et 1907], Maurice Leblanc [Arsène Lupin, 1908], et surtout Robert de Flers [huit pièces entre 1923 et 1929]. Il est mort le 8 novembre 1937 à Neuilly.

Maurice Cartuyvels dit de Waleffe [1874-1946], journaliste mondain qui participa à la création de Paris-Midi et institua le premier concours Miss France en 1920, était aussi, malheureusement, l'auteur de ces lignes parues dans Paris-Midi du 17 juillet 1914 : « Dites-moi, à la veille d'une guerre, le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général n'aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l'y aiderai ! »

En examinant la bibliographie de ces deux écrivains belges on s'aperçoit qu'à leurs débuts, ils ont bien collaboré à trois pièces : La Répétition interrompue [1895, à Bruxelles], Les Toiles d'araignée [1901], Le je ne sais quoi [1905]. Ces pièces ne sont pas celles qui ont contribué à leur célébrité, mais Céline connaissait leur association épisodique.

Quant aux relations Simenon-Denoël, il s'avère qu'elles ont finalement eu lieu, non pas lors de l'arrivée de l'écrivain à Paris, ni dans les locaux de Paris-Midi, mais en juin 1941, lorsque Simenon accorda à une nouvelle revue l'autorisation de publier en feuilleton un roman inédit, La Vérité sur Bébé Donge : Lecture 40, un magazine littéraire dont Robert Denoël venait d'obtenir la direction.

Le 17, Henri Cypriani envoie à Albert Paraz une lettre fort curieuse à propos de l'affaire Denoël : « Vu hier Barjavel à une générale aux " Noctambules ". Nous avons longuement discuté de l'affaire Denoël et confronté les renseignements recueillis de diverses sources. Il apparaît quasiment certain que la Voilier n'est pas dans le coup et que l'affaire a un aspect absolument différent des apparences. L'origine de l'affaire pourrait être dans un type, que vous connaissez probablement et dont le nom n'a pas été prononcé jusqu'à maintenant. Pourtant lui seul avait un véritable intérêt dans la condamnation de Denoël, qu'il a cherché vainement à obtenir, puis dans sa disparition. La Voilier au contraire, compte tenu de certaines circonstances que j'ignorais, avait tout à perdre dans la disparition de Denoël, les parts qu'elle avait ne garantissaient pas la moitié de ses créances. [...] La conclusion pratique est qu'il faut supprimer totalement du manuscrit toutes les insinuations relatives à son éventuelle participation au meurtre. Cette interprétation est d'autant plus valable que Picq, le chef comptable foutu à la porte, avait tous ses intérêts du côté de l'éventuel instigateur du crime. Bien entendu, il n'y a que des présomptions, mais étayées sur des indices très sérieux, et qui se coordonnent logiquement. »

Les recommandations de discrétion faites à Paraz concernent le manuscrit de Valsez saucisses, qui est à l'impression, et dont les bonnes feuilles paraîtront le 30 mars dans Combat. Les allusions à la participation de Jeanne Loviton à l'attentat du 2 décembre 1945, qu'il convient de gommer, se trouvent dans une lettre de Céline à Abel Manouvriez, datée du 22 novembre 1949, envoyée à la suite de son article paru dans Paroles Françaises le 18 novembre : « La Volonté du mort ».

Auguste Picq, le directeur commercial, avait été licencié chez Denoël le 12 janvier 1948, à l'instigation de Mme Loviton. Dans ses déclarations à la police, en 1946, il avait mis en doute la validité de la cession des parts de Denoël à sa maîtresse, contrairement à René Barjavel et Guy Tosi, qui avaient déclaré que Denoël leur avait parlé formellement de cette cession.

Quels étaient les « intérêts » qu'il détenait dans une maison d'édition concurrente ? Le 25 novembre 1947 avait été formée une Société des Editions du Feu Follet dont la majorité des parts (68 %) appartenaient à Gustave Bruyneel, Albert Morys et Cécile Denoël. Picq n'en détenait que 16 %. En février 1950 Cécile Denoël et Albert Morys avaient créé une nouvelle société d'édition (après avoir sabordé celle du « Feu Follet ») : La Plaque Tournante. Picq n'y détenait aucune part mais il était incontestablement resté favorable à la veuve de l'éditeur, et depuis le début de l'affaire.

Cypriani, après discussion avec Barjavel, semble tenir pour certain que cet éditeur seul avait intérêt à la disparition de Robert Denoël. On voit d'où vient cette « information » : le 17 janvier 1950 Paul Bodin avait publié dans Carrefour : « Le Dessous des cartes », un article (voir plus haut) où il mettait en cause Cécile Denoël et Albert Morys, ce dernier détenant en décembre 1945 la moitié des parts des Editions de la Tour, une petite maison d'édition créée par Denoël le 10 juillet 1945. Le journaliste en concluait que sa veuve avait autant d'intérêt que sa maîtresse à ce que disparaisse Robert Denoël...

 

Le 21 : Procès de Céline devant la Cour de justice de la Seine, présidée par Jean Drappier. L'écrivain, qui ne s'est pas présenté à l'audience, a pu compter sur les témoignages de sympathie de plusieurs écrivains comme Théophile Briant, Evelyne Pollet, Henri Mondor, Jean Galtier-Boissière, Thierry Maulnier, Henry Miller, Marcel Jouhandeau, Albert Paraz, Louis Pauwels, Marcel Aymé, Pierre Mac Orlan.

Certains avaient refusé de témoigner en sa faveur : Henry de Montherlant, Blaise Cendrars [qui, après en avoir accepté l'idée, ne fit rien], André Gide, Louis Aragon, François Mauriac, Jean-Paul Sartre.

Marcel Aymé ne s'était pas contenté d'écrire en faveur de l'écrivain, il avait surtout « chargé » Robert Denoël : « si, après l'armistice, il a écrit Les Beaux Draps, c'est qu'il y a été poussé, provoqué, par son éditeur qui lui représentait comme un devoir patriotique la nécessité d'exprimer hautement l'exaspération et l'amertume qu'il ressentait de la défaite. »

L'écrivain dénonçait « le lien d'extrême dépendance dans lequel se trouvait Céline à l'égard de son éditeur. Ignorant ses droits d'écrivain, il s'était laissé imposer par les Editions Denoël un contrat très dur pour lui et d'un caractère nettement anormal. C'est ainsi que la clause la plus importante, celle qui engageait sa carrière d'auteur, est ainsi rédigée : " Louis-Ferdinand Céline réserve aux Editions Denoël et Steele l'exclusivité de toutes ses productions littéraires ". »

Revoici le contrat « léonin » déjà évoqué par Céline dans sa « Réponse à l’exposé du Parquet de la Cour de Justice » et dont Marcel Aymé rappelle qu'il signifiait que Céline concédait à Denoël l'exclusivité de sa production littéraire, ce qui lui paraissait « nettement anormal ».

On appelle « léonin » un contrat qui avantage exagérément l'une des parties. Un tel contrat peut être contesté mais n'est pas illégal. En l'occurrence, il s'agit du contrat signé le 28 février 1936 par Céline et Denoël concernant Mort à crédit.

Je ne reviendrai pas sur les termes de ce contrat que Denoël, harcelé durant des mois par Céline, a signé en contrepartie d'exigences de plus en plus déraisonnables de l'écrivain [cf. 1936].

Plus intéressante est l'affirmation selon laquelle ce contrat d'exclusivité aurait été rompu du fait que Denoël avait publié Les Beaux Draps à l'enseigne des Nouvelles Editions Françaises, succursale créée le 23 janvier 1941.

L'article 5 du contrat du 28 février 1936 stipule en effet que « l'auteur, en aucun cas, ne pourra être cédé à une autre raison sociale. » Cela rendait-il caduque la notion d'exclusivité signée cinq ans plus tôt ?

Céline avait signé, entre 1941 et 1943, conformément à ce nouveau contrat, tous les « bon à tirer » des Beaux Draps qu'il avait exigé de voir et d'approuver avant tirage.

En réalité, qu'elles vinssent de Céline ou de ses amis, ces attaques, fondées ou non, contre le contrat signé par l'écrivain avec son éditeur n'avaient qu'un but : tirer Céline de sa situation critique. Et Robert Denoël était mort... Fallait-il vraiment le « charger », comme on l'a fait ?

Objectivement, Céline écrivait à l’avocat danois Thorwald Mikkelsen, le 20 mai 1945 : « je ne suis en fait responsable que de mon livre ci-joint Les Beaux Draps. [...] Je n’accepte la responsabilité que des Beaux Draps. Elle suffit à me faire pendre en France. » [Lettres, p. 764, n° 45-2].

J'ai « revisité » quelques contrats passés par Robert Denoël avec d'autres auteurs pour m'assurer qu'il ne leur avait pas imposé des conditions « léonines », c'est-à-dire des conditions d'exclusivité inacceptables.

* Le 13 mars 1932, Pierre Albert-Birot accordait à Denoël un « droit de préférence » pour l'édition de ses œuvres en prose à venir aux mêmes conditions que celles fixées dans le contrat pour Grabinoulor : « le droit de préférence sera épuisé lorsque les Editions auront accepté cinq volumes. »

*  Le 8 octobre 1931, Jean Proal accordait à Denoël un « droit de préférence » pour l'édition de ses œuvres à venir (romans et nouvelles dépassant 50 pages imprimées) aux mêmes conditions que Tempête de printemps. Le droit de préférence sera épuisé quand les Editions Denoël et Steele auront accepté cinq ouvrages. Le 7 janvier 1943, le même auteur accordait à Denoël un « droit de préférence » pour l'édition de ses œuvres à venir pendant une durée de dix ans.

Tous les éditeurs cherchent à s'assurer de l'œuvre future de leurs protégés de talent. Certains le font grâce à des rentes mensuelles, d'autres par des contrats ponctuels. Il n'y a pas de règle établie.

Louis-Ferdinand Céline n'a pas été abusé par Robert Denoël. Il n'ignorait pas ses droits d'écrivain, comme l'a déclaré Marcel Aymé dans le cadre d'un procès où il s'agissait de sauver la tête d'un homme au détriment d'un autre qui avait déjà perdu la sienne.

Au terme d'un procès sans éclat en raison de l'absence de l'intéressé, la cour de justice condamnait Céline par contumace à un an de prison et 50 000 francs d'amende, le déclarait en état d'indignité nationale, et prononçait la saisie de tous ses biens passés et à venir à concurrence de la moitié. C'était une condamnation de principe, ce dont Céline convint ensuite : « Ils ont été aussi peu vaches qu'ils pouvaient, faut convenir. J'aurais tort de râler. J'ai payé pour la raison d'Etat » [lettre à Paraz, 23 février 1950].

Le 23, Céline écrit furieusement à Charles Deshayes qui s'obstine à vouloir proposer le manuscrit de sa défense de l'écrivain à un éditeur (et qui le fera en effet, le mois suivant) : « Votre manuscrit chaque fois que vous le déposerez chez un éditeur sera immédiatement communiqué à la Police, aux Polices de la Résistance ! Et on vous le rendra lorsqu’il aura été pour la millième fois copié, photocopié, etc... Vous êtes surpris ? Du coup les libelles contre moi - rectifiés, ajustés - y gagnent en mordant... esquivent les trop lourdes balivernes... C’est tout le résultat de toutes ces vaines enfantines tentatives. Vous êtes dans un état policier canaille - où tout est flic - Vous le découvrez ? »

 

Mars

 

Le 14 : Céline a été invité par Albert Naud à rentrer en France pour se présenter devant la Cour et demander à bénéficier d'une amnistie, ce à quoi il s'oppose fermement, et il l'écrit à sa secrétaire : « Bien sûr il ne s’agit pas de rentrer. Folie ! Denoël serait-il alors vraiment mort pour rien ? Je mériterais mon sort - dans les 8 jours ! »

On peut penser que Céline veut dire que s'il venait à rentrer en France, il serait exécuté dans les huit jours, comme Denoël qui eut le tort de rester à Paris. C'est ce qu'il confirme, le lendemain, à Albert Paraz : « A quoi aurait servi l'assassinat de Denoël - De nul présage ? alors là vraiment je mériterais d'être buté ».

Le 21 : Charles Deshayes, selon Dauphin et Fouché, propose chez Denoël le manuscrit de son livre consacré à Céline, que celui-ci désavouera peu après. Dans ce curieux essai resté inédit, le journaliste lyonnais expliquait l'assassinat de Robert Denoël par un guet-apens : Jeanne Loviton aurait loué les services d'un tireur qui, dissimulé dans une « pissotière » du boulevard des Invalides, aurait abattu l'éditeur à la carabine. Je n'ai pas trouvé la moindre mention d'une vespasienne à cet endroit, ni d'une carabine, d'ailleurs.

Et j'ai des doutes quant à l'inconscience supposée du journaliste qui aurait déposé rue Amélie un récit mettant en cause la directrice des Editions Denoël. En revanche, La Couronne Littéraire, éphémère maison d'édition dont il est question le 28 mars, qui avait publié trois ouvrages pétainistes en 1948 et 1949, était plus désignée pour accueillir ce texte polémique.

Le 25 : Le juge Gollety organise dans son cabinet du palais de Justice une confrontation entre Cécile Denoël, assistée de son avocat, et Jeanne Loviton.

Le 28 : Charles Deshayes, ulcéré par les termes de la lettre que Céline lui a envoyée le 23 février, lui répond sur le même ton : « Dites tout de suite que je vous suis grandement dommageable... Cela sera bien plus tôt fait. Trop poli pour vous démentir, je me bornerai à vous préciser que ce titre de L’Affaire Céline (qui vient somme toute assez spontanément à l’esprit... pour un écrit à votre sujet, et que vous soupçonnez la Résistance de m’avoir " étouffé ") n’a jamais figuré nulle part sur mon manuscrit.

C’est vous qui avez décidé de le substituer à celui que j’avais choisi, et ce, pendant que mon travail était entre les mains précisément des gens de La Couronne Littéraire ! ... je me suis contenté à ce moment-là de vous dire "D’accord", me réservant de prévenir l’éditeur d’avoir à opérer cette modification... Je suis d’assez près les journaux. Et en dehors de cette introuvable brochure je ne vois rien qui soit pour vous permettre les déductions dont vous me faites part. Polices ? Hélas ! Je sais bien qu’il y en a partout. Mais des indiscrétions, je crois avoir tout fait pour en réduire le risque au maximum.

Et quant aux " vaines tentatives enfantines ", vous les avez assez - et tout récemment encore - encouragées, applaudies, voire suscitées, pour que je ne sois au moins pas le seul à m’en mordre aujourd’hui les doigts... Voilà ce qui s’imposait...»

Deshayes, après Denoël, Kaminski et Hindus, découvrait les caprices d'un écrivain qui, somme toute, n'a jamais toléré la polémique qu'à sens unique, le sien. Quant au titre - L'Affaire Céline - que l'écrivain lui reprochait de s'être fait « étouffer » par les Cahiers de la Résistance, il figure en effet sur une brochure mise en vente en février, peu avant son procès, et qui reparaîtra en 1952, munie d'une couverture des Editions Créator avec, cette fois, un nom d'auteur : Maurice Vanino, pseudonyme de Maurice Vanikoff.

Juif russe, Vanikoff était un ancien combattant de la Première Guerre Mondiale, où il s'était engagé comme volontaire étranger. Ce n'était pas la première fois qu'il s’intéressait à Céline : le 22 décembre 1938 Rudolf Lechner, directeur du Centre Israélite d’Information d’Amsterdam lui répondait à propos d'une circulaire antisémite destinée à promouvoir la traduction allemande de Bagatelles pour un massacre, parue en août 1938 à Dresde [CDJC, fonds Maurice Vanikoff].

     

                 Maurice Vanikoff dit Vanino [1888-1961]

 

Avril

 

L'annonce dans la presse d'une nouvelle édition de Mort à crédit chez Chambriand provoque une réaction assez inattendue rue Amélie, où l'on tente de court-circuiter Pierre Monnier en annonçant une édition du même roman, préfacée par Milton Hindus.

Le 9, Céline écrit à Monnier : « A l’urgence ! Ne pas hésiter ! Entamez illico cette action contre Denoël ! A boulets rouges ! Toute la sauce ! Téléphonez-le à Naud illico, jamais la réédition chez Denoël, JAMAIS, à n’importe quel prix ! Donc toute l’action nécessaire, et à fond. Je hais ces gens une fois pour toutes, j’aimerais mieux ne plus jamais rééditer de ma vie que de donner plus rien à Denoël. [...] Les Denoël n’ont pas le droit de me réimprimer sans un bon à tirer signé de moi. C’est mon cauchemar ces Denoël, je les hais. »

Le 9, il écrit à Naud : « Si le gang Denoël-Voilier donne encore des signes d'intention d'escroquerie nouvelle, il faut sans hésiter leur intenter procès, à boulets rouges. Je l'écris à Monnier. Je ne veux plus avoir rien à faire avec ces miteuses bluffeuses canailles. Il faut m'en dépêtrer à n'importe quel prix. Ils ne peuvent me réimprimer sans " bon à tirer " que je signe, j'imagine ? Sauf escroquerie nette et simple ? Je pense ? En tout cas: m'en décoller, À TOUT PRIX. S'imprimer chez eux c'est leur faire des rentes et aux Domaines, et moi : ballepeau.»

Le 14 : Bibliographie de la France annonce la sortie prochaine d'une nouvelle édition de Mort à crédit publiée par Frédéric Chambriand, pseudonyme de Pierre Monnier, et reproduit le prière d'insérer : « Une réimpression attendue : Louis-Ferdinand Céline Mort à crédit/ " Mort à crédit, cette cathédrale " René Barjavel./ Un classique de la littérature contemporaine, épuisé depuis plusieurs années. » La bande annonce : « Le Bon Temps ».

Achevée d'imprimer le 21 avril et mise en vente début mai, cette nouvelle édition tirée à 5 000 exemplaires reproduit les mêmes « blancs » que l'édition de 1936, à l'exception de 149 exemplaires de luxe qui restituent le texte intégral d'après le tirage hors commerce de l'édition originale.

Le 22, Céline écrit à Monnier : « Faites ce que vous pouvez bien sûr quant à la mise en vente des ours. On peut s’attendre aux pires chinoiseries de la Voiliers. Cette putain en guise d’intelligence a procès, procès - procès. La plus damnée conne procédurière imaginable. »

Le 27 : mise en vente de Notre bagne, un volume de souvenirs de Jane Seznec publié par Claude Sylvane aux Editions de la Plaque Tournante appartenant à Cécile Denoël :

   

Claude Sylvane, Guillaume Seznec et Cécile Denoël, le 27 avril 1950

Le 28 : Seconde confrontation entre Cécile Denoël et Jeanne Loviton dans le cabinet du juge d’instruction. Interrogée par la partie civile à propos du dossier que Denoël avait préparé en vue de sa comparution devant le Comité du Livre, Jeanne Loviton répond : « Voilà 4 ans que j’entends parler d’un dossier qui n’a jamais existé. Robert Denoël avait lu tous les livres de collaboration publiés pendant la guerre, il était au courant de la situation exacte de l’édition, il n’a jamais été dans ses intentions de se conduire en dénonciateur. »

Le 30 : Parution d’un article explosif dans l’hebdomadaire Express-Dimanche qui met nommément en cause Pierre Roland Lévy, membre du Conseil supérieur de la Magistrature, et Guillaume Hanoteau, avocat radié du Barreau de Paris, en raison de leur présence sur les lieux du meurtre de l’éditeur Denoël.

 

Mai

 

Le 10 : Le juge Gollety convoque pour la première fois Guillaume Hanoteau à son cabinet du palais de Justice, pour une confrontation avec Cécile Denoël, assistée de Me Rozelaar.

Hanoteau s’explique sur sa présence aux Invalides, le 2 décembre 1945 : il avait rendez-vous avec son ami Roland Lévy à son bureau du ministère du Travail, où il est arrivé vers 8 h 50. C’est en sortant du ministère pour se rendre à la Chambre des Députés que les deux hommes ont entendu un coup de feu tout proche et découvert le corps de Robert Denoël.

Cécile Denoël dit au juge que ces déclarations ne concordent pas avec le témoignage de Roland Lévy et, surtout, avec celui d’André Ré, le gardien du ministère.

Le 13, Céline écrit à Pierre Monnier : « Oh, pour les affaires ça devient rigolo de regarder jusqu’où ces Denoël-Lovitons pourraient se montrer plus lâches escrocs et dégueulasses, n’oubliez pas le jugement Véry. Bien sûr que Mme Loviton-Lévy a dû donner d’énormes gages au clan Lévy pour se tirer elle d’affaire, et en particulier jurer de me faire crever et mes livres, vous pensez ! »

Le sens de cette lettre est donné par une lettre du 11 mai à Albert Paraz : « L'Administrateur des domaines somme Monnier de lui rendre des comptes sur ce qu'il peut avoir vendu de Mort à crédit ! »

Le 27, Céline écrit au même Monnier : « La mère Loviton appartenant à la race des seigneurs victorieux trouve absolument inouï qu’on lui conteste, qu’on ose penser à lui contester, tous les droits à vie et à mort, sur tout ce qui tombe à sa portée. La rançon absolue seigneuriale. Pensez-y toujours dans vos rapports. Cette hyène (en tout secret) à l’orgueil monstrueux de cette super-pétasse, mais cette hystérie vaniteuse, folle, cette arrogance délirante la mène aux gaffes, c’est là qu’il faut l’attendre et la piper, en douce, en plein sang-froid, car comme elle est... N’oubliez pas non plus le jugement Véry. Que veulent ces gens ? Que je crève éternellement de faim à côté de mes livres, leur position est absurde, ils voulaient que je crève pour en hériter ! Comme elle hérite de R. Denoël ! C’est une héritière effrénée ! »

 

Juin

 

Le 8, Céline écrit à Monnier : « Une messagère, une de ces gouines venues sans doute à l’exposition française ici, est venue frapper chez Lochen, le pasteur, de la part de Mme Loviton, désirant me rencontrer très amicalement ! Vous parlez d’une bascule ! Merde, contremerde ! Mais c’est un petit signe qu’elle ne sait plus trop où poser ses plaintes, la charogne ! »

Le 20 : Parution chez Amiot-Dumont de Valsez Saucisses, deuxième volume d'une trilogie dont le premier parut en 1948 [Le Gala des Vaches] et le troisième, posthume, en 1958 [Le Menuet du Haricot]. Albert Paraz y a inséré, avec l'accord de l'écrivain, des lettres de Céline qui ont contribué au succès, très relatif, de l'ouvrage, lequel ne sera réimprimé qu'une seule fois en octobre.

Le 24 avril Paraz avait écrit à son éditeur que Céline tenait à ce qu'on y insère aussi sa lettre du 22 novembre 1949 à Abel Manouvriez relative à l'assassinat de Robert Denoël, mais il comprenait bien qu'Amiot-Dumont tenait à ce qu'on écartât tout ce qui touchait au procès Denoël. Cette lettre fort curieuse figure ici.

Le 26, Cécile Denoël écrit à Jean Rogissart : « Je suis terriblement honteuse de vous avoir laissé aussi longtemps sans nouvelles et d’avoir laissé vos lettres sans réponse. Je mène une vie forcenée entre les ouvrages en préparation, ceux qui sont en vente, l’affaire Seznec dont je m’occupe avec quelques amis qui ont décidé d’obtenir la réhabilitation de l’ancien bagnard, les engagements à tenir et... l’affaire Denoël qui n’est pas la moindre.

Il y eut les mois derniers d’interminables et odieuses confrontations ; il y eut plus que jamais des intrigues pour tenter de faire échouer une fois encore les recherches de la police et de la Justice ; il y a encore et toujours des influences exercées sur ceux qui devraient être équitables. Et le temps passe, et les nerfs se fatiguent. Au moment où l’on croit que le but va être enfin atteint, une nouvelle intervention, une nouvelle pirouette et à nouveau on cherche à étouffer l’affaire. Mais cette fois-ci, je suis décidée à aller jusqu’au bout et il FAUDRA que la vérité éclate même si elle doit éclabousser des personnes " en place ".

Pendant ce temps, pendant que je me bagarrais, je sortais cinq ouvrages et commençais à en assurer la diffusion. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’il y a actuellement dans la librairie une des plus grandes crises que l’on ait vu depuis longtemps, cependant j’ai d’excellents titres et malgré un ralentissement terrible des affaires, je ne peux pas me plaindre trop lorsque j’entends parler mes confrères. »

Rogissart lui a communiqué un manuscrit : « Mais revenons-en à " Lune d'Avril’ " que j’ai lu avec plaisir et dont certains passages m’ont rappelé quelques pages de vos Mamert. Je l’ai bien aimé, cependant je dois être franche : je crois que tout en étant meilleur par instants que vos meilleures pages, il ‘n’accroche’ peut-être pas assez le lecteur. ‘Lune d’Avril’ pourrait faire un bon livre ‘de fonds’ dont le tirage et la vente s’étirerait sur quelques années. C’est avec plaisir que je vous le prendrais, mais les possibilités financières de la maison sont actuellement un peu faibles pour que je puisse vous donner un délai ou vous proposer des conditions quelconques, je risquerais de ne pouvoir tenir mes engagements. Avez-vous reçu les 5 premiers bouquins de ‘La Plaque’ ? Plusieurs personnes se sont plaintes de n’avoir pas reçu intégralement le ‘Service de Presse’ et je me demande s’il a été fait sérieusement pour vous. »

Le manuscrit de « Lune d’avril » avait été soumis deux ans plus tôt aux Editions Denoël, et Guy Tosi avait écrit à l’auteur : « La " Lune d’avril " me plaît beaucoup moins. C’est non seulement mon avis, c’est aussi celui du comité de lecture. Ce second roman, dont je ne sais s’il a été écrit avant ou après La Cense aux rougnes ne paraît pas présenter les mêmes qualités de forme et de contenu. Le sujet, les personnages, ce climat de sensualité commun aux hommes et aux animaux, le style même, laissent une impression de déjà lu. Il serait possible que la " Lune d’avril " attire un assez vaste public, mais je ne puis en donner l’assurance au comité de Direction. Celui-ci ne donnerait de réponse affirmative qu’en échange d’une promesse de succès commercial certain. J’avoue, Mon Cher Rogissart, que je n’ose répondre de " La Lune d’avril " dans la situation actuelle de la librairie et de l’édition. »

 

Juillet

 

Le 1er : Antonin Besson, Procureur de la République près le Tribunal de Première Instance, prononce son réquisitoire définitif dans l’affaire de l’assassinat de Robert Denoël. Il ne tient aucun compte des conclusions remises le 25 mai par les inspecteurs de la police judiciaire.

Rapport du commissaire Henri Mathieu, annoté par Antonin Besson

   

Cinq mois d'enquête, un solide rapport de 75 pages, et une conclusion plausible - sauf pour le procureur, qui note en marge du rapport : « Rien que des suppositions ! » Il requiert donc à nouveau le non-lieu.

Le 6 : Le juge Ferdinand Gollety prononce un non-lieu dans l'enquête relative au meurtre de Robert Denoël. Cécile fait appel de cette décision.

Le 6, Céline écrit à Pierre Monnier : « La Voilier, je lui ai fait dire merde par le pasteur Lochen lors du passage d’une amie ambassadrice à Copenhague. " Ambassadrice d’amitié " se déclara-t-elle ! Cette dame ! Je pense surtout que le parquet aussi lui a dit merde à Paris, et qu’un procès au civil ne lui dit rien. »

Le 25 : Décès, à l'âge de 64 ans, du graveur-imprimeur-éditeur montmartrois Jean-Gabriel Daragnès, à la suite d'une opération chirurgicale.

        

Jean-Gabriel Daragnès [1881-1950], sa marque d'imprimerie, sa colombe de la paix [1934]

 

Le 28 : La Chambre des Mises en accusation de la Cour d’Appel de Paris confirme l'ordonnance du juge Gollety et prononce un non-lieu définitif dans l'affaire du meurtre de l'éditeur Denoël.


Août

 

Le 28, Céline écrit à Monnier : « Cette histoire de 10 % de passe est une manière d’entuber les auteurs, rien de plus. Croyez-en un vieux macaque. Je n’ai jamais cédé au voyou Denoël sur ce point. [...] C’est à l’éditeur, le commerçant, d’entuber les dommages s’ils existent ! [...] Ne vous laissez pas entraîner dans la cavalerie des traites, c’est la mort et la prison de tous les jeunes éditeurs ! »

Le 30, il écrit au même Monnier : « Je vous vois partir dans l’édition et déjà dans les dettes ! Attention ! C’est un métier atroce ! Le bouche-trou perpétuel - Denoël y est mort. Et enfin, dans son genre, il était bien armé. L’imprimeur, lui, se fait payer, et tout le reste tourne carambouille, fatalement. Une maison ne peut vraiment subsister que si elle ne paye pas du tout de droits d’auteurs. Voici la crue vérité, et même il faut que les auteurs payent pour être imprimés pour qu’elle étale tant bien que mal ! Et sans aucun frais de publicité, c’est de la sauvette et bientôt de l’escroquerie comme Froissart. »

Céline rejoint sur ce point l'avis de Denoël, qui écrivait en mai 1928 à Champigny : « J’aime mieux être éditeur et vendre assez cher le droit pour quelqu’un de paraître sous ma firme. Bernouard l’a fait, la N.R.F. le fait constamment, Grasset a débuté comme cela, Figuière également. Bref il y a d’illustres exemples. »

Voici, pour une fois, l'écrivain et son éditeur d'accord. Mais Robert Denoël écrivait cela avant d'avoir publié son premier livre. Quant à Céline, il n'aurait certainement pas fait une pareille déclaration devant son premier éditeur, qu'il a pressuré durant douze ans.

Septembre

 

Le 2, Céline donne à Jean Paulhan l'adresse de son éditeur occasionnel, Pierre Monnier, qui « connaît tout de cette aventure bruxelloise. Elle a assez duré. [...] C'est le moment que Gaston propose quelque chose. »

Céline est exaspéré par les petits éditeurs fragiles, qui tirent ses livres à peu d'exemplaires et se font prier pour lui régler ses droits d'auteur : il veut désormais un « fermier général ». Et « Gaston » est cet homme-là. Il a trouvé une oreille attentive chez Paulhan auquel il écrit, le 28 : « Tout ça finira à la nénéref après les avatars actuels ! Il l'aura Gaston mon trésor ! Mes " immortels " mes clââssiques ! Il bande depuis assez longtemps ! »

Le 4, Céline propose à Pierre Monnier de distribuer Scandale aux abysses, qui va sortir, « aux amis de choix. C'est une publicité intime, distinguée, la seule que nous pouvons nous payer ! Faites votre liste - Je vous passerai une liste des chouchous. Des bavards, des snobs sélectionnés, des cavaleurs de blablas. »

Avec un tirage de plus de 3 000 exemplaires, Scandale aux abysses n'est plus tout à fait un livre de luxe, et il faut prévoir des « services de presse » et des « défets », ce qui risque de déplaire à l'écrivain exilé qui écrit, néanmoins : « Oh, si je renaude sur la passe, c’est sans aucune illusion. Vous pensez que Denoël me fabriquait aux tirages comme il voulait ! Il pouvait m’en signer 50 %, il m’en rafurait 75 % ! »

Le 28 : Mort à Carcassonne de Joë Bousquet dont Robert Denoël avait publié trois romans : La Tisane de sarments en 1936, Le Mal d'enfance et Le Passeur s'est endormi en 1939.

   

 

Octobre

 

Le 13 : L’expert Caujolle dépose son rapport au Greffe de la Cour d’appel. Il n’a pu utiliser valablement l’agenda personnel de Denoël, seul document produit par sa veuve.

L’examen de la comptabilité des Editions Domat-Montchrestien lui a en revanche permis de vérifier que cette société avait, en 1945, consenti à plusieurs reprises des avances de fonds à Denoël ; il a constaté également que le solde débiteur du compte ouvert à Robert Denoël aux Editions Denoël avait augmenté du 30 septembre 1944 au 31 décembre 1945.

Quant à la réalité du paiement des parts litigieuses, Caujolle affirme que le 21 novembre 1945, les Cours de Droit ont consenti aux Editions Domat-Montchrestien, « ainsi qu'ils avaient l'habitude de le faire », une avance de 757 500 francs et le 30 novembre 1945, ladite Société a remis à sa gérante, Mme Loviton, une somme d'un montant égal destinée à l'achat de 1 515 parts de la Société des Editions Denoël, ainsi qu'il résulte du libellé explicatif de l'opération portée le même jour dans la comptabilité des Editions Domat-Montchrestien.

Il n’estime pas anormal qu’aucun reçu n’ait été donné ce jour-là puisque l’acte de cession du 25 octobre portait déjà quittance du prix de vente des parts. Pour ce qui concerne la valeur des parts en octobre 1945, l’expert estime que si sur la base des données comptables, la valeur de la part s'élèverait à environ 1100 francs pour la valeur intrinsèque et à 1385 francs pour la valeur de rendement, il importe de tenir compte des conjonctures dans lesquelles on s'est trouvé lors de la cession : « Une négociation au pair en octobre 1945 ne doit pas être tenue pour anormale ».

Le 16, Céline écrit à Pierre Monnier : « Revenons à Dumont ! Il a encore 1.000 " Mort à crédit " ! Il se démerde pas beaucoup pour en vendre, le sacré con ! Juste encaisser ! C’est tout ce qu’ils savent foutre, ces enfoirés ! Bon à laper ! Ah, je commence à regretter l’escroc Denoël ! Il se démanchait ! [...]  La constitution de maison, ça demandait des commanditaires, des  " Marteau " michés, des capitalistes plus ou moins dilettantes mécènes, comme pour les écuries de courses, les meutes et les danseuses de l’Opéra. Cette race est éteinte, Denoël était déjà en retard, comme la charge Reichoffen et les dernières " cartouches ", le temps est passé. »

 

Parution de Scandale aux abysses, un « argument de dessin animé » dont Denoël avait entrepris la publication en avril 1944 et qu'il n'avait pu mener à bien, pour des raisons inexpliquées.

La nouvelle édition publiée par « Chambriand » est illustrée de 5 aquarelles et de 41 dessins en noir par Pierre-Marie Renet, autre pseudonyme de Pierre Monnier. Son tirage est limité à 3 320 exemplaires numérotés. Le prière d'insérer dans Bibliographie de la France du 27 octobre est assez inattendu : « Ce livre doit constituer un beau cadeau au moment des fêtes ». Les acheteurs n'étaient pas au rendez-vous : début 1956 un jeune soldeur, Jean-Jacques Pauvert, en rachètera 456 exemplaires à Pierre Monnier.

Novembre

 

Le 23, Céline répond à Arthur Pfannstiel, qui lui a proposé de traduire en allemand ses livres pour l'éditeur Rowohlt : « Jamais plus traduit en allemand ! Pour tout l'or du monde ! [...] Mme Voilier Leviton qui a hérité de l'assassinat Denoël m'a tout volé évidemment ! Plus aucun rapport avec cette archi morue ! »

 

Décembre

 

Le 2 : décès à Neuilly de Hermann dit Raymond Rosenmark. Né à Paris le 16 janvier 1885, il fut l'avocat de Jeanne Loviton au cours de ses nombreux procès avec Cécile Brusson, la veuve de Robert Denoël. Juif et franc-maçon, il avait épousé la poétesse Solange Autard de Bragard [1887-1963] dont Denoël avait publié deux ouvrages en 1936 et 1938.

 

Le 8, Céline se plaint à Monnier du papier médiocre de Scandale aux abysses : « Notoirement papier W.-C. ! [...] le plus hideux calcul de Robert Denoël je le connais. Hélas ! Nous avons du papier chiotte, ça sera pour Céline, écoulons-le, les amateurs de Céline l’achèteront, n’importe comment ! Pour ça que j’ai toujours été imprimé sur papier chiotte ! »

Le 10, il écrit à sa secrétaire : « A ce propos je ne suis pas très content de Scandale. Quel papier WC...! pour un petit livre de luxe ! Je l’ai écrit à Monnier. Toujours la même chierie - qu’avec Robert. Oh Céline a ses amateurs ils l’achèteront sur n’importe quel papier ! Total je suis toujours imprimé sur WC. Je n’en sors pas ! [...] Il m'avait envoyé les premiers Scandale mais sur ce papier je pensais qu'il s'agissait d'épreuves non de livres à vendre ! »

Je ferai, ailleurs, l'inventaire des tirages sur papier « chiotte » de Louis-Ferdinand Céline. Disons, pour simplifier, qu'il n'y a pas un seul de ses livres édités par Robert Denoël qui ne comporte un tirage de luxe.

Le 13 : Arrêt de la Cour d’appel de Paris qui « déclare régulière et valable la cession de parts consentie de son vivant par Robert Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien, dont madame Jean Voilier est gérante ».

L'Aube,  14 décembre 1950

Céline commenta ainsi cet arrêt : « Si on rouvre les bobinards la fille Voilier va trouver de l’emploi. Elle peut vendre sa tôle d’assassinat. » [Lettre à Jean Paulhan, 30 avril 1951]. Et à Pierre Monnier : « La morue Voilier vend sa tôle ? Si les boxons rouvrent elle aura du boulot, l’habitude ! »

Le 22, il écrit à Albert Paraz : «Tu as mille fois raison quant à la garcerie crasseuse des éditeurs, tous TOUS, maquereaux épiciers voleurs - incurables - surtout aux environs de Noël le Goncourt. C’est leur crise de grande canaillerie. Ils veulent tous faire fortune dans les 3 semaines des Etrennes ! à n’importe quel prix ! Ils m’ont saboulé Scandale une honte ! rogné sur le papier pour pouvoir sortir 3 ou 4 moutons à 5 pattes ! du même pognon ! Joueurs en plus ils sont ces cacas ! Ah le Denoël était prototype ! Il en est crevé pour finir. Il a voulu faire joujou avec la môme Loviton ! Conne aussi la gouine mais qui doit avoir des drôles de documents planqués en Suisse et USA ! »

Le 22, Céline écrit à Pierre Monnier : « Une lettre (pour vous stricte !) de Paraz qui vous amusera. C’est vrai ce qu’il dit de la peignouterie des éditeurs. Ils sont effroyables avec leur lésine ‘passe’ etc. Tous chinoiseries rapaces de sous-épicerie ! C’est infect. Et le coup de feu de Noël Goncourt donc ! Tous les bouzillages ! Ils veulent tous faire fortune fin décembre. En avant les pires saboulages ! Des mentalités de bas camelots ! Ils filent 50 romans à imprimer le même mois ! Aux imprimeurs déjà surchargés par les calendriers ! Ah, si je la connais cette ignoble musique ! Pensez que Robert l’assassiné m’a archigâté de toutes ces soi-disant astuces que les pinceaux redécouvrent chaque dix ans ! [...] Croyez pas au lancement des inconnus sensationnels, ça paye une fois sur cent ! Denoël s’y est crevé à découvrir des grands tirages ! Braibant et Cie ! »

Voilà un reproche que Céline a maintes fois formulé à l'égard de son éditeur qui, assure-t-il, a tenté de rééditer le « coup » éditorial de Voyage au bout de la nuit en insistant sur le style de l'auteur, proche de celui de Céline. Et c'est toujours l'exemple de Charles Braibant et de son Roi dort qu'il met en avant. Examinons donc ce roman qui obtint le prix Renaudot 1933, après avoir recueilli cinq voix au Goncourt, ex-aequo avec La Condition humaine d'André Malraux, le lauréat.

   

Le Roi dort, prix Renaudot 1933 : éditions de 1933, 1936, 1946

Licencié en droit, licencié ès lettres, diplômé d'études supérieures d'histoire, archiviste-paléographe, Charles Braibant [1889-1976] était, depuis 1919, chef du service des Archives et Bibliothèques de la Marine. Il avait, en octobre 1933, soumis le manuscrit de son roman à Georges Duhamel, lequel le transmit avec un mot de recommandation chez Denoël et Steele, qui l'acceptèrent immédiatement et le mirent à la composition en vue des prix de fin d'année.

L'auteur a donc quarante-trois ans, Le Roi dort est son premier roman, et l'histoire, qui se passe au milieu du XIXe siècle, est celle d'un employé tyrannisé par une mère dominatrice. Les critiques s'accordent à trouver à sa peinture des milieux paysans ardennais, qu'il connaît bien, une grande justesse d'observation, et à son récit une bonne maîtrise de l'intrigue : c'est, littéralement, un excellent scénario pour le cinéma.

Denoël l'annonce dans la presse dès le 4 novembre 1933. Son seul commentaire personnel est : « C'est un début où s'expriment les dons les plus éclatants du romancier : puissance, verve, émotion. » Il laisse le chapeau de présentation à Duhamel qui, répondant à une enquête [« Avez-vous un jeune à lancer ? »], déclare : « J'ai reçu " Le Roi dort " en manuscrit. Je l'ai lu. J'ai mis longtemps, car c'est un gros livre. Je l'ai envoyé avec un mot à un éditeur. Deux jours après, il était accepté. Il n'y a pas un mois de cela, et le livre est en vente ces jours-ci. C'est un record ! »

Le 18 novembre Denoël relance le livre dans les Nouvelles Littéraires en publiant, en encart publicitaire, les opinions de trois critiques littéraires :

- Albert Thibaudet : « Je me méfie quand on me raconte qu'un éditeur... a pu refuser Le Roi dort. Il ne fallait, en effet, que le minimum de flair pour y repérer l'œuvre de classe demain classée. »

- Robert Kemp : « Le style pur jus de France de ce livre fait ma joie. J'y admire une espèce d'infaillibilité dans le choix du mot, dans l'invention de l'image... La phrase marche droit et sans bâton. »

- Robert Brasillach : « Livre inégal, mais prodigieux par bien des aspects, qui ouvre triomphalement la saison littéraire ».

 Le même jour, dans le même hebdomadaire, Edmond Jaloux [1878-1949] consacre sa chronique « L'Esprit des livres » au roman de Braibant. Ses critiques ont du poids, et on ne le manipule pas : « Edmond Jaloux est l’être le plus capricieux et le plus aimable que nous connaissions, de telle sorte qu’il est à peu près impossible de savoir ce qu’il a l’intention de faire. Comme, d’autre part, nous ne sommes pas en rapports constants avec lui, il nous est bien difficile de le pousser au sujet de votre livre », écrivait Denoël à Jean Proal, le 10 octobre 1932.

Dans cet article de fond où quatre colonnes sur six résument le livre à l'intention du lecteur, les deux premières retiennent l'attention : « Ce n'est pas que je n'aie aucune objection à faire au Roi dort, et la première est une objection de style. On dirait que le succès et les manières de M. Céline ont gâté M. Charles Braibant, mais ce qui est supportable chez M. Céline et parfois même franchement comique à cause de son exagération, de sa truculence et surtout de la saveur de sa verve, surprend chez M. Braibant sans plaire beaucoup. Le style de M. Braibant est, en effet, un style composé, un excellent style d'écrivain, ferme, vigoureux, ramassé, où l'on trouve en abondance les expressions paysannes, les phrases de terroir, une franchise nette de vieille province bien conservée. Mais à ce fonds de langage sont adjointes, d'une part, une volonté visible de bien écrire, avec les tournures et les mots savamment choisis de quelqu'un qui prend plaisir à s'exprimer avec élégance, et, d'autre part, une avalanche de grossièretés, d'obscénités, d'expressions vulgaires et de plaisanteries ordurières dont on est le plus souvent excédé. [...]

Je ne crois pas être bégueule, mais je constate que M. Braibant se sert le plus souvent de mots orduriers sans nécessité, et ce qu'il appelle employer le mot propre consiste surtout à employer le plus sale.

A vrai dire, je me ferais volontiers à ces façons si elles ne juraient pas constamment avec la tenue générale du langage. Que l'on passe sans transition d'un style paysan, que les paysans emploient assez rarement - et encore moins dans l'époque où le récit est placé - à des phrases soignées d'écrivain professionnel, voilà justement ce que je déplore. [...]

On voit ce que je reproche ici à M. Charles Braibant : ce ne sont pas ses plaisanteries rabelaisiennes [...] c'est que l'unité de langage n'est en rien sauvegardée. [...] Quelques scènes, assez tragiques d'ailleurs, de mort et de maladie sont traitées avec une vigueur et une puissance d'expression qui révèlent chez M. Charles Braibant un réaliste de la meilleure race, mais Seigneur ! qu'il se garde, dans son prochain livre, de nous asséner sur la tête tant de gauloiseries inutiles et de plaisanteries de corps de garde ! »

Braibant n'a pas compris la leçon de Céline : il en est resté à Barbusse. Mais des chroniqueurs de l'époque ont signalé la filiation célinienne de son livre. Le 20 octobre 1933 Le Rempart, qui consacre aux imitateurs de Céline un article intitulé : « Ceux qui voyagent au bout de la nuit... », cite Pierre Neyrac pour son roman : L'Indifférence perdue (Gallimard, 1933) et Charles Braibant pour Le Roi dort : « Tous ces " voyages " sont tristes, pesants, voire écœurants... Ce sont des voyages de squelettes. A force de volonté réaliste, les suivants de M. Céline finissent par sombrer dans l'abstrait ».

Robert Denoël a donné, dans une lettre du 21 novembre 1933 à Jean Proal, une explication un peu ambiguë de sa stratégie éditoriale : « Le livre de Charles Braibant, que nous venons de publier, a bénéficié de circonstances extrêmement favorables : patronages d’André Maurois et de Georges Duhamel, situation toute particulière de l’auteur, Président des Amitiés Internationales, qui débute en pleine maturité en usant d’innombrables relations. Je ne vous parle même pas du livre qui est substantiel, je vous signale simplement les possibilités que nous avions d’audience immédiate. La publicité que nous avons faite ne fait que suivre un mouvement d’opinion, ainsi que nous le faisons toujours. Dès que nous voyons qu’un livre correspond à une attente, ou à un besoin du public, nous le poussons autant que nous le pouvons. »

Qu'attendait le public, neuf mois après le triomphe de Voyage au bout de la nuit ? Il faudrait disposer du dossier de presse complet du Roi dort pour vérifier si son éditeur a, ou non, utilisé le succès du livre de Céline pour « pousser » celui de Braibant. Mais on peut aussi penser que cet écrivain mettait beaucoup de bonne volonté à calquer son style sur celui de Céline, si l'on en juge par une critique lapidaire parue des années plus tard à propos d'un roman publié chez Corrêa :

Confluences,  n° 6,  décembre 1941

Quant à la course aux prix de fin d'année et aux gros tirages qu'ils procurent, c'est un sport très particulier auquel se livraient, et se livrent encore, tous les éditeurs de littérature, et que Robert Denoël a pratiqué avec un taux de réussite assez exceptionnel.

Le 25, Céline écrit à Monnier : « j’en ai eu 12 ans marre avec Denoël de traîner les moutons à 5 pattes, les invendables et les hautes trouvailles originales de l’Editeur ! »

Le 28 : Formation d’une s.a.r.l. au capital de 200 000 francs, dont la raison sociale est Les Editions La Plaque Tournante. Cécile Denoël possède 150 parts, Jules Barreau [« auxiliaire médical, aucun rapport, autre qu’amical, avec l’édition », écrit Morys], 50 parts. Officiellement la société est gérée par le comte Geoffroy du Réau de la Gaignonnière, un ami homme de lettres qui n’a rien publié.