Robert Denoël, éditeur

1949

Janvier

 

Le 1er : Céline a reçu la visite de Charles Frémanger, et il écrit à Paraz : « Un bon petit garçon. Mais pas de numéraire. C’est l’aventure Robert Denoël que je connais, en réédition... Donnez-moi votre option... Avec eux j’irai taper des rombières... La maison à " l’énorme avenir ". J’en dégueule n’en parlons plus. »

Le 7 : La Société des Editions Baudinière doit répondre devant la Cour de justice d’atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Gaston Rioux, l’un de ses administrateurs, assure que « tous ces livres ont été imposés par l’occupant, qu’on en a refusé autant, et que, à aucun moment, la société n’a reçu de papier des Allemands ».

A aucun moment, Baudinière n’a reçu de papier des Allemands... Quatre ans plus tôt, une telle énormité aurait valu à la Société Baudinière la confiscation. Aujourd'hui, elle est acquittée. Que valent désormais les jugements des sociétés d'édition ?

Le 8 : Max Dorian, qui a appris que le Tribunal de commerce avait, le 24 décembre précédent, condamné les Editions Domat-Montchrestien à la restitution des parts litigieuses, envoie de New York un aérogramme à Cécile Denoël :

« J’ai appris avec plaisir que vous aviez obtenu de certain jugement rendu par le Tribunal de Commerce l’annulation de la ‘cession’ dont prétendait bénéficier Mme Loviton. Sans doute ira-t-elle en appel et moi peut-être aussi pour d’autres raisons, mais j’aimerais connaître si vous avez l’intention de vous intéresser personnellement à l’affaire.

Pour moi, comme je vous l’ai dit lors de l’entrevue que nous avions eue chez Me Demolliens, je la prendrais volontiers en mains avec l’aide d’un trésorier sûr (et Picq, dont le dévouement vous est acquis, ferait parfaitement l’affaire) jusqu’à ce que votre fils soit en âge d’entrer dans l’affaire.

Je crois que si ceci était, je pourrais trouver de substantiels concours de la part d’Américains (Bernard Steele m’a dit en octobre que ça ne l’intéressait plus, mais peut-être a-t-il changé d’opinion) ».

On a vu que Dorian avait aussi contacté Céline en décembre 1948, sans doute pour lui proposer de rééditer ses livres, et que l’écrivain l’avait poliment éconduit.

Cécile, pour sa part, lui répondit que ce type d’affaires devait se traiter de vive voix, mais elle n’avait aucun intention de se lier à Dorian, comme en témoignent ses souvenirs des années 1930, retranscrits par Morys :

« Il était d’une suffisance puante, traitait tout le monde de haut et avait de telles privautés qu’un jour, me prenant sans doute pour une quelconque de ses relations de bistrot, il me tapa sur les fesses. Ma réaction a été telle que, s’il n’avait pas filé à toute vitesse, il se serait retrouvé au bas des escaliers plus vite qu’il n’aurait voulu [...] Aux réunions quotidiennes dans le bureau de Robert, il commençait toujours ses suggestions par : " Si on n’était pas des cons..." »

Le 27, Céline écrit à Monnier : « J’apprends à l’instant par Marcel Aymé que la fille Voilier aurait été virée des éditions de Denoël par jugement rendu au profit de la veuve ? Renseignez-vous je vous prie, ce serait tant mieux pour nous ! Devant de telles carambouilles, mes contrats sont au diable ! Vous pensez ! Plus de procès à redouter. »

Marie Canavaggia, que Céline a aussi interrogée à ce sujet, lui répond : « Non, pas entendu parler du tout d’un évincement de Mme Voilier - au contraire en somme... Mme Bradley, l’agent littéraire, me vantait l’autre jour la maison et semblait croire la plainte de Mme Denoël tombée dans l’eau... »

Marcel Aymé aura lu dans la presse que le tribunal de commerce avait, le 24 décembre 1948, déclaré nulle la vente, par Robert Denoël, des actions de sa société au profit des Editions Domat-Montchrestien appartenant à Jeanne Loviton et condamné celle-ci à les restituer à sa veuve. Mais il ignore que les deux parties ont fait appel de cette décision : Jeanne Loviton est donc bien restée rue Amélie.

 

Février

 

Le 12, Céline fait des recommandations à Monnier à propos du texte de Voyage au bout de la nuit que Charles Frémanger a envoyé à la composition : « Mes textes sont très ardus, pleins d’embûches, ce ne sont pas les merdeux correcteurs d’imprimerie qui s’en tirent ! Je n’en veux pas. Parlons net. Il faut passer pour tout par Marie ou renoncer à tout. Très gentiment, mais c’est ainsi. Je haïssais Denoël pour ses jeanfoutreries au boulot. Je préfère rompre avec Frémanger, s’il ne comprend pas. »

Cette accusation de légèreté de la part de Robert Denoël devant des textes difficiles n'est pas fondée. C'était un correcteur de première force. On le verra le jour où sera publiée, par exemple, une édition savante de Mort à crédit à partir des manuscrits et des épreuves d'imprimerie, auxquelles l'éditeur a apporté une contribution non négligeable.

Le 14 : Procès des Editions de France qui, entre 1940 et 1943, ont publié une trentaine d’ouvrages à tendance collaborationniste. Camille Ferri-Pisani, leur directeur littéraire, est condamné à cinq ans de réclusion. Le vrai patron est Horace de Carbuccia, directeur de Gringoire : le 13 janvier 1950, il sera condamné par contumace à cinq ans de travaux forcés, cinq ans de dégradation nationale et à la confiscation totale de ses biens.

Le 23, Pierre Monnier écrit à Céline : « Par ailleurs, tous les renseignements obtenus sur l’ex-maison Denoël confirment que la situation est peu brillante, les domaines tiennent tout et les courtiers et représentants ne cachent pas que le travail y est pratiquement devenu impossible. »

 

Mars

 

Le 4, Céline écrit à Monnier, à propos de la réédition « Froissart » de Voyage au bout de la nuit, en cours de fabrication : « Ne jamais racoler sur des effets d’imprimerie, horreur ! les effets doivent être dans le texte pas en couverture, jamais, les couvertures toujours sobres, extra sobres. Quelles luttes j’ai dû mener sur ce point avec l’assassiné ! Il avait le goût belge, c’est tout dire ! »

Le 7, le fonds de commerce de la librairie Rive Gauche, boulevard Saint-Michel, qui avait été saisi à la Libération, est mis en vente aux enchères par l'administration des Domaines.

Le 17, Céline écrit à Marie Canavaggia : « Ah, je ne veux pas de couverture-kermesse ! Je l’écris encore aujourd’hui à Monnier. Dieu si j’avais eu du mal à faire revenir Denoël de son goût belge ! Celui-là qui recommence... »

Le 23, lettre de Céline à la même : « Ce Frémanger a un goût de cochon. Il est encore pire que Robert, plus belge que lui ! Ça m’avait semblé impossible ! »

Le 27, lettre de Céline à Monnier : « Je veux bien être édité en Belgique, mais de grâce pas dans le goût belge. Ah ! Denoël me hante !!! »

Le 28, lettre à Marie Canavaggia : « Mais grâce qu’il m’épargne une couverture belge ! ah, ce mauvais goût brabançon me poursuit ! Quel mal j’ai eu avec l’assassiné ! »

Ces réflexions plaisantes ou grinçantes à propos du mauvais goût « belge » de Robert Denoël invitaient à examiner les couvertures réalisées par sa maison d'édition entre 1928 et 1944 : foi de typographe, elles soutiennent la comparaison avec la plupart des productions des autres maisons d'édition parisiennes et brillent surtout par leur diversité. Paul Chambrillon écrivait, à propos de Mort à crédit qu'il avait acheté à sa parution : « Ce gros livre m'attirait : les publications de Robert Denoël étaient des objets typographiques séduisants. »

Seules, les années 1931 et 1932 accusent des faiblesses de composition : les titres de certaines couvertures de romans font des « effets d'imprimerie » :

Celle de Voyage au bout de la nuit comporte des lettres un peu trop épaisses mais paraît conforme à ce que souhaitait l'écrivain, qui écrivait à Denoël, en août 1932 : « Faites attention à la couverture. Pas de music Hallisme. [...] Une couverture assez lourde et discrète. Bistre et noir ou gris et gris et des lettres égales et un peu épaisses. » Il accompagnait ces recommandations d'un croquis supposé donner des idées à son éditeur.

On laisse au lecteur le soin d'imaginer cette couverture imprimée en noir sur fond bistre... et de s'interroger sur les notions de typographie que possédait Louis Destouches depuis son passage furtif, en qualité de garçon de courses, aux Editions de la Sirène, vers 1917.

Le 27 : Bernard Grasset est présent devant ses juges, mais la Cour ordonne un supplément d’information. Cette longue affaire, où intervinrent aussi des éléments privés, ne trouva sa conclusion que le 23 octobre 1953 : ce jour-là, Bernard Grasset était amnistié en vertu d’une loi d’amnistie votée le 6 août 1953. Il est mort le 20 octobre 1955.

 

Avril

 

Le 23, Céline écrit à Monnier : « Je voudrais bien voir la couverture du Voyage ! oh ! je redoute encore le pire ! la couverture de Guitry, 60 Jours de Prison, est excellente. Voilà un homme de goût. Le goût du pauvre Denoël me poursuit. Il avait une de ces obstinations dans le mirliton ! l’ornementation kermesse ! Mais lui né belge était excusable».

 

Céline avait raison de s'inquiéter du bon goût « parisien » de Charles Frémanger : comparée à celle de Guitry, la couverture qu'il réalisa pour son livre, paru le 20 juin, est atterrante.

Le 29, Céline écrit à Paraz : « Je reçois à l’instant ta lettre à Barjavel. C’est un chef-d’œuvre. Voilà qui est mouché - force ce lapin hors du taillis. Que le youtre en sorte aussi l’assassin ! On s’y connaît chez Denoël en suppressions au clair de lune... Peque [sic pour Picq] le chef comptable " révoqué " va clamant à travers la ville que la mère Voilier était dans le coup ! Qu’ils étaient six dans l’auto, qu’il y en avait plein les garde-boue ! Gadoues ! Marrance ! Des tueurs ? eh bon dieu ! Y en a plein les asiles ! Tant qu’on veut ! »

    Ces échos ne se retrouvent pas dans la presse : sans doute Céline les tient-il de l’un de ses correspondants parisiens, comme Marcel Aymé, ou Marie Canavaggia. On ne sait rien de la lettre de Paraz à Barjavel. Et on ne voit pas qui peut être ce « youtre » chargé de désigner son assassin.

Si Auguste Picq, congédié le 12 janvier 1948 par Jeanne Loviton, a répandu par la suite des commentaires désagréables pour elle à propos du meurtre de Denoël, il ne l'a pas fait devant des journalistes.

Le 30, Paraz écrit à Céline : « J’ai reçu en même temps que la tienne une lettre d’une piquée nommée Bénédicte [sic] Champigny [...] en la lisant j’ai trouvé une coïncidence vraiment extraordinaire qui pourrait presque figurer dans un recueil métaphysique car elle me raconte exactement la même histoire Voilier et Denoël et elle me parle exactement de Barjavel. Elle me dit qu’au moment de l’élaboration d’un de tes contrats Denoël l’interrogeait sur ta santé. Il l’avait fait venir avenue Ch. Floquet pour analyser ton écriture. Elle lui a répondu : Céline vous enterrera et il avait paraît-il des cauchemars. Il se voyait assassiné en voiture mais c’est tout de même embêtant que ces histoires-là on vous les raconte plus tard tout en vous disant que cela date de 24/25/26/27 et 28 ».


    Mai

 

Le 1er, sortie de presse du Lotissement du ciel, dont la mise en vente aura lieu le 20 juillet, rue Amélie.

Le 5, Céline répond à Paraz : « Cette voyante à Denoël me paraît plutôt " voyeuse ". Elle aurait dû au moins l’avertir qu’il allait être assassiné. Voir pour voir ! Conneries ! Bien sûr qu’il se méfiait ! Cette bonne blague ! mille raisons - sans " prémonitions " particulières - oh le surnaturel ! Cent mecs lui avaient promis de l’étendre... 100 raisons ! Que la Voilier ait trempé dans la soupe - Bigre c’est joliment possible. Enfin... En tout cas pour ne point faire jaser elle aurait dû quitter la tôle. " A qui profite le crime ? " Elle est balourde, c’est une paysanne entêtée. »

    Ni Paraz ni Céline ne paraissent connaître Champigny ; il y a de fortes chances pour que l’anecdote soit exacte puisque Denoël a fait appel, durant des années, au talent de graphologue de son amie pour analyser l’écriture de ses auteurs et même celle de ses employés. On ne sait de quel contrat il pouvait s’agir, mais c’était forcément celui d’un livre d’avant la guerre : Denoël a habité avenue Charles Floquet entre 1933 et 1939. Peut-être de Bagatelles pour un massacre, à propos duquel ils se sont manifestement frottés : dans une lettre qu'elle envoie le 25 janvier 1938, Champigny lui parle de gagner son bœuf, « comme dit votre Céline allemand ».

Le 9, Céline, toujours impatient, écrit à Monnier : « Et puis quand pense-t-il [Frémanger] tirer Mort à crédit ? il ne va pas roupiller 6 mois sur chaque réimpression ? Je connais les éditeurs - leur rêve est la maison à 30 auteurs à la fois. Le cirque. Denoël en est mort. Ce sont des pères de familles nombreuses... Tout le monde en crève. Tout le pèze fout le camp en " avances " aux petits génies crevards amis de la maison. La NRF d'ailleurs à ce système est pratiquement faillie depuis 25 ans ! Elle ne tient qu'à bout de bras Hachette - ou plus exactement Philipaqqi - Smyrniote, dit Bibliobus dans la profession. »

Le 25, Céline écrit au même : « Daragnès pense pour son compte qu’il s’agit d’un manque de pèze et que les imprimeurs ne veulent rouler qu’argent comptant, d’où les infinis délais. [...] Toute la salade dont Robert m’a gavé pendant dix ans ! Ah ! que je ne veux plus entendre. »

Le 30, Céline écrit au même : « Ah cher Monnier vous avez oublié de me faire suivre cet écho des Ecoutes concernant la directrice amirale Voilier ! Elle est virée ? Elle doit s’en foutre ! La maison ne vaut pas un pet ! Les Domaines me poursuivent ? Leur position est odieuse et grotesque. [...] L’affaire Grasset s’est très bien arrangée... et d’autre envergure ! »

Echo non retrouvé. Il doit s'agir d'un commentaire au jugement rendu le 24 décembre 1948 par le Tribunal de commerce de la Seine, condamnant Jeanne Loviton à la restitution des parts de Robert Denoël dans sa société d'édition - jugement auquel elle a fait immédiatement appel.

 

Juin

 

Réédition à 5 000 exemplaires de Voyage au bout de la nuit par Charles Frémanger à l’enseigne fictive des Editions Froissart, à Bruxelles.

Le 10, Céline écrit à Monnier : « Bien sûr que les grossistes ne payent pas, on le sait depuis toujours, que l’édition est un métier presque impossible ! On sait tout ça ! Vieilles archi-usées rabâcheries. S’il n’a pas de fonds, d’autres sources mécéniques, il est foutu bien sûr. Théâtre, ballet, édition, métiers amusants, mais précaires et tragiques. Oh ! Denoël se démerdait beaucoup mieux. Certainement canaille hélas ! Avec lui c’était de la boxe, mais il finissait par douiller, il allait suriner des caves, celui-là est faiblard. »

 

Juillet

 

Le 25, lettre de Céline à Monnier : « Il paraît que Voilier est passée maintenant suceuse d’Henriot, le critique. C’est un bruit. » Jeanne Loviton vécut en effet, à partir de décembre 1947, une aventure amoureuse avec le critique littéraire Emile Henriot.

       Emile Henriot [1889-1961]

 

Août

 

Le 3, Pierre Monnier écrit à Céline : « J’espère qu'au moment où vous recevrez cette lettre, vous serez en possession du " Voyage "... [Frémanger] a donc reçu hier à son bureau, la visite du commissaire de police flanqué d'un sous-fifre de la maison Denoël. On lui annonce la saisie. »

Le 6, Céline écrit à Marie Canavaggia : « Le Voyage est paraît-il sorti. Je ne l’ai pas - mais Frémanger m’écrit et m’assure qu’il est en vente. Toujours est-il que le Commissaire de Police s’est déjà rendu chez lui sur réquisition par les Denoël pour y saisir les livres ! Ollé ! Bredouille bien entendu ! Il faudra qu’ils cavalent à Bruxelles ! »

Le 6, Charles Frémanger avertit Céline que, « 15 jours après la sortie des premiers exemplaires du Voyage, Denoël commence à s'agiter. » Les Editions Denoël ont, en effet, porté plainte en contrefaçon contre les Editions Froissart. L'information ouverte par le juge Baurès se terminera par une ordonnance de non-lieu, rendue le 29 janvier 1951, Jeanne Loviton s'étant finalement désistée de sa plainte en décembre 1950.

Le 6, Céline écrit à Monnier, qui l'a prévenu que, selon Frémanger, Albert Naud ne serait pas hostile à son ancien éditeur : « Naud n’a rien à faire avec mon contrat des Denoël - ni avec Voilier à ma connaissance. S’il l’encule c’est son affaire et non la mienne. [...] Vous n'allez pas non plus vous laisser bluffer par le minable sous-gang Voilier Denoël [...] Je vais vous envoyer sous peu la photo de ma rupture de contrat et l’accusé réception d’ycelui par l’Administrateur Denoël. [...] Les Denoël doivent tenter une ultime manœuvre de marchandage. Ils sont à court d’espèces. [...] La Police est pourrie idem Parquet. Si les Voiliers pouvaient raquer ils obtiendraient bien sûr beaucoup de saisies etc. mais le flouze pèche ! Ils n’iront pas loin en procédure. Ils l’ont dans le cul ! »

Le 14, Céline écrit au même : « Voici les pièces demandées, archiprécieuses. La lettre de la garce Voiliers est ignoblement bête et prétentieuse et connement crapuleuse. Celle de l’Administrateur niaise et pourrie de mensonges d’affirmations grotesques. En vérité Tosi n’est venu à Copenhague que pour m’arracher (tenter oh le crétin) le manuscrit de Féerie dont il avait eu vent - pour en tirer vite vite de quoi faire les échéances de plusieurs années. Le pauvre coquin ! et sa pétasse Voilière ! Les benêts ! Vous voilà des armes substantielles pour engager le fer avec ces escrocs minables ! »

Il est probable que la lettre de Jeanne Loviton est celle qu'elle envoyait à Céline, le 14 janvier 1948, suivant de peu celle d'A. Lacroix, l'administrateur-séquestre.

Le 20, lettre de Céline au même : « Ce Philipacchi joue les caïds. Il possédait et possède sans doute encore la maison Denoël qu’il tenait par les messageries, traites, avances, etc... comme il tient d’ailleurs la NRF (en perpétuel déficit) plume au chapeau du trust Hachette (Goncourts automatiques, etc.) »

Le 30, lettre de Céline au même : « Non, certainement que tous ses comptes de " Voyage " soient strictement réglés avant de passer à " Mort à crédit " ! Je connais cette ignoble cavalcade, qui consiste à payer les dettes précédentes en bouffant le blé en herbe ! Denoël en est mort ! Carambouille indéfiniment échelonnée !... La vérole des maisons d’édition ! [...] En vérité l’édition est impossible. Sauf miché, ou état. Courant d’air [Frémanger] est en train de découvrir cette inexorable vérité. »

 

Septembre

 

Le 6 : Décès de Lucien Descaves.

Le 18, Céline écrit à Monnier, à propos de l’édition Froissart de Voyage : « Ce tirage de 5 000 est ridicule, Hachette, je le sais, en prenait 20 000 ! Denoël a toujours tiré le " Voyage " à 20 000 ! Ah ! les mégoteurs ! »

Le 20, il écrit au même : « J’attire votre attention sur le fait que sa façon d’imprimer ne tient pas debout pour ce qui me concerne. Le " Voyage " par exemple est un livre de fond. Il s’en vendait régulièrement 500 exemplaires par mois chez Denoël, donc clandestinement ou pas il n’y a qu’à continuer. »

Le 23, il écrit à Daragnès, à propos de la réédition par Frémanger de Voyage au bout de la nuit : « Oh la Voilier n'a pas pipé. D'abord elle n'est rien que directrice de bluff chez Denoël. Ce fantôme de tôle appartient aux Domaines en réalité - puisque 50 p 100 des actions sont autrichiennes, et le reste Dieu en quelles dettes et procès ! Ce que la morue avait envie : c'est d'un nouveau contrat d'elle à moi - pour embarquer mes livres ! (comme a fait Vox avec les Dabit !) Elle aurait tiré de mes livres si elle avait pu - mais étant sous les Domaines impossible. Car pour me tirer légalement il faut que je signe des bons à tirer - les Domaines ne peuvent tout de même s'engager dans la carambouille ! un petit bluff de saisie par un commissaire de police graissé ! et là s'est arrêtée la comédie ! »

Un commissaire de police avait, en effet, perquisitionné vainement les bureaux de Charles Frémanger, le 2 août. L'allusion à Maximilien Vox n'est pas claire. Tous les livres d'Eugène Dabit ont été édités depuis 1931 chez Gallimard, sauf L'Hôtel du Nord, que les Editions Denoël ont réimprimé en édition courante à partir de 1945, c'est-à-dire sous la direction de Vox.

Le 27, dans une lettre à Jean Seltensperger, Céline revient à nouveau sur la plainte déposée par les Editions Denoël : « Je dois peut-être vous mettre au courant  qu'une plainte fantastique a été déposée contre moi par l'extravagante feue maison Denoël " pour contrefaçon "... Parce qu'un éditeur belge, Frémanger, a tiré cinq mille Voyage au bout de la nuit. Tirage d'ailleurs dont je n'ai pas reçu un seul exemplaire... Le fait d'être " hors-la-loi ", voyez-vous Monsieur le Commissaire, encourage tous les pillages, tous les chacals... toutes les arrogances... On me pille, on me dépouille sans merci depuis cinq années... on m'emprisonne, on me traque et à présent on me poursuit en contrefaçon de mes propres livres... M. Baurès, juge d'instruction est chargé d'instruire cette rocambolesque arrogance... [...] je crois qu'il est temps que vous me protégiez contre tous ces déments et leurs exactions, car ces déments sont en même temps retors et voleurs... le propre du personnel des Enfers... »

 

Octobre

 

Le 7, Céline écrit à sa secrétaire : « Il me faudrait la copie légale, de l’arrêt d’acquittement de la maison Denoël en cour de justice - Je n’ai jamais pu l’obtenir. Voulez-vous tenter de me l’obtenir ? Je vous enverrai la somme qu’il faut. Mon petit doigt me dit que l’on va me faire passer à la casserole sur le motif de la réédition de Bagatelles pendant la guerre - et des Beaux Draps. Mais comme la maison Denoël a été acquittée... Pourquoi serais-je moi décapité ? Vous saisissez vous qui êtes du Harem toute l’importance de cet équivoque arrêt ? »

Le 12 : Procès de Louis Thomas, administrateur des Editions Balzac. Il sera condamné le 15 aux travaux forcés à perpétuité. Thomas ayant fait appel, la peine fut ramenée quatre mois plus tard à vingt ans de prison.

Louis Thomas devant la cour de Justice

Début septembre 1951, sur base de la loi d’amnistie du 5 janvier 1951, il introduisit une demande de liberté conditionnelle, qui lui fut accordée quelques mois plus tard. Agé de 67 ans, il quitta la France et s’établit à Bruxelles, où il mourut le 9 février 1962. Début 1939 il avait publié chez Denoël un ouvrage sur les accords de Munich : Histoire d'un jour.

    

Il avait aussi publié aux Editions Le Pont un ouvrage peu connu : Les Raisons de l'Antijudaïsme, paru le 20 mars 1942 dans la collection « Les Documents contemporains », agrémenté d'une incroyable dédicace imprimée en lettres capitales : « A Louis-Ferdinand Céline qui a vigoureusement dénoncé les Juifs, parce que médecin des pauvres, il les a vus très malheureux sous la domination des Yds qui s’étaient emparés de la France ».

Les Editions Le Pont, qui appartenaient à l'Ambassade d'Allemagne, avaient repris en avril 1941 la publication de la revue Notre Combat confisquée en juin 1940 à Robert Denoël sous le titre Notre Combat pour la nouvelle France socialiste avec à sa tête André Chaumet.

On aura relevé la curieuse graphie : Yds, pour désigner les juifs. Les pamphlets de Céline, pourtant riches en synonymes dépréciatifs, contiennent : yite, youpin, youtre, jamais yd. Il doit s'agir d'une abréviation de yid, youde ou youdi. On trouve, en effet, dans D'un Château l'autre, le mot « youdophage ».

Le mot dédicace désigne une formule manuscrite qu'un auteur appose en hommage à quelqu'un sur la première page de son livre. Elle n'engage que celui qui la signe.

Quand il s'agit d'une dédicace imprimée, c'est tout différent. Dédier un ouvrage à quelqu'un, c'est le placer sous son patronage. La dédicace imprimée est là pour le rappeler. Elle est indélébile.

Le dédicataire d'un livre est, a priori, prévenu de la dédicace imprimée qui figurera en tête d'un ouvrage à paraître, et il reçoit, obligatoirement, un exemplaire d'hommage. Il peut donc la refuser ou, si le livre a déjà paru, la protester.

On n'a pas encore recensé les livres dédiés à Céline. Au sens strict du terme, je n'en connais que deux : Jouer avec le feu, un roman sans grande importance de Morgin de Kéan, alias Pauline Constant-Bagnaro, publié en 1941 chez l'éditeur Jean-Renard, qui dédie son livre « à Ferdinand Céline » - et celui de Louis Thomas.

Céline était très attentif aux hommages. Dans une lettre de 1947 à Milton Hindus, il avait évoqué un livre non identifié de Hans-Erich Kaminski, l'auteur de Céline en chemise brune (1938) : « Il m'avait d'abord dédié quelque chose, comme Sartre d'ailleurs », écrit-il en 1947 à Milton Hindus.

La Nausée (1938) porte en épigraphe une phrase extraite de L'Eglise (1933) : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu. » Le livre de Sartre est-il, à cause de cette épigraphe imprimée sur la page de titre, placé sous le « patronage » de Louis-Ferdinand Céline ? D'une certaine manière, oui. Mais une épigraphe n'est en aucun cas une dédicace.

Enfin il faut bien remarquer que Céline lui-même paraître confondre, et c'est assez surprenant, les livres à lui dédiés avec ceux qui lui sont dédicacés. Dans une lettre du 2 mai 1936 il écrit à Henri Mahé, à propos de Lucien Descaves : « C'est à lui qu'est dédicacé Mort à crédit. » Or Descaves est le dédicataire du roman : le livre lui est donc dédié.

Qu'en conclure ? Céline a-t-il reçu le livre de Louis Thomas ? Devait-il le récuser ? C'est un ouvrage qu'on ne trouve qu'avec bien des difficultés. M. Andries Van den Abeele, auteur d'un texte remarquable sur Louis Thomas, et qui a tous ses livres, n'en possède qu'une photocopie.

Pourtant le livre de Thomas n'a pas été pilonné : le 28 février 1944, le Service de propagande du Commissariat général aux questions juives envisageait d'en racheter mille exemplaires aux Editions Pierre Charron, 53 Champs Elysées, dépositaires de l'ouvrage.

Le 13 : Albert Paraz écrit à Guy Tosi : « Je suis en train de préparer la suite du Gala des Vaches où je publierai des extraits des livres de Céline. Inutile de vous dire qu'il trouve un peu exorbitant les prétentions de son éditeur de l'empêcher de gagner de l'argent en ne faisant rien pour lui. Je trouve même que le poursuivre en contrefaçon de ses propres oeuvres est quelque chose d'un peu cavalier. »

Le 17, Céline écrit à Paraz : « Tu as vu la plainte Denoël ? Je soupçonne (tu peux l’écrire) qu’il s’agit d’une ruse publicitaire. Ce gang des faux héritiers véreux processeux veut retirer le Voyage en clandestin - (au noir) et continuer à ne me rien payer de mes droits. Voilà 10 ans que dure cette canaillerie. Voici au moins 6 ou 7 " gangs’ " qui se succèdent à la soi-disant direction Denoël ! Tous ont agi de même : Carambouille. Leur dernier truc : une plainte contre moi en contrefaçon : Le voleur crie : au voleur ! L’astuce est grossière - Elle prend toujours cependant. Je verrais moi là " une injure à magistrat " pépère ! Il n’a jamais été question à ma connaissance de rééditer Bagatelles. Mais les journaux tous tendancieux et " provocateurs " à ravir l’ajoutent au Voyage pour ameuter les chacals ! Le Voyage seul n’attirait pas les haines, les vengeurs, les assassins qu’il faut !... tandis qu’en ajoutant Bagatelles ils relancent à la curée ! Ils font plaisir à leur clientèle ».

Les « gangs » dont parle Céline sont les administrateurs successifs nommés par l'administration des Domaines qui détient 49 % des actions de la Société des Editions Denoël. On ne sait quel journal aurait annoncé la réédition de Bagatelles pour un massacre.

Le 18, il écrit à Charles Deshayes : « le gang des faux héritiers véreux Denoël m’intente un procès en contrefaçon ! Et je n’ai pas reçu un seul exemplaire de ce nouveau Voyage ! les journaux n’oublient pas d’ajouter Bagatelles (ralliements des chacals). Il n’a jamais été question de Bagatelles ! Il s’agit d’un coup publicitaire de ce gang Denoël archi-miteux et aux abois […] depuis sept ans qu’ils liquident en douce mes ouvrages au marché noir! Tosi […] me l’a avoué et Tosi venait me chercher Féerie ! en avion ! »

Le 20, Céline envoie au commissaire du gouvernement chargé d'instruire son dossier, Jean Seltensperger, une intéressante justification de ses pamphlets publiés sous l'Occupation. Après avoir considéré que Les Beaux Draps n'étaient pas « collaborateurs du tout » (« à preuve qu'ils furent éreintés par toute la presse collaborationniste de l'époque »), il admet : « Ah ! il y a aussi la réédition intempestive  de Bagatelles... J'ai cédé là, et je n'en suis pas fier, aux prières de R. Denoël toujours en mal d'argent tragiquement, à preuve que pour surnager, il a fallu qu'il vende la moitié des actions de sa maison à un éditeur autrichien, d'où le séquestre aujourd'hui. Denoël, toujours aux abois, plumait les jeunes auteurs, les imprimeurs et finalement les occupants. Il fallait aussi qu'il imprime des auteurs allemands et pour mener son double jeu, car le bougre était fourbe, il éditait Triolet communiste notoire et son roman, Le Cheval blanc, œuvre, si l'on peut dire, philosémite, en pleine Occupation, à la rigolade d'ailleurs de tout l'Institut Epting que les cabrioles de Denoël amusaient fort.

Il trouvait qu'une petite réédition de Bagatelles ferait bien auprès de l'Institut allemand, où l'on n'avait aucun goût pour Bagatelles. Bagatelles reparut donc en maigre édition mais avec préface et photos. Il le fallait pour la majoration du prix de vente... Il est à remarquer que Bagatelles reparut expurgé à ma demande de tous les passages concernant la canaille Rouquès, " agent de L'Humanité et du Frente Popular ", qui m'avait fait condamner pour diffamation devant la 10e Chambre. On me voit là dans cet avatar de réédition très respectueux des arrêts de la Justice française, alors que c'était bien le moment de m'en foutre éperdument. »

Céline commet ici, volontairement, un amalgame entre la réédition de L'Ecole des cadavres, en octobre 1942, et celle de Bagatelles pour un massacre, en novembre 1943. Il a, heureusement, affaire à un lecteur peu averti qui le suivra dans son réquisitoire. Remarquons que, lorsqu'il réédite ces deux pamphlets, Denoël n'est plus « en mal d'argent » mais en mal de papier, comme tous les éditeurs.

Le 21, Paraz écrit à Céline : « Barjavel m’écrit que l’action judiciaire intentée par les héritiers Denoël sert uniquement à faire la preuve pour le fisc que les éditions Denoël ne sont pas dans le coup [de la réédition de Voyage] et qu’ils ne désirent pas aller plus loin. »

Le 25, Céline répond à Paraz : « Les Denoël sont plus voyous que l’imagine Barjavel. Ils s’attendent à ce que je sois saisi (biens présents et à venir). Ils brandissent leur contrat nul. Foutre ! Ces gens qu’ils m’ont renié éperdument pendant 5 ans ! Ce reniement leur a valu d’être acquittés en Cour ! A présent qu’on leur reconnaisse un petit droit ! Céline est condamné ! Ils me réimpriment ! à toute vapeur ! Gratis pro deo ! Ils verseront aux Domaines des haricots ! Ils empochent TOUT. Leur caravelle pourrie reprendra une drôle de brise ! Tout le monde sera volé - moi et l’Etat ! »

Le 26, lettre de Céline à Monnier : « Voulez-vous avoir l’amabilité de me faire copier à la machine à écrire les diverses lettres que vous avez par devers vous : ma lettre à Denoël de rupture, réponse de l’administrateur. Je compte envoyer ceci avec un mot à Baurès, le juge d’instruction. Il paraît que Simone Penault-Angély est une avocate communiste ? »

Amie intime de Jeanne Loviton, Simone Penaud-Angelelli était en effet une sympathisante communiste. Selon Liora Israël, elle avait, dès 1941, permis l'organisation de réunions de résistants à son domicile.  Après avoir été l'avocate de Robert Denoël dans son affaire de divorce et devant la Cour de justice, elle défendait Mme Loviton dans ses procès civils contre Cécile Denoël, puis la Société des Editions Denoël devant la Cour de justice.

Le 27, Céline écrit à Ercole Pirazzoli : « Je n'ai rien touché sur l'édition abracadabrante de ce Voyage ! Je finis par penser que ce coup était monté entre Denoël et cet " espèce d'éditeur ", précisément pour me faire sauter à la corde ! »

Le 28 : Georges Bidault devient président du Conseil. Il le restera jusqu’au 24 juin 1950. René Mayer [1895-1972] est nommé garde des Sceaux.

Le 29, Céline écrit à Monnier : « J’ai engueulé aujourd’hui, par lettre, les Denoël. Je trouve que ça fait bien, ça rafraîchit un peu l’adversaire. Gang miteux, véreux, des faux héritiers Denoël. Je vais leur intenter, moi, une action en diffamation.[...] J’ai appris, hélas, que le truc des lettres sans enveloppes recommandées ne fonctionne pas en loi (comme on le dit). Il faut faire notifier par huissier. Le mien est maître Doré, rue du Bouloi. Son clerc, qui fait tout le boulot, est un pote. Vous pouvez y aller éventuellement de ma part. J’ai souvent eu recours à son office, hélas, contre la regrettée crapule Denoël. »

Lucien Doré, huissier mandaté par Céline, s'est rendu rue Amélie, le 2 septembre 1936, pour y encaisser une traite de 25 000 francs. La traite ayant été protestée, il assigna Denoël le 28 octobre.

 

Novembre



    « Un jour de 1949, Claude Sylvane, une journaliste qui avait pris cette affaire à cœur [l’affaire Seznec], décida de tenter d'en connaître tous les dessous et de faire publier un livre qui permettrait de réclamer la réhabilitation du bagnard innocent.

- A qui pouvais-je parler de l'éditer, avant même qu'il ne fut écrit, dit Claude Sylvane, sinon à cette autre femme si hautement humaine, si compréhensive et si bonne, que j'avais, en quelques mois d'amitié vraie, découverte en Cécile Robert-Denoël ? C'était quelques jours avant l'anniversaire de l'assassinat de son mari. Toute autre qu'elle eût sans doute alors pensé davantage à son chagrin qu'à celui d'une autre. Cécile Denoël écouta attentivement ce que je lui dis et me répondit simplement : " J'éditerai votre livre. " Ce fut tout ».

 

                                      Guillaume Seznec et sa fille Jane en 1947                                           L'édition de la Plaque Tournante

Guillaume Seznec, qui était venu loger chez Cécile, lui vouait une véritable vénération. Quand parut le livre, il le lui dédicaça : " A ma mère spirituelle, G. Seznec ".

C’est à la même époque que Lucienne Favre demanda à Cécile d’accueillir l’économiste Francis Delaisi, qui avait souffert de l’épuration, et sa secrétaire, Hélène Aubinière. Delaisi mourut peu après, et sa secrétaire resta. Elle avait une fille, Arlette, qui devint Mme Robert Denoël junior, et lui donna deux fils : Patrice et Olivier.» [«Cécile ou une vie toute simple »]. Les souvenirs de Morys sont imprécis : Francis Delaisi est mort le 22 juillet 1947.

Le 2 : La Cour d’appel de Paris infirme le jugement du Tribunal de commerce dans l’affaire de la cession, par Robert Denoël, de toutes ses parts dans la Société des Éditions Denoël à la Société des Éditions Domat-Montchrestien, et nomme l’expert Caujolle pour examiner les écritures litigieuses.

Paul Caujolle [1891-1955]

Le 17, lettre de Céline à Monnier : « Vous parlez de publicité, frais ? pour quoi faire ? Jamais un sol de publicité. Denoël n’a jamais dépensé un fifrelin pour aucun de mes livres, la publicité, c’est la méchanceté qui la fait, et elle est vigilante. Ah, diable ! Tout ce qu’on publie sur la plainte Denoël ! et avec quelle malveillance, haine, rage, épilepsie ! dès qu’on reverra le " Voyage " circuler, soyez tranquille ! Ce sera une clameur de millions de publicité ! Je pense qu’après tout la plainte Denoël n’est peut-être qu’une astuce de publicité gratuite et qui leur ferait vendre en sous-main des quantités de " Voyage " ! Cette bonne blague ! ces voyous n’hésitent en rien, et leur finances sont à zéro ! [...] Ne dépensez pas de publicité, le diable s’en charge, et il s’y connaît ! »

Le 18, lettre de Céline au même : « Quand Tosi, directeur littéraire de cette caverne, est venu me voir, il y a deux ans environ, pour remporter en toute hâte le manuscrit de " Féerie " ! Il m’a confié que mes ouvrages étaient planqués en cachette et vendus seulement à des libraires connus d’eux. Par secret et discrétion. En somme que la carambouille était organisée par eux. Parfait ! Evidemment qu’ils ne veulent point que je m’édite ailleurs ! Cette bonne blague ! Je leur coupe leurs ressources d’escroqueries ! »

Le 18 : Abel Manouvriez signe un article intitulé « La Volonté du mort » dans Paroles Françaises, relatif au procès civil qui oppose Cécile Denoël à Jeanne Loviton [cf. Presse]. Il reçut quatre jours plus tard un commentaire assez inattendu de Louis-Ferdinand Céline.

Manouvriez [1883-1963], qui fut d'abord avocat, a assuré la chronique judiciaire de L'Action Française, de Je suis partout puis, après la guerre, d'Aspects de la France et de Rivarol.

Le 20, lettre de Céline à Monnier : « Il faudrait essayer d’obtenir par un avocat, la copie du jugement qui a innocenté les Denoël, Marie n’a pu l’obtenir. Le jugement doit être rendu contenant de jolies considérations disculpant la maison Denoël parce qu’elle a rompu toute relation depuis longtemps avec Céline l’infâme ! »

Le 21, lettre de Céline au même : « On ne me reproche rien paraît-il que les rééditions de " Bagatelles " et certains passages des " Beaux Draps " cela n’empêche pas qu’ils me saliront au maximum. Par contumace, attendez donc des difficultés capitales de ce côté. Les livres sont-ils saisissables ? Sans doute, mais voit-on alors l’état se mettre à toucher des droits d’édition sur un auteur indigne ? La maison Denoël doit sans doute attendre ce moment, pour hurler plus fort que jamais, qu’elle me possède toujours. [...]

Je vous recommande de lire " Paroles Françaises " du 18 novembre. Il contient des choses amusantes et bien vasouilleuses, payées je crois, sur l’affaire Denoël, intéressantes pour nous. Notre avocat ne nous double pas finalement lui aussi avec Mme Brouhaha ?... Cette singulière lenteur... Il faudrait en chercher un autre s’il lambine par trop... »

Le 22, Céline écrit à Abel Manouvriez pour commenter son article paru le 18 dans Paroles Françaises. Cette lettre n'a pas été publiée par son destinataire : est n'est connue que par une copie envoyée à Albert Paraz par Céline, le 23 novembre :

« Ah Monsieur c'est bien rigolo cette Esplanade des Invalides qui devient tout d'un coup un lieu en somme habituel " d'assassinats " normal. Comme si on avait fait répéter celui de Robert Denoël...! " Vous ne le trouverez pas étrange n'est-ce pas ?... Il y en a eu bien d'autres ! ... au même endroit !..." Et pourquoi pas, certes ?...

Et puis cette dame Voilier qui profite du crime ?... Elle aurait dû demeurer souffrante non pas 3 semaines mais 30 ans à la suite de cette tragédie... La discrétion l'effacement s'imposaient... en bonnes manières... Vous citez la réimpression de Guignol's Band comme pouvant avoir été reprochée à Denoël... C'est idiot. Lisez-le ! Il a publié aussi vous savez Le Cheval Blanc de Triolet... pendant le même temps... il hébergeait aussi paraît-il Aragon... Oh l'affaire est diablement complexe allez !... Je dis : diablement.

Quant à " l'incapacité mondaine " de Mme Denoël voilà une bien peu galante et lâche accusation... Je connais la maison Denoël vous pensez, sans le Voyage elle n'aurait jamais existé... Je connais aussi un petit peu Mme Denoël... Je sais qu'elle a contribué plus qu'aucune autre femme ou homme à l'édification de sa maison !... Qualités de femme du monde ? et peste ! Fort distinguée malade certes les derniers temps, très malade. Est-ce raison de divorce ? au contraire il me semble.

Denoël a joué, il était joueur... il a voulu se rétablir en jouant la carte " Voilier " - Il était tricheur aussi, très tricheur... Quelqu’un s’est aperçu qu’il trichait - c’est tout. Il avait bien des raisons d’atmosphère et d’époque pour jouer la carte " Voilier ". Mais le diable est maître des cartes... Je vous le dis - une affaire diabolique... Faites beaucoup de signes de croix, dites beaucoup d’Ave avant d’en écrire plus long... [...]

Oh je n’ai aucun intérêt personnel à ce que gagne Mme Denoël ou que perde Mme Voilier. Jamais je ne publierai plus une ligne dans cette maison. Jamais. Moi vous savez et le " Prince des Ténèbres " on s’évite ! »

Quelle est la nature de ce « Prince des Ténèbres » selon Céline ? On peut penser qu'il l'a nommé dans une lettre à Lucien Combelle : « Le juif n'est pas tout mais il est le Diable et c'est très suffisant - le Diable ne crée pas tous les vices mais il est capable d'engendrer un monde entièrement, totalement vicieux ».

Le 24 : Premier livre publié par Les Sept Couleurs, maison d'édition créée par Maurice Bardèche : Poèmes de Fresnes de Robert Brasillach.

Le 28 : Le prix Femina est attribué à La Dame de cœur de Maria Le Hardouin [1912-1967], publié chez Corrêa. Robert Denoël avait publié son premier livre en 1941 : Dialogue à un seul personnage.

Le 29, Céline, à qui Albert Paraz a soumis le tapuscrit ou les épreuves de Valsez saucisses, à paraître chez Amiot-Dumont, lui recommande : « Bien sûr tu mets partout Mme V... - tu peux mettre aussi ma " dernière " sur l’assassinat du Denoël ».

Quelle est cette « dernière » à propos de l'assassinat de Robert Denoël ? Chronologiquement, il s'agit de la réponse qu'il a faite à Abel Manouvriez le 22 novembre et dont il a fait parvenir une copie à Paraz le lendemain.

 

Décembre

 

Le 4 : Sous le titre « Un Secret bien gardé », le journal Combat publie les confidences d’un juge du Tribunal de commerce qui, le 24 décembre 1948, avait « estimé simulée la cession de parts des Éditions Denoël aux Éditions Domat-Montchrestien » et condamné Mme Loviton à la restitution, décision dont la cour d’Appel a suspendu les effets le 2 novembre précédent : « Jamais », dit à cette époque ce juge consulaire, « nous n’avons reçu tant de sollicitations et des plus diverses. Si les juges officiels ont manqué de tenue, comme on l’a prétendu, dans ce procès nous avons tenu à prouver que le Tribunal de Commerce savait rendre justice ».

Le 5 : Le prix Goncourt est décerné à Robert Merle pour Week-end à Zuydcoote, le prix Renaudot à Louis Guilloux pour Le Jeu de patience, l'un et l'autre publiés chez Gallimard.

Le 12 : Le prix Interallié est attribué à Gilbert Sigaux pour Les Chiens enragés, publié chez Julliard.

Le 16 : Céline plaide à nouveau sa cause dans une lettre à Charles Deloncle, président de la cour de justice devant laquelle son dossier devait être présenté la veille, et il y évoque l'exposition « Le Juif et la France » au Palais Berlitz, en septembre 1941 : « on y présentait les ouvrages antisémites de tous les écrivains antisémites connus (une centaine) mais pas mes livres ! Pas les miens !! »

C'est exact, et il s'en plaignait d'ailleurs dès le 21 octobre au capitaine Sézille, organisateur de l'exposition.

Le 16, Céline écrit à Pierre Monnier qui, pour le rééditer, doit faire appel à l'éditeur Amiot-Dumont, lequel propose de verser à l'écrivain un million de francs : « Pense-t-il ce plouc que je vais lui faire cadeau de 20 ans de boulot et de supplice ! c'est cadeau son million c'est se foutre de moi. »

Il a fait un tout autre calcul pour 10 000 exemplaires de Voyage, de Mort à crédit et de Casse-pipe, plus 25 000 Féerie : « soit 55 000 - fois 18/100 de droit d'auteur - cash - - boum sur la table - avant de tâter le manuscrit, soit je crois à peu près 11 millions cash sur la table ! [...] 10 millions actuels ça fait 500 000 francs 1944. On tombait pas sur le cul pour 500 sacs en 1944 ! Je touchais 250 mille francs par an chez Denoël en 1944 sans nouveauté ! Non c’est un sous-fifre d’épicier votre Dumont ! Aux Puces ! Il a pas la surface ! »

Le 16 : Intéressant article polémique du « Merle jaune » dans la revue Paris, mettant en cause les relations d’Elsa Triolet avec l’éditeur de Céline [cf. Presse].

Le 20, Céline, qui a reçu les attendus du jugement, écrit à Monnier : « L’acquittement Denoël, ses termes, me semblent si énormes que je vous serais bien obligé de le faire illico ronéotyper à mes frais en 100 exemplaires.

Vous m’en enverrez vingt et vous ferez parvenir les autres aux bonnes adresses, Carrefour, Daragnès, Camus, Henri Mahé, 31, rue Greuze, en marginant au rouge le fameux alinéa.

Je l’enverrai moi-même avec commentaires au président général Charras et à Deloncle et à Mayer. Evidemment il y a le cas Rebatet, mais je peux considérer que Rebatet a été condamné non pour les " Décombres " mais pour " Je suis partout ". »

Les termes de ce jugement avaient de quoi l'intéresser et il écrit le jour même à Paraz : « Monnier est tombé sur un bijou !! L’acquittement des Denoël ! les termes de l’arrêt ! Bien sûr il y a Rebatet aussi ! Les Décombres ! mais ce n’est pas pour les Décombres qu’on l’a sapé c’est pour JSP. »

Céline est prompt à saisir ce qui peut le servir dans son procès. Il est de fait que Lucien Rebatet a été sanctionné davantage, le 23 novembre 1946, pour les articles qu'il a publiés dans Je Suis Partout  que pour son pamphlet, ce qui est paradoxal car le livre a fait plus pour sa notoriété que ses chroniques incendiaires vite oubliées.

Mais Céline tient le raisonnement suivant, dont il ne dévie jamais : si la maison d'édition Denoël a été acquittée, tous ses auteurs doivent l'être aussi. Il importe donc que Rebatet ait été condamné essentiellement pour ses activités de journaliste.

Le 21 : Armand Rozelaar, l’avocat de Mme Denoël, transmet au substitut du procureur de la République, un nouveau mémoire contenant « un certain nombre d’éléments qui pourront faire l’objet de la nouvelle enquête de police que vous voudrez bien ordonner ».

Le 23 : La Cour de justice ordonne une expertise médicale en vue de savoir si Gilbert Baudinière est, ou non, apte à se présenter devant elle. La réponse est non, et on le laissera mourir dans son lit, à l’âge de soixante ans, le 5 mai 1953, à Neuilly.

Le 23, Céline écrit au commissaire du Gouvernement René Charrasse, qui a repris son dossier après le désaisissement de Jean Seltensperger, en vue de son procès en cour de justice dont l'audience est fixée au 29 décembre :

« Mes avocats Naud et Tixier sont de merveilleux défenseurs mais un petit peu négligents. Iils ont oublié entre autres que la maison Denoël avait été innocentée (rendue blanche comme neige par la Cour de Justice de la Seine) de tout fait de collaboration - livres etc... Des amis plus curieux que Naud et Tixier sont allés me quérir cet arrêt - Je le fais copier à Copenhague. Je vous l'enverrai. Il est précis - le sort de la maison Denoël - (un joli gang de crapules) m'importe peu. Mme Voiliers, - comme M. Thorez avait de très puissantes relations. »

En l'absence de Céline, la procédure de contumace fut appliquée et le président de la Cour rendit une ordonnance prescrivant à l'écrivain de se présenter à l'audience fixée au 21 février 1950.

Ces atermoiements n'étaient pas du goût de la journaliste Madeleine Jacob, qui écrivait dans l'hebdomadaire communiste La Défense :

:

La Défense,  23-29 décembre 1949

Le 28 : Le Parquet de la Seine ordonne la réouverture de l’information sur l’assassinat de Robert Denoël. L’instruction est reprise, Cécile Denoël ayant apporté « un certain nombre d’éléments de nature à faire rejeter la version d’un crime crapuleux pour faire admettre la possibilité d’un crime commis par intérêt. »

Le 28, Céline écrit à Daragnès : « Tu sais que j'ai déjà été acquitté lors du Procès Denoël ! C'est une farce !… La mère Voilier suçait en très haut lieu ! Il y a une justice pour les bonnes brouteuses et une autre pour les têtes de lard!»

Le 28, Céline écrit à Jean Paulhan : « si la NRF songeait sérieusement à me reprendre, et mes livres, il faudrait qu’elle se grouille et me dégage de la fille Voilier. Cette pétasse d’aventure et d’assassinat semble mal partie. La veuve Denoël lui intente procès etc.

D’autre part je lui ai résilié mon contrat il y a plusieurs mois... Elle a certainement du plomb dans l’aile. Elle est bête. Moins épaisse elle aurait déjà liquidé une situation aussi louche depuis longtemps. Elle tenait par la femme Bidault qu’elle a dû sucer à son tour anciennement. Bidault en l’air elle ne tient plus guère.

Elle repasserait sans doute ses pseudo-droits pourris à la NRF pour un bol de riz. Car elle sait que je suis décidé à ne jamais à aucun prix être réédité chez elle. Je le lui écris encore ce jour même. Je ne veux pas de cette morue idiote, affairiste. »

 

Le 31 : Mise en vente de Casse-pipe chez Pierre Monnier qui, au début du mois, avait pris une inscription au Registre de commerce sous le nom de firme « Frédéric Chambriand ». Le texte avait été publié tout d'abord dans les Cahiers de la Pléiade d'octobre 1948 par Jean Paulhan.

Bien qu'il s'agisse d'un fragment de roman, le volume se vendra rapidement. Tiré à 5 000 exemplaires le 17 décembre, il sera réimprimé à 3 000 exemplaires le 7 janvier 1950, et à 2 500 exemplaires en janvier 1951.