Robert Denoël, éditeur

1936

Janvier

                 

Le 3 : Dans son journal, Jean Proal trace le plan de l’adaptation au théâtre de Tempête de printemps. Il ne paraît pas avoir poursuivi son projet. En mars 1934 il avait déjà contacté Benjamin Fondane pour une adaptation du roman à l'écran, sans succès.

 

                                                                                                                      Vlaminck photographié par Robert Denoël

En fin du mois Denoël publie un deuxième livre de Maurice de Vlaminck, avec qui il s'est lié d'amitié.

 

Février

 

Le 1er, lettre de l'éditeur à Champigny : « Une de mes sœurs est en train de mourir, Cécile est partie près d’elle. Je demeure à Paris et ne la reverrai, sans doute, que morte. La nouvelle m’a accablé, jeté dans une tristesse pesante. Cette fille de vingt-deux ans renonce à la vie, cède à la tuberculose. Il y a deux ans, nous l’avions vue forte comme une jeune bête, avec de gros membres paysans, les joues d’un bon rouge, l’œil vif. Et la voilà qui se consume.

C’est cette négation qui me navre, cet abandon et cette famille qui se désagrège. Je voudrais sauver les deux survivantes, sans parler de la troisième qui soigne les lépreux au Congo et que nous ne reverrons sans doute jamais. Le grand problème est de me sauver moi-même et alors les autres suivront. J’en suis sûr. Et j’y travaille, jour et nuit, dans un effort amer. L’angoisse me ravage parfois la nuit au point que je me réveille le corps ruisselant, les membres brisés. Je rêve toutes les nuits, moi qui ne recueillais aucun rêve , j’en fais de belles moissons. Et, parallèlement, j’organise ma vie, je reconstruis, mais les vieilles ruines ne sont pas encore déblayées. »

Née à Liège le 1er mars 1912, Suzanne Denoël est morte à Eupen le 15 février 1936.

Le 11 : Dissolution du mariage de Jeanne Loviton et de Pierre Frondaie après jugement de divorce rendu à Paris par le tribunal civil de la Seine. Ils s'étaient mariés à Saint-Raphaël le 24 mai 1927.

Le 13 : Obsèques de Jacques Bainville, décédé le 9. Il avait été reçu à l'Académie Française le 7 novembre précédent. Le même mois, les Editions Denoël et Steele avaient publié son dernier livre : Les Dictateurs.

Le 27 : Denoël a reçu les nouvelles exigences de Céline pour Mort à crédit, et il lui écrit qu’il est d’accord en principe sur tous les points : « Je ne veux pas discuter puisque vous êtes le plus fort », mais il proteste avec énergie contre deux points additifs au contrat existant.

Céline exige d’être réglé chaque fin de mois sur les ventes aux libraires, pendant les six premiers mois qui suivront la parution du livre : « Je sais que vous faites allusion dans ce paragraphe aux versements d’Hachette, mais nous avons depuis deux ans un accord général avec Hachette, qui prend tous nos livres en dépôt et qui règle d’une façon convenable, au fur et à mesure des ventes, par conséquent il n’y a plus de versement comptant de ce côté ».

Quant au « comptant » réglé par les libraires, il se réduit à très peu de chose, « car le libraire ne paie jamais pour un livre, mais pour l’ensemble de ses ventes du trimestre : il serait impossible de s’y reconnaître ».

L’autre exigence, moins raisonnable encore, serait de partager « à égalité entre l’éditeur et l’auteur » les bénéfices réalisés sur la vente des exemplaires de luxe : « Il nous est impossible d’évaluer ces bénéfices », répond l’éditeur, « le tirage des exemplaires de luxe étant compris dans le premier tirage de l’ouvrage ».

Denoël accepte néanmoins de donner à l’auteur « les droits maximums, c’est-à-dire 18 % du prix fort » sur ces ventes. Cette dernière concession lui sera funeste car Céline va bientôt exiger « les droits maximums » sur tous les tirages.

Le 28 : Le nouveau contrat d’édition « pour toute la production future » de Céline prévoit qu’il percevra 12 % du prix fort des exemplaires vendus de 0 à 20 000, 15 % de 20 001 à 50 000, et 18 % au-delà. L’auteur se réserve tous les droits de traduction et d’adaptation au cinéma et au théâtre.

Pour le paiement de ses droits d’auteur durant les six mois qui suivent la mise en vente d’un ouvrage, Denoël a accepté un système fort compliqué pour sa comptabilité, qui n’a plus rien à voir avec le système de paiement semestriel habituel à l’Edition.

Il a donc à peu près cédé à tous les caprices coûteux de l’écrivain. Une clause nouvelle prévoit aussi que «l’auteur, en aucun cas, ne pourra être " cédé " à une autre " raison sociale " ». Enfin l’écrivain a obtenu de faire supprimer la « passe », ce qui n’est pas rien : il s'agit de la quantité de papier supplémentaire à mettre en œuvre pour compenser la gâche due aux différents réglages des matériels. La passe est généralement exprimée en pourcentage, qui varie selon le chiffre du tirage, la qualité du travail et le nombre de passages sur machine que nécessite l'impression.

Plus simplement, ce sont des exemplaires tirés en sus du tirage convenu pour pallier les éventuels défauts de fabrication. Son pourcentage oscille entre 5 % et 10 % du tirage.

Est-ce que Céline a entendu parler des exigences de Simenon chez Gallimard ? En 1933 Gaston a accepté de signer un contrat avec le romancier stipulant que l’auteur et l’éditeur toucheront chacun 50 % des bénéfices réalisés sur chaque roman publié, étant entendu que Simenon en fournira six chaque année. Céline n’a pas la capacité d’écriture du Liégeois, mais ce qu’il obtient chez Denoël est très inhabituel. Il est vrai qu'en contrepartie l'éditeur a obtenu l'exclusivité de toute la production célinienne : c'est ce que l'écrivain, après la guerre, appellera une clause léonine, en occultant les avantages qu'il a lui-même obtenus.

 

      

Le 28 : Parution de La Tisane de sarments, un roman que Joë Bousquet a proposé à Denoël en décembre 1935. Blessé le 27 mai 1918 sur le front de l'Aisne, le poète vit à Carcassonne, paralysé à vie. Il publiera chez Denoël deux autres ouvrages en 1939 et une préface à un recueil de poèmes de son ami René Nelli en 1938.

L'exemplaire de luxe qu'il dédicace, le 3 mars, à son éditeur, porte : « A Monsieur Denoël, qui a lu ce livre le premier, qui a bien voulu l'aimer et le prendre sous sa protection, en hommage de vive gratitude et avec l'espoir fervent de devenir son ami ».

Le 28 mars, c'est à Jean de Bosschère qu'il envoie un « service de presse » avec cette appréciation : « Je suis excessivement flatté de paraître chez le même éditeur que vous. »

 

Mars

 

Le 6 : Bibliographie de la France annonce l'ouverture de la souscription aux tirages de luxe de Mort à crédit, soit 990 exemplaires, qui sera « irrévocablement close le 15 mars ». La parution du livre en librairie sera reportée à cinq reprises entre le 5 avril et le 25 mai, Céline apportant, jusqu'à la dernière minute, de nouvelles corrections.

Le 11 : Parution de Un Protestant. Cet étonnant roman homosexuel de Georges Portal, petit-neveu d'Amiel, sera traduit en anglais par Eric Wensleydale et publié en 1938 aux Editions Astra sous le titre : The Tunic of Nessus, being the confessions of an invert.

 

Contrairement à l'Imprimerie Bussière de Saint-Amand qui, deux mois plus tard, refusera d'indiquer son nom au colophon de Mort à Crédit à cause de passages jugés scabreux par l'éditeur, l'imprimerie parisienne Chantenay a cautionné l'impression du livre de Portal. Et on ne sache pas que Denoël ait demandé à l'auteur de supprimer ou de réécrire des pages du roman, pourtant jugé osé pour l'époque.

Le 12 : Denoël concède à Céline, toujours plus exigeant, « que les droits de 18 % prévus au-dessus de 50.000 exemplaires commenceront à courir à partir du 40.001e exemplaire », au moins pour Mort à crédit.

Mais, au cours des mois suivants, la presse se fait aussi l’écho de dissensions entre l’auteur et ses éditeurs à propos de passages scabreux du roman. « Dans Mort à crédit, il y avait trois pages impossibles à publier ; l’imprimeur refusait de les imprimer » dira plus tard Denoël à André Roubaud.

Cette affaire de censure a fait couler beaucoup d'encre et n'a toujours pas été éclaircie. On s'accorde à imputer à Robert Denoël la décision de caviarder les passages litigieux. Selon lui, c'est l'imprimeur qui décide de ce qu'il peut, ou non, imprimer ! Pourquoi alors, refusera-t-il d'apposer son nom au colophon du livre, puisque les passages litigieux ont été caviardés ?

Seul un avocat spécialiste de l'édition et de la presse aurait pu décider valablement du risque qu'il y avait à maintenir les passages érotiques. Un seul journal a évoqué, le 28 mars, la consultation d'un avocat, lequel se serait prononcé pour l'intégrité du texte.

Elie Faure demandait à Céline, le 12 juin suivant : « pourquoi avoir consenti à supprimer justement les passages érotiques ? Concessions trop larges aux éditeurs, à mon sens. »

On ne croit pas un instant que Denoël - ne parlons pas de Steele, complètement absent de ce débat - ait, par pudibonderie, décidé de censurer un livre qu'il admire et auquel il va consacrer tous ses efforts pour le faire connaître. Il a parcouru tous les classiques érotiques et il en a publié à l'occasion. Ce qui doit l'effrayer, c'est de trouver, dans un roman qu'il sait exceptionnel et donc destiné à devenir classique, des passages d'une crudité insupportable.

Céline associe dans les scènes censurées, non pas amour et mort, comme à la fin du XIXe siècle - Denoël est, par sa formation, un homme du siècle précédent - mais sexe et merde. Le freudisme a fait son chemin en France, depuis quinze ans, et Denoël a été l'un des premiers éditeurs à en diffuser l'œuvre, mais son application dans un roman doit le révulser.

Je n'ai, jusqu'à présent, aucune indication quant à l'opinion de l'éditeur, autre que celle qu'il a propagée dans les journaux de l'époque. Je note simplement que, dans le domaine du sexe, Denoël fut plus sourcilleux que dans celui de la politique, où Céline allait le mener, l'année suivante.

Le 14 : L'Intransigeant est le premier à découvrir au public le texte de la bande de Mort à crédit, que Céline a emprunté à Jean-Sébastien Bach. Mais le dessein du journal est d'annoncer « par la bande » l'énorme scandale littéraire qui se profile.

L'Intransigeant,  14 mars 1936

« Mais, en cette matière, c'est l'éditeur qui décide. Il est donc fort possible que celui-ci renonce à la bande de Céline. Lors de la publication du Voyage au bout de la nuit , Céline avait déjà proposé ce recours à la pensée des autres. Et s'il n'avait tenu qu'à lui, le fameux Voyage aurait paru sous l'égide d'un des textes ci-dessous ».

« Les Treize » imaginent alors plusieurs textes cocasses retenus par l’écrivain pour la bande du livre, avant que l’éditeur impose celle-ci : « Vous haïrez ce livre ou vous l’admirerez. Il ne vous laissera pas indifférent ».

C’est un slogan imaginé par Denoël qui parut en effet dans plusieurs journaux, avant la sortie du roman dans les librairies. Il permet d'amener la chute de l’article : « Elle pourra d’ailleurs resservir si ce que l’on commence à savoir sur le sujet et le style de Mort à crédit se confirme... »

Le 14, Denoël écrit à Pierre Albert-Birot : « On me dit que vous auriez de sérieuses chances d’avoir le prix littéraire décerné par la Brasserie Lipp. Je ne veux vous donner aucun espoir, car cent fois on m’a promis des prix littéraires, que j’ai vu attribuer à d’autres, mais enfin il faut faire sa petite besogne. »

      

Grabinoulor obtiendra en effet, deux jours jours plus tard, le prix Marcellin Cazes, avec six voix contre quatre à Robert Poulet pour Les Ténèbres, également publié en 1933 chez Denoël et Steele. Ce premier succès éditorial ne fera pas perdre de vue à l'éditeur qu'Albert-Birot n'écrit pas pour le grand public et que son roman Rémy Floche, employé, qu'il a publié deux ans plus tôt, est un échec commercial. Le 21 juillet, il lui retourne un manuscrit non identifié [qui pourrait être celui de « Rémy Floche, surhomme », suite de Rémy Floche, employé] avec cette suggestion inattendue :

Le 25 : « Les Treize » ont rencontré Jacques Deval, et l’ont interrogé à propos du nouveau roman de Céline, dont Bibliographie de la France a annoncé, dès le 6 mars, l'ouverture des souscriptions aux exemplaires de luxe :

L'Intransigeant,  25 mars 1936

Le 28 : Sous le titre : « Censure préalable », l'hebdomadaire Le Nouveau Cri révèle que Mort à crédit comporte des passages d'une audace telle que « l'éditeur a cru devoir, cette semaine, consulter un avocat sur l'opportunité de leur impression. Celui-ci a fait valoir que, depuis une quarantaine d'années, aucunes poursuites pour outrages aux mœurs n'avaient été décidées contre un écrivain français et que, par conséquent, il conseillait d'imprimer carrément les passages incriminés (vingt-cinq pages environ sur les six cent cinquante du manuscrit). Cependant l'éditeur hésite... [...] En dernière heure, un accord semble être sur le point de se réaliser quand même. Le livre paraîtra mais, à la place des lignes litigieuses, l'éditeur, prenant seul la responsabilité de cette censure préalable, fera imprimler des lignes de points. »

Avril

 

Parution d'un curieux roman à clef signé du nom de Fabio, un pseudonyme qui n'a pas été levé. Le 24 janvier, Denoël avait écrit à Champigny : « Je viens de découvrir un très curieux manuscrit, dans des circonstances romanesques que je vous conterai, un jour. Un manuscrit qui vous enchantera. Il s’intitule provisoirement : " Je n’aimerai plus ". L’auteur est d’ailleurs plein d’illusions. »

 

                                                                L'Intransigeant,  13 avril 1936

L'ouvrage intrigua, comme tous les livres non signés, et l'année suivante, une dame Paule Saint-Marceau publia Le Calepin d’Iris (En marge des « Papiers de Fabio »), qui resta sans lendemain.

Denoël confie aux Messageries Hachette la vente exclusive de Mort à crédit, à l'exception des tirages de luxe.

Rencontre André Brulé, directeur de l'Imprimerie « Les Impressions Modernes », à Fontenay-aux-Roses, qui deviendra un ami.

Les Denoël font la connaissance de Maurice Bruyneel, un comédien né à Paris le 24 mai 1915, qui a débuté au théâtre en 1932 sous le pseudonyme d’Albert Morys.

    Albert Morys [1915-1989]

Morys écrira plus tard : « Qu'étais-je auprès d'eux ? Un baladin qui, un jour de 1936, presque par hasard, était arrivé dans leur vie, avait été adopté et en avait conçu pour eux deux un amour subit et inconditionnel ».

Il ne semble pas que Morys soit apparu tout à fait « par hasard » dans la vie du couple Denoël. Son père, Gustave Bruyneel, déclara à la police, le 11 octobre 1946 : « J’ai fait la connaissance des époux Denoël à Nice en 1935. Par la suite mon fils Maurice s’est lié d’amitié avec eux ».

Albert Morys et Elsa Triolet ont écrit que les Denoël accueillaient volontiers les jeunes gens : il y avait eu Artaud dès 1929, il y aura encore Eric Mathieu Bessi, un étudiant en médecine, Harold Saurat, le fils de l’historien, Luc Dietrich, et quelques autres.

Pierre Denoël et Billy Ritchie-Fallon, qui ont longtemps habité chez Denoël, partageaient en 1936 un petit appartement au n° 4 square Jean Thebaud.

  

Pierre Denoël et Billy Fallon rue Amélie en 1936

Toujours selon Morys, cette année-là, « De même que Robert, Cécile avait été proposée pour la Légion d'Honneur, mais l'un et l'autre avaient refusé de signer la demande, au grand dam de Jean Zay, alors Ministre de l'Instruction Publique, qui voulait la leur remettre lui-même. »

Il est possible que Robert Denoël ait été proposé pour un ruban tricolore puisque Jean Zay avait remis cette distinction à plusieurs éditeurs dont Albin Michel, Ernest Flammarion, Gabriel Beauchesne, Louis Brun, Payot et Baillière, mais on ne voit pas pourquoi sa femme lui aurait été associée en la circonstance.

Le 9 : Dans son journal, Jean Proal note : « Depuis le 10 mars je travaille à Mirages. La plus profonde joie que j’ai éprouvée depuis longtemps. Une résurrection. » Mais il sera déçu, deux mois plus tard, par la réponse de l'éditeur.

Le 12 : Louis Lambert, l'un des « Treize », a été mandaté par L’Intransigeant, pour obtenir des informations à propos du nouveau roman de Céline, dont la sortie a été différée. Il a fait le siège de sa maison d’édition, rue Amélie :

  

L'Intransigeant,  12 avril 1936

Le 25 : Dans Le Figaro Charles Rabette lance auprès des éditeurs une enquête relative aux livres politiques, dont on peut se demander s'ils se vendent davantage que les romans, durant cette période électorale :

Chez Fayard, où l'on n'a pas édité de livres de politique ni de romans depuis près d'un an, la question est sans objet : on y publie surtout des ouvrages historiques, qui trouvent toujours un public fidèle : « Nous sommes assurés de vendre 20 000 exemplaires de chaque ouvrage ».

C'est aussi le cas chez Stock : « Le public qui s'adresse à notre maison veut des œuvres de littérature pure, des œuvres d'imagination. Les livres de politique ne réussiraient pas chez nous. »

Chez Flammarion, Max Fischer répond qu'avant la guerre, le public lisait, en manière de divertissement intellectuel, des livres de philosophie, voire de métaphysique : « Aujourd'hui, après que événements lui ont enseigné qu'il est cent façons de périr autrement que dans son lit », il s'intéresse davantage aux livres d'histoire, se préoccupe aussi des problèmes sociaux et politiques et il accorde son attention aux œuvres qui exposent ces problèmes et prétendent les résoudre.

Chez Grasset, Louis Brun expose qu'on y publie toujours des romans, mais peu, dans l'ensemble : « Le livre politique, en effet, intéresse beaucoup le public depuis quelque temps. Chaque mois nous donnons deux ouvrages de ce genre. »

Aux Editions de France où l'on publie surtout des romans, « notre public ne s'intéresse pas aux livres politiques, ou si peu... Mais, incontestablement, il apprécie davantage, aujourd'hui, qu'autrefois, les ouvrages de valeur, les ouvrages un peu graves. » A côté de cela, le livre cher ne se vend plus, même très beau.

Pour le directeur de Plon, « il est certain que le malaise actuel, intérieur et extérieur, a conduit le grand public à ne plus se préoccuper uniquement de littérature divertissante. Il s'est mis à rechercher les livres qui peuvent lui apporter une réponse aux questions qu'il se pose, d'où la vogue de ce que vous appelez les livres politiques. »

Aux Editions Montaigne, Fernand Aubier a le sens des précisions : « Seules les statistiques peuvent couper court à la fantaisie des interprétations. Sur cent volumes que lisent actuellement les Français, on remarque :


Romans populaires, policiers ou « légers »   48
Romans  11
Ouvrages pour la jeunesse  10
Sciences, Technologie, Médecine  9
Histoire, Géographie, Documentation  8
Sociologie, Droit, Pédagogie, Politique  7
Philosophie, Religion  5
Littérature, Critique  2
Poésie : 1 pour 2 000. A vos lecteurs de conclure. »

Albin Michel ne croit pas que le public s'intéresse davantage aux ouvrages politiques qu'aux œuvres d'imagination : « Celles-ci ont toujours eu, ont et auront toujours sa prédilection. » Certes, au cours de ces dernières années, les écrits politiques ont reçu un accueil favorable mais, « dans ce domaine comme dans tant d'autres, on a trop publié et, aujourd'hui, le public ne s'intéresse plus guère qu'aux livres politiques signés de leaders (chefs de partis ou chefs de ligues). »

Chez Gallimard, Charles-Henry Hirsch ne pense pas qu'il y ait lieu d'établir un palmarès de vente entre les livres politiques et les romans, entre les ouvrages sérieux et les ouvrages frivoles, même en période d'activité politique intense. A la N.R.F., et à titre indicatif, « il y a en ce moment un grand goût du public pour les mémoires et les journaux, comme ceux de Jules Renard ou de Stendhal. »

Chez Rieder, on n'a pas l'impression que le public estime particulièrement les ouvrages politiques. Dans le roman, l'heure est critique pour les débutants, pour les auteurs de talent moyen. On lance difficilement un jeune auteur, et bien des « petits romanciers » ne se maintiendront pas.

Le Figaro,  25 avril 1936

Que conclure de ces réponses contradictoires ?, se demande le journaliste, « sinon que les éditeurs ont chacun leur public, qui les oblige à se spécialiser. D'une manière générale, la masse des lecteurs a fait un petit pas vers les ouvrages sérieux. L'histoire intéresse davantage que la politique pure, et le roman, le très bon roman, se maintient en première place. »

Le 30 : Lettre amère de Denoël à Céline, qui a encore fait valoir on ne sait quelle exigence à propos du paiement de ses droits : « Il m’est absolument indifférent de vous régler par traite ou par chèque, dès l’instant que nous nous mettons d’accord sur la somme à décaisser quelques jours à l’avance. Ne craignez pas de me ruiner ; au contraire, j’ai toujours considéré votre présence dans cette maison comme une source appréciable de revenus. Soyez assuré de ma reconnaissance. »

 

Mai

 

André Gide demande à son secrétaire, Maurice Sachs, de rédiger un petit livre à la gloire de Maurice Thorez. Sachs est membre du comité de lecture de Gallimard, mais c’est avec Denoël qu’il signe un contrat pour deux études sur Thorez et sur Gide.

 

 

Ces opuscules ont été bâclés en quelques semaines. Dans le premier, paru en juin, Sachs, qui ignore tout de son sujet, a tiré à la ligne et s'est contenté de raconter un meeting tenu à Ivry puis de citer longuement le discours du dirigeant communiste.

L'autre brochure paraît en novembre, après le retour de Gide qui, déçu par le régime stalinien, rédige son Retour de l'U.R.S.S. Et Sachs avait placé en exergue une citation de Staline ! Il en est quitte pour ajouter hâtivement une préface où il explique prudemment : « il se peut bien que le communisme dès aujourd'hui, ou dès demain, n'offre plus à beaucoup d'esprits libres les saines et fortes tentations que nous y voyions hier. Si cela est, Gide et bien d'autres auront été abusés. »

Max Jacob, qui n'a plus d'illusions sur son protégé, écrit à Jean Denoël [1902-1976] : « Ce livre ne vaut pas la peine qu'on en parle ni d'être lu ». Les deux « biographies » du dilettante Sachs sont un fiasco pour l'éditeur qui, au témoignage de René Barjavel, récupérera une partie de sa mise en cédant à prix coûtant les invendus du Thorez à la librairie du parti communiste. Thomas Clerc assure, lui, que c'est Sachs qui fit pilonner ces invendus sous l'Occupation [Maurice Sachs le désœuvré, p. 106].

Le 4 : Céline, qui pressent une victoire de la gauche aux élections, écrit à Henri Mahé : « Le moment est hélas bien mal choisi pour un lancement ! désastreux même ! Je n'ai pas le choix. 4 ans de travail hélas ! peut-être pour rien ! »

Le 6 : Robert Denoël écrit à Lucien Descaves, pressé de lire un roman dont la date de mise en vente est sans cesse repoussée : « Voici les 544 premières pages de " Mort à crédit ". Je ne veux pas vous faire attendre plus longtemps ce magnifique ouvrage. Je recevrai la fin vendredi soir et vous le ferai porter aussitôt. » C'est vraisemblament un jeu d'épreuves qu'il envoie à l'académicien Goncourt.

Le 9 : Le Nouveau Cri annonce la mise en vente de Mort à crédit, retardée à cause de Céline et de sa méthode de travail. Jusqu'à la dernière minute il a procédé, sur le manuscrit, à de multiples corrections : « Il fallut alors le lui arracher quotidiennement, par petites feuilles dactylographiées couvertes de ratures. Et les jours passèrent après les jours, tandis que l'imprimeur et l'éditeur se désolaient :
- Mort à crédit, gémissait Denoël ; mais moi, il m'assassine comptant ! »

Le 12 : Mise en vente de Mort à crédit. Denoël a obtenu de l’auteur qu’il supprime plusieurs passages «contraires aux bonnes mœurs » mais Céline a exigé que ces passages restent en blanc dans le texte. Le nom de l’imprimeur Bussière a été remplacé par une imaginaire « Imprimerie des Editions Denoël et Steele ». Le premier tirage a été de 25 000 exemplaires.

   

Dans Bibliographie de la France, Denoël passe une annonce retentissante : « Cet ouvrage, qui sera une date dans l’histoire des lettres françaises, s’annonce comme un formidable succès. Les commandes que nous avons déjà notées dépassent tellement nos prévisions les plus optimistes qu’une réimpression sera nécessaire avant même la mise en vente ».

L’éditeur a aussi prévu deux affiches, une en largeur, une en hauteur, qui seront envoyées aux libraires en même temps que les offices, mais pas de photo de l’auteur, « qui s’oppose à la mise en vitrine de son portrait ».

Chaque jour, ou presque, Denoël passe des annonces flamboyantes en faveur du livre dans les journaux à gros tirage, comme Paris-Soir ou L'Intransigeant :

   

L'Intransigeant, 14 et 15 mai 1936

Le 14 : Bernard Steele qui, depuis 1932, habite au 21 rue de Pontoise, à Montmorency, invite à déjeuner les Denoël, Céline, Antonin Artaud, Charles Braibant, Robert Desnos et Carlo Rim. C'est ce dernier qui l'écrit dans Le Grenier d'Arlequin ; or, à cette date Céline est en Angleterre et Artaud au Mexique. Ce repas au cours duquel on a parlé de Mort à crédit, que Steele n'aimait pas, et de la brochure que Denoël a rédigée pour défendre le roman, a certainement eu lieu mais en fin d'année, puisque Artaud n'est rentré à Paris que le 12 novembre.

Le 15 : Céline écrit à sa secrétaire, Marie Canavaggia : « Denoël me semble un petit peu énigmatique. Voulez-vous être gentille et sans en avoir l’air me donner qq petits renseignements sur ce tirage - Je me méfie à tous égards avec ce zèbre ! Vous connaissez mes soucis d’ordre ouvrier. Il doit avoir maintenant déjà une impression assez nette mais quand je suis parti il accumule les sottises. »

 

Le 15 : Parution de Signes de vie, un recueil de poèmes de Mélot du Dy.

Le 16 : Le Nouveau Cri fait de nouveaux commentaires sur les passages caviardés de Mort à crédit : « Cependant, il en reste. Et, à la dernière minute, l'imprimeur a refusé de mettre son nom à la fin de l'ouvrage, craignant sans doute pour la réputation de sa firme. Mais la loi est formelle : il faut un nom d'imprimeur. Alors c'est l'éditeur qui a mis le sien, prenant ainsi la responsabilité totale de la publication. »

En effet, au colophon, c'est l'indication : « Imprimerie des Editions Denoël et Steele, 19, rue Amélie, Paris » qui a été substituée au nom de l'imprimeur Robert Bussière, 74 rue Lafayette, à Saint-Amand.

Le 16 : Robert Denoël poursuit sa campagne publicitaire pour le nouveau roman de Céline :

 

L'Intransigeant,  16 et 19 mai 1936

Le 17 : Luc Dietrich, qui vient d'achever la lecture de Mort à crédit, note dans son journal : « Fini Céline, une grande fin. Je revois la gueule de Céline, chez Denoël : Le parleur, celui qui se justifie. Gueule de Polonais, de représentant de commerce ». On peut penser que Denoël lui avait procuré les épreuves du livre.

Le 18 : Jacques-Napoléon Faure-Biguet [1893-1954], le chroniqueur littéraire de L'Echo de Paris, rend compte à sa façon de Mort à crédit, qu'il a sans doute feuilleté :

L'Echo de Paris,  18 mai 1936

Le 20 : Denoël, qui a le sens de la réclame, sait varier ses annonces publicitaires pour Mort à crédit :

  

L'Intransigeant,  20 et 22 mai 1936

Le 22 : A la rubrique des Lettres de L'Intransigeant, c'est à Yves Gandon que revient le redoutable privilège de rendre compte du roman de Céline. Après avoir salué le romancier qui a si brillamment réussi à se renouveler, Gandon passe à la critique et elle est sévère : « Ceux qui, ayant la tête solide et le cœur bien acroché, iront jusqu'à la dernière page de Mort à crédit, en seront récompensés par maints passages d'une extraordinaire bouffonnerie. Mais si nombreux soient-ils, on ne peut dissimuler que ces passages ne représentent guère que des îlots perdus sur un océan d'effarante sanie. Il est possible que Louis-Ferdinand Céline soit notre Rabelais (le rapprochement ne serait pas, après tout, si absurde). Mais il est vrai, aussi bien, que chaque époque a les Rabelais qu'elle mérite. »

Ces réserves vaudront à Yves Gandon une volée de bois vert désopilante sur trois pages dans Bagatelles pour un massacre.

Le 23 : Toute l’Edition publie, à propos de Mort à crédit, une interview de Robert Denoël par Pierre Langers :

« Mort à Crédit est extrêmement travaillé; il n'en était jamais content ; il l'a récrit quatre fois, cinq fois; il a mis près de cinq ans à l'achever. C'est que Céline considère - comme un Flaubert, comme un Péguy - le fait d'écrire comme un métier qui s'apprend, comme un travail d'artisan.

- Et puis, cette langue qu'il a créée...

- Vous pouvez le dire : Céline est bien un créateur de langage. Mort à Crédit - certains le lui ont reproché - est écrit, d'un bout à l'autre, dans une langue extraordinaire de verdeur, de brutalité, de nouveauté. Comme l'a dit Robert Kemp, dans La Liberté, l' «effet est terrible». Vous verrez : on ne parlera plus et surtout on n'écrira plus après Céline comme avant. Déjà, le Voyage au bout de la nuit avait eu une influence évidente sur le style de plus d'un jeune écrivain.

Ajoutez qu'un effort comme celui qu'exprime Mort à Crédit a demandé un courage de l'esprit considérable. Des critiques ont comparé, mutatis mutandis, bien entendu, l'univers de Céline à l'univers de Proust. Il est certain qu'il a fait pour le monde du petit commerce parisien, par exemple, à cheval sur le prolétariat et sur la petite, toute petite bourgeoisie, ce qu'a fait Marcel Proust pour le monde de la grande bourgeoisie et de l'aristocratie. Chez l'un, il y a une délectation véritable dans le joli, le raffiné ; chez l'autre, c'est la délectation dans le médiocre de la vie réelle, dans l'atrocité qu'entraîne la misère. Et tout cela au paroxysme, parce que Céline est lui-même un être de paroxysme, un tempérament exceptionnel, hors mesure...

- A ce point que vous avez dû intervenir, vous, éditeur, au nom de la morale ?

- Allons ! Il ne faut rien exagérer. Voilà ce qui s'est passé. Emporté par une impétuosité presque folle, ne se rendant pas compte des limites que la décence rend nécessaires, Céline a tout dit, tout. Le devoir de l'éditeur était de le mettre en garde contre ces excès. Nous lui avons demandé quelques suppressions. En réalité, les passages en blanc que vous avez remarqués dans le livre ne représentent guère que la valeur de trois ou quatre pages. Pour le reste, qui est parfois d'un réalisme cent pour cent, nous avons jugé que le mouvement de l'œuvre elle-même le justifiait. Evidemment ! On va en profiter pour refaire le procès périodique des droits de l'écrivain.


  Je pense, avec un aussi bon esprit qu'Eugène Marsan, grand admirateur, lui aussi, de Céline, que les droits de l'écrivain sont presque illimités. Les pages les plus audacieuses de
Mort à Crédit sont d'un artiste et d'un artiste sincère. Certes, je m'attends aux réactions violentes du public (ou d'une certaine partie du public) : chaque fois que l'on touche au domaine de l'affectif, au problème sexuel, on observe des réactions brutales. Ce fut le cas de L'Assommoir, de Baudelaire et, ne l'oublions pas, de Marcel Proust. Mais qu'y faire ? La postérité se charge de mettre les choses et les valeurs en place. Avec Louis-Ferdinand Céline, j'ai confiance...»

Le 24 : Dans L'Intransigeant « Les Treize » renouent avec l’habitude prise depuis 1933 de comparer les nouveaux écrivains à Céline. Cette fois c’est Elvire Pélissier, qui va publier à la rentrée un roman prometteur : Jeux de vilains, au Mercure de France, et qui en fait les frais : « La rue de Condé nous offrirait-elle un Céline féminin ? » Seul Paul Léautaud ne manifeste aucun enthousiasme dans la maison d'édition de Georges Duhamel: « Hum ! hum ! Un prénom d’héroïne de Corneille et un nom de coureur cycliste. Il n’y a qu’une femme pour inventer ça ! », déclare-t-il. Mais Elvire Pélissier n’est pas un pseudonyme.

Le 26 : Mort à crédit ne se vend pas aussi rapidement que prévu. Le volume coûte cher et la crise est sévère pour tout le monde. Robert Denoël, qui se refuse à baisser son prix de vente, doit faire preuve d'ingéniosité :

 

L'Intransigeant,  26 et 27 mai 1936

Le 28 : Denoël constate que les critiques littéraires portent des jugements radicalement opposés mais toujours passionnés sur le roman qui vient de paraître. Il décide donc d'utiliser cette polémique à des fins commerciales :

  

L'Intransigeant,  28 et 29 mai 1936

Le 29, Céline écrit à Henri Mahé : « J'avais déjà vendu 25 000 [exemplaires] quand le blumisme est arrivé. S'en relèvera-t-il ? » L'écrivain anticipe, une fois encore : c'est le premier tirage, daté du 8 mai, qui fut de 25 000 exemplaires. Il est possible qu'en raison des annonces de parution dans la presse, qui ont débuté en mars, les commandes se soient accumulées, mais, une lettre de Denoël datée du 30 juillet le montre bien, c'est le nombre de volumes fournis aux libraires qui s'élève à quelque 25 000 exemplaires, et qui a justifié deux retirages, l'un daté du 23 mai, l'autre du 17 juin. Les ventes, elles, vont stagner dès le mois de juin.

Le 30 : La polémique s'installe dans la presse. Denoël ne baisse pas le rythme de ses annonces :

 

L'Intransigeant,  30 et 31 mai 1936

 

Juin

 

Dans la presse Denoël poursuit le matraquage publicitaire de Mort à crédit, non sans relever l’accueil mitigé qu’il reçoit : « Obscénité, ennui, ordure, voilà trois mots que l’on relève dans la majorité des articles qui ont paru à propos de Mort à crédit, le formidable roman de L.-F. Céline. On les relevait également dans les critiques qui saluèrent, si l’on peut dire, la publication de La Terre et de L’Assommoir, les deux plus gros succès de Zola. Comme Zola, L.-F. Céline subit des attaques dont le temps fera justice. »

Publication de Bitru ou les vertus capitales, le premier roman d'Albert Paraz. Né à Constantine trente-six ans plus tôt, cet écrivain novice est un athlète d'un mètre quatre-vingt-six, beau garçon, cultivé, bien élevé (« Jamais il n'aurait dit merde, ça lui est venu par la suite », dira plus tard son amie Yvonne Martin). Denoël a dû être séduit par ce curieux personnage qu'il aurait pu rencontrer naguère à Montparnasse puisque vers 1928, Paraz hantait lui aussi La Coupole, et y rencontrait Artaud et Gurdjieff.

    

       

Où avait-il pris le nom de son héros ? Jacques Aboucaya écrit que Bitru est le nom d'un démon dans un ouvrage paru en 1855, mais son origine est peut-être moins lointaine : Paraz a guerroyé au début des années trente contre les Camelots du Roi dont la revue, L'Etudiant français, avait pour supplément en 1933 « Chez le diable Bitru ».

Bitru a été rédigé en partie à la prison de la Santé, où l'auteur fut incarcéré entre décembre 1926 et avril 1927, et proposé chez Gallimard, où André Malraux est chargé de l'éconduire, puis chez Grasset, et quelques autres, avant d'aboutir, sur la recommandation de Céline, rue Amélie. Est-ce que Denoël s'est soucié du passé sulfureux de l'auteur ? Peut-être oui, sans doute non. La qualité de son livre avait plus d'importance que sa « carambouille ».

    

   L'Echo d'Alger et le Journal des débats,  24 décembre 1926

En 1948, l'auteur écrira dans Le Gala des vaches : « J'ai connu Céline en 1934, dans un bistro rue Lepic. [...] Plus tard, je lui ai donné le manuscrit de Bitru, il l'a lu et m'a dit : " Va voir le père Denoël, c'est un Belge ! " Il me disait c'est un Belge comme il eût dit c'est un faible, ou un demi-fou, ou un faisan, ou un pigeon, quelque chose de tout à fait morphologique et déterminé mais va savoir en quoi ? C'est un des mots de Céline les plus hermétiques, que je n'ai pas encore élucidé mais qui, nonobstant, m'a rendu d'énormes services. Un maître mot, un mot magique : quand j'avais des discussions avec Denoël je me disais : t'en fais pas, c'est un Belge ! »

En 1956 il racontera, sur un disque 45 tours enregistré par Paul Chambrillon : « Une des premières fois que j'ai vu Céline, c'est quand il est arrivé chez Denoël au pas de charge. Devant la porte, il a filé un glaviot en plein milieu, puis il a renversé toutes les tables. Denoël, qui était en-dessous, se cachait. Et lui, Céline, il gueulait : " Où que t'es, salope, que je t'arrache un œil ? " Et c'était pas une attitude ! On croyait voir un écrivain, on trouvait un homme. »

A aucun moment on ne croit au récit plein de fantaisie du romancier, qui se rappelle les lettres que lui adressait Céline durant son exil danois et dans lesquelles il évoquait Denoël : « Avec lui, c'était de la boxe. »

 

Le 1er, Céline écrit à Herbert F. Jenkins, vice-président des Editions Little Brown à Boston : « Les ventes sont très bonnes en France pour le moment, 30 000 exemplaires (deuxième semaine). Le livre aura probablement le même succès que le Voyage mais lentement en raison de la situation politique. »

On mesure ici l'inconfort de la position de l'écrivain qui s'est réservé par contrat tous les droits de traduction de son livre. Il donne à l'éditeur américain des chiffres communiqués par son éditeur, qui sont ceux des exemplaires sortis de ses magasins mais en aucun cas ceux des ventes réelles.

Le 3 : Dans L'Intransigeant Janine Bouissounouse consacre un article au prix Goncourt 1936 et à la réforme adoptée par son académie : les livres à juger doivent parvenir aux jurés avant le 1er août (en novembre 1935 on avait tout d'abord proposé la date du 15 juillet). Elle a interrogé plusieurs éditeurs à ce sujet et c'est Robert Denoël et Gaston Gallimard qui, les premiers, donnent leur avis.

L'un et l'autre sont favorables à ce changement. Une question subsidiaire leur a été posée : quels sont les jeunes romanciers édités chez vous qui vous paraissent avoir des chances au prix Goncourt ? Si Gaston Gallimard, prudent, n'en voit aucun à mettre en avant, Denoël répond sans hésiter : « Tous nos auteurs sont bien placés, y compris Céline qui compte de chauds partisans au sein de l'Académie ! »

Le lendemain Albin Michel et Bernard Grasset sont sollicités.Le premier est d'avis que cette réforme était indispensable, mais l'éditeur de la rue des Saints-Pères, qui n'aime pas beaucoup les prix littéraires, répond : « J'aimerais mieux qu'il n'y ait pas de candidat, qu'on n'en parle pas. Plus ce délai de candidature se prolonge, plus c'est mauvais. Pendant cette espèce de course, les candidatures s'usent. La vraie bataille ne commencera pas avant le 15 octobre, comme par le passé. Evidemment les jurés consciencieux auront plus le temps de lire et de bien lire. C'est, à mon avis, le seul avantage de cette réforme. »

Albin Michel dit qu'il n'a jamais eu de candidat mais il aime beaucoup le nouveau livre de Maxence Van der Meersch. Bernard Grasset n'en nomme aucun, il estime que ce serait les « brûler ».

Chez Plon, Maurice Bourdelle n'attend rien de bon de cette réforme : « Ce qui agace les membres du Goncourt, c’est la pression qu’on fait auprès d’eux pendant les dernières semaines, mais cette pression s’exercera de la même façon si la publication cesse avant le 1er août. » D’autre part les jurés n’ont pas tant à lire qu’on le croit, les critiques les ont déjà instruits. Il donne néanmoins le nom de son candidat : Henri Poydenot, dont le roman paraîtra fin juillet.

Le 4 : Victoire du Front Populaire aux élections législatives. Au cours des semaines suivantes, le gouvernement socialiste de Léon Blum instaure de nouvelles lois sociales sur les conventions collectives, les congés payés et la semaine de 40 heures. Des grèves, souvent corporatistes, éclatent dans tout le pays. Deux mois plus tard, c’est au monde de l’édition qu’il va s’attaquer. Denoël, qui a bataillé durant tout le mois de mai en faveur de Mort à crédit, suspend ses « communiqués ». Il est vrai que la presse, elle aussi, est victime de grèves « perlantes ».

Le 5 : André Billy rend compte d'Apologie de Mort à Crédit. Sous sa plume le terme « manager » est plus qu'ironique : insultant. Il n'a pas aimé le roman de Céline, il n'aime pas davantage sa défense par son éditeur.

Le Figaro,  5 juin 1936

Le 8 : Denoël donne à Céline son accord pour une cession éventuelle de ses droits pour une édition de luxe du Voyage au bout de la nuit « d’un tirage inférieur à 300 exemplaires ». A moins qu’il s’agisse d’une remise en route de l’édition illustrée par Gen Paul annoncée en mars 1935, on ne sait rien de cette édition restée à l’état de projet.

Le 13 : Robert Brasillach éreinte Mort à crédit dans L’Action Française.

Le 16 : « Je viens d’envoyer Solitudes (ancien Mirages) à l’éditeur. J’ai fait du boulot, en ces trois mois. Quel espoir ! » écrit Jean Proal dans son journal.

Quelques jours plus tard, il doit déchanter : « Solitudes refusé par Denoël ! » Il est probable que c’est ce même récit, retravaillé, qu’il soumettra plus tard à Denoël, lequel le publiera en 1944 sous son titre définitif : Montagne aux solitudes.

Le 19 : Le gouvernement du Front Populaire, par la voix de Suzanne Lacorre, sous-secrétaire d'Etat à la protection de l'enfance, proclame qu'il est impérieux, pour la société française, de « sauvegarder la race ». La protection de l'enfance, tant au point de vue physique qu'au point de vue moral, « se heurte, dans notre pays à un ensemble de préjugés juridiques qui nous viennent de la tradition romaine et dont il importe de se débarrasser rapidement. Le droit de vie et de mort sur son enfant existe toujours dans notre législation. »

Il n'est pas question de « sauvegarder la race » par un contrôle des naissances, tel que le préconisera Louise Hervieu dans Sangs, qui paraîtra en octobre, mais il est indéniable que ce programme gouvernemental a placé le roman dans un « environnement » favorable dans la course aux prix de fin d'année.

Le 27 : grand débat au Club du Faubourg, sous la présidence de Lucien Descaves, à propos d'ouvrages récents, dont Mort à crédit :

    

Le Journal, 21 juin 1936 - Cyrano,  26 juin 1936

Ce qui paraît aujourd'hui « sensationnel » est de retrouver sur une même affiche Mort à crédit et Lucien Descaves car si l'écrivain naturaliste fut, avec Léon Daudet et Jean Ajalbert, le meilleur défenseur de Voyage au bout de la nuit en décembre 1932, il s'abstint - croyait-on - de tout commentaire public sur Mort à crédit, qui lui était dédié, ce dont Céline se plaignait, le 29 mai 1936, dans une lettre à Henri Mahé : « Daudet et Descaves se sont cette fois foireusement dégonflés... » Les échos du Journal et de Cyrano prouvent le contraire.

Le 30 : Plusieurs éditeurs ont écrit au président de l'Académie Goncourt pour lui demander que le délai d'envoi des livres en vue du prix Goncourt soit retardé d'un mois, c'est-à-dire jusqu'au 1er septembre, « en raison du retard apporté par les grèves. »

 

Juillet

 

L'Intransigeant,  2 juillet 1936

Le 16 : Début de la guerre civile en Espagne.

Le 17 : Max Frantel, dans Comœdia, publie un article intitulé « M. Robert Denoël part en campagne pour la gloire de ‘Mort à crédit’. » Après avoir rappelé que ce roman avait valu à l’auteur encore plus de horions que le Voyage, il écrit que Robert Denoël a décidé « de ne pas laisser son poulain seul », et qu’il vient de lancer au visage des pugilistes un opuscule : Apologie de Mort à crédit.

Comme Bernard Grasset qui, en juin 1913, avait provoqué en duel un journaliste défavorable à l'un de ses auteurs, Denoël s'engageait lui-même dans la bataille, qui valait bien celle d'Hernani.

Le 24 : Denoël fait paraître Apologie de Mort à crédit, qu’il a tiré à 3 000 exemplaires. L’annonce de la brochure dans Bibliographie de la France : « Une mise au point qui s’imposait ».

L'exemplaire qu’il offre à sa femme porte la dédicace : « La voilà enfin cette brochure, chérie. Il n'y a que le premier pas qui coûte. Tendrement. Robert. » C'est, en effet, le premier livre qu'il publie.

 

    

 

Victor Moremans, qui a éreinté le Voyage dans la Gazette de Liége, et n'a pas rendu compte de Mort à crédit, a droit à une dédicace élogieuse : l'amitié, chez Denoël, passe avant le reste.

Charles Bernard, dont Denoël a largement utilisé l'article qu'il a publié dans La Nation belge, n'est pas oublié. En fait, il envoie sa brochure à tous les journalistes, critiques et échotiers. Céline, dont le texte sur Zola suit celui de son éditeur, ne paraît pas avoir participé à ce service de presse, mais il ne reste pas inactif car il a pris en charge, par contrat, les droits de traduction de son roman et, quelques jours après sa parution, il écrit à Herbert Jenkins, responsable des Editions Little Brown à Boston : « Je vous enverrai une brochure spéciale qui vient d'être publiée par Denoël à propos des sentiments de haine du monde littéraire contre le livre. Rien de pareil depuis Zola ! »

 

    

Le 25 : Georges Champeaux, dans un article titré « M. Denoël » paru dans les Annales politiques et littéraires, écrit :

« Les éditeurs Denoël et Steele ont la cote d’amour la plus forte de l’heure : c’est vers eux que se tournent la plupart des écrivains qui ont, ou croient avoir, des choses originales à dire. Je trouve M. Denoël en train de corriger les épreuves d’une brochure. Les jugements portés dans les revues et les journaux sur le roman de M. Céline : Mort à crédit, lui ayant paru dans l’ensemble injustes et superficiels, il a décidé de faire la critique des critiques.

Ceux qui ne connaissent pas M. Denoël pourront s’étonner qu’un éditeur se jette ainsi dans la bagarre. Mais il suffit de se trouver devant lui pour comprendre à quel point ce geste dut être spontané. De haute taille et large d’épaules, de lourdes lunettes d’écaille bien posées sur un nez hardi, il tient à la fois de Joseph Kessel et de Jacques Doriot. Un éditeur ‘d’attaque’.

- Alors, la crise du roman ?

- Convenez que vous auriez quelque peine à y croire si vous aviez vu partir en deux mois quarante-cinq mille exemplaires d'un roman à vingt-cinq francs, et qu'avec une publicité moyenne vous ayez dû tirer à six mille exemplaires le roman d'un débutant comme Luc Dietrich. Je vends surtout des romans et j'en vends de plus en plus. Vous me direz que nous sommes une maison jeune, et, par conséquent, en pleine ascension. C'est vrai. Tout de même, et en dépit de la crise générale de la librairie, il y a toujours place chaque année pour cinq ou six romans qui marchent à fond de train. C'est le Pierre Benoit, le Mauriac, le Maurois, la traduction d'un grand !ivre étranger, ou encore l'inconnu qui s'impose d'emblée. Sans parler du prix Goncourt qui continue de faire régulièrement ses cent mille exemplaires.

Sans doute, le chiffre total des romans vendus cette année sera inférieur à celui de 1926. Mais peut-être la plupart des romans achetés cette année-là n'ont-ils pas été coupés jusqu'au bout. On a vendu trente mille exemplaires de Proust. Croyez-vous vraiment qu'il ait été lu par trente mille personnes ? Je connais bien des femmes du monde qui, sur trois livres qu'elles achetaient, en lisaient un. Il y a comme ça des robes qu'on ne met jamais...

Les carrières de romanciers sont plus brèves qu'autrefois. Un Loti, un France, un Bourget ont gardé jusqu'au bout leur clientèle. Aujourd'hui, il est rare qu'après dix à douze ans de succès, un romancier ne retombe pas à un tirage moyen. En revanche, le nombre des écrivains n'a jamais été si considérable. Nous refusons une moyenne de douze cents manuscrits par an. C'est curieux comme il y a peu de gens qui sachent raconter une. histoire... »

Le 26 : Procès Gallimard-Aragon. L'éditeur reproche à l'écrivain d'avoir, en 1934, rompu leur contrat pour publier Hourra l'Oural et Les Cloches de Bâle chez Denoël et Steele.

L'Intransigeant,  30 juillet 1936

Aragon séjourne alors en U.R.S.S. Dès son retour à Paris en août, il fait appel de ce jugement, qui sera finalement annulé par sa réconciliation avec Gaston Gallimard, en février 1940.

Le 27 : Noël Sabord publie à son sujet dans Paris-midi un article intitulé : « Un éditeur est-il fondé à prendre envers la critique la défense d’un auteur insulté ? »

Le Canard enchaîné publie à son tour un article sarcastique intitulé « Apologies », dans lequel Jules Rivet évoque le libelle de Denoël, « une petite brochure qu’il s’est lue à lui-même avec intérêt, qu’il s’est acceptée aimablement et qu’il a éditée. Il en a fait ensuite l’envoi à la critique : ‘Lisez donc ça, ce n’est pas mal du tout !’

Ce n’est pas mal du tout. M. Robert Denoël, qui écrit mieux que beaucoup de ses auteurs, veut sans doute nous démontrer, en même temps que les vertus du livre de Céline, sa propre philanthropie. Si, pouvant écrire ses livres lui-même, il consent à s’adresser à la main-d’œuvre étrangère, c’est certainement par pure bonté d’âme. Et dorénavant, les écrivains vont se sentir gênés pour tirer sa sonnette.

Présenter un manuscrit à M. Robert Denoël, c’est un peu comme si on offrait de la ficelle à un cordier, un sonnet à M. Tristan Derème, un calembour à notre ami Breffort et un canon à M. Schneider ! Et encore, M. Schneider accepterait peut-être le canon pour le vendre à Hitler... Ce n’est pas tout. Avec son Apologie de Mort à crédit, M. Robert Denoël se révèle, non seulement écrivain, mais critique.

- Si Mort à crédit, explique-t-il, est un livre épatant, c’est à cause de ceci et à cause de cela... Quant à ceux qui en disent du mal, ce sont des ci et des ça..., etc. Ainsi tout est fait dans la maison : manuscrit, édition, critique littéraire. Très bonne idée. »

Le 30 : L’éditeur prévient Céline que, contrairement à ce que celui-ci espérait, il ne pourra lui régler 23 000 francs le lendemain : « Les circonstances actuelles me contraignent à me tenir strictement dans les limites du contrat que nous avons passé le 28 février 1936 ».

 

Août

 

Le 4, Le Petit Parisien publie une interview de Robert Denoël par Charles Brun : « Un éditeur défend son auteur. M. Denoël nous parle de ‘Mort à crédit’ de Louis-Ferdinand Céline » :

« Prenant la défense du roman de L.-F. Céline paru récemment sous sa firme, Robert Denoël n'a pas hésité à signer de son nom un très habile plaidoyer en faveur de l'œuvre malmenée. Ainsi, son Apologie de Mort à crédit inaugure-t-elle un précédent aussi généreux qu'original. Certes, des éditeurs-écrivains, tel Bernard Grasset, ont souvent préfacé les ouvrages de leurs poulains. Jamais leur sollicitude n'avait dépassé, toutefois, les bornes d'une présentation sympathique. Robert Denoël, lui, va crânement jusqu'à la bagarre.

- Loin de moi la pensée de vouloir me substituer à la critique, m'a-t-il affirmé dans son calme bureau de la rue Amélie. Mais, je réalise trop combien le livre de Céline bouscule le cadre des appréciations habituelles, pour ne pas consacrer à sa défense un effort particulier. Je n'ai jamais fait cela et ne compte plus le refaire. Ne nous y trompons pas. Il s'agit ici, avec Mort à crédit, d'une manifestation exceptionnelle, matériellement et spirituellement hors mesure.

Pensez donc, 700 pages torrentielles qui remettent simultanément en question, les problèmes qu'on pense pour toujours résolus du style, du langage, de l'inspiration ; qui proposent aux écrivains de demain une libération presque absolue dans tous les domaines et l'autorisation formelle de traiter les sujets à fond... Et c'est ce livre qu'a bout d'insultes et d'arguments, d'aucuns ont déclaré ennuyeux ! Allons donc ! Il occupera, j'en ai l'absolue certitude, une place de premier rang dans les lettres françaises. C'est pourquoi j'ai tenu à prendre date avec cette brochure.

- Votre auteur est-il aussi sauvage qu'on veut bien le dire ?

- C'est un gaillard solide, tendre et bon qui a le chiqué en horreur. Il est père d'une petite fille qu'il adore et exerce son métier de médecin dans un dispensaire médical de Clichy. Il n'écrit que lorsqu'il a quelque chose à dire.

Après avoir évoqué le prochain livre de Céline, où les lecteurs retrouveront le petit Ferdinand de Mort à crédit dans les casernes d'avant 1914, Denoël ajoute : 'Vous verrez, prophétise-t-il en me raccompagnant, les événements me donneront raison. Je me réjouis à l'avance de reprendre le débat dans dix ans, avec les détracteurs actuels de Céline. Je leur donne volontiers rendez-vous'. »

Le 13 : Jean Zay, ministre de l’Education nationale, dépose à la Chambre un projet de loi visant à réformer le droit d’auteur et le contrat d’édition. L’article 21, qui prétend réduire le temps pendant lequel un éditeur possède le droit exclusif d’imprimer l’ouvrage d’un écrivain, remet en cause le principe même de l’édition, qui est d’exploiter une œuvre dans sa durée.

Le 21 : Décès, des suites d’une scarlatine toxique, d’Eugène Dabit à Sébastopol. La nouvelle n'en parvient à Paris que le 26, avec le retour d'André Gide.

Le 26 : Annonce de la parution prochaine de L'Assaut dont les Editions Denoël et Steele prendront en charge la partie technique. La société anonyme au capital de 600 000 francs qui a été constituée la veille est domiciliée au 19, rue Amélie.

    

                         L'Intransigeant,  26 août 1936                                                      Archives commerciales de la France,  31 août 1936                                                                                        

Le 28, lettre de Denoël à Champigny, qui a des difficultés financières : « Impossible de vous envoyer de l’argent. Jamais nous ne fûmes plus pauvres, plus en difficultés. Mais il est arrivé pour vous un mandat du Gouvernement de 4.000 francs. Steele s’occupe des démarches pour le faire payer et vous enverra la somme dès qu’il le pourra.

Je n’ai pas pris de vacances cette année. Rien ne s’est arrangé. Mais Cécile, à bout de souffle, est partie à la 'Retirance' où elle est depuis deux mois avec le Finet. J’ai été la voir deux jours au 15 août.

Pour moi, j’essaye de sortir des décombres que le Front populaire m’a fait tomber sur la tête. Steele m’interrompt pour m’annoncer son départ pour New York. Il va régler certaines affaires dans ce pays incroyable où il y a encore des affaires, où il y en a même plus que jamais. Le Document dort depuis 3 mois, mais j’espère le ressusciter à la rentrée sous forme hebdomadaire. Je dirige " techniquement " un hebdomadaire déjà paré, qui paraîtra en octobre. »

Cet « hebdomadaire de combat politique et littéraire » qui avait pour titre L’Assaut, paraît avoir joué un rôle dans la décision de Bernard Steele de quitter la rue Amélie.

Numéro 0, 17 août 1936

Dans son éditorial, Alfred Fabre-Luce, principal rédacteur, assurait que cette publication n’était inféodée à «aucun chef politique, à aucun parti, à aucun groupement d’intérêts », mais il s’agit bien d’une feuille réactionnaire.

Le premier numéro parut le 13 octobre 1936, le dernier le 8 juin 1937 ; en tout, 34 numéros avant de se transformer en La Liberté du mercredi, supplément hebdomadaire au quotidien La Liberté, qui l'absorba après un ultime numéro, le 28 juillet 1937.

On notera encore qu’à la date où Steele décide de quitter Denoël, Céline n’a pas encore publié le moindre ouvrage antisémite. Le témoignage qu’il a donné en 1972 est d’ailleurs sans ambiguïté : « Après mon départ, Denoël publia des œuvres de Céline qui étaient de véritables diatribes antisémites ; or moi, je suis juif de naissance ; cela ne m’a pas beaucoup plu, d’autant plus que Céline imaginait, en bon paranoïaque qu’il était, qu’il n’avait jamais touché ses droits d’auteur et il mettait cela sur mon dos parce que j’étais juif. »


   On comprend donc que, selon Steele, qui n’est pas paranoïaque, Céline lui en veut parce que ses droits d’auteur lui sont chichement versés et que c’est certainement parce qu’il est juif. Dans les lettres à Denoël où il est question de Steele, Céline ne montre, il est vrai, aucune sympathie pour l’Américain, dont il écorche toujours le nom, mais il ne lui reproche pas d’être juif, seulement d’être « con ».

Robert Beckers expliquait autrement le départ de l’Américain : « Steele intervenait dans les dépenses mensuelles pour 50.000 F, et parfois plus. Il finit par se croire exploité ».

Beckers a été attaché à la maison d'édition entre 1930 et 1936 « en qualité de directeur commercial », dira-t-il le 7 octobre 1946 à la police. C'est aussi le titre que s'attribuait Max Dorian (pour la même période !) dans le témoignage qu'il a donné en 1963 pour le numéro spécial des Cahiers de l'Herne consacré à Céline.

En réalité, il n'y eut pas de directeur commercial aux Editions Denoël avant juillet 1944. Et, lorsque Robert Denoël nomma Auguste Picq à cette fonction, c'était en prévision de la mesure de suspension qui allait le frapper deux mois plus tard.

Il n'empêche que Robert Beckers a rendu de nombreux services rue Amélie avant et pendant la guerre, surtout dans le domaine publicitaire, et qu'il était au courant de ce qui s'y passait.

Le témoignage de l'Américain recueilli par François Gibault va d'ailleurs dans ce sens : « Steele, lassé de boucler les " trous " de l'entreprise et d'honorer les traites et autres engagements que Denoël prenait en imitant sa signature, lui avait vendu ses parts le 30 décembre 1936. »

Pour Auguste Picq, « Steele s’est fâché avec Denoël à cause de Céline dont il n’acceptait pas le comportement et les exigences. Lorsque j’ai abandonné la Comptabilité en 1944 pour prendre la direction commerciale, le compte Bernard Steele était toujours créditeur.

Quand les Américains ont débarqué en France, nous avons reçu aux Editions la visite de Steele en officier de marine (lieutenant de vaisseau), décoré de la Légion d’Honneur. Je l’ai revu ensuite plusieurs fois chez lui ou à son bureau de l’ambassade U.S. à Paris. Il a eu des entretiens avec Maximilien Vox, Mme Voilier et Lacroix, des Domaines, mais j’ignore de quelle façon et à quelle date il fut réglé. »

Bernard Steele s'en est expliqué dans une lettre adressée le 16 décembre 1964 à Dominique de Roux qui l'avait sollicité pour le second numéro spécial des Cahiers de L'Herne consacré à Céline, mais qui ne retint pas son témoignage. Philippe Alméras l'a publiée intégralement dans le numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Céline en octobre 2002 :

« [...] peu après les événements du 6 février 1934, nous nous sommes aperçus, Denoël et moi, que nous n'étions plus du tout d'accord. L'époque, il est vrai, était très trouble et très troublée : les idées s'entrecroisaient et se heurtaient avec violence et l'on se rendait de plus en plus compte que certaines valeurs auxquelles on était resté attaché commençaient à s'effriter avant de s'effondrer dans la catastrophe générale.

Il est bien possible qu'en d'autres temps plus paisibles, nous eussions peut-être pu combler le fossé qui se creusait chaque jour davantage entre nous, mais... l'époque étant ce qu'elle était, nous n'avions vraiment aucune chance de retrouver l'entente qui avait régné entre nous jusqu'alors.

La part active que prit Denoël à la rédaction et à l'administration d'un hebdomadaire politique que venait de lancer Alfred Fabre-Luce fut, pour moi, l'événements décisif qui motiva mon départ des Editions Denoël et Steele et le retrait de mon nom de la raison sociale. »

Si les mots ont un sens, Steele prétend qu'au lendemain des émeutes qui ont secoué Paris en février 1934, il s'est rangé du côté des forces progressistes, tandis que Denoël prenait le parti de la droite réactionnaire, ce qui les a éloignés l'un de l'autre, et que le fossé s'est encore élargi quand Denoël a pris la direction de L'Assaut.

L'Américain oublie de dire que Denoël s'est rallié à la droite en réaction à l'avènement du gouvernement de Front Populaire, dont les mesures sociales ont en partie ruiné la maison Denoël et Steele, parmi des centaines d'autres entreprises, et que c'est son argent à lui, Steele, qui fondait dans la débâcle économique du pays.

Mais peut-être ne faut-il pas minimiser l'effet provoqué par ce journal conservateur. Dans une lettre du 25 octobre 1936, le notaire Jean Brunel, radical-socialiste et d'esprit modéré, écrivait à son amie Champigny : « Je devais voir Denoël il y a une dizaine, mais nous nous sommes manqués. Je ne sais ce qu'il désirait me dire. Il a sorti un journal qui s'appelle L'Assaut et qui est anticommuniste (qu'il dit) mais surtout atrocement réactionnaire et croix de feu. C'est abominable. J'imagine qu'il va se casser les reins d'une manière éclatante. Ce qui plus est, c'est un journal mal fait - cela s'améliorera peut-être. Mais quelle pauvreté intellectuelle, quelle gaffe ! Aussi suis-je bien peu pressé de voir Denoël, qui me demandera sans doute mon opinion. J'aurai du mal à la lui cacher. » [coll. Olivia Brunel].

Quant à Céline : « je ne me plaisais pas dans sa société et je le voyais le moins souvent possible. Après son retour de Russie, nos relations, déjà peu cordiales, se sont rapidement détériorées à cause de son antisémitisme naissant dont j'ai été, je crois, une des premières cibles. »

Entre le 25 septembre 1936, date à laquelle Céline est rentré d'U.R.S.S., et le 28 décembre 1936, date de la mise en vente de Mea Culpa, il faut croire que Steele a fait les frais de l'antisémitisme « naissant » de l'écrivain, car son pamphlet, on l'oublie trop, est avant tout anticommuniste.

Quoiqu'il en soit, Bernard Steele céda ses parts à Denoël le 30 décembre, et remit verbalement sa démission de gérant des Editions Denoël et Steele le 12 janvier suivant.

Après la parution, fin décembre 1937, du deuxième pamphlet de Céline, Steele se manifesta à nouveau : «Bien que je fusse déjà parti de la maison quand parut Bagatelles pour un massacre, je n'ai pu m'empêcher de téléphoner à Denoël pour lui exprimer mon indignation à la seule pensée que ce livre, précisément, puisse être publié par une maison que je venais à peine de quitter et dont j'avais été l'un des fondateurs.»

Les relations entre Denoël et Steele se rétablirent au moment de la débâcle. Après avoir quitté la rue Amélie, Steele s'était installé dans le Midi. En mai 1940, « avant la ruée allemande sur les Pays-Bas, je reçus la visite de Denoël qui, mobilisé dans l'armée belge, avait tenu à me revoir avant de rejoindre son régiment. A cette occasion, nous avons eu une très franche explication et nous nous sommes séparés en très bons termes. »

On connaît le périple de Robert Denoël dans le Midi : entre le 16 et le 30 mai 1940, il a fait escale à Pont-Saint-Esprit, Narbonne, et Montpellier. Je suppose que Steele habitait alors l'une de ces trois villes. Après l'Armistice du 22 juin, il a quitté la France et rejoint les Etats-Unis.

Dans sa lettre à Dominique de Roux, Bernard Steele a aussi analysé les rapports qui existaient alors entre Denoël et Céline : « j'en suis aux conjectures : j'ai toutefois l'impression que leur entente devait être assez bonne. En effet, les goûts littéraires de Denoël l'attiraient immanquablement vers le bizarre et l'insolite. Cela ne pouvait que faire l'affaire de Céline, dont l'œuvre entière se situe dans un monde imaginaire.

De plus, mon ancien associé était un homme extrêmement ambitieux, ce qui ne devait pas non plus déplaire à Céline. L'ambition de Denoël, soit dit en passant, prenait parfois des allures un peu curieuses : il me confiait un jour qu'il " espérait bientôt avoir un million de dettes, car, disait-il, ce n'est qu'à cette condition que l'on commence à être considéré à Paris ".

Par ailleurs, le côté persécuteur-persécuté de Céline pouvait également, me semble-t-il, présenter un certain attrait pour Denoël, dont certains des amis intimes se rangeaient tout naturellement dans cette catégorie. Enfin, les deux hommes étaient des révoltés et tous deux étaient des destructeurs ; sur ce terrain aussi pouvait sans doute s'établir une entente entre eux. »

Cette analyse fort intéressante pose question car Steele, qui a vécu aux côtés de Denoël durant plus de six ans, a dû discuter avec son associé de la personnalité et de l'œuvre de l'écrivain, malgré quoi il s'en tient à des conjectures. D'autre part il ne cite pas, et on le regrette, les amis intimes de Denoël qu'il rangeait dans la catégorie des persécutés-persécuteurs.

Le 29, Article d'André Warnod dans Le Figaro : « Au temps où E. Dabit était peintre ». Après avoir rappelé qu'il avait connu l'écrivain avant qu'il n'ait écrit L'Hôtel du Nord, c'est-à-dire alors qu'il faisait partie, avec Béatrice Appia et Christian Caillard, des peintres qui s'étaient groupés autour de Maurice Loutreuil au Pré-Saint-Gervais, le journaliste évoque Champigny qui, après la mort de Loutreuil, en 1925, « resta l'animatrice du groupe. Et voilà où tout s'enchaîne. Mme Champigny avait une boutique pour vendre et surtout pour montrer les œuvres de Loutreuil et des peintres de son groupe. Elle avait pour collaborateur, dans cette boutique, un grand garçon, un jeune écrivain, c'était Robert Denoël. Il se fit éditeur pour faire paraître le premier livre de son ami Eugène Dabit. On sait la suite. Pauvre Dabit ! Comme tes amis te regrettent. Dans ta peinture comme dans tes livres, on trouve cette qualité maîtresse qui, pour Loutreuil, tu t'en est toujours souvenu, était tout, la sincérité, le respect de son art, l'authenticité. »

 

Septembre

 

Les Editions de la Renaissance du Livre, créées en 1908 mais constituées en société anonyme en 1922, déposent leur bilan.

Le 1er, Pierre Seeligmann, lecteur à la NRF, écrit à Gaston Gallimard : « Avant de partir pour Aix, Fernandez est venu apporter l’information suivante : L.F. Céline est convaincu que Denoël va sauter. Il est prêt à traiter avec nous sur la base d’une mensualité. Il prétend que Mort à crédit s’est vendu à 40.000 mais Hirsch et Fernandez sont sceptiques. »

Depuis l'avènement du Front Populaire, Céline sait que son éditeur a de grosses difficultés de trésorerie et il ne doit pas ignorer que Bernard Steele est sur le point de quitter son associé, ce qui ne manquera pas de déstabiliser complètement la maison d'édition. A la fin du mois d'août, il a en effet contacté Ramon Fernandez, qui fait partie du comité de lecture de Gallimard : « L'aiguillage vers la NRF prend tournure », écrit-il à la mère de Fernandez, « Je pousse, croyez-le. J'en ai soupé de ma galère. Elle n'est que trous ! »

Est-ce la lettre que lui envoie Denoël, le 28 octobre, ou les trois prix littéraires qu'il s'adjuge quelques semaines plus tard, qui le font réfléchir ? Ou encore son attitude courageuse face à la critique hostile à Mort à crédit ? Toujours est-il qu'il choisit finalement de rester rue Amélie.


   Le 2 : Lucien Doré, huissier mandaté par Céline, se rend rue Amélie pour encaisser une traite de plus de 25.000 francs ; l’employé qui l’y accueille lui apprend que Denoël est sorti et ne lui a laissé « ni ordres ni fonds pour payer ». La traite sera protestée par la Lloyds Bank, six jours plus tard.

Le 7 : Inhumation des cendres d'Eugène Dabit au cimetière du Père-Lachaise. André Gide note dans son Journal : « L'assistance était nombreuse ; gens du peuple surtout et en fait de littérateurs, rien que des amis dont le chagrin était réel. Emotion très vive. Le père m'a forcé à marcher à côté de lui, avec la plus proche famille. Les discours de Vaillant-Couturier et d'Aragon ont présenté Dabit comme un partisan actif et convaincu. Aragon, en particulier, a insisté sur la parfaite satisfaction morale de Dabit en U.R.S.S…. Hélas !… »

       Léon Moussinac, Paul Vaillant-Couturier, Louis Martin-Chauffier, Paul Nizan, Jean Cassou

Jean Paulhan, lui, écrit à Marcel Jouhandeau : « T'ai-je parlé des obsèques ? Dabit n'aurait pas voulu, ou je le connaissais mal, ces poings fermés, ces discours d'Aragon et de Vaillant-Couturier, (V-C allant jusqu'à dire, le sot, que le grand regret de Dabit avait été de ne pas tomber les armes à la main, en combattant pour l'Espagne) ce cortège concentré, haineux, en savates et en espadrilles. Mais les partis sont immondes. Je ne pense pas seulement à ceux de gauche… »

Le 8 : Gide revient, dans son Journal, sur la cérémonie funèbre à laquelle il a assisté la veille et il écrit, à propos de la mère d'Eugène Dabit : « Au bras d'une parente, la pauvre femme se traîne péniblement jusqu'au caveau de famille, tout en haut de l'énorme cimetière. Devant la fosse elle perd contenance ; on entend de loin des cris affreux. Puis elle s'échappe d'entre les bras qui la soutiennent, comme une folle : “ Allez-vous en tous. Laissez-moi… Mais laissez-moi donc. Je veux partir. Je veux partir…” »

  Gide devant la tombe de Dabit  [ Regards, 17 septembre 1936 ]

Le 10 : L’Intransigeant lance une grande enquête auprès des éditeurs à propos du projet de loi Zay. Bernard Grasset a été le premier à réagir dans un article intitulé « L'édition menacée ». La plupart des éditeurs sollicités sont pleinement d'accord avec lui, à l'exception de Léon Moussinac, des Editions Sociales Internationales, et de Robert Denoël, qui approuve les propositions du ministre de l’Education nationale à cause du principe de libre concurrence. Il rejoint l'opinion des auteurs et compositeurs, dont les intérêts sont opposés à ceux des éditeurs.

Le projet de loi sera, à force d’amendements, repoussé jusqu’en juin 1939, avant d’être abandonné, mais Denoël aura eu l’occasion de se poser, une fois encore, en franc-tireur de la corporation.

Le 20 : Jacques Bernard, administrateur du Mercure de France, se fracture le crâne dans un accident de moto.

Le 29 : L’hostilité des milieux d’affaires et une importante fuite des capitaux à l’étranger contraignent le gouvernement de Front populaire à dévaluer - tardivement et insuffisamment - le franc.

Le 29 : A La raison sociale des Trois Magots, 60 avenue de La Bourdonnais, vient s'adjoindre un « Office colonial de librairie », puis un « Office de librairie générale ». S’y ajouteront « Les Editions La Bourdonnais », «Les Editions de littérature populaire », et « Le Chef-d’œuvre ». A partir du 15 décembre 1939, Denoël y domiciliera aussi son hebdomadaire « Notre Combat ».

Le 30 : L'Intransigeant annonce les premières publications des Editions de Littérature populaire appartenant à Robert Denoël, avenue de La Bourdonnais. La collection mensuelle « Le Chef-d’Œuvre » comptera une dizaine de titres, parus entre le 5 octobre 1936 et le 24 juin 1937, avant de disparaître.

L'Intransigeant,  30 septembre 1936

 

Octobre

 

Parution des Beaux Quartiers d’Aragon, à propos duquel Denoël écrit le 11 novembre à Marcel Sauvage, membre du jury Renaudot : « J’ai parlé longuement de cette candidature avec Charensol et je m’en suis ouvert à plusieurs membres du Jury. Je crois vraiment que le talent de l’auteur peut l’emporter sur les passions politiques. Si votre admiration pour Aragon pouvait se joindre à l’amitié que vous me témoignez si gentiment, pour emporter la victoire, vous m’en verriez ravi. »

  

                                                                                                          Première page du manuscrit des Beaux Quartiers

Quant à ses affaires : « Les choses prennent bonne tournure pour moi en ce moment et je crois qu’avant la fin de l’année, toutes mes difficultés seront résolues. »

Quand Robert Denoël tient un bon livre et qu'il veut lui obtenir un prix littéraire, il ne ménage pas sa peine. Quelques jours plus tard il écrit à Gaston Picard, autre juré Renaudot : « Vous avez dû ou vous allez recevoir Les Beaux Quartiers d’Aragon, un roman-fleuve de grande classe. Aragon a su faire abstraction, presque tout le long de son récit, de ses passions politiques. Son roman est avant tout un roman.

Aragon est candidat au prix Renaudot. Vous dirais-je que moi-même, j’ai une grande nostalgie de ce prix ? J’avais pris la douce habitude, la seconde semaine de décembre, d’assister à l’envahissement de ma maison par votre amical cortège. Il est des habitudes dont c’est une souffrance de se défaire. » En effet, les Editions Denoël et Steele n'avaient pas obtenu de prix Renaudot en 1934 et 1935.

Pour l'anecdote, l'un des protagonistes du roman s'appelle Pierre Delobelle, il est le fils d'un professeur ridicule et odieux, et il incarne le type du jeune bourgeois amateur de poésie symboliste.

Le 7 : Paul Bayle a entrepris d'interroger les écrivains-médecins sur le thème : « Médecine et littérature ». Après avoir recueilli les réponses de Georges Duhamel, Maurice Bedel et Henri Martineau, le journaliste s'est aventuré rue Lepic, à Montmartre, mais « Ferdinand » était dans un mauvais jour. Peut-être n'avait-il pas encore digéré la lettre violente d'un lecteur publiée le 28 septembre par Le Merle blanc, et à laquelle il avait répondu.

L'Intransigeant,  7 octobre 1936

Le 10 : Mariage de René Barjavel et de Madeleine de Wattripont, « une jeune fille fort belle, qu’il a trouvée dans le bureau de L' Anthologie sonore », écrivait Denoël à Champigny, le 28 août 1936. Le lendemain de son mariage, Barjavel écrivait à son ami Jean Brunel : « Cher ami, je ne veux pas que ce soit un simple faire-part qui vous apprenne la nouvelle. Je suis marié depuis hier. Ma femme s'appelle Madeleine. Elle est jeune, blonde, douce, aimante. Nous nous aimons fort, nous serons heureux et nous aurons beaucoup d'enfants ! »

Cette « Anthologie sonore » était, depuis 1934, un bureau de vente de disques classiques domicilié au 19, rue Amélie, c’est-à-dire aux Editions Denoël et Steele. Il convient de dire un mot à propos de cette entreprise.

Archives commerciales de la France,  10 octobre 1934

On sait que Bernard Steele, excellent guitariste, était passionné de musique : sa collection de « long-playing » était alors estimée à plus de 2 000 pièces. Au printemps 1934 il a rencontré à Paris le musicologue Curt Sachs qui, l'année d'avant, a quitté l'Allemagne où il avait créé, avec l'aide de la firme Parlophone, « 2000 ans de musique », une entreprise d'enregistrements de disque Long Playing de musique ancienne.

  

                                                                                                             Curt Sachs [Berlin 1881 - New York 1959]

Steele lui propose de relancer son projet à Paris, en l'élargissant à la musique classique, et aménage, rue Amélie, un bureau de vente pour les disques enregistrés sous la direction de Sachs. A partir d'octobre 1934 Sachs est rejoint par le compositeur corse François Agostini [1898-1985], qui sera co-gérant de l'entreprise jusqu'au début de 1937, c'est-à-dire jusqu'au moment où Sachs quitte la France pour les Etats-Unis, mais aussi celui où Steele quitte la maison d'édition. Les bureaux de « L'Anthologie sonore » sont transférés au 112 boulevard Haussmann, dans le VIIIe arrondissement [annonce dans L’Afrique du Nord illustrée, janvier 1937], avant de s'établir dans le XVe arrondissement et de changer de nom.

Archives commerciales de la France,  14 avril 1937

Durant ces trois années « L'Anthologie sonore » aura, à raison de deux disques par mois, réalisé quelque 50 enregistrements d'une qualité remarquable. Agostini poursuivra l'entreprise jusqu'en 1948, lui adjoignant durant la guerre « L'Anthologie folklorique ».

Fin 1948 Agostini devient directeur chez Pathé-Marconi et l'entreprise est, à partir de mai 1948, dirigée par Félix Raugel, avant d'être cédée à Lucien Adès qui, à partir de 1963, a entrepris d'en rééditer les principaux enregistrements.

Le 13 : Parution du premier numéro de l'hebdomadaire L'Assaut, accueilli avec circonspection par les organes de gauche.

  

     Numéro 1,  13 octobre 1936                                       Le Front,  22-29 octobre 1936

C'est un journal partisan qui fait polémique. Jean Brunet, un notaire parisien écrit, le 25 octobre, à son amie Champigny : « Je devais voir Denoël il y a une dizaine, mais nous nous sommes manqués. Je ne sais ce qu'il désirait me dire. Il a sorti un journal qui s'appelle L'Assaut et qui est anticommuniste (qu'il dit) mais surtout atrocement réactionnaire et croix de feu. C'est abominable. J'imagine qu'il va se casser les reins d'une manière éclatante. Ce qui plus est, c'est un journal mal fait - cela s'améliorera peut-être. Mais quelle pauvreté intellectuelle, quelle gaffe ! Aussi suis-je bien peu pressé de voir Denoël, qui me demandera sans doute mon opinion. J'aurai du mal à la lui cacher. »
     Le 29 novembre, il n'avait pas changé d'avis : « Je devais aller voir Denoël, j'y ai été, je suis arrivé en retard (c'était le 13 octobre). Il était parti. Depuis je n'y suis pas retourné, son journal L'Assaut me faisant horreur. Je n'aurais pu que le lui dire, ce n'était vraiment pas la peine. »

Le 14, Céline écrit à Karen Marie Jensen : « Mon éditeur Denoël est en faillite. Il me doit encore 50.000 francs que je vais perdre sur mon dernier livre. »

Le 15, Nouvelle lettre à Karen : « Je n’ai pas eu de chance avec Mort à crédit. Ce livre me coûte encore de l’argent ! Les élections, les grèves, les révolutions, la guerre, une véritable insurrection de la critique ! enfin Denoël mon éditeur pratiquement en faillite. Il me doit 50.000 fr ! Il n’a plus un sou ! Tous les maquereaux se valent ! »

Le 18 : Yves Gandon consacre, dans L'Intran, un article au prix des livres : « Le temps est révolu des ouvrages de grand luxe, guignés avant même que d’être sortis des presses et souscrits d’enthousiasme par des colonnes compactes de bibliophiles fervents. Il s’agit aujourd’hui de vendre beaucoup de livres à un public de plus en plus étendu, et de les vendre vite. Editeurs et auteurs ont également à y gagner. Et pour cela, il n’est pas d’autre moyen, semble-t-il, que de s’orienter résolument vers le livre à bon marché et à grand tirage. »

Le 22 : Le premier grand prix international du Roman, fondé par un groupe d'éditeurs appartenant à dix nations, est décerné à une Hongroise de vingt ans, Yolande Foldès, pour La Rue du chat qui pêche. Ce prix est de 300 000 francs. Son livre sera traduit dans toutes les langues et l'adaptation cinématographique, réservée à la Warner, lui rapportera 3 000 livres sterling. Pour comparaison, le prix Goncourt est doté de 5 000 francs.

Le 23 : Rouge-Midi, hebdomadaire marseillais du parti communiste, annonce un débat sur Mort à crédit à la maison de la Culture de La Ciotat :

Rouge-Midi,  23 octobre 1936

Le 23 : Premiers placards publicitaires pour « Le Chef-d’Œuvre » dont le premier numéro vient de sortir de presse. Robert Denoël avait appliqué à la lettre les recommandations d'Yves Gandon, dans son article du 18 octobre : prix modique et grand tirage. La collection n'aura aucun succès et s'arrêtera après le dixième numéro.

L'Intransigeant, 23 octobre 1936

Le 28 : Denoël, qui a été assigné par Céline pour la traite protestée le 8 septembre, lui écrit : « J’ai bien reçu votre assignation et je vous en remercie. Votre geste suppose que je fais preuve à votre égard de mauvaise volonté et je ne peux le considérer que comme un acte de vengeance.

Vous savez très bien que, d’autre part, je suis occupé à remettre l’affaire sur pied. J’en prends personnellement actif et passif à ma charge, Steele se retire entièrement. Il me semble que, dans ces conditions, votre intérêt est de me donner du temps pour m’acquitter envers vous. Je vois actuellement tous mes créanciers et j’obtiens d’eux des délais très considérables, qui me permettront de repartir dans de bonnes conditions.

Vous êtes le seul qui soyez passé à des actes de violence. Si vous persistez dans votre attitude, vous réussirez simplement à me jeter à terre, sans obtenir un franc. En effet, l’affaire Denoël & Steele est hypothéquée pour 200.000 frs et elle doit 50.000 frs au fisc.

Quand on aura vendu aux enchères, il ne restera rien pour les autres créanciers. Les bouquins se vendront au camion à raison de 80 frs les 1.000 kilos et tout le bénéfice que vous en aurez tiré sera d’avoir ruiné un homme qui, peut-être, vous a fait quelque bien. »

L’éditeur, qui pense qu’il aura des possibilités à la fin de l’année, propose alors de le payer par tranches de cinq mille francs à partir de la fin novembre, durant six mois : « En garantie de cet accord, je ne peux malheureusement rien vous offrir pour le moment. Je ne fais d’ailleurs pas appel à vos sentiments, ce qui est inutile, mais à votre intérêt. Je suppose que sur ce terrain-là, nous pourrons toujours nous entendre. »

Le Point, octobre 1936

Luc Dietrich publie dans Le Point, l'excellente revue artistique et littéraire qui paraît depuis janvier à Colmar, une nouvelle inédite : « La Promenade du dimanche », qu'il dédie à Cécile Denoël.

 

Novembre

 

   Le Courrier d'Epidaure, 3e année, n° 9, novembre 1936

Dans les n° 9 [novembre] et 10 [décembre] du Courrier d'Epidaure, un mensuel médico-littéraire dirigé par le docteur François Poncetton [1875-1950], Nina Gourfinkel consacre un long article aux thèmes scatologiques en littérature, et particulièrement dans Mort à crédit.

Née en 1900 à Odessa dans une famille juive non orthodoxe, cette brillante universitaire s'est installée à Paris en 1925. Traductrice littéraire elle collabore à diverses revues juives, et publie essentiellement sur la littérature russe. Elle n'a pas de formation psychanalytique particulière mais c'est sur ce terrain qu'elle choisit de mener un réquisitoire serré contre les procédés d'écriture céliniens. Nina Gourfinkel est morte à Dijon en 1984.

Céline s'en souviendra dans Bagatelles pour un massacre : « Je ne sais plus quel empoté de petit youtre (j'ai oublié son nom, mais c'était un nom youtre) s'est donné le mal, pendant cinq ou six numéros d'une publication dite médicale (en réalité chiots de Juifs), de venir chier sur mes ouvrages et mes " grossièretés " au nom de la psychiatrie. La rage raciste de ce pleutre, sa folie d'envie se déguisaient pour la circonstance en vitupération " scientifique ". Il en écumait d'insultes, cet infect, dans son charabia psycholo-freudien, délirant, pluricon. [...] Les voici tout pontifiants de freudisme ces saltimbanques de brousse, post-congolais, avec tout leur culot diabolique de néo-féticheurs... »

Le 18 : Le ministre socialiste de l'Intérieur, Roger Salengro, se suicide, victime d'une campagne initiée par la presse de droite, qui l'a accusé injustement d'avoir déserté en 1915. Les funérailles de ce premier « martyr » du Front populaire, qui eurent lieu le 22, furent suivies par près d'un million de personnes.

Le 20 : La station de radio Paris-P.T.T. présente une « conférence » de quinze minutes sur le courant réaliste dans le roman contemporain et choisit de parler de « l'œuvre » de Céline. Le conférencier n'est pas nommé dans l'annonce ci-dessous, mais on le trouve dans Le Petit Parisien : il s'agit de Jean Thomas, dont on ne sait rien.

     Journal des débats politiques et littéraires,  20 novembre 1936

Le 21 : Décès de l'éditeur Arthème Fayard, à l'âge de soixante-dix ans.

Le 21 : Article d'André Billy dans Le Figaro : « Ceux dont on parle pour les prix ». Pour le prix Goncourt, Maxence Van der Meersch « a la faveur ambiante » avec L'Empreinte du Dieu (Albin Michel), mais Georges Reyer a rallié deux académiciens avec Le Magasin de travestis (Gallimard), et Marcel Aymé, avec Le Moulin de la Sourdine (Gallimard), en a séduit un autre, qui aime aussi L'Amour fraternel d'André de Richaud (Grasset).

« Sait-on », rappelle André Billy, « que le Goncourt entraîne dans l'année un chiffre d'affaires d'un million et demi au moins si le roman est bon et aussi de grand public ? Un éditeur est à la fête tout autant qu'un auteur. »

Chez les dames du prix Femina, on aime Septembre de Jean Blanzat (Grasset), Poison de Pierre Lagarde (La Technique du Livre), ou Le Marchand d'oiseaux de Robert Brasillach (Plon). Mais « la faveur réelle est pour Louise Hervieu. Son roman Sangs n'est inférieur à aucun autre et elle a la sympathie générale. Elle a fait une brillante carrière artistique. On lui ferait volontiers une entrée éclatante dans la littérature pour ses débuts tardifs». Si Billy est si perfide pour Louise Hervieu, qui est donnée favorite, c'est qu'il a une autre candidate, parrainée par Georges Duhamel : Elvire Pélissier, qui a publié Jeux de vilains au Mercure de France, maison d'édition dont le principal actionnaire est Georges Duhamel.

Le 27 : Parution de Terre, un album de 30 photographies de Luc Dietrich. Le 20 décembre Denoël organise à cette occasion une exposition des clichés originaux à la galerie parisienne Braun et Cie.

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Affichette publicitaire pour le livre (coll.  Frédéric Richaud)                                                                                       

 

Le 28 : Les dames du Femina se sont réunies le 23 chez Mme Alphonse Daudet afin de faire le point sur les livres à couronner, et il s'avère que les candidats devront s'incliner devant une candidate : sauf Brasillach qui garde deux admiratrices, c'est à Louise Hervieu que vont la plupart des suffrages. Or, rappelle André Billy, « le prix Femina est attribué par la sympathie. Au douzième tour, c'est la sympathie qui décide de tout. »

Le 28 : Neuf et une, un recueil de nouvelles inédites dues aux lauréats du prix Renaudot depuis sa création [1926] présentées par les membres du jury. A cette date Gallimard l'a obtenu quatre fois, Denoël et Steele trois fois, Grasset deux fois, Lemerre une fois.

 

Les trois lauréats de l' « écurie » Denoël et Steele sont : Charles Braibant avec Le Roi dort [1933], L.-F. Céline  avec Voyage au bout de la nuit [1932], Philippe Hériat avec L'Innocent [1931]. Parmi les membres du jury aussi, on trouve des familiers de la rue Amélie : Georges Charensol et Odette Pannetier.

 

Décembre

 

      Journal des débats politiques et littéraires,  1er décembre 1936

Le 2 : La troupe théâtrale « Le Chantier » donne une unique représentation de L'Eglise au Théâtre des Célestins à Lyon. Jean Laveaux, qui rend compte de l'événement le 19 décembre dans Les Nouvelles Littéraires, assure que le public s'est déplacé en foule et, « ce qui est vraiment beau, ils sont restés jusqu'à une heure du matin, heure à laquelle le spectacle s'acheva ! »

Les comédiens, jeunes et inconnus pour la plupart, ont été rassemblés par Charles Gervais, les répétitions menées tambour battant, les décors commandés au peintre Combet-Descombes : « Les Lyonnais se sont laissé un peu " dégeler " au souffle de cet enthousiasme juvénile ». Céline, qui terminait d'écrire Mea Culpa, ne s'était pas dérangé.

Le chroniqueur de L'Intransigeant écrit : « Les critiques qui ont assisté à la première représentation mettent en valeur la puissante originalité de la vie scénique de L'Eglise - vie scénique tellement prenante qu'elle semble rattacher cette pièce non pas à la comédie de mœurs mais presque aux règles et rites du ballet. » [8 décembre].

Le 2 : Yves Gandon publie dans L'Intransigeant les premiers résultats d'une enquête : « Où va la jeune littérature ? ». Il a rencontré Albert Paraz, qui a publié son premier roman en juin : « Autour de ce livre, d'un dynamisme puissant, s'est tout de suite formé un clan de partisans déterminés. »

A la question : « Quels écrivains, vivants ou morts, considérez-vous comme vos maîtres ? », Albert Paraz répond : « Colette pour l'image, L.-F. Céline pour l'élan, Montherlant pour me retenir entre les deux. Parmi les morts : saint Mathieu, Villon, Courteline... Il est bien entendu que ce sont mes maîtres, c'est-à-dire ceux que je cherche à imiter, et pas forcément mes auteurs préférés : Stendhal, Balzac, Proust, qui ne m'influencent guère. »

On lui demande encore : « Croyez-vous à l'avenir de la littérature ? », et il dit : « Il me semble qu'on ne peut plus écrire comme il y a vingt ans. Le roman, influencé par le rythme du cinéma, doit être vif, animé de " gags ", enlevé, arraché, poétique et violent, pétri de rire, de vérité et de vie. »

Le 5 : « Il est acquis que M. Van der Meersch aura cette année le Goncourt », écrit André Billy dans Le Figaro. Sauf si Lucien Descaves n'envoie pas un pneumatique en sa faveur, ou si Léon Daudet vote pour Brasillach. Et il s'avère que Rosny aîné, Ajalbert et Ponchon ne pensent aucun mal du livre de Marcel Aymé. « N'est-ce pas palpitant ? », se demande le journaliste, qui signale l'existence d'un M. Lacombe dont la presse ne parle pas et qui pourrait être un excellent candidat, « si ces messieurs de l'Académie Goncourt avaient quelque cœur et le sens de la famille » : il a épousé l'arrière-petite-fille du beau-père d'Edmond de Goncourt.

Chez les dames du Femina, il faut s'attendre à une petite douzaine de tours de scrutin. Au huitième tour, explique Billy, il est possible que Louise Hervieu obtienne huit voix, Elvire Pélissier sept, Henri Troyat quatre ou cinq. « Le lecteur qui n'éprouve pas, comme nous, d'infinies délices devant ces combats de l'urne, se demande peut-être si dans ce lot de combattants la valeur de l'un l'emporte. Non pas, ou, du moins à notre goût, il ne le paraît pas. »

Le Figaro,  5 décembre 1936

 

Le 6 : Le Figaro et L'Intransigeant annoncent que Marianne Oswald devrait interpréter au printemps suivant une chanson écrite par Louis-Ferdinand Céline. Il s'avère que l'écho n'était pas fantaisiste puisque l'écrivain, qui séjourne alors à Anvers et qui a lu l'un de ces journaux, écrit le lendemain à la chanteuse  : « Je vois que vous avez tous les courages ! Tant pis pour vous ! Vous verrez ce que mon nom apporte d'hostilités ! de haines irrémédiables ! Enfin ce sera une expérience. Travaillez bien. » [Cahiers Céline 2004, p. 36].

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La chanson dont il est question est vraisemblablement A nœud coulant, éditée quelques mois plus tôt par Jean Noceti, auteur de la musique. Fille d'émigrés juifs polonais, Marianne Oswald, née Sarah Bloch [1901-1985], qui avait connu la célébrité dès 1933 au « Bœuf sur le toit », venait justement d'imposer son répertoire populaire au public difficile de l'ABC, mais faisait l'objet, dans la presse bourgeoise, d'attaques antisémites que dénonçait L'Humanité, trois jours plus tôt.

Céline, qui lui souhaitait alors de réussir dans cette entreprise, raconta plus tard à sa façon cette collaboration qui faillit aboutir : « Elle m'a pendu à la braguette pendant des mois [...] Elle me fusillait de télégrammes avec Cocteau pour que je la saute, lui fasse une chanson, la lance à Paris - à l'ABC » [Lettre à Albert Paraz, 22 avril 1948]. Marianne Oswald était alors la protégée de Jean Cocteau, qui lui avait écrit une chanson : « La Dame de Monte-Carlo ».

Le cas de cette chanteuse est singulier. Elle avait quitté l'Allemagne lors de l'arrivée de Hitler au pouvoir et avait tenté de s'imposer, dès la fin 1932, dans les cafés-concerts de Montparnasse avec un répertoire d'extrême-gauche. Autant que ses textes, sa personnalité ne laissait pas indifférent : voix grave et éraillée (due à un goitre thyroïdien opéré à Berlin), cheveux rouges et maquillage blanc, elle suscitait entousiasme ou rejet. Des débats avaient eu lieu en 1934 au Club du Faubourg sur le thème : « Pour et contre Marianne Oswald ». Des journaux de droite vilipendaient cette « hideuse juive allemande ». A Genève des spectateurs en étaient venus aux mains. La pression médiatique fut telle qu'en mars 1937 elle tenta de se suicider dans sa chambre d'hôtel en absorbant des barbituriques. Après un essai sans lendemain au cinéma aux côtés d'Arletty, elle quitta la France en 1940 et s'exila aux Etats-Unis durant la guerre. De retour à Paris elle publia en 1948 un volume de souvenirs : Je n'ai pas appris à vivre chez Domat-Montchrestien, la maison d'édition de Jeanne Loviton. C'est ce volume, dont Paraz lui avait parlé, qui avait fait réagir Céline.

Le 6 : Poursuivant son enquête « Où va la jeune littérature ? », pour L'Intransigeant, Yves Gandon a rencontré René Laporte dont Denoël et Steele viennent de publier Les Chasses de novembre, « qu'il considère comme son premier roman  véritable - c'est-à-dire objectif - et dont on parle avec insistance dans certains jurys littéraires ».

Parmi les romanciers, Laporte apprécie Balzac, Stendhal, Chateaubriand et Dostoïevski. Il aime surtout les poètes : Nerval, Rimbaud, Apollinaire. Chez les vivants : André Gide.

Le 8, Denoël et Steele s'adjugent deux prix littéraires : le prix Interallié pour Les Chasses de novembre de René Laporte, et le prix Femina pour Sangs de Louise Hervieu.

Chef du service de presse au ministère de l'Intérieur, le matin, secrétaire général de la Revue de Paris, l'après-midi, Laporte a obtenu 12 voix au troisième tour de scrutin, contre 9 à O.-P. Gilbert pour Mollenard (Gallimard).

Au troisième tour de scrutin, Sangs a obtenu dix voix, Jeux de vilains, huit.

       

Le 9 : Le prix Goncourt est décerné à L'Empreinte du Dieu de Maxence Van der Meersch (Albin Michel), par sept voix de préférence au troisième tour. Robert Brasillach a recueilli une voix pour son Marchand d'oiseaux. Au premier tour Albert Paraz en avait reçu une pour Bitru.

Le prix Renaudot est attribué au roman d’Aragon, Les Beaux Quartiers (Denoël et Steele), par six voix de préférence au second tour, contre deux à Charles Plisnier pour Mariages (Corrêa), et une à Georges Reyer pour Le Magasin de travestis (Gallimard). Le résultat a soulevé des protestations assez violentes de la part des trois jurés qui avaient voté pour d'autres candidats car, écrit L'Intransigeant, « la politique, cette fois, se mêlait à la littérature ».

Jean Des Cognets [1883-1961], le chroniqueur littéraire de L'Ouest-Eclair, n'admire pas sans réserve les trois livres couronnés de l'écurie Denoël et Steele :

L'Ouest-Eclair  (Caen),  26 janvier 1937

Le 11 : Louise Hervieu, « aidée par Mmes Robert Denoël et René Laporte », dédicace son roman à l'Hôtel Georges V. Un ami de Champigny, le notaire Jean Brunel, y est résolument hostile : « J'ai reçu dernièrement une invitation de Mme Denoël adressée à Marianne et à moi, invitation à une vente de charité où Mme Louise Hervieu dédicaçait son dernier livre. Je n'ai pu y aller, j'ai envoyé un louis et n'ai même pas reçu de remerciements ou, tout au moins, d'accusé de réception. » Mais Brunel était surtout hostile aux publications et surtout, à la personne de Denoël : « Je n'ai pas été voir Denoël pour les raisons que je vous ai données dans une lettre passée, mais je sais qu'il a édité un bouquin de Louise Hervieu : « Sangs », qui fait grand bruit. Je ne l'ai pas lu mais la publicité que je juge infâme faite autour de cet ouvrage me console de ne pas vous voir éditée par votre ami. Qu'est-ce qu'il aurait fait de votre vie ? »

Le 12 : Robert Brasillach répond à l'enquête « Où va la jeune littérature ? », pour L'Intransigeant. Il aime particulièrement Colette, Maurras et Péguy. A la seconde question, il déclare que « la jeune littérature me semble singulièrement oublier en ce moment tout souci de l'art. C'est l'indifférence à tout ce qui n'est pas bavardage idéologique et mépris du style. »

Le 12 : Robert Denoël est très fier d'avoir vu couronner trois romans publiés rue Amélie et il ne lésine pas sur les épithètes :

Les Nouvelles Littéraires,  12 décembre 1936

Le 12 : André Billy, dans Le Figaro, commente les prix littéraires qui ont été attribués. Au déjeuner Goncourt, où plusieurs tours de scrutin ont été nécessaires, Albert Paraz a glané une voix pour Bitru, « petite graine, qui sait, pour de beaux fruits à venir... » Le principal sujet de discorde des jurés fut le menu. Chez Drouant, certains réclamaient du gigot, d'autres du gibier : « La démocratie se révéla impuissante », chacun tenant à son plat.

Le journaliste s'attache alors à la lauréate du prix Femina, dont le roman bouscule le confort des lecteurs et, surtout, des critiques littéraires. Louise Hervieu n'a pas participé aux agapes habituelles chez son éditeur, où les chroniqueurs s'abreuvent quand les prix littéraires lui sont favorables. Elle habite Boulogne et son discours rompt radicalement avec celui des autres lauréats : Sangs est un manifeste pour une lutte « contre ce mal que nos pères nommaient " napolitain " et que les Italiens appellent " francese " », explique André Billy qui, à aucun moment, n'évoque la syphilis héréditaire.

Louise Hervieu milite pour l'institution d'un « carnet de santé » et elle se heurte, d'emblée, à l'hostilité des journalistes. André Billy écrit que chaque Français devra se présenter devant un médecin assermenté : « Quant à la liberté individuelle, qu'on y songe : le fisc ne contrôle-t-il pas nos revenus ? » Il va plus loin : « Mlle Hervieu veut rénover la race par des méthodes plus modestes que celles de M. Hitler. Elle le veut avec force. C'est la plus curieuse " mourante " que l'on puisse voir actuellement à Paris. »

La direction du journal, sans doute gênée par les propos de son chroniqueur littéraire, publie sur la même page trois dessins de Louise Hervieu, que l'artiste commente ainsi : « J'ai dessiné comme j'ai écrit, pour me faire entendre ». La semaine suivante, André Billy, qui signe habituellement « La girouette », écrit que le livre de Louise Hervieu, « n'étant pas dans l'esprit de la " maison " [laquelle ?], ses amis ont craint jusqu'au dernier moment qu'elle n'échouât au port. Dieu merci, tout s'est bien passé...»

Le roman de Louise Hervieu avait bouleversé l'ordre établi par les critiques littéraires qui, depuis des lustres, rendaient compte des pires turpitudes humaines contenues dans les livres qu'ont leur soumettait, à condition qu'elles fussent romancées. Hérédo-syphilitique, Louise Hervieu n'avait pas joué le jeu.

Albert Morys écrit : « Le succès du livre était un premier pas mais cela ne suffisait pas à Louise, à Cécile et à Robert. Ils entreprirent une croisade pour que fut créé un " Carnet de Santé " dans lequel auraient été inscrits les antécédents des parents, puis tous les soins, toutes les maladies de l'enfant, ensuite de l'adulte jusqu'à son heure dernière, pour servir à son tour à maintenir en santé ses enfants et ses petits-enfants.

L'entreprise semblait simple ; elle était trop grandiose et cependant tellement humaine. Elle se heurtait à l'indifférence générale lorsque ce n'était pas à l'hostilité. Louise, Robert, Cécile et leurs amis firent des pieds et des mains, créèrent l' Association Louise Hervieu pour l'établissement du Carnet de Santé. L'association amena à ses idées les plus éminents médecins de l'époque et finit, après bien des démarches, par intéresser un homme d'état à sa cause. Le 1er juin 1939, enfin ! un arrêté ministériel instituait, à l'usage des citoyens français, le Carnet de Santé. »

Ce carnet n’aura qu’une existence éphémère, et Louise Hervieu écrira, le 6 janvier 1943, à Morys : « Merci cher Albert Morys de votre fidèle souvenir à une vieille femme malade et profondément retirée, qui ne peut plus être bénéficiaire de vos vœux. Car je réagis de plus en plus faiblement devant mes spasmes et je tombe comme au temps de ma petite enfance [...] Et c'est vous qui verrez la Paix ! et un carnet de santé véritable témoin et gardien de l'individu et de sa descendance. De celui qu'on annonce et auquel j'ai tout donné de moi-même, je ne sais rien. Quant au certificat prénuptial qui n'est point éliminatoire et ne comporte pas de sanction, c'est une mesure pour rien. Quant à l'assainissement de la procréation, celle qui ne peut plus la défendre vous recommande encore et pour toujours le carnet, cher Morys. C'est la douleur de Louise Hervieu ».

Jean de Bosschère avait réalisé neuf aquarelles pour Sangs : s'agissait-il d'une commande de l'éditeur ? Le fait est que leurs dimensions (200 x 140 mm) auraient permis leur insertion dans l'ouvrage, mais il n'était pas dans les usages d'illustrer un roman. Finalement c'est une édition à bon marché munie d'une couverture illustrée qui fut mise en vente en octobre 1937, en même temps que Le « Crime », le nouveau livre de Louise Hervieu - alors que l'édition originale de Sangs était toujours en vente à 21 francs dans les librairies.

                                                                                       Les Nouvelles Littéraires, 16 octobre 1937

Le 14 : L'auteur, que les journalistes ont retrouvée dans un petit hôtel de la rue Jacob, et qui a bien voulu poser pour leurs appareils photo munis de flashes, déclare à l'envoyé du Figaro : « Ah ! je ne sais plus comment je vais. Les photographes m'ont aveuglée. Songez que je suis une créature qui, depuis quinze ans, n'a plus rien entendu que des silences, qui " pourrissait " à Boulogne. Et tout à coup... ce monde, ce bruit. Il y a quelque chose de spécial autour de mon livre... »

Quelques personnes se sont offusquée de la campagne publicitaire initiée par Denoël, tel Jean Brunel, qui écrit le 14 décembre à son amie Champigny : « Je n'ai pas été voir Denoël pour les raisons que je vous ai données dans une lettre passée, mais je sais qu'il a édité un bouquin de Louise Hervieu : « Sangs », qui fait grand bruit. Je ne l'ai pas lu mais la publicité que je juge infâme faite autour de cet ouvrage me console de ne pas vous voir éditée par votre ami. Qu'est-ce qu'il aurait fait de votre vie ? »

En réalité Brunel a en horreur la personne de l'éditeur qui, jamais, ne trouve grâce à ses yeux : « Je vous ai dit dans des lettres précédentes pourquoi je ne tenais pas beaucoup à voir Denoël. J'ai reçu dernièrement une invitation de Mme Denoël adressée à Marianne et à moi, invitation à une vente de charité où Mme Louise Hervieu dédicaçait son dernier livre. Je n'ai pu y aller, j'ai envoyé un louis et n'ai même pas reçu de remerciements ou, tout au moins, d'accusé de réception. » Cette séance de dédicaces  eut lieu le 11 décembre à l'Hôtel George V.

Le 15 : Lettre de Denoël à Céline à propos des droits d’auteurs sur Mea Culpa, qui va paraître. Cédant une nouvelle fois aux exigences de Céline, Denoël accepte de lui payer désormais « 18 % du prix fort de chaque volume vendu ».

Le 20 : Vernissage de l'exposition de photographies de Luc Dietrich à la Galerie Braun, 18 rue Louis-le-Grand. Le 96 clichés exposés sont décrits dans un petit catalogue préfacé par Jean Cassou, et dans lequel Luc Dietrich raconte comment il fut initié à la photographie par André Papillon [1910-1986]. En janvier 1937 l'exposition se poursuivra à la Galerie de la Pléiade, boulevard Saint-Michel.

     

Le 25 : Au terme de cette année faste, les jeunes éditeurs de la rue Amélie sont salués par Jean Desthieux dans Cyrano :

Cyrano,  25 décembre 1936

 

Le 30 : Bernard Steele et sa mère cèdent toutes leurs parts dans la société des Editions Denoël et Steele. Béatrice Hirshon cède 125 parts à Robert Denoël, 2 parts à Pierre Denoël, 3 parts à Max Dorian. Steele cède à Robert Denoël ses 300 parts. Robert Denoël détient désormais 725 parts sur 730 dans sa société.

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Comme Gaston Gallimard qui, en décembre 1935, publiait des placards désabusés parce que Louis Guilloux n'avait pas obtenu le prix Goncourt pour Le Sang noir, l'éditeur Corrêa manifeste son dépit parce que Mariages, le roman de Charles Plisnier, l'a manqué pour des raisons extra-littéraires :